Chapitre III. Longévité et contradictions du néo-féodalisme oriental
p. 283-315
Texte intégral
1En dépit de grandes différences entre les contextes, on retrouve en Europe Orientale, avec des retards et des décrochements divers, quelques-uns des grands traits de l’évolution des rapports agraires et des structures sociopolitiques de l’Occident. En face du changement de conjoncture économique longue, avec la tendance à la reconstruction et la croissance, le développement du commerce et la reprise démographique, une noblesse qui a pu pousser plus loin l’exploitation de la paysannerie, soutenue par des États moins puissants qu’ils ne le prétendaient, a réagi avec dynamisme. Elle a saisi les occasions nouvelles d’enrichissement, contraignant davantage encore par le servage les agriculteurs jusqu’à arriver à un point de rupture révolutionnaire ou quasi-révolutionnaire. Et, autre différence avec l’Ouest, la guerre, quoique moins fréquente qu’au XVIIe siècle, a encore provoqué de grands ravages qui ont ralenti les progrès matériels. Par exemple, le territoire polonais jusqu’en 1815, après l’occupation russe qui prend fin en 1717, connaît successivement passages de troupes étrangères, batailles et pertes concomitantes à cinq reprises, 1733-1736, 1756-1763, 1770-1772, 1792-1795, 1807-1814. Mais là aussi, les idées agronomiques et ensuite la physiocratie et le libéralisme britannique, quoique très inégalement, se sont diffusées, provoquant des débats dans les classes dirigeantes et les cercles gouvernementaux. Surtout est né un courant intellectuel particulier en Allemagne qui présente des similitudes et aussi des différences avec les deux précédents, et qui s’est largement diffusé en Europe orientale. Mais, le trait le plus original par rapport à l’Occident est sans doute la prise de position personnelle largement publiée de certains des souverains sur la mission du gouvernement monarchique par rapport à leur peuple et la nouveauté des idées qu’ils avancent à cet égard. Celui qui, parmi eux, s’est le plus systématiquement exprimé est évidemment Frédéric II. Dans son Essai sur les formes du gouvernement et sur les devoirs des souverains rédigé en français en 1781, laïcisant l’autorité du roi, il présente les gouvernés, les met en avant moins comme des sujets que des membres conscients et volontaires de la communauté qui constitue l’État. Il écrit « les citoyens n’ont accordé la prééminence à un de leurs semblables qu’en faveur des services qu’ils attendaient de lui… ». Toutefois, il préserve aussi l’autorité du souverain en lui trouvant une nouvelle source :
« Les hommes s’attachent à ce qui leur appartient : l’État n’appartient pas aux ministres ; ils n’ont donc pas son bien véritablement à cœur… Le souverain est attaché par des liens indissolubles au corps de l’État : par conséquent, il ressent par répercussion tous les maux qui affligent ses sujets ; et la société souffre également des malheurs qui touchent son souverain… Le prince est à la société ce que la tête est au corps ; il doit voir, penser et agir pour toute la communauté afin de lui procurer tous les avantages dont elle est susceptible… Il (le prince) n’est que le premier serviteur de l’État. »
2Dans cette visée de recherche du bien-être, le gouvernement royal peut et doit se faire novateur et réformateur. Les historiens de la première moitié du XXe siècle, très attentifs au discours politique, ont opposé ce « despotisme éclairé » à l’immobilisme relatif de la monarchie française et à l’absence d’engagement personnel d’un Louis XV ou d’un Louis XVI en faveur du courant philosophique.
3Depuis 1960, dans l’historiographie, la considération de l’histoire sociale et de l’action réelle des États a plus retenu l’attention et les différences entre l’Europe de l’Est et l’Occident et entre les régimes politiques, tout en étant toujours importantes, sont apparues moins nettes qu’il n’y paraissait auparavant. Comme le note M. Vovelle, on est passé du despotisme éclairé à l’absolutisme éclairé, ce qui minimise la rupture avec le XVIIe siècle et la réalité de l’action des gouvernements s’est révélée moins idyllique que ne l’affirmaient leurs proclamations. Jusqu’où ces monarques, qui se disaient plus ou moins philosophes, ont-ils innové et poussé leurs réformes, qu’en a-t-il été des bases de l’organisation de la masse des sociétés, la seigneurie, la noblesse et la paysannerie ?
Force et faiblesse de la noblesse
Des revenus seigneuriaux encore divers
4Dans un premier temps, la conjoncture nouvelle provoque davantage des essais spontanés, peu théorisés, pour tirer plus d’effort et de produits de la paysannerie, qu’une réflexion critique sur les limites et les défauts du système seigneurial. Forts de ce qui a déjà été pratiqué et obtenu au XVIIe siècle, les seigneurs, surtout les grands, recourent à quatre procédés éprouvés afin d’augmenter leurs revenus. Le premier est d’accroître la réserve exploitée en faire-valoir direct pour gonfler la production pour la vente, aussi bien par reprise de tenures paysannes par rachat forcé ou simple expulsion avec réinstallation sur des friches ou terres pauvres, que par acquisition des terres des petits nobles pris dans les aléas de l’existence ou l’endettement, vendues par pièces ou par villages. Cependant, comme on le voit en Pologne et en Russie dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, deux limites apparaissent à cette pratique. Avec l’assolement triennal de plus en plus appliqué à la place du système agricole extensif, il y a nécessité d’accroître la main-d’œuvre avec la multiplication des labours, parfois le hersage, et l’extension des transports de récoltes. Par conséquent, à côté de l’emploi des serfs, le recours à des travailleurs salariés plus nombreux peut s’imposer, comme en Pologne ou au Danemark après 1750, ou bien comme en Russie, en faisant passer des paysans d’État au statut de paysan de propriétaire, ou bien encore en organisant l’immigration de colons libres qui recevront un lot de terre vierge, en Prusse, en Hongrie ou en Russie du Sud. Seconde limite à l’expansion du domaine proche : l’usure des sols avec une agriculture plus intensive, portée au labour céréalier plus qu’à l’élevage et donc manquant de fumures animales. En Pologne, d’après des inventaires de réserves seigneuriales, le rendement moyen du seigle serait passé de 5/1 au XVIe siècle à 3/1 à la fin du XVIIIe siècle et en Russie, autour de Moscou, on observe le même phénomène. Deuxième procédé pour augmenter le produit financier de la seigneurie : accroître la corvée exigée des serfs, ce qui se pratique effectivement dans une grande partie des régions du nouveau servage. En Pologne, Bohème ou Russie, on arrive à plus de trois jours par semaine en moyenne au milieu du siècle, voire suivant la saison à 5-6 jours pour les paysans possesseurs d’attelages. Au Danemark où la corvée est moins lourde, elle mobilise tout de même jusqu’à 250 à 300 jours par an, avec nécessité pour les plus aisés d’entretenir des chevaux pour les voiturages et même les tenanciers libres sont astreints à une partie des corvées. Mais, là encore, il y a une limite économique à cette extension de la charge, laquelle apparaît particulièrement en Russie : il faut développer la discipline et la surveillance de troupes plus nombreuses de corvéables, ce qui gonfle les frais de gestion. On doit également accorder davantage de pouvoir aux intendants et leurs subordonnés, ce qui favorise les exactions et la corruption de ces personnels. Il en résulte, en partie, une tendance parfois à convertir – au gré du seigneur – la corvée ou une partie de celle-ci en redevance en argent, ainsi dans le Nord de la Bohème et en Russie centrale. De plus, en Russie, le mouvement de généralisation et intensification de la corvée n’a jamais couvert tout l’empire. Suivant M. Rubinstein, au XVIIIe siècle, dans les régions de sol pauvre ou sans débouché commercial proche, tels le centre de la Russie ou les cantons Baltes éloignés des ports, un cens substantiel en argent, quelquefois en quantités fixes de céréales, l’obrock, est la principale charge du serf et le premier revenu du seigneur. La barcina, corvée de niveau élevé, est au contraire prépondérante dans les régions d’économie marchande plus active, près de Saint-Pétersbourg, de Moscou et des ports d’exportation de la Baltique. En outre, la majorité des seigneurs préfère la corvée parce qu’elle fixe les hommes. D’après une statistique sur vingt gouvernements entre 1780 et 1802, la première règne sur 44 % de la superficie, la seconde sur 56 %. Avec les besoins d’argent des seigneurs, l’obrock progresse pendant la première moitié du XVIIIe siècle, mais c’est l’inverse après 1780 avec la hausse des prix agricoles. Les terres noires du Sud, nouvellement mises en valeur, voient la corvée passer de 45 % de la surface en 1782 à 71 % en 1850-1860. De toute façon, dans les deux cas, il y a alourdissement du prélèvement sur les paysans : du début du XVIIIe siècle à 1790, la barcina est passée de 2-3 jours/semaine à 3-6 et l’obrock de 2-3 roubles/tête de paysan mâle à 5, tant est vif le besoin de main-d’œuvre, même pour les domaines à cens. L’allongement de la corvée paraît au seigneur d’autant plus nécessaire que, sauf en Russie Blanche et Lituanie, l’éparpillement des parcelles dans les terroirs est marquée, les pièces des paysans voisinant dans le désordre avec celles du seigneur, même dans les grandes propriétés, voire avec des pièces qui relèvent d’un autre seigneur. Il en résulte de multiples pertes de temps pour l’exploitation du sol et l’enlèvement des récoltes.
5Un autre procédé pour arrondir le revenu seigneurial est le développement des monopoles qui, avec l’augmentation de la consommation populaire due à la croissance démographique peuvent donner 25 à 40 % du revenu en Bohème ou Russie. Le plus fructueux est sans doute la fabrication à partir des grains locaux et la vente de la bière et de l’alcool : dans 22 domaines de Bohème en 1756-1757, elles procurent aux seigneurs 40,8 % de leur revenu, ce qui la met nettement devant les autres ressources. En Silésie, Bohème, Grande Pologne et Russie occidentale, des seigneurs installent même des fabriques textiles qui travaillent la laine et le lin du pays fondées à la fois sur la corvée et sur le travail salarié. En même temps, les seigneurs, particulièrement en Bohème et Moravie, appliquent une autre exigence : l’achat obligatoire à leurs granges des grains pour les boulangers et bladiers, et en ce qui concerne les serfs artisans, l’obligation de fournir certains de leurs produits au seigneur à prix fixe et bas.
Inégalité croissante
6Avec la tendance à la concentration foncière liée à l’économie marchande, à l’expansion démographique et aux guerres, le processus du XVIIe siècle se poursuit jusqu’au XIXe siècle. En Pologne, à la fin du XVIIIe siècle, dominent 40 à 50 familles de magnats, telle celle du comte Félix Potocki dont les propriétés en 1780 s’étendent sur 17 000 km2, soit la moitié des Provinces Unies, ou bien le prince Stanislav Lubomirski qui, en 1780, tient 25 000 km2 avec 31 « villes » et 728 villages. Du même coup, les armées privées qu’ils entretiennent peuvent atteindre 6 000 hommes, comme celle du comte Radziwill vers 1795, et les cours qu’ils ont établies auprès d’eux comptent plusieurs centaines de personnes. En Hongrie, avec la reconquête sur les Ottomans, 40 % des terres appartiennent en 1790 à 150 familles dont les rangs ont été grossis par l’arrivée d’hommes nouveaux, venus surtout d’Allemagne. Et la concentration va croissante : en 1840, le prince Paul Esterhazy a 700 000 paysans, 6,5 % de la population du royaume et les cinq premières familles de Hongrie tiennent 14 % de la surface totale. Même dans la vaste Russie, accrue par les conquêtes du XVIIIe siècle, en 1834, les propriétaires ayant plus de 100 âmes masculines sont 16 % de la noblesse, mais ils ont 81 % de toutes les âmes, ce qui suppose la présence aussi de très vastes domaines. À la même date, 834 familles ont au total 2 millions de serfs, soit 30 % de la population servile, et parmi elles, 150 familles ont plus de 6 000 âmes. Ainsi les Cheremetiev, en 1800, possèdent 834 000 ha avec 21 000 serfs, mais il ne s’agit pas de principautés monoblocs à la façon du XVe siècle : leurs biens sont dispersés sur 17 gouvernements.
