1Comment doit-on intégrer les événements coloniaux dans une histoire du républicanisme atlantique pendant la deuxième moitié des années 1790 ? L’abolition de l’esclavage en 1794 a-t-elle fait de Saint-Domingue une « colonie de citoyens », pour emprunter le titre d’un livre récent de Laurent Dubois, c’est-à-dire un lieu où les promesses de la Déclaration des droits de l’homme auraient été réalisées, peut-être plus intégralement que dans la métropole française et dans la nouvelle République nord-américaine1 ? Le revirement napoléonien, signalé par l’expédition militaire de Leclerc et la loi du 30 floréal an X, ont-ils mis fin à une expérience qui aurait changé fondamentalement la signification du républicanisme des deux côtés de l’Atlantique2 ? Ou doit-on regarder Saint-Domingue, la plus importante des colonies françaises, comme la scène d’une double, voir d’une triple trahison des principes républicains : d’abord par un gouvernement français qui n’était pas prêt à faire de la population d’origine africaine des citoyens à part entière, ensuite par un général autoritaire – Toussaint Louverture – prêt à vider les institutions issues de la Révolution de toute substance afin d’imposer sa propre dictature, enfin par la nouvelle République des États-Unis, qui aurait profité de l’embarras de la France et incité l’autonomisme saint-dominguois dans le cadre de la quasi-guerre qui a opposé les deux Républiques sous le Directoire ?

2La situation de Saint-Domingue entre 1794 et 1801 est assez compliquée. Formellement, la partie ouest de l’île d’Hispaniola reste une colonie française ; la Constitution française de l’an III déclare les colonies, parties intégrantes de la nation. Mais la communication entre la métropole et les Caraïbes est très réduite, à cause de la guerre avec l’Angleterre, et la situation politique à Saint-Domingue suit sa propre évolution, malgré les efforts du gouvernement en Europe. Les diverses proclamations d’émancipation – d’abord celles promulguées par les deux commissaires civils, Léger-Félicité Sonthonax et Étienne Polverel, entre juin et octobre 1793, sous la pression des événements dans l’île et sans aucune autorisation de la Convention nationale, ensuite celle de la Convention nationale, votée le 16 pluviôse an II – avaient promis aux ci-devant esclaves de la colonie, les pleins droits des citoyens, mais ces proclamations n’avaient pas réglementé la place de Saint-Domingue dans le cadre des institutions républicaines. Depuis le 15 pluviôse an II, date de l’admission de la députation tricolore envoyée de Saint-Domingue par Sonthonax, la colonie a des représentants à la Convention, comme elle en a eu pendant l’Assemblée Constituante. La Constitution de l’an III promet aux colonies l’intégration complète dans l’espace constitutionnel républicain, et Saint-Domingue continue à envoyer des députés aux Assemblées jusqu’en 1800, où ils interviennent surtout dans les débats sur les questions coloniales3. Mais cette présence de députés à Paris ne doit pas masquer la quasi-autonomie de Saint-Domingue pendant ces quelques années.

3En réalité, les lois métropolitaines ne sont jamais pleinement appliquées au-delà des mers. Le Directoire ne réussit pas à imposer l’abolition de l’esclavage aux Mascareignes, et l’échec de la mission Baco-Burnel en 1796, remet en question ses intentions pour les autres colonies4. La Martinique est occupée par les Anglais depuis 1793 et ne rentrera dans le giron français qu’en 1802. À la Guadeloupe, le commissaire national Victor Hugues mène sa propre politique, empêchant toute velléité de vie politique dans l’île. À Saint-Domingue, il y a un mélange bizarre des institutions coloniales d’Ancien Régime, des autorités révolutionnaires et du régime militaire. Avec le rappel des commissaires Sonthonax et Polverel en juin 1794, le pouvoir suprême reste théoriquement dans les mains du gouverneur-général militaire – d’abord le militaire français Étienne Laveaux, ensuite Toussaint Louverture, rallié à la France depuis mai 1794. Saint-Domingue est toujours un théâtre de guerre, bien que la situation se soit redressée après une crise apparemment catastrophique en 1793 ; enfin, malgré la retraite des troupes espagnoles, suivant la paix de Bâle en 1795, les Anglais tiennent toujours la plupart des ports sur la côte ouest de l’île et une partie de la péninsule du Sud, et ce, malgré les efforts des forces de Toussaint Louverture et d’André Rigaud, le chef de gens de couleur dans la province du Sud. On ne peut guère parler de l’implantation des institutions civiles à l’instar de celles de la métropole. Le préalable essentiel, la division de la colonie en départements, est voté en France, au début de 1798 ; mais cette loi n’est jamais mise en application. Les députés envoyés à Paris sont essentiellement nommés par Toussaint Louverture et Rigaud ; on ne peut pas non plus parler d’élections constitutionnelles. Il n’y a pas de presse ni de mouvements politiques organisés dans la colonie.

