Le Directoire et le républicanisme irlandais
p. 315-332
Texte intégral
« En très peu de temps, la Révolution française apparut comme un déterminant de la croyance politique de chacun et la nation fut divisée également en deux grandes parties, les Aristocrates et les Démocrates (épithètes empruntées à la France). »
1(Theobald Wolfe Tone, Irlandais unis et soldat de la République française.)
Qu’y-a-t-il dans votre main ? | C’est une branche |
De quoi ? | De l’arbre de la liberté |
Où a-t-il commencé à pousser ? | En Amérique |
Où a-t-il fleuri ? | En France |
Où sont tombées ses graines ? | En Irlande |
2(Catéchisme des Irlandais unis, Cork, 17971.)
3La Révolution française changea la politique irlandaise à jamais. La décennie qui suivit la Révolution française fut témoin d’un mouvement populaire de masse inspiré par les « principes français », la Société des Irlandais unis, qui forgea une alliance militaire avec la République française, laquelle envoya plusieurs flottes en Irlande et mit en scène une révolution manquée en 1798, qui entraîna l’incorporation de l’Irlande par la Grande-Bretagne au sein d’un nouveau Royaume-Uni en 1801.
4Cet article examine la nature du républicanisme irlandais durant cette période et sa relation avec la France. La première partie de l’article se penche brièvement sur l’impact que la Révolution française eut sur la politique irlandaise avant la fondation de la Société des Irlandais unis, en octobre 1791. La deuxième partie explore certains des facteurs politiques, culturels et sociaux qui contribuèrent à former l’idéologie républicaine révolutionnaire naissante en Irlande, notamment comment la Révolution française était perçue. Enfin, la question d’une influence spécifique sur les idées et les activités républicaines en Irlande par le modèle de républicanisme poursuivi en France sous le Directoire est posée dans la dernière partie. Il est expliqué que les républicains irlandais développèrent une image de leurs homologues français en tant que défenseurs de la liberté et de la démocratie dans leur pays et de libérateurs à l’étranger, lors des années conduisant à Thermidor. Certains républicains se préoccupèrent de la diminution de la démocratie et de l’attitude impérialiste du Directoire envers les Républiques sœurs, mais la majorité continua de considérer la France sous le Directoire de manière presque uniquement positive. Même si les illusions de beaucoup furent brisées par le support insuffisant et inadéquat de la Rébellion de 1798, dans l’ensemble, la France demeura une source d’espoir et d’inspiration pour les républicains irlandais.
I
5En 1782, une combinaison de l’élite des politiciens patriotes et des Volontaires (Volunteers), milice indépendante, levée contre une invasion possible, qui devint l’expression armée de l’opinion publique, avait exploité l’opportunité offerte par la Révolution américaine et avait obtenu de la Grande-Bretagne l’indépendance législative pour le Parlement irlandais. Toutefois, les grands espoirs générés parmi les patriotes avaient été anéantis au moment où Londres avait assis sa domination sur le Parlement irlandais, en récompensant la loyauté des membres du Parlement par des postes importants et de l’argent. Bien que la crise de la Régence de 1788-1789, lorsque le Parlement irlandais avait à nouveau affirmé son indépendance en cherchant à offrir au prince de Galles des pouvoirs plus importants que ceux que Westminster lui avait octroyés, ait conduit à la création d’un Club de whigs irlandais parmi les membres du Parlement, les perspectives de réforme s’annonçaient mal. Les réformateurs demeuraient profondément divisés quant au droit de vote des catholiques, ce qui rendait impossible la remise en cause du statu quo.
6L’exemple de la Grande Révolution proposait une issue hors de cette impasse. La liberté voyait son feu sacré se propager sur l’ensemble de l’éventail politique2. Le peuple avait démontré de façon frappante sa capacité à renverser un régime corrompu et oppressif. La doctrine de la souveraineté populaire exigeait des droits d’égalité pour tous, quelle que soit la religion, et le fait que la France, aux antipodes politiques de la Constitution britannique et irlandaise et première fille de l’Église catholique, eut renversé la tyrannie et la puissance de Rome, avait convaincu de nombreux radicaux protestants que le pouvoir politique pouvait être accordé aux catholiques, y compris ceux qui croyaient que la Révolution annonçait le retour de Jésus-Christ3. En conséquence, une alliance extra-parlementaire fut créée entre les réformateurs protestants et les activistes catholiques. Cette alliance cherchait à exercer une pression sur le gouvernement et l’opposition whig du Parlement, afin de faire accepter la réforme radicale et l’égalité religieuse. Les radicaux chefs de file étaient principalement issus de la bourgeoisie professionnelle et mercantile, engagée dans le commerce du lin dans l’Ulster et dans le commerce international des ports irlandais, en particulier Dublin. Il y avait également des éléments importants venant des ordres inférieurs, en particulier des artisans de Dublin et de la gentry. Leurs richesses et leurs réseaux familiaux, sociaux et commerciaux préétablis permirent aux radicaux de créer rapidement une machine de propagande impressionnante qui imprima et distribua environ 30 000 copies bon marché du Rights of Man, Part I de Tom Paine.
7Les radicaux cherchèrent à importer des éléments de la culture politique de la Révolution française en Irlande. Ils adoptèrent le langage politique français, encouragèrent le port d’une cocarde nationale et à partir de 1791, la coiffure du républicanisme français – appelée « crop » (à la garçonne) en Irlande – était à la mode, ce qui fit dire à un journal patriote libéral que la nouvelle mode était efféminée et conduirait à des protestations des coiffeurs contre la « Liberté et les cheveux longs4 ». Malgré le ton de la plaisanterie, ces éléments dénotaient véritablement un changement politique. Les whigs avaient peur de perdre leur domination de l’opinion antigouvernementale en faveur des radicaux et du républicanisme haï, tandis que les radicaux et leur nouvelle coiffure reflétaient les sentiments républicains qui n’étaient pas encore exprimés par écrit. Les célébrations d’anniversaire de la prise de la Bastille, imitant le Festival de la Fédération, représentèrent la tentative la plus évidente d’importation des activités révolutionnaires françaises. En mai 1792, le correspondant d’un journal, encourageant les lecteurs à faire don d’argent pour soutenir l’effort de guerre français, déclarait :
« Nos célébrations du 14 juillet sont les plus impressionnantes du monde, hormis celles du Champ de Mars… et notre rang parmi les amis de la liberté se trouve au plus haut. Désormais nous pouvons mettre en pratique notre soutien ; inscrire nos bonnes actions dans les annales de la France, grâce une contribution généreuse venant soutenir la liberté dans ce pays5. »
8Bien que l’article eût quelque peu exagéré ses dires, les festivités qui réunirent jusqu’à 5 000 personnes, se révélèrent les plus importantes que Belfast eut connues et celles de l’année suivante devaient attirer une foule encore plus nombreuse. Les célébrations irlandaises de l’anniversaire de la prise de la Bastille utilisèrent le même mélange d’apparat militaire, de participation citoyenne et d’éducation politique, que leur modèle français.