7En face, classiquement, la petite noblesse demeure nombreuse et s’étend même par la déchéance de familles moyennes du fait des aléas personnels. Sur 700 000 nobles recensés en Pologne en 1772, seulement 300 000 ont plus de 10 ha, les autres sont petits propriétaires exploitants, tenanciers sur des latifundias, administrateurs de domaines, instituteurs, ne vivant pas mieux que des serfs aisés. En Hongrie où l’espace est plus large, la petite noblesse ayant 20 à 30 ha vers 1750, ce qui n’assure qu’un train de vie médiocre, constitue 45 % du second ordre. Dans ces États, comme en Occident, ceux qui n’ont que des droits fixes sur la paysannerie, ce qui n’est pas le plus fréquent, risquent fortement de sombrer. Il n’est pas rare de toute façon, en Pologne, de rencontrer des nobles faisant table commune avec leurs paysans et logeant dans la même maison par économie. Et la dégradation de leur condition semble s’être accentuée au XIXe siècle : dans les terres du Congrès Polonais, partie du royaume annexée par la Russie, vers 1840, sur 40 564 nobles, 82,2 % ont en moyenne moins de 20 ha. Et dans ces États, dans ces milieux se retrouvent les mêmes comportements, dans la suite du XVIIe siècle. Se constitue ainsi, au gré des événements et de l’intensification même réduite de la communication, un bastion de nobles profondément conservateurs sur le plan social et idéologique qui, refusant les modes venues d’Occident dont ils ne sont pas en mesure de s’offrir les produits, célébrant les vertus de la simplicité rustique, très attachés à leur maigre supériorité, se réfugient dans l’exaltation de la gloire militaire passée. En Pologne, le Sarmatisme devient complaisance vis-à-vis de la faiblesse de l’État et de l’anarchie et célébration des ancêtres antiques, en Hongrie, phraséologie répétée sacralisant la défense héroïque du christianisme contre l’assaut turc. En fait, les uns et les autres, plus que jamais passionnés de politique qu’ils ramènent aux menus incidents personnels, aux querelles locales, n’ont de cesse que d’adhérer à la clientèle des magnats qu’ils renforcent et soutiennent dans les dietines et les assemblées de comitats.
8En Russie, deux recensements permettent d’appréhender la tendance d’évolution de la part de la petite noblesse dans le total de l’ordre et, sans surprise, on voit qu’elle va croissante : sans compter ceux qui n’ont pas de terre et qui dépassent probablement 10 % de la noblesse, ceux ayant moins de 20 serfs constituent 51 % des recensés en 1762, 59 % en 1777, ceux ayant 21 à 100 serfs sont 31 %, puis 25 %. Or, l’accueil d’un précepteur pour les enfants en l’absence d’une organisation systématique de l’enseignement primaire au-delà de la classe de la paroisse, très limitée, représente une dépense de 300 roubles par an, c’est-à-dire qu’avec l’obrock à 5 roubles, il faut 60 serfs. S’ajoute l’entretien sur un pied modeste de huit personnes qui coûte 300 roubles par an par personne. On arrive donc à un revenu nécessaire de 2 700 roubles, soit l’obrock de 540 serfs, sans parler des frais sur les bâtiments, les meubles et les domestiques. La hausse des prix agricoles de la fin du XVIIIe siècle a été favorable à ceux qui avaient à vendre, mais a pesé sur les autres, la baisse après 1815 a ensuite gêné les premiers. À l’évidence, ces nobles les plus nombreux n’ont à peu près jamais pu accéder à l’occidentalisation qui caractérise l’aristocratie avec les vêtements, les livres, les objets de luxe et de décoration, pour beaucoup articles importés et chers. La solution est la vie à la campagne, dans une maison de bois de quelques pièces avec des icônes sinistres pour égailler et en mangeant les produits de la terre, de la chasse et de la pêche. Les élections de 1767 à la Grande Commission montrent que, comme en Pologne, ces petits gentilshommes ne s’intéressent pas aux problèmes généraux – il y eut trois quarts d’abstentions en province – et ils sont par contre très attachés à la tradition. Le service de l’État, stimulé par le culte de la personne du tsar, offre de plus en plus d’emplois, mais il ne peut donner des postes à tous et le versement des salaires y demeure très tardif, parfois avec plusieurs années de retard. Au XIXe siècle, la situation ne s’est guère améliorée, car nombre de petits domaines ne sont pas en mesure d’exploiter les ressources du développement de la commercialisation et de l’exportation des produits agricoles, d’autant que le mouvement des prix n’a plus été favorable. En 1858, 44 % des serfs de propriétaires appartiennent à 3 % des propriétaires, mais 40 % d’entre eux n’ont que moins de 21 âmes ; en Petite Russie, la proportion est même de 65 % des propriétaires. Surtout les besoins de ces familles ont, malgré eux, nettement augmenté avec la diffusion des modes urbaines qui séduisent les jeunes générations et les institutions d’enseignement payantes, et les partages successoraux aggravent la situation, particulièrement quand l’héritage est maigre.
9En fait, ces noblesses, en dépit de leur puissance apparente, sont encore plus menacées qu’en Occident par le fléau de l’endettement. Certes, leurs revenus ont augmenté, mais inégalement. Pour la Pologne, W. Kula a calculé que le revenu moyen des magnats, entre 1550 et 1750, était passé de 100 à 200 et celui des autres nobles de 100 à 142, et cette hausse a continué ensuite. Pourtant au milieu du XVIIIe siècle, l’endettement des magnats est en augmentation et celui des petits nobles est pire, car les biens qui peuvent cautionner leurs emprunts sont plus étroits. Dans la partie Ouest de la Pologne devenue prussienne, l’hypothèque totale représente, en 1824, 62 % de la valeur des terres, seuls 7 % des domaines ne sont pas engagés et pour 45 % la dette constitue 75 % de la valeur de la terre ou même davantage. En Hongrie, dans le comté de Pest, la valeur totale des hypothèques s’élève en 1780-1789 à 964 000 florins, en 1830-1839 elle est de 2,282 millions florins. En Russie, malgré l’étendue de la mise en valeur de terres nouvelles sous le régime du servage, dans la partie européenne, la proportion des âmes serviles engagées avec leurs terres en hypothèques monte rapidement au XIXe siècle : 61,7 % des serfs en 1856, 66 % en 1859, et même les plus importants n’y échappent pas. Les dépenses somptuaires sont, en effet, en forte augmentation, avec en particulier, la construction de palais et châteaux. En Hongrie, pendant les quarante ans du règne de Marie-Thérèse, plus de 200 châteaux ont été bâtis. S’y ajoute, surtout en Russie, la pratique fort coûteuse du grand tour en Occident pour les jeunes aristocrates, ce qui en exclut de fait la petite noblesse : en 1763-1785 où elle bat son plein, elle porte sur moins de 600 individus par an. Le mal est d’autant plus marqué que les patrimoines ne sont pas protégés vis-à-vis des emprunts et des partages successoraux par la pratique systématique du majorat, même s’il y a une tendance dans les grandes familles à avantager dans les héritages l’aîné des garçons.
Une réaction nobiliaire peu efficace
10Il n’est pas étonnant qu’à partir du milieu du XVIIIe siècle se manifeste une tendance à la fermeture du second ordre et à la réaction nobiliaire. Chez les Habsbourg, elle apparaît après 1711 et l’écrasement des révoltes hongroises, et l’arrêt des guerres turques en 1718 qui amènent le licenciement d’effectifs militaires. Le contrôle des titres est entrepris, particulièrement en Hongrie, avec production de documents anciens devant les jurés des comitats, mais s’instaure également un marché clandestin des fausses lettres de noblesse. Le rythme des vrais anoblissements en même temps se ralentit, sauf sous Joseph II qui, par nécessité fiscale, vend à nouveau des lettres de noblesse, soit seulement 386 anoblissements en dix ans. En Prusse, c’est avec Frédéric II que se produit un net changement. Pour empêcher le morcellement des domaines, il est interdit en 1750 de les vendre par fractions afin de régler ses dettes. Il est introduit une forme assouplie de fidei-comi pour les grands domaines. En 1775, les bourgeois propriétaires de biens nobles perdent les droits honorifiques et le droit de chasse qui y sont attachés. De plus en plus, les places sont réservées aux nobles. Ont poussé le roi dans cette voie non seulement ses préjugés personnels – selon lui seuls les nobles ont le sens de l’honneur – mais aussi la situation politique et sociale nouvelle. Les provinces conquises par ses victoires, la Silésie, l’Ouest de la Pologne, comportent une nombreuse plèbe nobiliaire appauvrie par les conflits récents, méprisés par les Brandebourgeois et Prussiens, et qu’il faut intégrer au royaume. Frédéric-Guillaume III gardera la même orientation. En Russie, l’exclusion des non-nobles de la propriété foncière qui n’avait jamais été proclamée antérieurement, même si peu de roturiers devenaient propriétaires, devient officielle avec des décrets de 1730, est réaffirmée en 1762 mais est limitée en 1801 devant la nécessité de mettre en valeur les terres vides du Sud récemment acquises. Tout libre pourra acheter de la terre, mais encore tout de même seuls les nobles pourront tenir une terre où sont établis des serfs. De même, la pratique du majorat partiellement introduite par Pierre Ier soucieux de stabiliser la hiérarchie sociale, n’a eu qu’une existence éphémère : en 1714, il est interdit de partager les seigneuries lors des successions, l’un des fils recevant toutes les terres, seuls les biens mobiliers pouvant être divisés, mais dès 1730, à la demande même de la noblesse qui veut disposer librement de son patrimoine, la loi est abolie. De plus, contrairement à l’Occident, les effectifs de l’ordre qui sont de 5 à 600 000 en 1760, soit 2 % de la population, augmentent même grâce à l’anoblissement par le service : en Russie d’Europe, 887 000 nobles en 1858 dont 610 000 à titre héréditaire, gonflement cependant inférieur à l’augmentation démographique totale. Et pourtant, comme en Europe occidentale au XVIIIe siècle, apparaît plus fortement qu’antérieurement dans la noblesse de l’Est un mythe du sang ou un mythe des origines. En Russie où le deuxième ordre demeure tout de même assez ouvert, c’est de plus en plus le sentiment de l’hérédité et la recherche de l’ancienneté la plus grande : il s’agit pour les meilleurs de remonter aux Rurick ou aux Jagellons. Ce resserrement mental freine évidemment l’intégration de familles nouvelles, sans l’arrêter. Par conséquent, la réaction nobiliaire en Europe orientale va moins loin qu’à l’Ouest. La disponibilité persistante de terres vides qui permettent de créer de nouvelles seigneuries et une moindre pression de la bourgeoisie liée à la faiblesse de l’urbanisation y ont probablement contribué.