4Les chances d’un républicanisme colonial dépendent beaucoup de la politique de l’homme fort de l’île, Toussaint Louverture. Sorti vainqueur en 1796 d’une confrontation avec les représentants des commissaires envoyés par le Directoire, Rigaud participe aux opérations contre les Anglais, mais érige son propre régime autoritaire dans le Sud, indépendamment des volontés françaises5. Décoder les vraies pensées de Toussaint reste un défi, même pour les meilleurs spécialistes, comme le chercheur américain David Geggus. Que représente pour Toussaint Louverture la Révolution et la République ?… Il n’y a évidemment aucune raison d’imaginer que l’ex-esclave ait rêvé de l’avènement d’un régime républicain dans les années avant la Révolution. Même si la légende qui veut que son père ait été un prince arada en Afrique est invérifiable, Toussaint aurait dû entendre parler des royaumes africains, qui avaient leurs propres traditions politiques, pas forcément « sauvages », mais en aucun cas républicaines6. Toussaint est capable de lire en français, mais il n’a pas, sans doute, fréquenté les mêmes textes sur le républicanisme antique que ses contemporains français.

5Jusqu’au moment de la crise du 20 juin 1793, où les deux commissaires civils français, Léger-Félicité Sonthonax et Étienne Polverel, offrent l’émancipation immédiate aux insurgés prêts à combattre à leurs côtés, Toussaint n’a aucune raison de se rallier au gouvernement républicain qui maintient l’esclavage et dont les forces montent une expédition militaire assez sérieuse contre l’insurrection, au début de 1793. Après un moment d’hésitation, Toussaint, avec les autres chefs du mouvement noir, rejette l’appel lancé par les deux commissaires et réaffirme son adhésion aux Espagnols. Dans une lettre qu’il dicte au moment où Sonthonax donne son décret d’émancipation universelle, fin août 1793, Toussaint accuse les Français d’avoir barbarement mis leur roi à mort et de combattre contre la religion ; en même temps, cependant, il envoie sa célèbre lettre du 29 août, où il annonce qu’il combat pour la liberté et l’égalité7.

6Après des recherches minutieuses, David Geggus conclut que Toussaint, à l’encontre des autres chefs de l’insurrection, est foncièrement opposé à l’esclavage, mais qu’il hésite à s’engager du côté des républicains qui n’ont commencé à parler d’émancipation qu’en juin 1793. Les nouvelles venant d’Europe, au cours de l’été 1793, et transmises par ses alliés espagnols, qui montrent la France républicaine en train de sombrer dans une guerre civile, tandis que les armées des monarchies coalisées l’envahissent de toutes parts, ne sont pas faites pour encourager un ralliement à ses côtés. D’ailleurs, c’est seulement vers le début de mai 1794, que la nouvelle du décret d’émancipation du 16 pluviôse an II arrive aux Antilles. D’après Geggus, cet événement n’est pas le seul indice déterminant de la « volte-face » de Toussaint. Le général noir enregistre aussi le redressement de la position militaire de la France, à la fois en Europe et à Saint-Domingue, après l’été 1793. Les Français, en train de gagner l’appui des forces des hommes de couleur, l’obligent à changer de position s’il ne veut pas se voir laisser sur la touche8. On peut donc douter que le Toussaint Louverture qui prend rang dans l’armée française en mai 1794, soit républicain par profonde conviction.