9À Belfast, des résolutions étaient distribuées à l’avance, afin que les « gens de la campagne et les habitants des villes sachent à l’avance ce qu’ils allaient déclarer6 ». Les Volontaires se placèrent au centre de la parade et ils tirèrent un feu de joie pour célébrer la Révolution, tout en déclarant qu’ils agissaient en tant « qu’Hommes, en tant que Citoyens et en tant que Volontaires ». Une note volontairement internationaliste caractérisa les festivités qui relièrent l’Irlande, la Grande-Bretagne, l’Amérique, la France et la Pologne comme nations libres du monde. Une bannière proclamait que le 14 juillet 1789 était « sacré pour la liberté » et elle était illustrée par Franklin affirmant : « Là où la liberté se trouve… IL Y A MON PAYS. » Les participants déclarèrent que la Révolution n’était pas simplement le triomphe des Français, « mais le TRIOMPHE DE LA NATURE HUMAINE ». En réponse aux revendications prétendant que la Révolution n’avait rien à voir avec l’Irlande, les Volontaires affirmaient : « Qu’est-ce que la Révolution française pour nous ?… Nous répondons BEAUCOUP… Que de l’herbe pousse là où se trouvait la Bastille est une bonne chose pour la nature humaine. » La « philosophie sublime » avait changé la France et continuerait « grâce à l’omnipotence de la raison, à convertir et à libérer le MONDE ». La France représentait « l’Espoir du monde, de tous, hormis quelques hommes dans quelques ministères, qui pensaient que la race humaine leur appartenait et qu’ils n’appartenaient pas à la race des humains7 ».
10Le sentiment d’excitation, de potentiel d’une nouvelle ère dans l’Histoire humaine, généré par la Révolution est indiscutable. Ceux qui célébraient la Révolution française à Belfast, à Dublin et dans les petits villages irlandais, étaient certains que leurs efforts étaient sur le point de garantir une véritable liberté pour l’Irlande. Les idéaux des philosophes semblaient porter leurs fruits et les erreurs du passé allaient être bientôt rectifiées. Le nouvel esprit de liberté qui avait éclaté si récemment en Amérique et de manière si spectaculaire en France, ne pouvait être nié. Les célébrations reflétaient la place prééminente du républicanisme classique au sein de la culture politique irlandaise, en particulier le radicalisme, et comment la tradition républicaine classique était à la fois revivifiée et redéfinie par l’influence de la Révolution française, tout comme les Volontaires de 1782 avaient été inspirés par l’exemple américain. À ce titre, les radicaux irlandais appartenaient à la tradition du Commonwealth de Caroline Robbins8. Toutefois, derrière la rhétorique audacieuse, une réalité plus prosaïque était bien présente. Une grande partie des participants ne voulait pas de révolution mais la réforme de la Constitution existante. Malgré le fait que les Volontaires déclaraient « nous souhaitons l’annihilation de TOUTES LES INTOLÉRANCES CIVILES ET RELIGIEUSES dans ce pays », mêmes les plus fervents admirateurs de la Révolution française n’acceptaient pas tous que les catholiques obtiennent des droits politiques. Une déclaration en faveur du droit de vote catholique avait été rejetée de manière explicite. Pendant l’été et l’automne 1791, les radicaux, déçus, lancèrent une campagne de propagande, centrée sur le pamphlet extrêmement populaire et influent de Theobald Wolfe Tone, An Argument on Behalf of the Catholics of Ireland (Un Argument au nom des catholiques d’Irlande), et culminant par la fondation de la Société des Irlandais unis à Belfast en octobre 1791. Dans les années à venir, la Société des Irlandais unis, conjointement avec la société populaire secrète et principalement catholique des Defenders, élabora un modèle de politique démocratique républicaine révolutionnaire en Irlande.
II
11À l’origine, les objectifs des Irlandais unis et leurs méthodes étaient entièrement constitutionnels. Ils cherchaient à obtenir une réforme parlementaire et l’égalité religieuse : « rénover la Constitution », « pour que tous les Irlandais en profitent », dans la langue de l’époque et ils ne souhaitaient pas rompre le lien avec la Grande-Bretagne. Ceci demeura la position officielle de la Société jusqu’à ce qu’elle fut interdite et poussée à la clandestinité par la répression gouvernementale de 1794, le moment où la Société des Irlandais unis devint une organisation révolutionnaire dotée d’une armée clandestine et dont l’objectif passa à l’établissement d’une République irlandaise indépendante avec l’assistance de la France. Les historiens considéraient les Irlandais unis avant 1794 et après 1795, comme deux entités distinctes aux objectifs différents9. Selon ce point de vue plus ancien, la lutte politique des Irlandais unis et l’agitation pour l’émancipation catholique, libérèrent les tensions sectaires acharnées qui demeurèrent sous-jacentes dans la campagne irlandaise, exacerbées par les difficultés économiques causées par la guerre. La Rébellion de 1798 n’était pas une insurrection républicaine planifiée par les Irlandais unis, mais plutôt une jacquerie apolitique fomentée par une paysannerie motivée par un désir de reconquérir la terre de ses ancêtres et enragée par la politique sécuritaire répressive d’un gouvernement craignant une invasion. Toutefois, depuis les vingt dernières années, cette version a été révisée. Les historiens comme Nancy Curtin, Jim Smyth et Kevin Whelan, ont montré que des éléments importants au cœur des Irlandais unis avaient développé une politique démocratique républicaine depuis 1792 et avaient commencé à comploter avant que la Société des Irlandais unis dans son ensemble ne fut poussée à la clandestinité10. Quelles sont les influences qui, à ce moment, contribuèrent à donner forme au républicanisme ?…
12Le républicanisme irlandais n’était pas une simple importation d’Amérique ou de France ; plusieurs sources indigènes s’ajoutaient également à ces influences externes. Comme argumenté ci-dessus, le républicanisme classique représentait un élément important de la politique des radicaux irlandais qui partageaient l’éducation classique de leurs contemporains européens et américains. En Irlande, l’élément le plus influent du républicanisme classique était la citoyenneté armée. La campagne d’indépendance législative la rendit plus importante que jamais dans la culture politique. Les soldats-citoyens américains renversant la tyrannie représentaient un exemple inspirant, tandis que les Volontaires qui réunirent jusqu’à 80 000 hommes comprirent ce que signifiait de défendre les armes à la main, son pays et la liberté. Les sentiments de toute une génération furent résumés par un contemporain :
« Les hommes, enhardis et armés ressentent fortement la sensation d’indépendance… C’est ainsi que les gens d’Irlande, conscients de la justice de leur cause, encouragés par l’intégrité de leurs intentions et confiants de par leur union, demandèrent à la Grande-Bretagne de réparer leurs griefs. La flamme sacrée de la liberté s’élevant de la multitude, s’insinua dans le cœur de nos sénateurs. Le Parlement et le Peuple ne firent qu’un. Résister à leurs demandes devint impossible11. »
13Les Volontaires gagnèrent une place centrale dans le mythe national de la Révolution de 1782 comme sauveurs de leur nation. Ainsi, lorsque les journaux de Dublin et Belfast décrivirent les conquérants de la Bastille, agissant « comme les Volontaires Irlandais »12, ils leur décernèrent les plus hautes louanges. Dans d’autres pays, le républicanisme classique constitua un stimulant puissant au développement du républicanisme politique moderne. Il suffit de revenir aux Jacobins pour constater que le commentaire de Marx indiquant que la Révolution française avait été jouée de manière classique, était correct. Par conséquent, il est peu surprenant que les années 1780 assistèrent au développement d’un corps de radicaux républicains auto-identifiés en Irlande. Toutefois, l’opinion publique n’était pas encore prête au républicanisme politique moderne et les républicains comme James Napper Tandy, le radical le plus en vue à Dublin, et le radical du nord, le docteur William Drennan, auteur du célèbre Orellana, an Irish Helot (1785), se limitèrent à coordonner les actions d’agitation pour obtenir des réformes. À Belfast, tout comme à Dublin, les comités de Volontaires républicains menèrent l’activité politique radicale pendant toutes les années 1780 et un grand nombre des personnes impliquées, notamment Tandy et Drennan, allaient devenir des Irlandais unis. Mais en 1774, Drennan se retira des activités politiques actives à force de harcèlement de la part du gouvernement et Tandy, après avoir prêté un serment séditieux en exil, fuyait la peine capitale et menait la dernière expédition de France vers l’Irlande en 1798.