Esquisse de la formation d’une aristocratie dans les Balkans
11On a vu qu’au XVIe siècle, il n’y a pas de véritable noblesse seigneuriale en Roumélie ottomane. Or, lentement au XVIIe siècle et plus encore au XVIIIe siècle, sans mesure législative d’ensemble, la situation sociale change. À l’inverse de la montée des monarchies ailleurs, l’État décline et la décadence intérieure commence même plus tôt que les reculs extérieurs, soit à partir des années 1580. Ainsi apparaît ce qu’on peut appeler une nouvelle féodalité dont le premier élément est la formation d’une aristocratie plutôt qu’une noblesse, c’est-à-dire une couche sociale de familles riches et puissantes politiquement, mais sans privilèges de droit et héréditaires, tendant à s’appuyer sur la grande propriété foncière, à la fois très instable et hétérogène. Au fil des deux siècles jusqu’au début du XIXe siècle, avec des moments de ralentissement et même de reconstruction, sous les grands vizirs Koprulu (1688-1702) et avec la tentative de Sélim III (1789-1808), l’État central perd en partie le contrôle de ses finances et de l’administration militaire et civile des provinces et entre dans la dépendance des financiers et des chefs d’armées. Mais les uns et les autres ne deviennent pas totalement les maîtres du jeu et risquent toujours de tomber sous les coups du sultan. Comme en France pour les traitants avec les chambres de justice, mais avec beaucoup plus de brutalité car le souverain conserve encore d’importants moyens en argent et en soldats, une menace plus ou moins marquée selon les moments pèse constamment sur les nouveaux hommes forts. On peut en distinguer trois catégories. Il y a d’abord les administrateurs, gouverneurs de circonscriptions assez vastes : la Roumélie, en 1741, est divisée en cinq eyalet avec à leur tête un pacha à trois queues, titre prestigieux, certains pouvant être même beylerbey, avoir la responsabilité de plusieurs à la fois de ces circonscriptions. Leur autorité est sans partage, d’autant qu’ils commandent les armées de la province et aucune institution régulière régionale ne leur faisant contrepoids en dehors des régions autonomes comme le Monténégro. Mais ils ne sont nommés que pour peu d’années pour éviter leur implantation dans le pays et les velléités d’autonomisme. Toutefois de plus en plus, en payant une taxe légale et en corrompant les fonctionnaires de la Porte, ils arrivent à demeurer longtemps en fonction. Ali, pacha de Janina, bien connu (1788-1822) qui tient pendant quelques décennies une véritable principauté est le type même de ces gouverneurs ambitieux. Seconde origine de cette aristocratie : l’affermage des impôts, système étendu à des revenus publics de plus en plus nombreux, par des marchands enrichis et des gérants de domaines impériaux. Là encore les baux sont courts, mais à partir de 1695, les besoins du trésor devenant plus pressant, les concessions tendent à être accordées à vie afin d’attirer plus de candidats, ce qui permet au financier de s’installer dans la région attribuée et de multiplier les exactions. Troisième catégorie : les agas des janissaires en garnisons dont les effectifs ont augmenté avec la baisse de leur efficacité militaire et la déchéance des sipahis. Disposant de leur commandement comme d’un moyen d’intimidation des populations, certains ont acquis des biens fonciers en achetant de force des terres ou en faisant un crédit usuraire aux paysans et ils ont constitué de vastes domaines. Dernière catégorie qui apparaît plus tardivement, vers 1740-1760, les ayans, chefs de bandes armées recrutées parmi les kirdjalis, bandits paysans déracinés ; ils peuvent être issus des propriétaires fonciers ou des fermiers d’impôt. Ils s’imposent aux populations et à l’État par leur force, d’autant que le déclin des sipahis et des janissaires leur donne l’allure d’une police assurant l’ordre public et ils prennent en main l’administration et la perception de l’impôt, en n’oubliant pas leurs propres intérêts. Quoique très instables, nouant entre eux des alliances ou se faisant la guerre, pachas et envoyés d’Istanbul ne pouvant les combattre, les reconnaissent officiellement. En 1786, le sultan essaie de s’en défaire en les interdisant, mais quatre ans après, il revient sur la décision et à nouveau les reconnaît, à condition qu’ils lui fassent allégeance, ce qui ne change rien à leurs soumissions, trahisons, révoltes et violences successives, et, pressurant le pays, l’institution s’avère pire que le mal qu’elle prétendait guérir.
L’État et la réforme éclairée
12En Europe orientale, à nouveau des guerres plus fréquentes qu’en Occident ont encore ravagé des contrées entières et révélé les faiblesses des États. La Prusse n’a vaincu en 1748 et 1763 et gardé la Silésie conquise qu’au prix d’un énorme effort militaire depuis 1740 et en se trouvant à plusieurs reprises au bord d’une défaite totale. Après ses succès de 1714-1718 consacrés par la paix de Passarowitz, l’Empereur contre la Turquie en 1736-1739 a dû, au traité de Belgrade, rendre au sultan pourtant déjà affaibli une partie des acquis de 1718. Puis, c’est pour le Habsbourg le recul devant Frédéric II en 1748, confirmé, malgré le soutien un moment du tsar, en 1763. Et la Saxe, son alliée, n’obtient rien. La Russie dont le nombre des soldats impressionne, ne tire que peu de résultats de l’attaque menée par Anna-Ivanovna contre La Porte en 1736-1739 et en 1762. Admiratif devant les victoires prussiennes, Pierre III se retire rapidement de la guerre de Sept Ans. À partir de 1772, l’écrasement de la Pologne avec les trois partages successifs et le projet de démembrement de l’Empire Ottoman esquissé en 1782 montrent à la fois le triste sort des États faibles et la persistance d’appétits territoriaux chez les États plus puissants. Dans l’esprit des gouvernements, réformer rationnellement l’appareil administratif et politique semble, pour le rendre plus efficace et le renforcer, de plus en plus indispensable, c’est-à-dire demander davantage aux peuples pour avoir contre les rivaux étrangers de bonnes finances et des armées solides.
13En même temps, à mesure que le système servile se développe et s’approfondit, ses contradictions s’accusent et une minorité de seigneurs sur le terrain et d’administrateurs parfois d’origine roturière commence à en prendre conscience et à le remettre en cause. Encouragé par la tendance à la hausse de la rente foncière et féodale, le mouvement agronomique est lui-même un stimulant notable pour la réflexion critique théorique et les propositions concrètes de changement des lois et des pratiques, car l’innovation agricole suppose souvent de modifier l’organisation du travail. À la même époque se diffusent les courants venus de l’extérieur, de la physiocratie française et du libéralisme britannique. Sous cette double pression du besoin de réformer l’État et d’améliorer le mode de production, se développe un double courant l’un d’étude abstraite sur l’État et la société, proche des doctrines d’Occident mais original, le caméralisme, l’autre d’essais empiriques d’initiatives individuelles de transformation du système seigneurial.
Le caméralisme
14Comme la physiocratie est bien française, marquée par le constat des bas rendements agricoles dans l’hexagone face aux progrès de l’Angleterre dont la nouvelle parvient de ce côté de la Manche au milieu du XVIIIe siècle, le caméralisme, qui se dit science de l’administration, est bien allemand, en partie réaction devant le spectacle des destructions dans le Saint-Empire dues à la guerre de Succession d’Autriche et à la guerre de Sept Ans. Les fondateurs en sont deux auteurs à la carrière brillante : J.-H.-G. Von Justi (1717-1771), saxon d’origine, et G. Von Sonnenfels (1733-1817), berlinois, l’un et l’autre anoblis récents, successivement conseillers de Marie-Thérèse puis de Frédéric II et titulaires de la nouvelle chaire de science politique de l’université de Vienne où ils se sont succédés en 1763, enfin tous deux esprits encyclopédiques comme Quesnay. L’essentiel de leurs publications, nombreuses et répétitives, se situe entre 1755 et 1780 et repose sur une connaissance étendue des économistes précédents, non seulement germaniques, mais britanniques, français, italiens et pour Justi, danois. Leurs idées à la fois ressemblent et s’opposent à celles de la physiocratie. Contre les réglementations des multiples États qui fragmentent l’Allemagne, ils sont pour le « laissez-faire », et contre le « laissez-passer », le marché et la concurrence sont nécessaires mais, selon eux, insuffisants, car ils peuvent aboutir à des maux importants comme des destructions d’activités génératrices de chômage. L’économie politique doit donc être une politique économique rationnelle, c’est-à-dire qu’il revient à l’État de réguler le fonctionnement de l’appareil de production et d’échange. Reposant sur l’étude par enquête et statistique de la technique agricole, du commerce et de la démographie, la science de l’administration permettra d’atteindre à l’équilibre social, gage de l’harmonie entre les groupes et entre les sujets et le prince. Caractérisent ainsi le caméralisme, la prétention à la rationalité parfaite comme le veulent les physiocrates, mais aussi l’interventionnisme et l’autoritarisme afin de parer aux régressions et d’assurer le lien réciproque dans le développement entre agriculture, industrie et croissance de la population toujours souhaitée. L’aspect critique vis-à-vis des structures en place, sociales et politiques, est également moindre que chez les physiocrates : dénonciation chez Justi à travers l’exemple de l’Espagne de la guerre et de la noblesse qui y pousse toujours, stigmatisation du manque de rigueur dans la gestion des finances publiques avec des dépenses mal calculées. Par conséquent, le caméralisme ne pouvait que séduire les souverains et ne bousculait que quelques intérêts limités et quelques préjugés, ce qui favorisa son audience.
Diffusion des idées nouvelles
15Comme en Occident, avec à peine un léger décalage de quelques décennies, les institutions de diffusion et de discussion sur les questions économiques et sociales se multiplient dans les milieux de la noblesse, essentiellement l’aristocratie, avec parfois le concours de riches roturiers. Ainsi dans l’État, apparemment le plus immobile malgré les prétentions de Catherine II, la Russie, dès 1724, dans un ouvrage dédié au tsar, le livre de la pauvreté et de la richesse, Posokov dresse un examen critique des principaux aspects de la vie russe. En fait, il trace un portrait péjoratif du paysan, présente le seigneur comme leur tuteur et éducateur exerçant sur eux une surveillance indispensable, tout en préconisant la confection d’un cadastre afin de rendre l’impôt plus juste, et la limitation de la corvée à un niveau « raisonnable » qu’il ne définit pas. Mais c’est avant tout la fondation à Saint-Pétersbourg, en 1765, de la Société pour l’encouragement de l’agriculture et de l’économie qui déclenche un vif mouvement intellectuel. Très active, surtout jusqu’à 1790, elle publie entre 1765 et 1820, 72 volumes d’enquêtes économiques, de discussions sur les techniques agricoles et le commerce, des modèles d’instructions destinés aux intendants des domaines pour améliorer leur gestion. C’est l’aspect administratif et la production matérielle qui l’intéresse, elle ne reflète pratiquement pas d’influence de la physiocratie et n’aborde pas la question du servage et encore moins de la constitution politique. Orientés par le pouvoir vers l’économie, les débats de la Grande Commission de 1767 pour la réforme du code de 1649 toujours en vigueur, montrent que les idées libérales dans le domaine de l’initiative de production et de circulation marchande prennent le pas, mais c’est de la liberté des propriétaires dont il s’agit, lesquels veulent avoir les mains libres en ce secteur, mais insistent longuement sur la nécessité des monopoles seigneuriaux qu’ils présentent comme des instruments de progrès. Par contre, il est peu traité de l’exportation agricole, et la paysannerie n’est évoquée et très sommairement, qu’à travers ce que M. Laran appelle des stéréotypes qui sont « une justification du servage à perpétuité » où l’on retrouve des thèmes de Posokov. Sur 151 cahiers de doléances de la noblesse adressés à la commission, aucun ne critique le servage et seuls deux députés de l’ordre demandent, en vain, une simple limitation des obligations serviles. Néanmoins, se dessine un mouvement littéraire, encore très timide, d’intérêt pour « le peuple », derrière lequel se trouvent les paysans avec les contes slaves de Culkov (1743-1792) qui valorise les petits. Et c’est après 1780, largement après la révolte de Pougatchev mais en écho lointain, qu’est évoquée en termes descriptifs la condition servile, insistant sur les misères, par Novikov et sa Correspondance du seigneur avec ses paysans (1784) et Raditchev avec son Voyage de Saint-Pétersbourg à Moscou (1790), mais l’inquiétude de Catherine II en face du 1789 français étouffe aussitôt cette réflexion en condamnant à mort, puis graciant et déportant le second en 1790, le premier en 1792.
16Ce n’est pas à dire que ce conservatisme volontairement aveugle et qui, au fond, compte avant tout sur la contrainte et la répression, règne partout sans partage dans l’Europe du servage. Le Danemark, où l’économie commerciale est ancienne et plus intense, donne l’exemple d’une ouverture idéologique et pratique assez marquée à la même époque. En 1757 est créé le Magazine économique du Danemark-Norvège qui s’attache à publier des réflexions pratiques sur l’agriculture et l’organisation des domaines envoyées par ses lecteurs. Il ouvre un débat parmi les propriétaires sur les grandes fermes et deux camps se dessinent : pour les uns, il faut les diviser car elles sont responsables de la crise précédente de l’agriculture par leur faible productivité, pour les autres, elles sont facteur de progrès en concentrant les moyens. Puis, après 1763, les œuvres de la physiocratie commencent à circuler dans le royaume. En 1769 est fondée à Copenhague la Société économique et agricole du royaume, encore tournée vers les expériences d’agronomie et les questions de remembrement afin d’intensifier la production. La même année, le gouvernement s’adjoint un Collège ministériel pour l’agriculture qui lance une enquête parmi les fonctionnaires et les propriétaires sur la corvée paysanne. À partir de là, une véritable lutte d’idées et de communication va s’engager pendant une trentaine d’années sur le maintien ou non du système lui-même du servage, qui va aboutir beaucoup plus tôt qu’en Russie ou en Europe centrale. En effet, à certains moments quand dans les élites le débat s’approfondit et se tend, s’organisent de véritables appels à l’opinion publique par des campagnes de libelles et pamphlets qui se répondent les uns aux autres. Ainsi, au Danemark, pendant la dictature de Struensee (1770-1772) qui se place sous l’égide des Lumières et aussitôt après sa chute, la discussion d’apparence littéraire, en 1770-1774, entre Philocasmus qui cache le meneur du mouvement, Martfeld et Philodanus, Guldberg chef de la réaction. En 1785 est créée à Copenhague la revue Minerva plus tournée vers l’actualité, mais qui s’intéresse aussi aux questions agraires. Puis se déroule en 1786-1792 une guerre des brochures entre les partisans de la Commission foncière créée en 1786 pour l’étude des problèmes agraires, favorable à des réformes étendues, et ceux de Luttichain, grand propriétaire conservateur. Ces mêmes années, les sociétés d’agriculture se multiplient et répercutent, quoique avec prudence, les idées nouvelles. Même en Saxe électorale, bastion traditionaliste, est fondée en 1764 une Société économique à Leipzig, qui va se mettre à critiquer le servage. En Pologne aussi se développe l’intérêt pour l’agronomie : de 1700 à 1772 paraissent 37 titres sur l’agriculture, de 1772 à 1800, 109 dont la majorité est écrite en polonais. Néanmoins, l’ouvrage anonyme paru en 1749 proposant l’abolition du servage et la conversion de la corvée en argent, n’a pas de suite jusqu’aux dernières années du XVIIIe siècle.