7Vite reconnu par le commandant des forces françaises à Saint-Domingue, Laveaux, pour ses capacités militaires, Toussaint Louverture se trouve vite en position de force. En mars 1796, il libère Laveaux des mains de général Villatte, homme de couleur qui essaye de prendre le contrôle de la province du Nord ; cet épisode montre que c’est Toussaint Louverture qui décide du pouvoir dans la colonie, sauf au Sud régi par Rigaud9. Ensuite, par des manœuvres habiles, Toussaint Louverture se débarrasse, d’abord de Laveaux, renvoyé en France comme député de la colonie, ensuite du commissaire civil Sonthonax, membre de la troisième commission arrivée dans l’île, en mai 1796, et qui représente, même pour beaucoup de Noirs, une promesse d’émancipation. Encore plus que Bonaparte en Italie, Toussaint Louverture se comporte comme une puissance autonome. Éludant les efforts du nouveau représentant français, Hédouville, envoyé à Saint-Domingue au début de 1798, Toussaint négocie, en août 1798, un accord avec le commandant des forces anglaises, Maitland, et obtient l’appui du gouvernement américain, heureux de l’aider dans le cadre de la « quasi-guerre » contre la France10. L’avènement de Bonaparte ne l’intimide pas. En décembre 1800, contre des instructions envoyées de France, Toussaint prend possession de la colonie espagnole de Santo-Domingo ; en février 1801, il convoque une assemblée qui doit doter Saint-Domingue de sa propre Constitution, dont le texte est envoyé en France en août 180111. L’ancienne colonie est sur le point de se déclarer indépendante, mais Toussaint hésite toujours à faire ce dernier pas.

8Toussaint Louverture est-il en train cependant de créer une société inspirée par des principes républicains ?… La réponse dépend, évidemment, de la façon dont on définit le républicanisme. L’initiative de la Constitution de 1801 fait référence à la notion de la souveraineté du peuple, mais on ne peut pas prétendre que la population de Saint-Domingue ait vraiment été consultée, ni sur le principe de l’entreprise ni sur ses détails. La Constitution « louverturienne » interdit l’esclavage et insiste sur l’égalité de tous les hommes devant la loi, la liberté individuelle et la protection de la propriété. Elle fait rupture avec le républicanisme français, même dans sa version consulaire, en établissant la religion catholique comme le seul culte public. Le vodou, la croyance de la majorité de la population noire, est ostensiblement interdit, comme le divorce. De plus, Toussaint Louverture est nommé gouverneur à vie, avec le droit de choisir son propre successeur. Elle prévoit l’élection d’une Assemblée centrale, mais l’initiative des lois est laissée au gouverneur12. Elle prévoit aussi le maintien du système agricole des plantations et le travail obligatoire. Tandis que les Républiques des États-Unis et de France font référence à une société à base de propriétaires terriens indépendants – les yeoman farmers dont rêve Thomas Jefferson – Toussaint Louverture n’arrive pas à imaginer une alternative aux grandes unités construites par les colons blancs. D’après la Constitution de 1801, qui reprend à cet égard des prévisions décrétées auparavant par Toussaint, les cultivateurs sont certes censés être libres et ils ont droit à une portion des revenus dus à leur travail, mais ils ne peuvent pas quitter leur lieu de résidence et ils sont sous l’autorité du propriétaire du sol. C’est un système qui a plus en commun avec, par exemple, le servage dans l’Europe de l’Est qu’avec l’ordre social et économique des Républiques nord-américaine ou française.

9Pour Toussaint Louverture, il n’y a pas de choix. Entouré d’un monde hostile à l’émancipation des esclaves, Saint-Domingue a besoin d’une force armée imposante. Dépourvue de toute industrie, la nouvelle société en train de se construire sous son égide, doit nécessairement acheter des armes et des munitions à l’étranger ; pour ce faire, elle a besoin de ressources qui ne peuvent venir que de la vente des produits coloniaux et surtout de la production du sucre. La situation de crise dans laquelle la nouvelle société à Saint-Domingue se trouve, ne se prête guère à l’expérimentation de nouvelles méthodes d’organisation à cet égard. Tout le monde, ou presque, s’accorde à croire que la production de sucre exige une forte centralisation sous la direction des propriétaires capables d’enrégimenter la main-d’œuvre nécessaire. En plus, le seul moyen dont Toussaint dispose de s’assurer de la loyauté de ses officiers, c’est de leur allouer des terres abandonnées des anciens colons blancs. La société que Toussaint est en train de construire est une société fortement hiérarchisée, avec une paysannerie soumise à un contrôle répressif, exercé par une caste militaire en train de monopoliser la propriété des terres.