14La culture politique dominante en Grande-Bretagne et en Irlande, fondée sur la Glorieuse Révolution de 1688, était ouverte à l’interprétation radicale et le développement des Irlandais unis, de réformateurs à républicains, a souvent été représenté comme étant essentiellement l’extension de leurs véritables tendances whig. Marianne Elliott parle de « l’accident qu’a été le républicanisme irlandais » et suggère que les Irlandais unis étaient au fond de véritables whigs et n’étaient devenus des républicains que par excès de frustration13.
15Les deux Traités du Gouvernement civil (1690) de John Locke étaient considérés comme le texte politique central permettant de comprendre la Constitution par les classes irlandaises moyennes et supérieures. Son message affirmant que le peuple avait le droit de renverser un gouvernement oppressif, pouvait évidemment être exploité par les républicains. Leur popularité serait grandement accrue, s’ils arrivaient à se dépeindre comme les véritables héritiers de Locke. Le Northern Star faisait régulièrement référence à Locke et réimprimait des extraits de son œuvre. Simultanément, il était possible d’utiliser Locke pour se défendre contre ceux qui les accusaient d’adopter des principes étrangers. Par exemple, la défense planifiée de William Drennan contre des accusations de sédition, argumenta que ses principes politiques étaient parfaitement alignés sur ceux de la Constitution et faisait référence à Locke de manière prééminente14. Bien qu’il y eût, sans aucun doute, des éléments whig véritables dans l’idéologie radicale irlandaise, il faut rappeler que le républicanisme allait bien au-delà des interprétations radicales de la Constitution et rejetait les principes politiques élitistes et hiérarchiques de 1688.
16Les Conservateurs irlandais craignaient que le presbytérianisme ne produisît inévitablement des républicains et la relation entre le presbytérianisme et le républicanisme des Irlandais unis a été longuement étudiée15. Non seulement, son gouvernement paroissial démocratique était suspect, mais les défenseurs de l’Église Établie, l’associaient à Cromwell et aux régicides. En 1783, Patrick Duigenan, qui s’était converti du catholicisme pour devenir l’un des plus fervents défenseurs de l’Église Établie, argumentait que l’agitation en vue de réformes parlementaires servait en fait à masquer un complot contre l’Église et l’État. Le « véritable objectif » des presbytériens et des catholiques était de « couper à jamais l’Irlande de la Grande-Bretagne et d’établir une République, ici, sous la protection de la France ». Des débats semblables à propos de la nature du presbytérianisme furent réitérés à chaque fois que la nature confessionnelle de l’État était mise en cause16. Même si les Irlandais unis tentaient sporadiquement de convaincre les presbytériens qu’un gouvernement monarchique était impie, ce n’était pas la théologie des presbytériens qui les faisaient pencher vers le radicalisme et le républicanisme, mais la discrimination dont ils faisaient l’objet17. Au contraire des catholiques, les presbytériens disposaient du droit de vote, mais ils étaient encore confrontés à un éventail de mesures discriminatoires. Leurs mariages n’étaient pas officiellement reconnus, l’accès à l’université de Dublin leur était refusé et le Test Act (loi pénale) les empêchait d’occuper des fonctions officielles dans les gouvernements locaux. À l’approche du XIXe siècle et au fur et à mesure que la province de l’Ulster, où les presbytériens étaient concentrés, s’enrichissait, ces discriminations se faisaient de plus en plus ressentir.
17Les presbytériens qui pouvaient se le permettre, contournaient l’interdiction relative à l’éducation universitaire, en allant étudier en Écosse, où ils s’imprégnaient des principes des Lumières écossaises avant de rentrer en Irlande. Les presbytériens bourgeois des classes professionnelles se mariaient beaucoup avec ceux issus du commerce du lin et servaient souvent en tant que membres du conseil dans l’église, ce qui formait des réseaux très unis qui, avec le temps, débordèrent dans la sphère politique. Au fur et à mesure de la croissance économique, une classe moyenne presbytérienne de taille se développa et transforma les villes comme Belfast et Newry en centres de commerce et d’industrie. Toutefois, le pouvoir que leur richesse et leur influence auraient dû leur accorder, restait inaccessible. Ils constataient que leurs parents en Amérique jouaient un rôle prééminent dans la création de la République et que leurs homologues français remodelaient la société selon leurs propres lignes. Les classes moyennes presbytériennes étaient peut-être radicales et en colère, mais elles disposaient également de la richesse, de l’organisation et du talent pour laisser libre cours à leurs demandes. Les Volontaires, à la fin des années 1770, et la Société des Irlandais unis, durant toute son existence, exprimèrent les demandes de pouvoir politique de cette classe moyenne florissante. Les Irlandais unis principaux, comme Samuel Neilson, le marchand de lin, rédacteur en chef du journal des Irlandais unis, le Northern Star et conspirateur militaire de premier plan, que Wolfe Tone avait surnommé « le Jacobin », était issu de cette classe, tout comme d’autres figures politiques et militaires, tels Henry Joy McCracken et les frères Simms.