17À côté de ce mouvement, des sociétés économiques et académies savantes débattant sur la technique de production, le droit et allant jusqu’aux questions sociales, avec d’ailleurs beaucoup de retenue, un autre cadre de la réflexion sur ces mêmes sujets est à l’exemple de l’Occident, celui des loges maçonniques, quoique moins nombreuses qu’en Grande-Bretagne et en France. Dans une région considérée comme retardataire, la Hongrie, la première est établie à Presov en 1769 et dans les années 1780, il y en a 28 à 30. Cependant, il s’en faut qu’elles soient toutes tournées vers le progrès social. En Russie, elles apparaissent dans les années 1750, d’abord à Saint-Pétersbourg et Moscou, et gagnent une dizaine de villes. Mais la plupart abandonnent vite l’observation de la société russe pour s’occuper de l’individu et de la recherche de la perfection morale, avant d’être interdites vers 1792 par Catherine II devenue très suspicieuse à l’égard de tout ce qui peut avoir un parfum même évanescent de révolution. Alexandre Ier les autorise à nouveau en 1801 mais les interdit en 1822.
Des initiatives individuelles de réformes agraires
18Dans les divers États font également écho, les unes aux autres, les expériences spontanées de propriétaires seigneuriaux aisés de transformation sur leur domaine du système agricole, qui conduisent à l’abandon d’aspects essentiels du servage. Partant du constat de la basse productivité de la corvée ou de la mauvaise qualité des produits livrés par les serfs à titre de redevances seigneuriales, alors que les marchés agricoles se redressent et que les prix sont à la hausse, ces essais apparus vers 1750 deviennent plus nombreux après 1770. Les premiers ont lieu en Holstein et en Allemagne du Nord et ils sont plus ou moins imités ensuite au Danemark, Brandebourg, Petite Pologne et, vers 1800, dans les provinces baltes de Russie. Ils sont variés, mais en général commencent avec l’établissement de nouvelles rotations culturales, l’agriculture convertible ou la prairie artificielle, et le développement de l’élevage. La corvée est diminuée ou convertie en redevance argent et l’appel au travail salarié augmente car plus productif, un remembrement pour réduire les pertes de temps en déplacements et la réduction de la vaine pâture sont entrepris, allant au Danemark jusqu’à la division des grandes fermes d’exploitation trop extensible du domaine proche et leur location se fait en baux allongés. Ou bien, particulièrement en Brandebourg et en Prusse, la pleine propriété de leurs tenures est concédée aux serfs, soit gratuitement, soit plutôt contre rachat. Quoique réduites, ces expériences n’ont pas pu ne pas influencer des gouvernements qui se voulaient éclairés. Car elles ont fourni des résultats probants et la qualité de leurs promoteurs, grands propriétaires nobles, parfois ministres, leur a donné une notoriété particulière. Au Danemark, dès 1739, dans le duché de Holstein, le comte H. Von Rantzan libère ses serfs, leur accorde une demi-propriété de leurs tenures en les concédant contre des baux héréditaires avec une faible redevance. Et il a soin de faire connaître cette expérience en publiant en 1766, une brochure où il la décrit, vantant à la fois le bien-être apporté aux paysans et l’augmentation du revenu dont bénéficie le propriétaire. Le comte Bernstorff, lui, dans son domaine proche de Copenhague, abolit en 1767, la corvée et rebaille la terre en baux longs ; 77 feux paysans y étaient alors établis et l’exploitation du domaine s’avérait déficitaire. Une vingtaine d’années après, il y a 113 tenures sur la seigneurie et la terre est devenue bénéficiaire, avec un travail qui, pour l’essentiel, est réalisé par le salariat des résidants. Sur deux seigneuries du Holstein, une réforme du même type menée en 1790 aboutit à gonfler le revenu en argent des domaines de 1 000 %. À l’inverse, de telles expériences ont également contribué à éveiller l’attention malveillante de la noblesse conservatrice, c’est-à-dire la plus nombreuse. Quand, ensuite, l’État légifère dans le même sens, l’opposition devient virulente et organisée, en dépit du respect traditionnel et quasi religieux de la personne du souverain. Significative à cet égard est l’évolution de la noblesse hongroise dès lors que son intérêt immédiat est en jeu. En 1740, lors de l’insurrectio, la levée pour la Pragmatique Sanction de Charles VI et contre l’assaut de la Prusse, souffle un vent de loyalisme dynastique pour Marie-Thérèse. Au contraire, à partir de 1784, les comitats s’animent contre les réformes de Joseph II et au printemps 1789, dès que le décret de février sur l’impôt foncier qui pèsera sur toutes les terres est connu, les assemblées où on vient alors siéger avec défilés et en armes, expriment bruyamment leur indignation.
Des politiques paysannes timides ou avortées
19Car dans les grands États, elle-même poussée par le souci du développement économique et la préoccupation fiscale, la politique des monarques s’est faite apparemment plus favorable à la paysannerie et s’est même décidée à intervenir là où elle évitait soigneusement de le faire au XVIIe siècle, dans le champ des rapports agraires. En Prusse, Frédéric II, qui déclare que le servage est une abomination, prend après 1755 et jusqu’à 1770, quelques mesures qui concernent surtout le Domaine royal, avec l’espoir que les seigneurs les imiteront dans leurs propres domaines : interdiction de la vente des serfs sans leurs terres, limitation de la corvée à trois jours par semaine, concession en Poméranie et Haute Silésie de la propriété héréditaire des tenures contre rachat, limitation du service obligatoire des jeunes chez leur seigneur. Mais ces dispositions ne sont pas suivies par la noblesse, elles sont mal appliquées par les administrateurs locaux et finalement sont abandonnées, Frédéric-Guillaume II ensuite se gardant d’y revenir. Et rien n’est fait pour empêcher la régression des tenures sous la pression des seigneurs. En Pologne, Stanislaw Poniatowski ne peut qu’enlever les sentences de mort aux juridictions seigneuriales pour les confier aux cours de villes et aux cours royales en 1768, mais il confirme l’exclusivité de la vente du sol et de l’alcool aux seigneurs, ce qui continuera sur le territoire anciennement polonais au XIXe siècle. Les Habsbourg, eux, vont plus loin et avec plus de continuité. Les réformes de 1748 destinées à resserrer les peuples autour de l’impératrice établissent la possibilité d’appel des sentences des juridictions seigneuriales, tout en maintenant des restrictions, mais ce fut déjà fait en 1717 sans grand effet. En Bohème et Autriche, des cadastres sont successivement confectionnés en 1745, puis 1757 – mais il ne sera achevé qu’en 1817 – afin d’appréhender les terres rusticales imposables passées au dominical, de manière à réduire l’impôt de chacun en le répartissant mieux, et un Tribunal délégué pour les causes des sujets recevra les plaintes des paysans contre les intendants et contre le fisc, toutes mesures qui ont peu d’effet car on ne touche pas aux justices seigneuriales. D’où, en 1769, le pouvoir d’emprisonnement de celles-ci est soumis à l’accord du gouverneur de la province. En 1771, le co-régent Joseph fait entreprendre la vérification des terriers afin d’arrêter les obligations arbitraires des paysans, mais les seigneurs font capoter l’opération en y opposant leur inertie. La dîme ecclésiastique est supprimée en 1779, puis la banalité du moulin, les péages et douanes intérieures. En 1781, le travail obligatoire des enfants et le servage sont même abolis et la libre disposition des tenures décidée pour les paysans rachetés qui avaient déjà droit à la succession héréditaire. Et cet ensemble est étendu ensuite aux autres provinces, y compris la Hongrie. Mais, dans l’esprit de la physiocratie, en 1768 et 1770, les droits collectifs communautaires sont supprimés et le partage des communaux décrété, tout en ouvrant après, en 1787-1789, les pâturages seigneuriaux aux troupeaux des dépendants, ordonnances qui ont peu d’application à cause de la résistance passive des paysans ou des seigneurs. Emporté par la mort, Joseph II n’a pas le temps de supprimer la corvée et, sauf sur le servage, ses mesures sont abolies dès 1790 par Léopold II inquiet de la révolte nobiliaire et pris dans la guerre turque de 1787-1792, et les cours seigneuriales recouvrent leurs prérogatives.
20En Russie, loin d’essayer même timidement de limiter la contrainte et les prélèvements sur la paysannerie, la monarchie au XVIIIe siècle penche pour leur accentuation, répondant par sa législation aux souhaits de la noblesse. Sentant que les moyens de tenir un empire aussi vaste et qui va s’agrandir lui manquent, elle s’appuie sur la puissance en place des propriétaires seigneuriaux et plus encore qu’au XVIIe siècle, leur abandonne le gouvernement de leurs paysans. Le manque de légitimité parfaite de certains souverains, Anna Ivanovna et sa camarilla balte, Elisabeth et le soutien brutal de la garde impériale, Catherine II et l’assassinat de son époux et empereur puis d’Yvan VI, ou la faiblesse des personnalités, Pierre II, Paul Ier, les poussent à se concilier aussi la force sociale dominante en place. Et le siècle en la matière est fait d’une longue liste de lois et arrêtés de restrictions, menaces et interdits contre les paysans qui légalisent souvent les pratiques abusives des seigneurs. Les dernières années de Pierre Ier avaient montré l’exemple en créant l’autorisation écrite de son seigneur pour le serf quittant le domaine pour toute absence, première version du passeport intérieur (1722), et en interdisant aux paysans d’exercer un métier hors de leur village sans l’accord exprès du seigneur (1724). Puis, l’asservissement est posé comme définitif en rendant plus difficile l’affranchissement (1729) et en confirmant l’attribution au seigneur de la charge de lever l’impôt (1731). Les droits des serfs sont encore explicitement diminués : interdiction de posséder des biens immobiliers (1730), de prendre une terre à ferme (1731), de s’engager financièrement (1761), d’en appeler au tsar sous peine de punition sévère (1762-1767), autorisation des ventes de familles sans leurs terres (1785). Catherine II, dans le temps où elle prépare la Grande Commission, renforce le pouvoir judiciaire des seigneurs : droit d’exiler en Sibérie les serfs indésirables, ce qui peuplera des terres vides (1762), droit d’envoyer les indociles aux terribles travaux forcés de l’Amirauté (1765), droit de s’en débarrasser également en les faisant enrôler dans l’armée (1779). Avec les conquêtes du règne, le besoin de main-d’œuvre s’est accru et nombre de seigneurs pensent mieux fixer leurs âmes par ces menaces de déportation et par la brutalité des peines qu’ils prononcent. Ce n’est qu’au début du XIXe siècle, qu’en face des désordres que suscite la violence de la répression légale seigneuriale qui provoque parfois plus de rébellion que de soumission, que l’autorité de ces juridictions est quelque peu restreinte : libération des serfs qui concluraient un accord volontaire avec le propriétaire (1803), suppression de la condamnation aux travaux forcés de l’Amirauté (1809), limitation des déportations et de la dureté des châtiments (1830, 1840). Ces pratiques seigneuriales à peine contenues et les migrations illégales qu’elles provoquent vers les espaces peu peuplés, également la conscription, les rachats et confiscations de domaines et une natalité plus élevée chez les paysans d’État, font que le nombre des serfs diminue en valeur absolue,-10 % entre 1835 et 1860, et en proportion, ils ne seraient plus que 48 % des paysans en 1860.