10Une telle structure ne s’impose pas facilement dans une situation révolutionnaire comme celle qui existe à Saint-Domingue depuis l’insurrection. Comme le montre Carolyn Fick, les aspirations des ci-devant esclaves vont plutôt vers la construction d’une société de petits propriétaires indépendants, s’occupant de leur propre subsistance et non pas de la production des denrées destinées à l’exportation13. La contradiction entre cette volonté d’autonomie de la part de la masse de la population rurale et la détermination de Toussaint Louverture d’imposer les structures qu’il voit comme nécessaires à la défense de la liberté, déclenchent plusieurs insurrections contre son autorité. À cette contradiction fondamentale, il faut ajouter l’instabilité créée par l’opposition à Toussaint, d’une bonne partie de la population de couleur. D’après l’historienne haïtienne Sabine Manigat, « l’inévitable fracture : le pouvoir contre la liberté, la propriété contre l’égalité, est inscrite dès le début, dans les fondements de l’État louverturien14 ».

11Ceux qui ont voulu voir dans Toussaint Louverture un vrai républicain, insistent surtout sur deux points certes importants de sa politique. D’abord, il prend fermement position contre l’institution de l’esclavage. Comme le remarque David Geggus, le fait que Toussaint se soit émancipé, au moins dix ans avant la Révolution de 1789, montre qu’il ne s’est pas engagé dans le mouvement insurrectionnel pour des raisons personnelles : il était déjà un homme libre à ce moment. Et, tandis que les autres principaux chefs de l’insurrection, Jean-François et Biassou, ont vendu des Noirs aux Espagnols en échange de vivres et de munitions dans les premières années du mouvement, Toussaint ne s’est jamais engagé dans ce commerce. Il est vrai que la Constitution « louverturienne » de 1801 prévoit l’éventualité de l’importation de nouveaux africains dans l’île, afin de remplacer les pertes de main-d’œuvre, dues aux conflits dans la colonie depuis 1791, mais ces nouveaux arrivés auraient été libérés dès leur débarquement à Saint-Domingue, bien qu’ils se soient trouvés obligés de travailler dans les sucreries, comme la plupart de la population paysanne. Il est vrai aussi que Toussaint a promis, dans son accord de 1798 avec les Anglais, de ne rien entreprendre qui puisse ébranler l’esclavage dans les autres colonies européennes15. Malgré tout, Toussaint est évidemment en avance sur la question de l’esclavage par égard aux républicains nord-américains, dont le chef de file, Thomas Jefferson, est lui-même propriétaire d’esclaves. Si le nouveau décret du 16 pluviôse an II, n’est pas le seul motif du ralliement de Toussaint aux Français en mai 1794, il s’oppose fermement à toute idée que la France puisse faire demi-tour sur cette question, pendant le Directoire. Les populations noires de l’île « préféreront toujours s’ensevelir sous les ruines de leur pays, plutôt que d’y voir revivre l’esclavage », proclame-t-il, dans sa célèbre lettre du 8 brumaire an VI aux législateurs français16.

12Toussaint Louverture poursuit également plus loin que les républicains européens ou nord-américains, la logique de l’universalité de la définition de l’homme. Dans le même discours de 1797, il insiste sur l’égalité des races. Les Noirs ne sont pas « une classe à part du reste du genre humain17 ». À l’encontre de ses rivaux, Villatte et Rigaud, qui cherchent à installer un régime dominé par leur caste de gens de couleur, Toussaint vante son refus de s’identifier exclusivement comme le chef d’un mouvement noir. Installé au pouvoir après 1797, il fait des efforts pour convaincre les habitants blancs de revenir et de reprendre en main la direction de leurs plantations, afin de relancer la production. De plus, il s’entoure de Blancs et d’hommes de couleur, les seuls qui ont les connaissances nécessaires pour le travail de l’administration civile. La Constitution de 1801 interdit toute distinction de couleur. Doit-on voir dans Toussaint, un homme qui s’est libéré entièrement du préjugé de couleur ? Ou s’agit-il d’un calcul habile, puisque les Blancs qui restent dans l’île sous son régime, ont besoin de sa protection, et qu’il a tout intérêt à diviser les gens de couleur afin d’affaiblir son rival Rigaud ? Les Blancs qui répondent à ses invitations de revenir à leurs habitations, les trouvent le plus souvent occupés par de nouveaux propriétaires, et Toussaint ne tient pas ses promesses d’appuyer les droits des anciens maîtres. Les relations entre les races sont loin de correspondre aux idéaux consacrés par le document constitutionnel de 1801.