18Plus bas dans l’échelle sociale, le presbytérianisme eut également un impact sur la popularité du républicanisme irlandais. En raison de l’importance que le presbytérianisme accordait à la lecture de la Bible, l’Ulster avait un taux d’alphabétisme élevé, ce qui facilitait grandement la propagation des idées révolutionnaires et contribuait à faire du Northern Star, le journal le plus populaire d’Irlande. Cependant, d’autres facteurs encourageaient le radicalisme des classes inférieures de l’Ulster. L’industrie du lin, bien qu’elle alimentât la concurrence pour les terres, qui prit une fâcheuse tournure sectaire dans le comté d’Armagh, donna aux fermiers-tisserands une plus grande indépendance vis-à-vis de leurs propriétaires. Comme nous le verrons, les ordres inférieurs républicains, dans l’ensemble de l’Irlande, révélèrent qu’ils étaient capables de développer leurs propres opinions, qui étaient parfois en conflit avec leurs supérieurs sociaux républicains et conféraient au républicanisme irlandais un élément social fort.
19Bien que l’exemple du patriotisme martial américain se révélât influent, les idées politiques américaines eurent très peu d’impact sur l’Irlande18. Par contre, le modèle français fut extrêmement influent dans le développement du républicanisme irlandais. La majorité de l’opinion irlandaise continua à envisager la Révolution française en termes simples. 27 millions de personnes s’étaient débarrassées du joug de la tyrannie et combattaient héroïquement contre les ennemis étrangers et nationaux. La victoire des Français assurerait également la fin du despotisme en Europe et ouvrirait une nouvelle ère de liberté. En fait, de nombreux réformateurs continuèrent même à soutenir la Révolution après le 10 août, malgré les efforts des contre-révolutionnaires visant à dépeindre la chute de la monarchie comme la victoire d’anarchistes sauvages, ressemblant « plus à des diables qu’à des êtres humains19 ». Le support des réformateurs modérés pour les Français resta élevé en Irlande, jusqu’à ce que la République française déclare la guerre à la Grande-Bretagne. Au fur et à mesure que les républicains prirent l’ascendant en France, les républicains irlandais se réjouissaient du triomphe de leurs homologues français, qu’ils considéraient comme les plus à même de défendre la Révolution. Ils célébraient leurs victoires et espéraient que la cause républicaine en Irlande tirerait profit de son succès en France. Le Northern Star rappelait à son audience que les Français « combattaient la cause de toutes les nations en Europe, opprimées par une aristocratie dominatrice ». Leur nouveau système serait démocratique, « le seul à promettre une telle permanence du peuple dans une Constitution libre20 ». Drennan était d’avis que « la dernière interposition du peuple était aussi nécessaire que la première », vu la trahison de Louis et l’or ennemi corrompant l’Assemblée. « La société s’est à nouveau élevée au siège du gouvernement et a décidé de la question21 », Tone était « très heureux » que Louis ait été détrôné, « car maintenant, le peuple a franc-jeu… notre succès dépend du leur, ce que certains d’entrenous ne sont pas assez lucides pour comprendre22 ». Les Irlandais unis adoptaient de plus en plus l’opinion que seule une démocratie républicaine, comme celle en cours d’inauguration en France, pouvait assurer la liberté d’un peuple et ils encourageaient cette opinion parmi la population.
20En conséquence, 1792 assista à l’émergence d’organisations politiques ouvertement républicaines en Irlande. En novembre, la presse conservative de Dublin fit état de l’émergence de plusieurs clubs politiques artisanaux – « chaque membre doit être un Marat, personne d’autre n’est jugé digne d’admission » – et appela à leur suppression23. En décembre 1792, trois sociétés ouvertement républicaines furent fondées à Belfast – les Jacobins irlandais, les fédérés et les républicains24. Comme à Dublin, ils étaient tous principalement formés par des membres issus des ordres inférieurs et leurs noms ne laissaient planer aucune ambiguïté quant à leurs inclinaisons politiques. Il est significatif que le secrétaire des Jacobins irlandais ait été l’imprimeur du Northern Star, ce qui démontre que les nouvelles sociétés étaient approuvées par les républicains des Irlandais unis. La déclaration inaugurale des Jacobins Irlandais affirma que toute nation dont le gouvernement n’était pas issu de « TOUT » le peuple, n’avait « PAS DE CONSTITUTION25 », ce qui indique à quel point le discours politique avait dépassé le cadre des whigs véritables ou de la réforme. Une république démocratique était la seule réponse aux nombreux griefs de l’Irlande. Le gouvernement et les conservateurs se préoccupaient davantage de l’émergence à Dublin d’un nouveau corps de Volontaires, nommé la Garde Nationale (National Guard). Elle avait non seulement adopté un nom français, mais son emblème était la harpe, représentant l’Irlande, sans la Couronne. Le Northern Star adopta en même temps la harpe sans couronne. La Garde nationale émergea d’une atmosphère où les Irlandais unis plus anciens observaient « toutes sortes de trahisons et de mauvais tours – la séparation des pays, une république… » Tone ne se souciait pas de la réaction présumée hostile du gouvernement au symbolisme français ; il pensait que les Irlandais unis n’avaient rien à perdre, et ne s’attendait à rien du nouveau corps d’armée26. À l’origine, celui-ci devait comporter mille hommes et se propager de Dublin vers l’extérieur, mais il s’arrêta à un effectif de deux cents. Thomas Addis Emmet, l’un des éléments derrière le mouvement, reconnut plus tard que l’opinion publique n’était pas encore prête à un républicanisme aussi rebelle27.
21Le gouvernement agit rapidement contre la Garde nationale, avec une proclamation, le 8 décembre, contre les « associations illégales et séditieuses » qui entachaient la réputation des premiers Volontaires. Le Faulkner’s Dublin Journal suspectait la Garde nationale d’avoir l’intention d’inviter les Français, « dans le but de fomenter une deuxième révolte et rébellion, et de suivre leur exemple en détruisant notre noblesse, notre monarchie et notre Constitution ». Bien que le gouvernement ait toujours été contrarié par la présence d’une force armée hors de son contrôle, la puissance du mythe des Volontaires était telle, même parmi ses propres supporters, qu’il n’a jamais pu agir contre elle. Mais maintenant, avec la guerre se dessinant contre la France républicaine, il ne pouvait plus tolérer la perspective d’une milice républicaine intérieure. Le Freeman’s Journal se réjouissait. Tous les moyens avaient été exploités pour fomenter une insurrection – des pamphlets et des prospectus circulaient partout, des clubs politiques « sans nombre » avaient été établis et des plans avaient été mis en place pour une Garde nationale, « suffisante pour intimider l’armée et les trois états de la Constitution », mais le gouvernement avait évité la crise28. En mars 1793, le gouvernement avait réussi à disperser les Volontaires, bien que certains, surtout dans l’Ulster, aient simplement dissimulé leurs armes, un fait qui indique en lui-même que les craintes du gouvernement étaient fondées. De fait, la propagande républicaine avait été obligée de trouver de nouvelles voies. Dans les années à venir, les enterrements, l’arrachage massif de pommes de terre sur les fermes de prisonniers, les événements sportifs et les plantations d’arbres de la liberté seraient transformés en tribunes de propagande républicaine.