21Au Danemark, jusqu’aux années 1780, la monarchie mène une politique vis-à-vis de la paysannerie qui n’est pas sans ressemblance avec celle conduite par les souverains russes. Le vornedskab, servage ancien du XVe-XVIe siècle avec attache à la glèbe, rente foncière et corvées arbitraires et droit d’expulsion du seigneur est bien supprimé en 1702, mais cela ne change guère la situation réelle, car le seigneur garde la délivrance des sauf-conduits nécessaires pour les déplacements des paysans et il a toujours le commandement de la milice. En 1733, répondant en fait au besoin d’une main-d’œuvre raréfiée pour les seigneurs, le stanvsband codifie et aggrave les obligations des ruraux en élargissant l’âge des recrues pour la milice – de 9 à 40 ans en 1742 – et en demandant aux seigneurs d’établir la liste des recrues, moyen de pression sur les dépendants. En même temps, par le jeu du marché et les pressions des seigneurs qui expulsent les tenanciers à vie sans remboursement des améliorations lors du décès du titulaire, la propriété paysanne devient très réduite : en 1780, en Danemark sans les duchés où règne à peu près la même répartition, 800 seigneuries ont 85 % du sol, soit en grandes fermes du domaine proche, soit en directe où les tenanciers ne restent pas la vie entière, victimes d’expulsions arbitraires. Et après Struensee, l’État facilite plutôt cette concentration dans la mesure où, dans une idéologie de grands propriétaires, où se rejoignent Physiocratie et Caméralisme, il prépare la voie aux enclosures contre les droits communautaires. En 1776-1781, des lois nouvelles abolissent les tenures collectives tenues par plusieurs familles paysannes à la fois, en 1781 est ordonné un remembrement général des exploitations paysannes qui permet à chaque propriétaire de village d’agir sans tenir compte de l’avis des membres de la communauté non-seigneurs.
Réalité des faveurs distribuées à la noblesse
22Pour autant, vis-à-vis de la noblesse, y a-t-il de la part de l’absolutisme éclairé d’Europe orientale un changement notable d’attitude, comme le croyait l’ancienne historiographie impressionnée par le ton autoritaire des monarques ? En fait, loin de diminuer, l’intégration prioritaire du deuxième ordre dans l’appareil d’État en expansion se renforce, avec même une tendance à privilégier la noblesse de vieille race par rapport aux nobles plus récents et aux anoblis. Certes, avec le développement de la centralisation, les états provinciaux dominés par le second ordre pèsent moins. Chez les Habsbourg, on leur fait voter l’impôt pour dix ans afin d’éviter de les convoquer fréquemment, à un point tel que la Diète de Hongrie qui devrait se réunir au moins une fois tous les trois ans, ne siège pas pendant de longs moments, de 1751 à 1764, de 1765 à 1790, de 1812 à 1825, de 1845 à 1867. En Prusse, Frédéric II respecte à peu près la périodicité, sauf en Silésie où il les supprime, mais il diminue indirectement leurs prérogatives en créant après 1760, quatre nouveaux ministères pour l’économie et les finances, en multipliant les fiscaux envoyés contrôler les régions et en disposant à son gré d’un Fond à disposition du roi alimenté par des recettes propres en hausse (poste, loteries, vente du tabac et du café…).
23D’autre part, de plus en plus, l’État devient le débouché de la noblesse aux dépens des roturiers. À la Cour de Vienne, avec le développement du faste impérial, on arrive en 1780 à 1 500 chambellans, qui sont à peu près tous d’origine nobiliaire. En Prusse, à cet égard le règne de Frédéric II marque un changement par rapport à ses prédécesseurs et vers 1780, les conseillers du prince anciens roturiers ont à peu près tous disparus. En Russie, la Table des rangs de 1722 codifie soigneusement cette intégration et l’exclusivité en faveur de la noblesse. Les rangs 14 à 9 confèrent la noblesse seulement personnelle aux postes subalternes de secrétaires de gouverneurs ou de collèges ministériels, 8 à 4 sont voués à la noblesse héréditaire et sont attribués aux gouverneurs, membres des ministères, etc., et il faut y être propriétaire d’au moins 20 âmes jusqu’à 200 suivant le rang ; enfin de 3 à 1, il s’agit des sénateurs et titulaires des hautes charges qui doivent avoir au moins 100 âmes et, depuis 1770, il faut être déjà noble avant l’entrée en fonction. Il y a un parallélisme entre le service militaire et le service civil et la possibilité de passer de l’un à l’autre, ce qui valorise la bureaucratie. Et les titres anciens, de comte à prince, sont reconnus, ce qui achève l’assimilation des régions. Ce système n’écarte pas les roturiers d’une carrière dans l’État ni l’anoblissement, mais il en restreint l’ouverture et il cristallise la base seigneuriale du deuxième ordre. Même dans les petits États allemands, cette tendance à la fermeture se manifeste. La Saxe avait montré la voie en réservant dès 1700, l’accès à la Diète aux gentilshommes avec huit quartiers de noblesse.
24Évidemment, l’armée demeure un débouché préférentiel pour ces noblesses. En Prusse, déjà avant Frédéric II, les hauts commandements lui étaient réservés : en 1739, les 34 généraux sont tous nobles, certains de fraîche date, et 56 colonels sur 57. Ensuite l’exclusivisme se renforce : en 1805 sur 8 000 officiers prussiens, il n’y a que 695 roturiers. Du même coup, le service du roi intéresse un nombre croissant de nobles. En Poméranie en 1767, sur 1 700 nobles, 960 sont officiers et 340 membres de l’administration. Frédéric II consacre cette situation en instaurant en 1770 un examen pour l’entrée dans l’administration, qui tourne rapidement à la sélection sociale, et les quelques carrières de nobles qu’il casse pour insuffisance ne doivent pas faire illusion. En Russie, l’obligation du service de l’État imposée à la noblesse par Pierre Ier est lourde dans la mesure où elle éloigne à grande distance les héritiers des domaines de leur propriété, elle oblige à des déplacements coûteux pour un traitement souvent médiocre. Elle se relâche progressivement à partir de 1731 où un des fils peut être autorisé à ne pas y répondre afin de rester à gérer sa terre, et des dérogations sont accordées assez facilement. En 1762, soucieux de sa popularité, Pierre III abolit la contrainte, mais cela n’entraîne pas de vague de démissions, ce qui signifie, comme le remarque M. Confino, que le service est devenu une affaire d’honneur rehaussant le lignage. La charte de la noblesse de 1785 consacre à la fois l’hérédité, l’ancienneté des familles et le service impérial ; elle accentue le sentiment de supériorité de l’ordre par rapport au reste de la société.
25On retrouve également l’hésitation de l’État vue en Occident à ratifier par la loi la tendance à la fermeture de la noblesse, et le maintien pourtant d’une ouverture se déployant surtout par vagues sporadiques sous la nécessité fiscale. Ainsi Léopold II et François II reprennent en 1790-1800, la vente de pièces du Domaine à des non-nobles qui, par là, se glisseront dans la seigneurie et la noblesse elle-même. Au Danemark, avec l’augmentation démographique, la hausse des prix, en particulier l’expansion de l’exportation des bovins après 1770, et la série de mauvaises récoltes de 1770 à 1785, le gouvernement cède à la demande des spéculateurs nobles et bourgeois, en 1766-1774, il vend, dit-il, pour développer les défrichements, de nombreuses terres de la Couronne dont la plupart sont érigées en seigneuries et leurs acquéreurs anoblis s’ils ne l’étaient pas. En Russie, un oukaze de 1775 et la charte de la noblesse de 1785 précisent le système des preuves de noblesse et donne le premier rôle sur ce chapitre au département de l’héraldique du gouvernement, mais l’assemblée locale de la noblesse sous la direction du maréchal de la noblesse conserve son mot à dire et peut aussi intervenir sur l’administration générale. En même temps, les concessions de terres et les créations de seigneuries vont bon train avec la volonté de peupler les terres conquises dans la seconde moitié du XVIIIe siècle sur l’Empire Ottoman et le khanat de Crimée. Cependant, tardivement, le conservatisme tend à l’emporter à cet égard : en 1823, Alexandre Ier vieilli et de plus en plus influencé par un traditionalisme étroit et par l’orthodoxie, déclare la propriété de la terre monopole de la noblesse, ce qui peut freiner l’accès des roturiers à la possession foncière, sans la bloquer complètement, ne serait-ce qu’à cause de la corruption des administrations.
26Le chapitre du privilège devant l’impôt demeure au XVIIIe siècle un point sensible comme en Occident, que le pouvoir évite toujours de mettre en cause. Néanmoins, là encore, et sans qu’il y ait de sa part, sauf chez Joseph II, la mise en place d’une politique à long terme d’égalité fiscale et de proportionnalité du prélèvement par rapport au revenu, les besoins de la guerre l’obligent parfois à chercher l’argent là où il est. Pendant le conflit avec la Révolution française et l’Empire, Paul Ier crée en 1796 un impôt sur la noblesse, mais il est supprimé dès 1802 avec l’arrêt des opérations militaires, conformément à la charte de 1785 qui avait confirmé l’exemption fiscale du second ordre. De même Alexandre Ier, encore à l’époque des projets de réformes de sa maturité, institue en 1812 un impôt progressif sur le revenu foncier, mais le taux en est bas et il est basé sur les déclarations libres et sous-estimées des contribuables. Rapportant peu, il est supprimé en 1828. Quant à l’impôt général de Joseph II de 1789, il ne voit jamais le jour.
27Beaucoup plus réelle quoique inégale suivant les États et manifestement insuffisante face au besoin, est l’aide apportée par les monarchies pour réduire l’endettement nobiliaire. C’est aussi que l’aggravation du fléau est telle qu’il arrive au milieu du XVIIIe siècle à menacer le quasi-monopole de la noblesse sur la principale richesse, la terre. En Prusse où la noblesse ne mène pas le train de vie le plus brillant, c’est la guerre encore qui a frappé le plus dur : en Silésie ravagée, sur 156 domaines en 1750, 73 ne sont pas endettés, en 1800, ils ne sont plus que 18. Et le mal s’enfle au XIXe siècle dans les États du servage. En Pologne prussienne en 1824, seuls 7 % des domaines n’ont pas de dettes, 45 % dépassant là-dessus les trois quarts de la valeur du bien. En Russie, en 1820, dans les domaines au total 1,8 millions de serfs sont pris dans les hypothèques de leurs propriétaires, soit une valeur de 110 m roubles-assignats, en 1859, ils sont 7,1 m pour 425 m roubles-assignats. Du même coup, les changements de propriétaires s’accélèrent et les roturiers se pressent parmi les acheteurs de terres. Au Mecklembourg, en 1770-1779, ont lieu 49 mutations, en 1790-1799 il y en a 327. Aussi, malgré le risque financier, certains États réagissent en portant secours aux débiteurs. C’est la tsarine Elisabeth qui intervient la première : en 1754, elle crée une banque d’État pour le crédit à la noblesse. S’appuyant encore plus nettement sur la noblesse à la suite de la révolte de Pougatchev, Catherine II autorise, dans la charte de 1785, les assemblées provinciales de l’ordre à fonder une banque dans chaque circonscription. En 1804, devant le flot des demandes d’aides, la limite supérieure des prêts est élevée. Chez les Habsbourg, le gouvernement résiste longtemps à la demande de création de banque et n’y cède qu’en 1841 et seulement pour la Galicie. D’autre part, en Russie, afin de protéger la terre noble de l’enrichissement de certains serfs voulant devenir propriétaires, dès 1730, plusieurs décrets interdisent aux non-nobles la possession de terres et de serfs et en 1761 est affirmé le monopole de la noblesse pour ces propriétés. Cherchant à dégager une élite paysanne, Alexandre Ier, jeune, assouplit l’interdit : les paysans libres peuvent acquérir de la terre, mais les nobles seuls peuvent posséder des serfs. En 1841, devant la pression démographique, un nouvel élargissement est édicté : les serfs pourront tenir des terres non peuplées, ce qui n’apparaît évidemment pas suffisant. En Prusse, en dépit de sa parcimonie bien connue, Frédéric II, en 1765, proclame un moratoire pour la Silésie, et en 1770, il institue une banque hypothécaire avec, partiellement, des fonds d’État ; elle accordera des prêts jusqu’à deux tiers de la valeur des domaines, pour un intérêt de 5 %. Sentant ses provinces polonaises agitées, Frédéric-Guillaume III y établit en 1825, le même organisme. La suite montrera partout l’insuffisance de ces remèdes.