13Le régime ébauché par Toussaint Louverture, entre 1794 et 1801, est donc un mélange des impulsions égalitaires qui circulent des deux côtés de l’Atlantique, avec des éléments qui reflètent la situation particulière d’un territoire en proie à des conflits très difficiles à résoudre dans le cadre des institutions républicaines. Sur plusieurs aspects, Toussaint suit la même pente vers un régime hiérarchique et autoritaire que celle suivie par les républicains conservateurs du Directoire, en France. Comme beaucoup d’entre eux, il met l’ordre avant la liberté et se méfie des pauvres, ceux qui doivent gagner leur vie en travaillant. Comme les Directoriaux aussi, il est prêt à des compromis pragmatiques, comme sa renonciation à toute propagande contre le principe de l’esclavage dans les autres colonies, au nom d’une espèce de Realpolitik. Pas plus que Bonaparte, il ne mérite l’étiquette d’« homme d’Ancien Régime » que Pierre Pluchon a voulu lui appliquer, mais il ne partage pas non plus les valeurs libérales de 1789 qui, il faut l’écrire, n’ont jamais été étendues à Saint-Domingue par les révolutionnaires français18.

14Tandis que Saint-Domingue suit son propre chemin dans les années 1794-1801, un chemin qui l’éloigne du modèle républicain français, comment les républicains français envisageaient-ils la place de cette colonie dans leur propre projet ?… Malgré tous les changements de politique pendant les années 1794-1801, il y a un consensus sur un point : Saint-Domingue doit rester une colonie française. Le combat contre les tendances autonomistes, qui a commencé sous la Constituante, se poursuit jusqu’à l’époque napoléonienne. La décision d’inclure les colonies de plain-pied dans l’espace constitutionnel, en 1795, n’est pas seulement une réaffirmation de l’abolition de l’esclavage décrétée en 1794, c’est aussi un rejet de toute velléité indépendantiste19. En 1795, la menace qui pèse sur le pouvoir français dans l’île, c’est moins Toussaint Louverture, qui n’est encore qu’un acteur parmi d’autres dans la politique locale, mais l’éventualité d’un protectorat anglais soutenu par les colons blancs et par une partie des hommes de couleur, ce qui aurait marqué une victoire importante pour la contre-révolution.

15Les prévisions de la Constitution de 1795 ne règlent pas pour autant la politique coloniale sous le Directoire. En réalité, la classe politique est très divisée sur le sujet. Les anciens colons blancs réfugiés en France se posent comme des victimes, à la fois des commissaires civils Sonthonax et Polverel à Saint-Domingue et des « terroristes » en France, où le Comité de salut public les a mis en prison pendant quelques mois. Si la commission d’enquête nommée par la Convention thermidorienne en 1795 justifie Sonthonax, il n’est pas certain que les colons aient perdu la bataille auprès de l’opinion publique20. La droite clichyienne de 1796-1797 embrasse la cause des colons ; ses ténors ont beau jeu en insistant sur le fait qu’un régime constitutionnel doit protéger les propriétés des citoyens d’outre-mer. Les débats parlementaires portent sur la propriété de la terre, mais les colons pamphlétaires n’hésitent pas à soulever la question de l’esclavage. D’après l’auteur anonyme des Réflexions sur la colonie de Saint-Domingue, la défense la plus importante de la position des colons publiée en France pendant ces années :

« Sans doute l’esclavage est un grand mal aux yeux de la nature et de l’humanité ; mais ne peut-on pas le ranger au nombre de ces maux politiques, devenus en quelque sorte nécessaires, pour en éviter de plus grands, et qu’on ne cherche pas même à extirper ? Qu’est l’esclavage des Noirs auprès de la mendicité qui couvre l’Europe entière… ? »

16Le même auteur stigmatise le pouvoir croissant de Toussaint Louverture, « flatté en secret de devenir général en chef de la Colonie, peut-être le roi de sa nation21 ». D’autres propagandistes pour les colons essayaient d’éluder les conséquences de l’émancipation en arguant que les anciens esclaves ne sont pas des citoyens français parce qu’ils sont nés dans un pays étranger, c’est-à-dire en Afrique22.