22Les Irlandais unis n’étaient pas les seuls à organiser une force armée dans le but d’établir une République irlandaise. Indépendamment, les Defenders, une société secrète liée par serment avec des rituels semblables à ceux des francs-maçons, étaient en train de se transformer d’une force catholique locale, active lors des affrontements sectaires dans le comté d’Armagh, en une organisation républicaine nationale clandestine, cherchant l’aide de la France. Tandis que les Irlandais unis refusèrent de s’impliquer avec les agents français envoyés en Irlande jusqu’en 1794, les leaders des Defenders demandèrent l’aide française à partir de la fin 1792 et commencèrent également à ce moment à promettre que les Français viendraient29. L’idée d’une invasion française joua un rôle important et permit de persuader de nombreuses personnes de se joindre aux organisations républicaines. Malgré leurs origines campagnardes, les artisans et les professionnels mineurs urbains, comme les employés de bureau et les enseignants, représentaient une grande partie des Defenders, tandis que la direction était issue de marchands de lin catholiques, comme les Teelings du comté d’Antrim, qui servaient de maillons importants avec la direction protestante des Irlandais unis. L’idéologie des Defenders était un mélange flexible et inflammable. À certains endroits, c’était un républicanisme démocratique séculaire et les Protestants prêtaient serment pour devenir Defenders, notamment Napper Tandy, l’Irlandais unis en vue. Ailleurs, les Defenders étaient viscéralement sectaires. Parfois, les deux courants coexistaient. Un Defender pouvait jurer « de réprimer la nation hérétique » tout en « détrônant tous les rois et en plantant l’arbre de la liberté30 ». Mais partout, ils exprimaient les griefs sociaux et économiques, ce qui inquiétait non seulement les conservateurs mais aussi certains leaders républicains bourgeois qui espéraient que les troupes françaises empêcheraient leurs alliés populaires de lancer une attaque contre la propriété privée. La nature disparate de l’idéologie des Defenders reflétait la mesure dans laquelle, comme leurs homologues français, les républicains irlandais des classes populaires dans les communautés locales, fondaient leurs propres organisations et idéologie, afin de répondre à leurs propres besoins. Ils étaient unis et en même temps participants d’un mouvement par nature localiste et fondamentalement révolutionnaire et internationaliste.
23Par conséquent, à la fin de l’année 1792, la politique républicaine se développait rapidement en Irlande, parmi des segments de la bourgeoisie, des classes populaires, des catholiques et des protestants. Ceci n’avait rien d’un accident. Les facteurs économiques, sociaux, culturels et idéologiques qui conduisirent à la montée du républicanisme révolutionnaire dans tout le monde atlantique, étaient fortement applicables en Irlande. Les contemporains se considéraient comme faisant partie du monde atlantique ; il est donc peu surprenant et même évident que le républicanisme irlandais ait été un phénomène internationaliste et pas seulement nationaliste. Le seul accident aurait été qu’il ne devienne pas un acteur important de la politique irlandaise. Les différents républicains en Irlande partageaient trois aspirations : le souhait de séparation d’avec la Grande-Bretagne, le soutien des droits politiques pour tous les hommes et l’orientation vers la France pour trouver inspiration ou soutien concernant leurs plans de redéfinition de la société et du gouvernement irlandais. Toutefois, les républicains restaient isolés de la majorité. Les conditions pour bâtir un mouvement de masse furent réunies au cours de l’année 1793, lorsque le refus d’accorder l’émancipation totale des catholiques ou de mettre en place la réforme parlementaire, allié à la répression extrêmement violente de la résistance populaire à une nouvelle milice, détacha irrévocablement du régime, de larges segments de la population. Le déficonsistant à bâtir un complot secret massif – peut-être un paradoxe en soi – eut un impact sur la pensée et la propagande républicaine. Au fur et à mesure que la bataille la plus importante pour les républicains ne devenait pas la bataille des idées, mais la bataille du soutien dans la campagne irlandaise, les républicains mirent de plus en plus l’accent sur les griefs sociaux et économiques, ainsi que sur le fait que les Français seraient leurs alliés militaires et permettraient aux républicains irlandais de renverser la réaction nationale et ses maîtres britanniques.
III
24Au moment où le Directoire naquit, en novembre 1795, les républicains irlandais s’étaient engagés dans un modèle politique de démocratie en Irlande et dans une vision de la France comme pays de la liberté et sauveur potentiel de l’Irlande. Vu l’échec de l’agitation constitutionnelle et les nombreuses mesures de sécurité depuis 1793 qui avaient renforcé considérablement le pouvoir coercitif du gouvernement, une République irlandaise aurait le plus de chance d’être établie par le biais d’une invasion française. La conviction que les Français apporteraient leur aide, reposait au cœur des efforts des républicains – et l’outil de recrutement le plus persuasif dont les républicains disposaient était la revendication que les armées françaises conquérant l’Europe viendraient bientôt libérer l’Irlande. Simultanément, les facteurs nationaux les poussaient à accorder moins d’espace à la France dans leur propagande et à se concentrer davantage sur les événements en Irlande, centrés sur la répression gouvernementale. À partir de 1793, le gouvernement renforça son appareil sécuritaire avec l’introduction de la Milice, la même année, de la Yeomanry (régiment militaire) en 1796 et de ses pouvoirs coercitifs. L’interdiction des Volontaires fuit suivie par les Gunpowder and Convention Acts de 1793 (Lois sur la poudre à canon et la Convention), qui accrurent le harcèlement légal et extra-légal, ainsi que la corruption des journaux et imprimeurs de l’opposition, tandis qu’en 1796, l’Habeas Corpus était suspendu. Suite à l’échec de la flotte d’invasion à Bantry Bay en décembre 1796, le gouvernement déclencha une vague de terreur. Dans ces circonstances, les républicains ne s’inquiétèrent pas outre mesure de la diminution de la démocratie en France et du comportement des armées françaises dans les territoires occupés, surtout que ces points figuraient désormais comme thèmes centraux de la propagande contrerévolutionnaire. Au contraire, leurs intérêts les encourageaient à minimiser la politique interne française et à présenter le modèle du Directoire, comme exportant la liberté sur les baïonnettes des soldats français patriotiques, cherchant à aider les opprimés. Bien que le républicanisme irlandais se révélât dynamique et flexible pour s’adapter aux circonstances des différentes parties de l’île, il resta statique lorsqu’il s’agissait de dépeindre la France.