28Finalement, quelles que soient les circonstances, la noblesse dans les États du servage demeure l’alliée essentielle des monarchies jusqu’au XIXe siècle et elle reste largement prépondérante dans la société malgré le grignotage bourgeois. Dans le royaume de Prusse, malgré la diversité des provinces, vers 1770 en Brandebourg, les villages du Domaine royal sont 652, ceux des seigneurs 1 262 ; en Poméranie, c’est la même proportion avec 625 et 1 276 ; en Prusse, à cause de la sécularisation des terres des Chevaliers Teutoniques, accident historique, c’est l’inverse avec 3 200 et 900. Dans le royaume de Bohème où commerces et industries se sont vivement développés, en 1802, les domaines nobiliaires sont 640, ceux des non-nobles arrivent à 168, ceux des villes à 111 et ceux de l’État, non recensés, peut-être moins de 100. En Hongrie, en 1780, sur 9 992 lieux habités, la noblesse en tient 86 %, l’Église 10 %, les villes royales 1 %, les paysans libres 3 %, le Domaine n’a pas été recensé. En Russie, en 1781-1782, sur 12,5 millions d’âmes, les serfs de propriétaires sont 52 %, ceux de l’Economie-ex biens d’Église dont le sort a été dégradé – 7,2 %, ceux de la Couronne 3,7 %, ceux de l’État 7,2 %, le reste étant mal déterminé. En 1858, au moins sur les 1,9 millions km2 de la seule Russie d’Europe, plus de la moitié des paysans seraient serfs privés, chiffre contesté dans le cadre de l’Empire entier. Les affranchissements, les confiscations politiques de domaines par l’État, la conscription, et les migrations vers les terres libres, surtout la Sibérie, ont pu au XIXe siècle diminuer le nombre de ces serfs privés. Ajoutons que la natalité chez les paysans d’État est supérieure. Par le jeu des abandons de successions et d’engagements dans l’appareil d’État, le nombre des propriétaires aurait également diminué au XIXe siècle, de 127 103 en 1834 à 103 880 en 1858, ce qui est peu pour la surface considérée. En Pologne, en 1772, l’Église a 8 % de la terre, la Couronne 13 %, la noblesse 78 %, ce qui ne tient pas compte des villes. Au Danemark, à l’apogée en ce pays du système seigneurial, vers 1750, les seigneuries de la Couronne s’étendent sur 15 à 20 % de la superficie, celles des roturiers bourgeois pour beaucoup en cours d’anoblissement également 15 à 20 %, celles de la noblesse 60 %.
Une paysannerie plus diverse et moins soumise
29En ce qui concerne la situation matérielle des paysans, il y a assez peu de différences entre la fin du XVIIIe siècle et la première moitié du XIXe siècle et celle du XVIIe siècle. Par contre, en même temps que l’exploitation liée au régime seigneurial est à son comble, les signes de dysfonctionnement et de craquements du système se multiplient, particulièrement après 1840.
Le prélèvement à son maximum
30Les monographies de domaines ou de groupes de villages dont on dispose, plus nombreuses à mesure qu’on avance dans le temps, montrent que les charges sur la paysannerie se sont encore alourdies pendant toute cette période. En Galicie ex-polonaise, l’étude ancienne de S. Rodolsky sur 100 villages, soit 6 487 tenures, à la fin du XVIIIe siècle, a le mérite de mesurer effectivement le prélèvement global sur le produit paysan en traduisant redevances et corvées en sommes monétaires, l’essentiel dans la région étant la corvée. Sur le produit brut pour les tenanciers ayant entre une tenure-unité et un quart de tenure, la ponction s’élève à 41,7 %, sur le produit net à 79,8 %, les frais de semence étant particulièrement importants à cause de la faiblesse des rendements (3-3,5/1 à la semence). Ces chiffres laissent très peu pour vivre et ne permettent pas l’accumulation. Pour les possesseurs d’un quart de tenure et moins, qui ont donc un revenu très maigre, on arrive à 37 % sur le produit net. Les salaires éventuels complétant le revenu ne sont pas pris en compte, mais leur niveau est tel, du fait de la pression seigneuriale et de la reprise démographique, qu’il ne peut apporter la prospérité. En général, il n’y a pas d’amélioration au XIXe siècle. En Autriche où les exigences seigneuriales sont assez limitées, vers 1840 le prélèvement sur le produit brut est tout de même du tiers. En Silésie prussienne, à la même date, pour une tenure de paysan plus aisé que la moyenne avec 17 ha, la corvée est de 108-144 jours/an avec deux animaux de trait, 28 jours de travail à mains, 2 jours pour les soins au bétail, 3 jours de service de chasse, le sciage de 32 m3 de bois, la filature d’une quantité de lin, la livraison d’une oie, 6 poules, 60 œufs, une redevance argent de 1,44 florins, 13 florins pour l’impôt, l’Église et la taxe du communal, sans parler de la corvée routière et du logement des gens de guerre. Il est vrai que d’un village à l’autre, au XIXe siècle comme au XVIIIe siècle, les chiffres ne sont nullement uniformes : en Saxe, vers 1760, sur le produit brut le prélèvement global ici est de 53,2 %, mais là, dans une localité voisine, de 20,7 %. De toute façon, la situation est toujours meilleure dans le domaine royal : en Prusse orientale, le même rapport en 1819 est de 20 %. Mais, si les obligations pour l’Église restent fixes, partout l’impôt, tout en ne représentant qu’environ le cinquième du prélèvement seigneurial, a tendu à augmenter fortement à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle.
À quoi sert la corvée ?
31Dans ces conditions, les paysans ne portent au marché que peu ou pas du tout de leurs productions et ils profitent moins de la hausse des prix agricoles que les seigneurs. En Petite Pologne, vers 1780, les réserves seigneuriales commercialisent 80 % de leurs céréales, dont plus de la moitié va à la fabrication de bière et alcools vendus à 60 % aux paysans du domaine, profit assuré. Les exploitations paysannes, elles, ne vendent que 20 % de leur production. Et la contrainte seigneuriale est d’autant plus lourde qu’elle s’exerce le plus souvent au niveau de la communauté et qu’elle fait agir la solidarité interne dans le sens d’abord de ses intérêts et non de ses habitants. En vertu du principe de responsabilité collective, prestations et taxations sont organisées dans le cadre du village ou du hameau et les magistrats élus à la tête de l’institution, par le visa que donne le seigneur à leur nomination et par les peines sévères qu’ils encourent en cas de non-accomplissement des obligations paysannes, sont avant tout des délégués du maître du sol. Et dans les grands domaines, aux charges dues au seigneur s’ajoutent les exigences particulières et les prévarications de l’intendant et de ses subordonnés, comptables, contrôleurs et gardes. Tous sont à la fois munis d’une large autorité et soumis au regard personnellement intéressé du seigneur. Mieux rémunérés que leurs administrés, pour l’intendant par l’octroi d’une maison, d’un salaire fixe et de primes sur le rendement des prestations paysannes, mais menacés de tout perdre du jour au lendemain et de connaître le pilori et le fouet, ils sont tentés d’utiliser leur pouvoir pour s’enrichir le plus rapidement possible avant d’être renvoyés. Pour autant dans la vie quotidienne, les serfs trouvent fréquemment les moyens de freiner une telle exploitation, loin de l’admettre dans un fatalisme résigné. En Bohème, ils discutent avec les officiers seigneuriaux sur les corvées, en particulier, les charrois quand ils se multiplient ou dépassent les parcours habituels, et ils demandent des compensations, de même pour certains travaux pénibles comme la préparation et l’épandage du fumier. Un propriétaire russe remarque, en 1841, les pratiques des serfs dans l’accomplissement des corvées ordinaires : l’arrivée en retard, la lenteur au travail, les négligences, le refus de toute nouveauté. Fort répandu et entretenu par le seigneur lui-même qui vend la boisson, l’alcoolisme ne rehausse évidemment pas la productivité. En Pologne autrichienne, cette consommation monte vers 1840 à près de 15 litres par an, ce qui est le triple de ce qu’absorbent les Polonais de la seconde moitié du XXe siècle pourtant amateurs de vodka. Un autre élément nouveau ne favorise pas non plus l’organisation de la corvée : la conscription devenue systématique en Russie en 1724, en Prusse en 1732, en Bohème à partir de 1771, en Hongrie théoriquement en 1830. Elle a l’avantage de resserrer encore l’autorité seigneuriale puisque généralement le seigneur commande le contingent à fournir et en choisit les recrues, mais il peut également constituer une ponction sur la main-d’œuvre disponible. Dans le royaume de Prusse chaque canton, groupe de plusieurs villages, doit lever un nombre de soldats défini par l’administration, qui seront envoyés à un régiment assigné, théoriquement proche de la circonscription, ce que rompent les déplacements de troupes. Le service est en principe d’un an, puis c’est la réserve pendant plusieurs décennies avec deux mois par an au moins d’exercices ou de combat, tout en demeurant au village prêt à répondre aux réquisitions. Il n’est pas sûr non plus que les paysans enrôlés répandent toujours à leur retour au foyer l’esprit de soumission de la discipline militaire. Chez les Habsbourg, certains vétérans des guerres de la Révolution et de l’Empire qui ont vu des pays sans serfs, se dressent ensuite contre leurs seigneurs. D’autre part, avec le besoin croissant de main-d’œuvre et les dépenses de luxe de plus en plus élevées des seigneurs, l’espoir d’affranchissement est réduit, d’autant que l’indemnité à payer est conséquente. En Moravie, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, on compte moins de 20 affranchissements par an. Et le XIXe siècle, à cet égard, n’est pas meilleur. Dans le royaume de Hongrie, vers 1820, en dépit de l’appel aux libres pour remettre en valeur le pays, il n’y a que 250 000 libres sur 9 millions d’habitants, dont seulement une partie est formée de serfs libérés afin d’éviter qu’ils ne déguerpissent vers d’autres terres vides.
32Des expériences ayant confirmé – on l’a vu – les inconvénients de la corvée et l’intérêt du travail salarié malgré la dépense qu’il occasionne, s’esquisse un mouvement notable de conversion par les seigneurs de la corvée en redevance en nature ou, plus souvent, en argent : ainsi en Bohème, dans les années 1790, en Prusse autour de 1800, en Russie dans les années 1850.
L’ouverture de l’éventail social
33Malgré les contraintes du servage l’inégalité entre les paysans s’est accentuée. En Saxe qui avait 290 000 habitants en 1550 et 642 000 en 1750, les tenanciers moyens vivant d’une agriculture de subsistances ont beaucoup diminué en proportion, de 74 % à 39 %, à l’inverse les ouvriers agricoles n’ayant qu’une chaumière et un jardin ont augmenté de 7 % à 48 %, tandis que les cultivateurs possédant au moins un train de labour ont diminué de 19 % à 13 %. Et, avec l’expansion démographique, le paupérisme s’est même accru ensuite. En Hongrie, entre 1780 et 1848, le nombre relatif des serfs ayant une tenure entière ou un fragment de tenure s’abaisse de 66,6 % à 39,5 % et les serfs sans terre, passant de 27,1 % à 53,3 % deviennent majoritaires ; ceux qui, en 1848, ont entre une demi et un quart tenure sont 86 % des serfs détenant de la terre et ceux qui ont une tenure entière ou plus, atteignant l’aisance, ne sont que 6,4 %. Dans les régions de Russie, les plus anciennement peuplées et densément occupées, il en est de même : en Lituanie, en 1850, 22 % des ruraux n’ont pas de terre. Par conséquent, apparaît une population flottante, soumise aux aléas des variations de l’emploi, des chertés et des épidémies, un peu comme dans le Sud de la péninsule Ibérique ou de l’Italie. Les États de Basse-Autriche, dans les années 1840, se plaignent des hordes de vagabonds qui dérivent vers Vienne, la grande ville dans laquelle ils espèrent. Pour autant, il y a tout de même des serfs riches, peu nombreux mais souvent de plus en plus riches. En dépit des difficultés dues à la structure féodale, l’accumulation au niveau de la production servile n’est pas totalement impossible, car divers facteurs peuvent la favoriser. C’est d’abord, très visible en Russie, une famille nombreuse où les fils, force de travail primordiale, sont au moins une dizaine. Autre source : un peu comme en Occident, un bétail de trait important qui permet de louer des animaux et d’en utiliser pour le transport et la vente en gros des matières agricoles, grains, laines, peaux, viande demandées par les villes en expansion. L’épargne monétaire avec le prêt usurier qu’elle permet, peut également gonfler les patrimoines et est souvent liée à une situation géographique propice, à proximité des ports et des villes. Enfin, l’activité artisanale complémentaire de l’agriculture peut aussi rapporter avec le développement de la proto-industrie, telle la transformation du lin local en Silésie ou de la laine en Bohème et en Grande Pologne. Les deux situations extrêmes de la société servile menacent donc la prépondérance de la noblesse : les pauvres par les désordres qu’ils suscitent, les riches par la concurrence qu’ils font au prestige des petits chevaliers.