17Même ceux qui n’embrassent pas les arguments des colons hésitent à admettre toutes les conséquences de l’intégration de Saint-Domingue et sa population noire dans l’espace constitutionnel. Prenons le cas, par exemple, du député Rallier, ancien colon lui-même et auteur de trois pamphlets sur Saint-Domingue, parus en 1797, qui esquissent un plan assez élaboré pour l’avenir de la colonie. D’après Rallier, l’abolition de l’esclavage aurait dû être mieux exécutée : « Il falloit en faire des hommes avant d’en faire des citoyens ; il falloit leur faire dépouiller la rouille de l’esclavage avant de les revêtir des sublimes fonctions d’hommes libres. » Mais on ne peut pas revenir sur la décision faite en pluviôse an II : « La liberté est un bien dont la concession, une fois qu’elle a été faite, ne doit plus être révoquée23. » Rallier est prêt à admettre la participation de quelques Noirs et hommes de couleur dans les affaires publiques ; il prend explicitement parti pour Toussaint Louverture contre Sonthonax, dans la querelle qui les divise après le retour de ce dernier dans l’île en 1796, comme membre de la troisième commission civile, et il conclut, « c’est peut-être un bonheur, à bien des égards, que les places les plus importantes se trouvent remplies par des hommes de couleur et par des Noirs24 ». Mais il s’agit, d’après lui, de cas exceptionnels. Rallier anticipe la politique de la Troisième République, qui allait essayer de cultiver une élite d’« évolués » parmi ses populations coloniales. D’après Rallier,

« […] il se trouve enfin chez les nègres, comme ailleurs, de ces âmes privilégiées en qui la nature, par le bienfait d’une organisation heureuse, a merveilleusement accéléré le développement de toutes les facultés morales. De tels hommes doivent être connus, recherchés, mis en évidence et revêtus de fonctions publiques ».

18La population doit être divisée en deux classes, « celle des hommes instruits et celle des hommes dépourvus d’instruction. C’est dans la première seulement qui doivent être pris les fonctionnaires publics, sans aucune distinction de couleur25 ».

19Pour les autres, Rallier prévoit un régime de surveillance et de moralisation. Rallier met en relief la différence entre le système agricole de la France et celui de Saint-Domingue, où il n’y avait pas de petites propriétés tenues par des cultivateurs incités au travail pour leur propre compte. Comme Toussaint Louverture, il veut fixer la population sur les plantations, même si cela revient à « introduire un nouveau genre d’esclavage ». « Il faut décourager la migration vers les villes et réprimer le vagabondage26. » En accord encore une fois avec Toussaint, il insiste aussi sur la nécessité d’un culte public – « pourquoi même ne feroit-on pas tourner à l’avantage de ces hommes simples et crédules l’empire qu’a sur eux la superstition ? » – et sur l’importance du mariage.

« Si l’on veut civiliser les Noirs, il faut leur donner des mœurs, et il n’en est pas de plus sûr moyen que de leur bien inculquer ce principe, que tout homme qui prétend aux avantages de la liberté doit connoître et respecter les lois du mariage. Il seroit très-à-propos de régler que dorénavant, on n’admettroit à jouir des droits de citoyen que les seuls individus qui seroient le fruit de mariages légitimes27. »

20La position de Rallier est sans doute assez représentative de la pensée républicaine modérée des années directoriales. Il est troublé par les différences sociologiques entre la France et Saint-Domingue et il ne voit pas comment les mêmes institutions peuvent être érigées des deux côtés de l’Atlantique, si on n’arrive pas à réduire ces différences. À ses propres yeux, il n’est pas raciste, puisqu’il admet la participation des hommes noirs et de couleur dans les affaires politiques, et ce non seulement en principe mais aussi en pratique, puisqu’il prend parti pour Toussaint Louverture. Mais pour lui, la masse de la population noire n’est pas encore prête pour les responsabilités de la citoyenneté et doit être soumise à un processus d’éducation morale et civique. Rallier n’arrive pas à se libérer de la conviction que les Noirs ne peuvent pas constituer une paysannerie sur le modèle français. Sa propre analyse aurait dû l’amener à demander la constitution de petites propriétés agricoles à Saint-Domingue, mais il objecte que « le Noir n’a point encore acquis assez généralement le goût de travail, assez surmonté son indolence naturelle », pour profiter d’une telle possibilité28.