25Les républicains irlandais s’inquiétaient des événements qui conduisirent à la formation du Directoire. La chute de Robespierre et des Jacobins fut un choc et le comportement des thermidoriens, un objet de préoccupation. Le Northern Star décrivit le renversement de Robespierre comme « indispensable », qu’il fût une victime innocente de factions ou qu’il ait sacrifié le bien public à son ambition privée. Il était dit que lorsqu’un fonctionnaire public ne pouvait soutenir sa position que par la violence, il devait se retirer31. Toutefois, il est indiscutable que la plupart des républicains irlandais préféraient encore les Jacobins. Malgré sa remarque précédente, le Northern Star déclara que Robespierre « méritera à jamais l’épithète d’incorruptible ». Le journal se plaignit amèrement que les Jacobins qui « avaient sans aucun doute sauvé la République et l’avaient dirigée à travers les moments les plus périlleux connus par n’importe quel pays » et qui avaient amené tous leurs ennemis, sauf l’Angleterre « à se prosterner aux pieds de la République » étaient persécutés, tandis que les royalistes étaient traités avec clémence32. Rowan était mécontent de la fermeture du Club des jacobins et nota qu’après leur chute, le sentiment républicain n’était plus aussi présent à Paris. Il avait également été témoin du meurtre de plusieurs Jacobins par la jeunesse dorée et se lamentait que le nouveau régime se soit allié aux royalistes33. Tone nota à propos des Jacobins, en mars 1796, « j’ai toujours eu un penchant pour ce parti et je pense qu’un peu plus d’énergie à l’heure actuelle ne nuirait pas au gouvernement français34 ». Le Northern Star déclara que la Loi des deux tiers était synonyme d’« autorité usurpée » par le nouveau régime35.
26Toutefois, malgré ces inquiétudes, les Irlandais unis reconnaissaient le fait fondamental que quelle que soit la nature de leurs dispositions électorales internes et les tentatives de réconciliation avec les royalistes, le régime du Directoire demeurait républicain. Avec l’armée jouant un rôle de plus en plus prédominant dans la vie publique sous le Directoire, les républicains irlandais réagirent positivement à la culture patriotique du régime. Le 2 février 1796, Theobald Wolfe Tone arriva en France pour persuader le Directoire de mener une invasion. Lors de son deuxième jour à Paris, il se rendit au théâtre. Ce qu’il y vit le toucha profondément. Lorsque les mots « Aux armes, citoyens ! » retentirent durant La Marseillaise, la scène se remplit de Gardes nationaux avec des baïonnettes fixées et les sabres tirés, portant le drapeau tricolore.
« Je n’ai jamais su ce qu’était l’enthousiasme auparavant et ce qui le rehaussa au-delà de tout, fut que les hommes devant moi, n’étaient pas des mercenaires jouant un rôle ; ils étaient ce qu’ils semblaient être, des citoyens français armés volant à la rescousse de leur pays pour le libérer de l’esclavage. »
27La nuit suivante, alors qu’il observait un bataillon sur le point de partir au front, les applaudissements de la foule, lorsque le drapeau tricolore passa devant lui, l’émurent aux larmes36. De tels événements ne lui laissèrent aucun doute que le Directoire, quels que soient ses travers, était un régime de liberté républicaine. Ses camarades en Irlande étaient du même avis. Ils combattaient contre les mêmes ennemis – monarchie, aristocratie et privilèges. Le leader prééminent des Irlandais unis de Belfast, Robert Simms, nota que « toutes les classes populaires se tournent vers les Français et considèrent qu’ils combattent leurs batailles37 ». Tone dit au gouvernement français que ses citoyens menaient les batailles « de toute l’humanité opprimée38 ».
28Par ailleurs, les contre-révolutionnaires insistaient sur le fait que les Français étaient les tyrans. Un auteur d’opuscules avertit que si les Français envahissaient, ils introduiraient leurs « lois, langue et manières » en Irlande, non pas pour propager la liberté mais pour faciliter les pillages. Non seulement les supporters du gouvernement, mais même « les paysans les plus pauvres » seraient ruinés au fur et à mesure que les Français réquisitionneraient ce dont ils auraient besoin. « Nos lois, notre religion, notre indépendance [seraient] perdues à jamais39 ! » D’autres avertirent que les Français dissimulaient de mauvaises intentions, derrière le langage de la fraternité. Le sort d’autres pays occupés le prouvait. Henry Joy, qui avait été un Volontaire de premier plan lors de la campagne pour l’indépendance législative et qui avait considéré tout d’abord la Révolution française comme supérieure à celle de 1688, argumentait que dans l’Europe occupée par la France « toutes les liquidités disponibles et tous les biens mobiles » avaient été volés, que les Français aient été accueillis « à bras ouverts ou avec des baïonnettes fixées. » Les Irlandais unis ne devaient pas s’attendre à un sort différent. « Écoutez, je vous en conjure, le cas de la Hollande » dont les habitants étaient « si universellement attachés aux Français » qu’ils abandonnèrent leur pays sans combat, mais que les Français avaient quand même volés et opprimés40. Les dires des contre-révolutionnaires furent suivis d’actions violentes, avec le gouvernement lâchant l’armée sur les habitants de l’Ulster, la province la plus républicaine d’Irlande.
29Les républicains répondirent en soulignant que le Directoire protégeait la liberté dans son pays et à l’étranger, tout en suggérant que l’Irlande elle-même était si opprimée que seule une invasion française pourrait la sauver. Le Northern Star avait été muselé par des soldats ivres qui avaient fracassé sa presse. En septembre, le leader des Irlandais unis, aristocrate et ancien membre du Parlement, Arthur O’Connor lança le Press comme remplacement. O’Connor avait été impliqué dans les négociations avec les Français, avec un autre aristocrate et ancien membre du Parlement, Lord Edward Fitzgerald, qui avait perdu son poste dans l’armée britannique après avoir renoncé à son titre de noblesse, lors d’une réunion à Paris en 1792. Il fut le seul membre du Parlement irlandais à ne pas observer le deuil officiel décrété pour Louis Capet. Ces deux hommes représentaient des figures de premier plan du comité militaire des Irlandais unis. L’objectif du Press était de préparer le peuple à la guerre révolutionnaire. La première édition fit l’éloge du Directoire tout en incendiant le gouvernement irlandais. « En ce qui concerne la paix intérieure et l’industrie et toutes les poursuites et les plaisirs de la vie sociale, la guerre en France touche à sa fin ; l’Angleterre et l’Irlande ne font que commencer la lutte pour atteindre ces objectifs primordiaux. » Selon le Press, la richesse que les guerres avaient apportée à la France, ses énormes armées, ses victoires écrasantes et la direction du Directoire, la rendaient invincible. En outre, la France était protégée par ses principes. Le Press imprima une proclamation du Directoire au peuple français du 9 septembre et loua le fait qu’elle « chérissait et encourageait un peuple », ce qui était encore plus à l’opposé du gouvernement irlandais dont les proclamations « expriment un esprit invariable de sévérité, de mise hors la loi de districts entiers et de récompenses pour les espions et les informateurs ». Si le Directoire persistait dans « ce système grand et bon, il conquerrait plus par ses principes que les soldats ont soumis par les armes41 ». Dans tout le pays, ce message était renforcé par des chansons, comme The Jovial Friend (L’ami jovial) qui célébraient l’armée française, des serments et des discours lus par des orateurs populaires et par le port du vert comme expression du républicanisme. La popularité de la coiffure républicaine, la garçonne (crop), était telle que la chanson loyaliste la plus prisée du moment portait le titre « Croppies Lie Down ».