34Mais il est encore une autre contradiction qui pointe dans cette période : l’existence d’une minorité pas très nombreuse, mais pas insignifiante, de paysans libres qui augmentent avec l’expansion démographique, la fécondité y étant supérieure à celle des serfs, avec les transferts de population provoqués par les guerres et avec les entreprises de colonisation. À la fin du XVIIIe siècle, en Pologne, ils représentent près de 20 % de la population rurale, dont beaucoup venus de Poméranie et de Silésie chassés par les opérations militaires. En Prusse orientale, ils sont 21 % en 1798. Dans les espaces dépeuplés ou vierges, Frédéric II en Brandebourg et en Prusse orientale, Catherine II dans le Sud de la Russie ont installé des milliers de libres. Telle est la Nouvelle Serbie, colonie de soldats-paysans Serbes et Allemands établis dans les steppes entre le Bug et de Dniepr, avec l’autonomie administrative entre 1740 et 1765. S’y sont joints les serfs fugitifs venant du Nord et qui se sont installés aussi, sans que les autorités s’y opposent, près du Don et de la Basse-Volga. Après 1772 et 1784, la Nouvelle Russie, les terres entre la Mer Noire et le Dniepr, conquises sur les Turcs et les Tatars, ont été ainsi peuplées. Toutefois, une partie de ces nouveaux habitants, par le jeu des concessions territoriales accordées par le tsar et sous la pression des seigneuries voisines, n’a pas tardé à sombrer dans le servage. Néanmoins, vers 1850, les colons allemands libres autour de la Volga et près de la mer Noire sont tout de même près de 500 000. Depuis sa cession par le sultan battu en 1812, la Bessarabie, pays de paysannerie seigneurialisée mais libre, peu peuplé, est également devenue un refuge de serfs en fuite comme la Nouvelle Russie ou la Sibérie. Le statut de tous ces libres est proche de celui des paysans d’État, mais comme pour eux il est précaire. Il n’en constitue pas moins un exemple attractif pour les serfs et un autre germe de dissolution lente du féodalisme, d’autant plus que suivant les lieux la condition sociale de ces libres est meilleure, gros fermiers, marchands ou domestiques. Et ils sont devenus de plus en plus nombreux, 422 000 en Russie en 1850. En Transylvanie, les vieilles minorités, Sicules et Saxonnes, peu soumises, jouent le même rôle.
Une résistance plus active
35En Europe orientale, le temps des grandes révoltes n’est pas terminé et même s’y ajoutent des formes plus complexes de lutte qui risquent, à la longue, de paralyser le système. Il est vrai que les vastes soulèvements sont rares, ce qui a fait croire longtemps aux historiens libéraux et aux admirateurs de la puissance de l’État présenté comme l’arbitre des querelles sociales que les paysans hors de crises paroxystiques étaient généralement passifs. En tous cas ce qui est remarquable c’est que quelle que soit la diversité des contextes et des circonstances, ces grands mouvements effectivement peu fréquents présentent des caractères communs. Leur fond est bien la mise en cause du système féodal de l’Elbe à l’Oural. On y retrouve d’un événement à l’autre d’abord deux types de facteurs déclencheurs. Ce peut être la déception due au refus du changement manifesté par des autorités qui, dans un premier temps, avaient semblé s’ouvrir aux réclamations paysannes. Telle fut une des raisons de la rébellion en 1755 des Confins Militaires de Hongrie-Croatie où les négociations sur la conversion de la corvée échouent, ce qui provoque une colère longtemps contenue. Plus encore, en Bohème, le soulèvement survient en 1775 après des pourparlers menés pendant plusieurs années sur les rapports agraires, qui n’ont abouti à rien. Second facteur qui excite la révolte, plus fréquent et plus puissant : la crise de subsistance classique qui aggrave soudainement des conditions d’existence déjà difficiles. Elle frappe, lors du même soulèvement bohémien de 1775, mais aussi au début de la révolte de Pougatchev en Russie en 1772-1774, en Transylvanie en 1784 ou en Galicie autrichienne en 1846, pour ne citer que les épisodes les plus importants. La durée et l’étendue géographique de ces rébellions sont toujours longues et vastes, malgré l’accroissement par rapport au XVIIe siècle des moyens administratifs et militaires dont disposent les autorités. Le soulèvement de la Saxe, en 1790, dure un peu plus de deux mois, celui du Pougatchev, le plus long, près de deux ans. En 1784, celui qu’on appelle de Horia et Closca, du nom de ses chefs, recouvre presque toute la Transylvanie et arrive à mettre en action 20 à 30 000 individus. Quoique les chiffres soient incertains, la révolte de Pougatchev a affecté un vaste espace de plus de 80 000 km2, de l’Oural à Nijni-Novgorod et jusqu’à la Mer Caspiene et a entraîné plus de 50 000 habitants. Les revendications avancées ont de fortes ressemblances d’un moment à l’autre et d’un lieu à l’autre. La religion y est moins présente qu’antérieurement. Pougatchev s’appuie sur les Vieux-Croyants brimés et promet vaguement de rétablir les formes anciennes du culte. En Pologne, le soulèvement des paysans ukrainiens en 1768 contre les seigneurs polonais invoque la défense de l’orthodoxie menacée par le clergé catholique. En Galicie, en 1846, l’antisémitisme sévit. Par contre, on retrouve le légalisme rassurant des troubles antifiscaux de la France de Richelieu, avec la croyance affirmée en la bonté du prince qui, dit-on, approuverait les révoltés ou aurait été trahi par les gouverneurs ou les seigneurs, cela aussi bien en 1775, 1784, 1790 ou même 1846. Pougatchev va plus loin en reprenant la tradition du vrai tsar, lui-même réapparu malgré l’assassinat qu’aurait tenté contre sa personne l’usurpateur régnant à Saint-Pétersbourg, sorte d’antéchrist. Il y a également un souci d’organisation chez les mutins qui recopient les formes de l’administration et de la justice régulières en se dotant d’un commandement, ou, mieux, d’un souverain légitime, ce qui permet à Pougatchev de fédérer des groupes très divers, des Bachkirs jusqu’aux déserteurs de l’armée russe. Très vite, à côté de réclamations locales comme la protestation contre la rigueur de la discipline dans les Confins Militaires ou contre la fermeture des pâtures seigneuriales en Saxe, le programme du mouvement s’élargit et prend un tour général valable un peu partout : d’abord la corvée, les charges multiples, les amendes des justices seigneuriales, le travail obligatoire des enfants, les ravages de la chasse, la précarité des tenures, l’absence de libertés, sont dénoncés, donc finalement c’est bien le servage qui est en cause quelle que soit l’inhabileté rhétorique des manifestes qui sont publiés. Il y a même parfois des hardiesses conceptuelles qui n’ont rien de passéistes : en Transylvanie, on appelle, dès 1784, à la suppression de la noblesse. Le noble incarne toujours le mal : en 1831, circule en Russie centrale, lors des troubles du choléra, le bruit d’une complicité des Juifs et des seigneurs pour empoisonner le peuple. Les cibles matérielles et humaines sont clairement définies : les livres de comptes seigneuriaux, les châteaux qu’on menace du feu, qu’on pille et dont on finit par en brûler, 232 en Transylvanie en 1784. Les personnes, les nobles et leur entourage, sont bousculées, avec Pougatchev, on assassine 1 572 hommes, femmes et enfants de la noblesse, 237 ecclésiastiques considérés comme corrompus et au service des seigneurs, 1 037 agents seigneuriaux et administrateurs.
36Cependant, la force nouvelle de l’État et sa violence limitent l’extension de la révolte. En 1775, Marie-Thérèse mobilise 40 000 fantassins et 3 000 cavaliers. Catherine II écrase Pougatchev par l’usage massif de l’artillerie. Sur le terrain, la répression est lente à s’organiser, mais elle est féroce. Néanmoins rapidement, le pouvoir central cherche l’apaisement. L’impératrice en 1775 ne fait procéder qu’à quelques exécutions et quatre mois après le début des troubles, elle proclame l’amnistie pour ceux qui se soumettront. En Russie, après que le knout, les essorillements, la potence et la roue aient été longuement utilisés, Catherine II fait relâcher 604 prisonniers sur 832 qui ne sont pas morts et elle annonce l’amnistie six mois après l’arrestation de Pougatchev.
37Mais, le plus important et le plus nouveau est ailleurs : dans une poussière de petits gestes individuels de refus des obligations paysannes et d’actes collectifs de désobéissance à l’échelle d’un ou deux villages et pendant quelques semaines, à propos de corvées arbitraires ou d’accès au pâturage. Dès 1775, Marie-Thérèse se plaint des « insolences » qui se commettent dans les campagnes, de la Moravie à la Carinthie. À la mort de Joseph II, des délégations villageoises arrivent à Vienne pour demander l’application des réformes prévues. En Hongrie règne alors une effervescence que Léopold II n’arrête que par l’envoi de l’armée et des arrestations. Malgré leur susceptibilité, les souverains se prêtent parfois main-forte : en 1790, Frédéric-Guillaume II et l’Empereur proposent leur aide à l’électeur de Saxe. Après 1830, le même climat moral reparaît en Autriche-Hongrie. En Prusse où les ruraux sont plus fortement encadrés, après 1790 se développe un banditisme latent, en particulier près des côtes, alimenté par la contrebande dans la région de Magdebourg. En Russie, la résistance paysanne monte après 1750 : multiplication des fuites de serfs, formation de bandes aidées par les déserteurs, grossies par les endettés insolvables, les tenanciers déplacés par les seigneurs ou expulsés, les victimes des crises de subsistances, et se produit une flambée de violence à chaque cherté. Ce sont alors des pillages de récoltes, des vols ou tueries de bétail, des incendies de maisons d’intendants et de bureaux où sont gardés les registres seigneuriaux, des meurtres également. Suivant les historiens soviétiques des années 1960, au XIXe siècle la situation se détériore nettement. De 1826 à 1845, ils recensent 1 904 incidents en Russie d’Europe, pour lesquels les troupes sont intervenues dans 381 cas ; en seulement quatre ans, de 1857 à 1861, on compte 3 882 incidents, dont 903 avec appel aux soldats. Sans doute la meilleure qualité de l’enregistrement administratif a pu gonfler le chiffre final, mais l’augmentation est incontestable. Il n’est pas exagéré de dire que la haine tend à s’installer à force de contraintes et d’exploitation : de 1836 à 1854, 144 propriétaires au moins ont été assassinés par des paysans. Les interventions de l’armée sont souvent sanglantes et sans discernement, elles ne résolvent rien et suscitent de nouvelles colères. On est dans le cercle vicieux bien connu provocation-répression, et la passivité attribuée aux populations serviles paraît bien douteuse.