21Le coup d’État du 18 fructidor an V élimine de la scène la plupart des porte-parole des anciens esclavagistes et permet un effort sérieux pour réconcilier les institutions coloniales avec les principes républicains. Les avocats d’une République trans-atlantique et égalitaire sur le plan racial reprennent courage ; la deuxième société abolitionniste de l’époque révolutionnaire, la Société des amis des Noirs et des colonies, prend le relais de la célèbre Société des amis des Noirs des premières années de la Révolution29. La loi du 12 nivôse an VI prévoit enfin l’extension de la Constitution à Saint-Domingue, mais elle est déjà dépassée par les événements. Au moment de l’anniversaire du décret d’émancipation du 16 pluviôse en 1798, Sonthonax, renvoyé de Saint-Domingue par Toussaint Louverture comme député quelques mois auparavant, dénonce le « général noir ». « Certes, si quelqu’un pouvoit être soupçonné de favoriser le système d’indépendance, ce seroit dans doute celui dont la vie politique n’a été qu’une révolte continuelle contre la France30. » Le nouveau représentant du gouvernement, le général Hédouville, dont les propres sentiments républicains sont suspects, est réduit à comploter contre Toussaint en incitant son rival, l’homme de couleur André Rigaud, à entreprendre une guerre civile. En France, les partisans de Toussaint Louverture et ceux de Sonthonax et Rigaud se disputent jusqu’au moment du coup d’État de brumaire. Dans la nouvelle Constitution de l’an VIII, Bonaparte fait décréter que les colonies françaises sont soumises à des lois particulières. Si l’on ne peut pas dire avec certitude qu’il avait déjà décidé de réintroduire l’esclavage à Saint-Domingue, il n’y a pas de doute qu’il n’envisage plus un espace constitutionnel unifié, comprenant la métropole et les colonies31. C’est la fin du rêve d’un empire républicain. Comme nous l’avons vu, Toussaint Louverture va répondre en écrivant sa propre Constitution, celle de 1801.

22On ne peut donc parler d’une vraie détermination d’implanter les principes républicains dans les années 1794-1801, à Saint-Domingue, ni de la part de Toussaint Louverture ni des hommes politiques en France. Des deux côtés de l’Atlantique, le résultat est l’installation d’un régime autoritaire qui ne fait guère référence à ces principes. Les institutions républicaines nées pendant l’époque de la democratic revolution ne survivent que dans un seul endroit, les États-Unis. Quel rôle la République nord-américaine a-t-elle joué dans cette histoire ?… D’abord, les Américains ont démontré que le républicanisme n’était pas lié obligatoirement à l’abolition de l’esclavage. La Constitution fédérale laisse aux États de l’Union l’initiative dans ce domaine, et si les États du Nord sont en train d’abolir la servitude humaine, les États du Sud ne les suivent pas32. La France va abolir l’esclavage à deux reprises – en 1794 et en 1848 – avant que les États-Unis n’en fasse autant en 1863. Une bonne partie de la population et des élites politiques de la nouvelle République vont regarder l’expérience de Saint-Domingue avec grande suspicion.

23Aussi important pour l’avenir du républicanisme dans le nouveau monde est le rejet par les Américains de toute notion de solidarité idéologique parmi les Républiques. Quand le ministre Gênet arrive aux États-Unis, en avril 1793, espérant trouver un allié dans la guerre avec l’Angleterre, il est très vite déçu. Ses efforts pour créer un front commun des pays dévoués à la liberté échouent ; les Américains vont régler leur politique d’après leurs propres intérêts nationaux. En ce qui concerne la situation à Saint-Domingue, la préoccupation principale des Américains est la liberté de commerce. Pour eux, l’interruption des communications entre la France et les Caraïbes est une aubaine : les îles françaises doivent acheter l’essentiel de leurs vivres aux Yankees. De leur côté, les Français réagissent très mal à ce qu’ils regardent comme une politique déloyale de la part des Américains qui, non seulement profitent de l’écroulement du système de l’exclusif mais qui abandonnent aussi l’alliance française scellée en 1778, en signant un traité de commerce avec les Anglais (Jay’s Treaty, 19 nov. 1794). La Guadeloupe et Saint-Domingue deviennent des centres d’une guerre de course qui prend souvent les navires Américains comme cibles. En 1798, c’est la « quasi-guerre », après la débâcle de l’affaire « XYZ », les deux pays se battent sur mer33.