30Bien que les principes français et une invasion française demeurassent au centre de l’idéologie et de la stratégie des Irlandais unis, des doutes sur les intentions françaises grandirent au cours de l’année 1797 et la pression d’un soulèvement sans leur aide augmenta. Ceci fut particulièrement le cas dans l’Ulster, où des militants comme Jemmy Hope, s’inquiétaient de ce que les Français n’autorisaient pas la démocratie ou qu’ils n’étaient intéressés par l’Irlande que pour leurs propres raisons, comme ceci semblait être le cas dans d’autres pays. Denis Taafe mit en garde ses camarades en les exhortant à accepter l’aide française, tout en faisant très attention à « ne pas être échangés contre une île en sucre42 ». La campagne de terreur du gouvernement – un général citait la Vendée comme son inspiration – en convainquit un grand nombre que s’ils n’agissaient pas bientôt, la révolution serait terminée avant d’avoir commencé. D’autres parmi les Irlandais unis souhaitaient attendre les Français de peur que sans eux, leur révolution politique ne devînt une révolution sociale. Hope les écartait comme hommes d’« aide étrangère », plus craintifs pour leurs biens que dédiés au républicanisme43. En mai 1798, les Irlandais unis avaient pris la décision de se soulever et espéraient que les Français arriveraient avant qu’ils ne soient battus. Au moment où plusieurs petites expéditions françaises arrivèrent en automne, il était trop tard, malgré une campagne vaillante dirigée par le général Humbert. Le fait que les conditions de la capitulation de Humbert n’inclurent pas ses alliés irlandais qui furent ensuite massacrés par les troupes gouvernementales, laissa une amertume persistante dans la mémoire populaire jusqu’au XXe siècle44.
31Après les événements sanglants de 1798 – jusqu’à 30 000 personnes avaient été tuées et la violence sectaire avait explosé dans certaines régions – les leaders restants des Irlandais unis capturés, cherchèrent à dépeindre le mouvement comme majoritairement modéré, conduit par des hommes de bien aux principes républicains sincères qui désiraient également l’ordre social. Il fut même suggéré que les Français auraient été récompensés de leurs efforts, puis seraient partis45. Bien que l’image des Irlandais unis proposée ici ait été acceptée par de nombreux historiens, elle est extrêmement discutable. L’objectif des personnes témoignant était de minimiser la responsabilité des Irlandais unis quant à la dévastation de la rébellion et de se présenter comme les victimes d’événements qui avaient dégénéré, tandis que le gouvernement qui les avaient épargnés en échange de preuves, voulait pouvoir justifier sa politique de sécurité draconienne et obtenir un portrait peu flatteur des Français, dans le but de décourager toute autre tentative de rébellion. Toutefois, compte tenu de la propagande imprimée militante des Irlandais unis, parue sous forme d’impressions, de chansons, de serments et d’actes contre la monarchie, l’aristocratie, les taxes et la dîme, ceci n’est tout simplement pas viable. En quelques années, les Irlandais unis avaient réussi à établir une armée clandestine d’environ 200 000 hommes. Ceci avait uniquement été possible que parce qu’ils s’étaient adressés aux griefs sociaux et économiques des classes populaires. L’armée clandestine républicaine était un amalgame d’organisations politiques populaires organiques, avec une organisation formée par la direction républicaine bourgeoise. Si la rébellion avait réussi, les demandes d’un peuple armé qui se serait libéré, avec l’alliance des Français ou pas, auraient été impossibles à ignorer complètement. Il y aurait eu tout au moins des confiscations importantes des terres de l’Église Établie et des contre-révolutionnaires les plus importants, tandis que les demandes concernant la dîme, les taxes, les locations et les prix et salaires auraient été abordées. Il est inconcevable que les hommes qui avaient bâti une machine de propagande républicaine et une armée aussi formidables, auraient pu laisser de côté ces questions, surtout avec la perspective inévitable d’une invasion de la Grande-Bretagne, résolue à se protéger à n’importe quel prix d’une invasion venue d’Irlande.
32Au contraire, la véritable nature du républicanisme irlandais fut exprimée par Tone, considérant ce qui serait nécessaire pour fonder une république irlandaise indépendante séculaire et démocratique. De préférence, les Français auraient envoyé une armée de 15 000 hommes, ce qui aurait permis de rassurer les hommes propriétaires et de les rallier à la cause. Avec des troupes moins importantes, continua-t-il, il n’aurait « compté que sur les sans-culottes et si nécessaire [aurait] réquisitionné tous les hommes, chevaux, guinées et pommes de terre en Irlande ». « Notre indépendance doit être obtenue à tout prix. Si les propriétaires de biens ne nous soutiennent pas, ils doivent être renversés ; nous pouvons nous soutenir nous-mêmes avec l’aide de cette classe nombreuse et respectable de la communauté, des hommes sans propriété46. » Ces paroles révélèrent Tone comme Jacobin. Engagé envers la république par-dessus tout, il aurait fait tout ce qu’il fallait pour assurer qu’elle avait le support du peuple et qu’elle aurait pu survivre contre ses ennemis. La sécurité publique était plus importante que les droits et les intérêts des individus et de la propriété. Ces sentiments permettent également d’expliquer la nature du rapport entre le républicanisme irlandais et le modèle du Directoire. Tout en se réjouissant des succès de la France Directoriale contre ses ennemis, étrangers et nationaux, ce n’était pas le modèle que les républicains irlandais souhaitaient pour l’Irlande. Lorsqu’ils observaient leur propre image dans un miroir, le reflet qui leur était renvoyé était la France de 1793 et 1794, et non la France de 1795 à 1799.
