Apogée et chute du système féodal, XVIIIe-XIXe siècles
p. 231-233
Texte intégral
1En un siècle, des années 1750 aux années 1850, dans l’Europe entière, les rapports agraires, ce qui concerne la masse de la population, marqués longtemps par le féodalisme, vont être bouleversés pour laisser la place au développement capitaliste. Pourtant à la fin du XVIIIe siècle, grâce au changement de conjoncture économique et démographique longue depuis 1720-1740, la richesse globale s’est nettement accrue et, suivant des modalités diverses, la seigneurie est bien vivante et la noblesse partout dominante. Mais plus ou moins visiblement, les transformations matérielles, production, échanges, nombre des hommes, sont en train de bouleverser les équilibres sociaux précédents et aiguisent les contradictions du système sociopolitique. Depuis E. Labrousse, l’historiographie française s’est attachée à décrire la conjoncture, et de plus en plus, les conjonctures selon les secteurs économiques ; la démographie historique a voulu et réussi à appréhender les variations différentielles des grands indices, mortalité, fécondité… sur les activités et les chiffres d’affaires et à long terme sur la croissance et les mutations de l’appareil de production et d’échanges. Commentant la réédition en 1990 de La crise de l’économie française à la fin de l’Ancien Régime et au début de la Révolution (1944), J.-C. Perrot dessine le schéma de raisonnement caractéristique du livre et qui devint ensuite un outil méthodologique qui guida nombre de recherches de terrain :
« 1. Au point de départ, la conjoncture intercycle des prix et des revenus. Personne ne la maîtrise évidemment. L’accident surgit d’aléas naturels et de structures de production rigides à moyen terme.
2. La conjoncture commande les niveaux de vie.
3. L’évolution des niveaux de vie écartèle la condition des personnes dans la société au profit des extrêmes : douceur de vivre, misère des temps, tout est vrai…
4. Les fluctuations engendrent des logiques de situation et par conséquent des conduites nouvelles…
Dans les propositions précédentes les groupes sociaux sortaient des classifications de l’économiste, construites sur le critère “objectif” du statut dans la production. Le tri repose maintenant sur les horizons sociaux et les conduites partagées par les intéressés ; il enregistre leur comportement subjectif.
5. Admettons que le sentiment des individus ou des groupes sociaux au deuxième sens du terme, en un mot si l’on veut “la conscience de classe” ne puisse être adéquat aux circonstances… ainsi la société ne voit pas, ne dit pas tout ce qu’elle veut, mais ce qu’elle dit, peu importe, montre où elle en est. Les discours fiscaux ou politiques ne révèlent pas des causalités, ils portent de signes. »
2Depuis les années 1970-1980, il a fallu faire une place, même pour l’étude des rapports agraires, aux subjectivités et, plus formalisées et plus vastes aux idéologies, particulièrement au siècle des Lumières et au XIXe siècle, avec le triomphe du libéralisme. Mais ni l’analyse économique et démographique de la croissance et des groupes, ni la prise en compte des textes d’époque, les uns personnels, les autres doctrinaux, ne suffisent. Dans un article épistémologique important1, P. Vilar porte plus loin la visée
« l’observation et l’interprétation des ondes conjoncturelles de longue durée et d’ampleur internationale exigent et font souhaiter l’élargissement des enquêtes rétrospectives dans le domaine des prix, des courants commerciaux, des mouvements monétaires… On ne peut ni ne doit conclure d’une onde d’expansion générale à la “croissance” interne de tous les groupes, encore moins au rythme égal de cette croissance… Il est donc nécessaire de combiner à l’élargissement de l’enquête conjoncturelle au plan mondial, l’approfondissement de l’enquête structurelle au plan national, régional, local ».
3En s’en tenant au plan, non pas mondial, mais partiellement européen, la question essentielle ici est : comment une conjoncture longue apparemment heureuse a-t-elle pu exciter ou au moins contribuer à déclencher des révolutions ou des programmes de transformation du système social en place ? Qu’est-ce qui, dans la croissance, rendait caduque des pièces fondamentales du féodalisme ? Là-dessus, un phénomène politique et idéologique national mais d’envergure européenne ou mondiale par les principes qu’il a énoncés, est venu compliquer l’évolution et brouiller parfois les enseignements des courbes statistiques : la Révolution française. Dès 1791, les Brissotins poussant à la guerre contre l’Empereur donnent aux événements de France une figure messianique. Isnard déclare le 29 novembre : « Le Français va devenir le peuple le plus marquant de l’univers : esclave, il fut intrépide et fier ; libre, serait-il timide et faible ?… Disons enfin à l’Europe que dix millions de Français, embrasés du feu de la liberté, armés du glaive, de la plume, de la raison, de l’éloquence, pourraient seuls, si on les irrite, changer la face du monde et faire trembler tous les tyrans sur leurs trônes d’argile. » Derrière les tyrans sont les peuples qui leur sont soumis et la Révolution s’est d’emblée voulue comme un exemple pour l’étranger, une libération de siècles de féodalité, ici accueillie avec enthousiasme, encourageant à détruire la « barbarie gothique », ailleurs repoussée dans la peur et aboutissant à geler la situation pour plusieurs décennies.
*
4La Révolution française a, effectivement, rayonné sur les esprits, vaincu pendant vingt ans les monarchies aristocratiques et conquis un moment de vastes territoires. Mais dès l’instant où une révolution progresse et s’installe, avec plus ou moins de retard et d’efficacité monte une contre-révolution, suscitée par les intérêts lésés par le bouleversement et par l’attachement aux valeurs traditionnelles, sans parler de la peur sociale qui exagère la réalité des changements. De plus, les « missionnaires bottés » que sont les soldats de la République, puis de l’Empire, ont la main lourde et surgissent vite, pendant les guerres, les nécessités de l’occupation militaire, du financement des mobilisations et, pour finir, du Blocus continental, toutes charges et contraintes qui peuvent retourner les peuples « libérés » selon le discours officiel français contre leurs « libérateurs ». En Russie, en 1812, au nom de la défense patriotique de la « Sainte Russie », la tension dans les campagnes s’atténua soudain sans disparaître et pendant quelques mois, paysans et nobles se rapprochèrent contre l’envahisseur étranger, mais ce fut sans lendemain dans les années suivantes, tant les dominants peuvent influer sur le pouvoir légal. Les effets de la Révolution française sur la question des rapports agraires, comme sur d’autres problèmes, sont donc complexes, contradictoires et ne peuvent s’apprécier qu’au-delà même de 1799 et de 1815.
Notes de bas de page
1 Croissance économique et analyse historique dans Première conférence internationale d’histoire économique, 1960, Paris-La Haye, 1960.
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