Une nouvelle seigneurie embryonnaire dans les Balkans
38En Roumélie, comme d’ailleurs dans d’autres parties de l’Empire ottoman, parallèlement au processus de constitution d’une aristocratie, se développe un second processus social : celui de la formation d’entités territoriales qui ressemblent aux seigneuries du reste de l’Europe, mais sans s’insérer dans un nouveau système de fiefs cristallisé dans la reconnaissance par le souverain d’une noblesse officielle avec division de la population en ordres juridiques. En effet ici, hors des îles grecques densément peuplées et des montagnes et hauts plateaux, lieux de vie tribale et pastorale, échappant assez aux Turcs, apparaissent dans les plaines et surtout les plaines côtières au XVIIIe siècle et dans la première moitié du XIXe siècle, de grandes propriétés à allure seigneuriale, appelées du terme équivoque de ciftlik qu’avait déjà signalé, entre autres, F. Braudel. On les trouve particulièrement en Bosnie et Serbie à partir de la fin du XVIIe siècle et surtout après 1739 où s’arrêtent pour une trentaine d’années les guerres autrichiennes. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, la Basse-Albanie, l’Epire, la Thessalie, les côtes du Péloponnèse, de la Macédoine, de la Thrace et du Sud de la Bulgarie en présentent des cas. Il s’agit de grandes propriétés aux mains de personnages ayant le plus souvent un pouvoir administratif ou fiscal légal mais sans droit officiel de justice, exerçant cependant leur suprématie sur les paysans environnants sur lesquels ils prélèvent des redevances et prestations diverses. Leur richesse leur permet d’entretenir une armée propre de dizaines ou centaines de guerriers recrutés parmi les paysans pauvres proches, moyen de lutte contre les rivaux voisins et de pression sur leurs paysans. Ils vivent dans un manoir fortifié, entourés des communautés rurales qui économiquement et politiquement sont sous leur dépendance, sans qu’il y ait servage intégral car il n’y a pas attache perpétuelle à la glèbe, ni restriction des droits personnels. Ces seigneuries embryonnaires résultent de la conjugaison de trois séries de phénomènes liés à la crise générale de l’Empire.
39Il y a d’abord la crise du système des fiefs militaires et plus largement du contrôle de la possession foncière. Aux XVIIe-XVIIIe siècles, les titulaires de grands fiefs militaires, les has, mais également des civils enrichis, en particulier des fermiers d’impôts, ont acheté ou obtenu par pression administrative ou fiscale, des timars vendus par leurs détenteurs appauvris par la disparition du butin lors de guerres où les défaites se sont accumulées, ce qui arrive après le deuxième siège de Vienne en 1683, et aussi victimes de la dévaluation de la monnaie commencée dès 1584, date de la première mutation, et accélérée après 1730. Utilisant des hommes de paille, et versant des pots de vin, profitant du relâchement de l’administration du sultan ou recevant de celui-ci ou de ses conseillers des cadeaux territoriaux, ils ont également acquis par achat régulier ou par force des terres paysannes individuelles et d’autres collectives. Ainsi se sont étendus les ciftliki. Avec l’affaiblissement de l’État, ces grandes possessions tournent à la propriété privée héréditaire et négociable. Et le jeu du marché et des pressions politiques en amène la concentration.
40Seconde série de facteurs agissant dans le même sens : la crise de la paysannerie, aussi bien musulmane que chrétienne. Avec les guerres, les révoltes de gouverneurs, les exactions fiscales, l’appauvrissement s’est étendu sur la paysannerie dès le XVIIe siècle, et avec lui ont cru le besoin de protection administrative et physique et un endettement de plus en plus lourd contracté auprès de la même aristocratie. De sorte qu’un paysan peut avoir deux maîtres : le timariote auquel il doit les impôts ordinaires, le ciftlik-sahib qui lui a acheté ou pris sa terre et dont il est devenu le métayer contre des avances d’argent et le soutien en face des administrateurs, des militaires réguliers ou d’autres seigneurs qui razzient le bétail de leurs ennemis. Il ne peut abandonner son exploitation s’il n’a pas rempli ses charges et les corvées publiques qu’éventuellement se sont appropriées le timariote et le sahib, ainsi que la taxe légale d’abandon à verser au premier qui a le droit de le poursuivre pendant cinq ans. Fréquemment, le timariote est devenu aussi ciftlik-sahib ou, au contraire, il a disparu et le sahib a pu renforcer son emprise sur le paysan.
41Dernier facteur multipliant et transformant les ciftliki en esquisses de seigneuries : aux XVIIIe et XIXe siècles, l’appel de produits agricoles balkaniques de l’Europe occidentale et centrale et le besoin de main-d’œuvre pour y répondre. Si les recherches de Mc Govan à partir des registres de capitation des non-musulmans montrent bien une augmentation de population en Roumélie notable de 1700 à 1815 (peut-être 50 %), il n’en reste pas moins que la persistance de la peste provoque des coupes sévères dans le peuplement – au moins cinq poussées dans le seul XVIIIe siècle – même si elles sont vite réparées, et que les chiffres de densité que nous avons pour le seul XIXe siècle, probablement plus élevés que pour la période antérieure, sont assez bas : pour la Grèce, en 1828, 15,9 habitants/km2, la Serbie en 1834, 18,1. Par conséquent, le développement d’un système de contraintes sur la paysannerie qui n’est pas sans rappeler celui de l’asservissement des populations d’Europe orientale aux XVIe-XVIIe siècles en moins aigu, peut être un moyen de trouver et fixer la main-d’œuvre afin d’accroître la production agricole marchande.
42Mais la communauté paysanne s’est de plus en plus structurée depuis le XVIe siècle et, parce qu’il n’était pas parvenu au stade de la seigneurie banale maîtresse de la justice, le ciftlik, à la différence de l’évolution en Europe orientale, n’a pu la dominer et l’intégrer. Ainsi l’établissement d’un servage complet n’a pas été réalisé, bien que la présence de la robota, menues corvées, parmi les obligations paysannes vis-à-vis du timariote et les corvées beaucoup plus lourdes dues au sahib, auraient pu en fournir une base. La communauté est constituée par la proximité des familles rassemblées dans la paroisse orthodoxe à clergé local surtout autochtone, éloigné des dignitaires ecclésiastiques grecs proches de La Porte qui a supprimé le Patriarchat de Pec en 1766 et s’appuie sur celui d’Istambul. La cellule essentielle est la zadruga, grande famille de 30 à 50 membres, sous l’autorité absolue du chef, homme d’âge mûr assisté du conseil des fils. La solidarité y est très forte par le caractère collectif de la propriété de la terre réputée inaliénable, du bétail et des bâtiments, ainsi que par la pratique en commun du travail agricole. Aux XVIIIe-XIXe siècles, l’union villageoise s’est renforcée par le développement, comme en Occident, d’une couche d’exploitants aisés à la tête de troupeaux importants destinés à l’exportation vers l’Autriche ou vers l’Italie. Chef de la première grande révolte, Karageorgevitch a 300 porcs, 300 moutons, 70 bovins et 16 chevaux. Soit par les Autrichiens pendant l’occupation par eux du pachalik de Belgrade, soit par imitation par les Turcs, se sont mis en place les knèzes, chefs de communauté viagers intermédiaires auprès du pouvoir, percevant l’impôt et assurant police et justice à l’échelon local. Tant bien que mal, mais de plus en plus nettement, ceux-ci font contrepoids à l’arbitraire et aux excès des garnisons de janissaires et des agas possesseurs de ciftliks. Le soulèvement de 1804 qui aboutit à la constitution de la principauté de Serbie et fera tache d’huile ensuite dans toute la Roumélie, a été préparé par cette double solidarité du sang et du village, mais elle est affaiblie aussi par les querelles de voisinage et les vendettas que savent exploiter pachas et ayans.
43De plus, comme en Méditerranée occidentale mais sur une plus vaste échelle et plus durablement car le phénomène apparu au XVIIe siècle est très actif au XIXe siècle, s’est développée cette forme particulière de résistance paysanne qu’est le banditisme rural en groupes itinérants. Les haïdouks sont avant tout des aventuriers individuels et l’appauvrissement lié aux désordres croissants dans l’Empire et à la violence maintenue des crises de subsistances les ont particulièrement multipliés. S’attaquant d’abord aux Turcs et à leurs alliés autochtones aisés qu’ils pillent – ce qui ne les empêche pas de se mettre parfois à leur service – ils se donnent comme gens d’honneur et héros protecteurs et vengeurs de leurs villages d’origine, la chanson populaire des assemblées et festins d’époque magnifiant leurs exploits. Quoiqu’anarchique et meurtrière, même à l’égard des paysans, leur action a pu également freiner l’évolution vers un servage généralisé car elle incitait les dominants à une certaine prudence. Elle est favorisée aussi aux XVIIIe -XIXe siècles par l’intervention de la propagande et la pression militaire russe qui mêlent argumentation religieuse, préservation de la foi orthodoxe, et politique, sans vergogne, respect de la liberté. Ainsi en Bulgarie se produisent, entre 1697 et 1790, six vagues de révoltes paysannes avec des haïdouks dans leurs rangs, dont trois où interviennent les agents du tsar. Et La Porte en général soutient mal les autorités locales et se contente d’opérations violentes de répression avec des dizaines ou des centaines de morts, mais qui restent sporadiques faute de moyen, et sans rien réformer dans les structures administratives. La défaillance de l’État affaiblit l’ensemble du système.
44Dans les principautés roumaines vassales du sultan se dessine un processus du même ordre, avec, ici, le soutien de l’État, quoique ce soit un État fragile. La seigneurie est implantée depuis le XVIe siècle mais elle demeure faible. Les seigneurs, les boyards, sont avant tout des chefs de villages, éventuellement pourvus d’une dignité par l’hospodar, ce qui renforce leur autorité. Ils possèdent au XIXe siècle la majorité des terres, les monastères en ayant également le quart en Moldavie et le tiers en Valachie, ils prélèvent aussi la dîme au dixième, mais n’ont pas droit de justice et ne reçoivent à l’origine qu’une corvée très limitée. L’élevage étant prédominant, la culture est itinérante avec redistribution des lots par la communauté. C’est ce qui explique que la paysannerie se dérobe facilement lorsque ses charges s’accroissent. Ainsi la corvée apparue aux XVIe-XVIIe siècles mais peu importante, augmente sensiblement pendant les périodes de paix Turco-Habsbourgeoises de 1718 à 1736 et après 1739, ce qui conduit à un accroissement des déguerpissements. Pour essayer de fixer la main-d’œuvre C. Macrovocordat, prince lettré de Valachie puis de Moldavie, réglemente et diminue la corvée en la limitant à 12 jours par an dans la première principauté et 24 dans la seconde. Néanmoins, cet effort sera vain car, après 1750, poussés par une ouverture plus grande des marchés, les boyards augmentent à nouveau leurs exigences avec, cette fois, l’appui des princes. En un siècle dans le cadre d’une densité de population encore faible (Moldavie 14,3/km2 en 1803) ils multiplient les corvées par 2 ou 3 pour arriver vers 1850 à une vingtaine de jours par an, voire quarante ; néanmoins en 1831 en Valachie seuls 156 villages sur 3 556 sont soumis à cette obligation. Dans le même temps, ils s’emparent de nouvelles terres de culture en limitant la surface laissée aux paysans aux deux tiers du terroir, ils restreignent les usages sur les pâtures et les forêts, en frappent la jouissance par des taxes et ils développent des monopoles, en particulier le banvin et la fabrication de l’alcool. Les hospodars leur sont, pour la plupart, d’autant plus favorables qu’ils se savent en poste pour quelques années seulement, pouvant être déposés du jour au lendemain par La Porte, et qu’ils ont payé de bons pots de vin pour obtenir leur principauté, ce qui les conduit à se concilier les puissances en place pour rentrer dans leurs frais et avoir un bénéfice. L’appui des états tenus précisément par les seigneurs leur est donc nécessaire. Le code d’Ypsilanti, en 1780, en Valachie, étendu ensuite à la Moldavie, réduit à nouveau la corvée à 12 jours, mais donne le droit d’exiger la réalisation de nart, tâches à exécuter pendant la corvée et qui dépassent la durée légale. De même, les monopoles sont légalisés dans les années 1820. Il ne s’agit donc pas là non plus d’un servage identique au régime agraire de l’Europe orientale, pourtant on s’en rapproche, puisque avec l’appui du pouvoir la pratique du déguerpissement à la fin du XVIIIe siècle et surtout au XIXe siècle est rendue difficile : il faut aviser administration et propriétaire six mois avant la Saint Georges (23 avril), payer non seulement les charges de l’année mais également celles des années à venir jusqu’au prochain recensement qui a lieu en principe tous les sept ans. Les paysans totalement libres, propriétaires ou journaliers échappant à l’autorité seigneuriale, sont une minorité notable : en 1831, on en compte 107 000 familles sur 500 000, ce qui contribue aussi à la mobilité de la population.
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