Notes de bas de page
1 T. W. Tone, The Writings of Theobald Wolfe Tone, 1763-98, éd. T. W. Moody, R. B. Mcdowell et C. J. Woods, 3 vol., Oxford, 1998-2007, ii, p. 295 ; Catéchisme cité dans K. Whelan, The Tree of Liberty, Cork, 1996, p. 57.
2 Par exemple, voir le Freeman’s Journal, conservateur, 30 juillet 1789 et le Morning Post, radical, 28 juillet 1789.
3 I. McBride, Scripture Politics, Oxford, 1998, p. 195-201.
4 Dublin Evening Post, 20 décembre 1791.
5 Belfast Newsletter, 15 mai 1792.
6 J. Agnew (éd.), The Drennan – Mc Tier Letters, 3 vol., Dublin, 1998-1999, i, p. 364.
7 Belfast Newsletter, 19 juillet 1791.
8 C. Robbins, The Eighteenth-Century Commonwealthman, Cambridge, Mass., 1959.
9 R. B. McDowell, Ireland in the Age of Imperialism and Revolution, 1760-1801, Oxford, 1978, p. 471-490 ; M. Elliott, Partners in Revolution: The United Irishmen and France, New Haven, 1982, p. 66-67.
10 N. Curtin, « The Transformation of the Society of United Irishmen into a Mass-Based Revolutionary Organisation, 1794-1796 », Irish Historical Studies (1985), p. 463-492 ; J. Smyth, The Men of No Property, édition révisée, Basingstoke, 1998, p. 91-99 ; K. Whelan, The Tree of Liberty, Cork, 1996, p. 59-96.
11 Cité dans S. Small, Political Thought in Ireland, 1776-1798: Republicanism, Patriotism and Radicalism, Oxford, 2002, p. 88.
12 Freeman’s Journal, 23 juillet 1789, Dublin Evening Post, 23 juillet 1789 ; Belfast Newsletter, 28 juillet 1789.
13 M. Elliott, Wolfe Tone: Prophet of Irish Independence, New Haven, 1989, p. 36-37. Voir également, N. Curtin, The United Irishmen : Popular Politics in Ulster and Dublin, 1791-1798, Oxford, 1994, p. 13-22 ; Small, p. 4-7 ; H. Gough, « Un républicanisme ambigu : l’Irlande et la Révolution française », Annales historiques de la Révolution française (1994), p. 321-330.
14 J. Larkin (éd.), The Trial of William Drennan, Dublin, 1991, p. 121-139.
15 A. T. Q. Stewart, A Deeper Silence: The Hidden Origins of the United Irishmen, Londres, 1993 ; McBride, Scripture Politics.
16 Cité dans V. Morley, Irish Opinion and the American Revolution 1760-1783, Cambridge, 2002, p. 334. Par exemple, voir également l’extrêmement influent R. Woodward, The Present State of the Church of Ireland, Stated, Dublin, 1787 et Presbyterio-Catholicon, Dublin, 1791.
17 Le prospectus de l’Irlandais « Uni », The Children’s Catechism (1794) argumentait que la monarchie avait été à l’origine une punition pour le peuple d’Israël.
18 Morley, Irish Opinion, op. cit., p. 331.
19 Freeman’s Journal, 25 août 1792.
20 Northern Star, 22, 29 août 1792.
21 Agnew (éd.), Drennan – McTier Letters, i, p. 411.
22 Tone, Diary, 19 août 1792, Writings, i, p. 250.
23 Freeman’s Journal, 10 novembre 1792.
24 Belfast Newsletter, 4 décembre 1792.
25 Northern Star, 15 décembre 1792.
26 Tone, Writings, op. cit., i, p. 329 ; Curtin, United Irishmen, op. cit., p. 52-54 ; Mcdowell, Imperialism, op. cit., p. 431-432.
27 Cité dans Curtin, United Irishmen, op. cit., p. 52.
28 Faulkner’s Dublin Journal, 13 décembre 1792 ; Freeman’s Journal, 13 décembre 1792.
29 A Full and Accurate Report of the Trial of James Bird, Roger Hamill, and Casimir Delahoyde, Merchant s; Patrick Kenny, Bartholomew Walsh, Matthew Read and Patrick Tiernan, before the Honourable Mr. Justice Downe; in the Criminal Court of Drogheda, 23 avril 1794, Dublin, 1794, p. 20.
30 Smyth, The Men of No Property, op. cit., p. 116.
31 Northern Star, 21 août 1794.
32 NS, 25 août 1794 ; 8 juin 1795. Le républicain de Dublin chef de file, John Daly Burk compara l’efficacité du Comité sur la sécurité publique à l’impotence de Pitt. A Letter to the Right Hon. H. G — tt— n. Février 1795 (Dublin, 1795), p. 14.
33 Rowan, Autobiographie, p. 238-241.
34 Tone, Writings, op. cit., ii, p. 107.
35 Northern Star, 21 septembre 1795.
36 T. Bartlett (éd.), Life of Theobald Wolfe Tone, Dublin, 1998, p. 464-466.
37 Tone, Writings, ii, p. 20.
38 Ibid., p. 66.
39 [T. Anburey], un officier, A Letter to the Officers of the Army in Ireland, on the Subject of an Invasion from France. Intended Principally for the Militia, 2e éd., Dublin, 1796, p. 18, 26.
40 Belfast Newsletter, 26 décembre 1796. Le Ennis Chronicle espérait que l’Irlande ne serait pas victime de la « terreur efféminée » qui avait entraîné le renversement de l’Italie (12 septembre 1796). L’évêque catholique de Cork mettait en garde ses ouailles, le jour de Noël 1796, contre le sort de l’Allemagne, des Flandres, de la Hollande et de l’Italie et de rejeter les « envahisseurs impies » de la côte, Belfast Newsletter, 2 janvier 1797.
41 Press, 28 septembre 1797. Le Press idolâtrait les généraux républicains, en publiant un éloge de Hoche comme défenseur de la liberté et en imprimant la lettre d’un étudiant à l’université de Dublin exhortant ses homologues à devenir des « Bonaparte » irlandais et le « fléau des tirants ».
42 Cité par K. Whelan, Introduction à la section VII, in T. Bartlett, D. Dickson, D. Keogh et K. Whelan (éd.), 1798 : A Bicentenary Perspective, Dublin, 2003, p. 529.
43 Cité dans Curtin, United Irishmen, op. cit., p. 264.
44 G. Beiner, Remembering the Year of the French: Irish Folk History and Social Memory, Madison, Wisc., 2007.
45 Consulter les preuves des Dr W. J. Macneven, A. O’Connor, T. A. Emmet, S. Neilson et O. Bond dans Report from the Secret Committee of the House of Lords, with an Appendix, Dublin, 1798. W. J. Mcneven, Pieces of Irish History, New York, 1807.
46 Tone, Writings, ii, p. 70-72, 104-106.
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