24Pour faire pression sur le Directoire, l’administration Adams joue la carte Toussaint, encourageant ses tendances autonomistes. Mais les États-Unis ne veulent pas aider à l’établissement d’une République indépendante noire aux Caraïbes : ce serait un mauvais exemple pour les esclaves américains, et l’on craint l’établissement d’un « état barbaresque » qui pourrait menacer le commerce avec les îles. D’ailleurs, les Américains ne croient pas à la possibilité d’une République des esclaves. D’après Timothy Pickering, le secrétaire d’État, Toussaint Louverture « ne peut pas former une colonie noire [sic] ; les Noirs sont trop ignorants. Le gouvernement doit rester militaire pendant la guerre présente, et peut-être pour une période beaucoup plus longue34 ». Comme la politique américaine envers la France, la politique adoptée à l’égard de Saint-Domingue est calculée pour servir les intérêts économiques et politiques des États-Unis, et surtout ceux des partisans du parti fédéraliste qui représente les intérêts mercantiles des États du Nord. Les principes républicains pèsent peu dans les décisions de ces années cruciales, comme le montre l’ouvrage récent de Gordon Brown35.

25Avec la quasi-guerre de 1798-1800, l’éclatement du monde républicain est flagrant : les deux Républiques issues des révolutions de 1776 et de 1789-1792 s’opposent, et Saint-Domingue est au centre du conflit, bien que ni la France ni les États-Unis ne soient prêt à patronner un régime républicain dans l’île. Pendant un temps, Toussaint Louverture profite de cette situation : en février 1799, le Congrès vote une loi connue sous l’étiquette de la « clause à Toussaint », autorisant le commerce avec Saint-Domingue comme si l’île ne dépendait plus de la France. Quelques mois plus tard, la marine américaine bloque les ports tenus par son rival Rigaud pendant la guerre qui les oppose en 1799-1800, assurant sa victoire36. Le président Jefferson, élu au début de 1801, est moins favorable à Toussaint, mais il n’est pas plus prêt à aider la France dans la reconquête de sa colonie. Il s’oppose surtout à l’occupation française de La Nouvelle-Orléans, la clé du Mississippi, et il est satisfait d’attendre jusqu’au moment où les difficultés à Saint-Domingue obligent Napoléon à lui offrir la Louisiane37.

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26Regarder la question du républicanisme entre Thermidor et le Consulat dans la perspective de Saint-Domingue est donc une manière de mettre en relief les contradictions politiques qui traversent l’Atlantique dans ces années cruciales. Si les institutions républicaines aux États-Unis ne sont pas en question – la dérive autoritaire marquée par les « Alien and Sedition Acts » de 1798 ne dure pas longtemps, et la prise de pouvoir par un général ambitieux n’est guère concevable – le prix de cette stabilité est d’abord le refus de remettre en question l’esclavage, ensuite le refus de s’engager dans un front commun avec la France républicaine. En France, l’abolition de l’esclavage est, théoriquement du moins, un fait accompli depuis le 16 pluviôse an II, mais on est loin d’admettre la pleine citoyenneté des anciens esclaves, et la puissance des courants contre-révolutionnaires met en question l’avenir de l’édifice directorial. À Saint-Domingue, les conditions ne se prêtent guère à l’implantation des principes républicains. Sous Toussaint Louverture, l’île évolua vers un gouvernement autoritaire qui put néanmoins se vanter d’avoir réalisé l’abolition de l’esclavage et l’égalité raciale. L’homme fort de cette nouvelle société profita habilement des contradictions de la politique et de la diplomatie des deux Républiques auxquelles il avait affaire – la France et les États-Unis – et contribua à sa façon au brouillage de leurs relations. Si on a pu parler au début des années 1790, d’une communauté de principes révolutionnaires des deux côtés de l’Atlantique, dix ans plus tard il ne reste que deux puissances rivales qui poursuivent leurs propres intérêts, et une ancienne colonie en train de se libérer, en profitant des conflits qui les divisent, sans vraiment adopter les institutions républicaines. La colonie insurrectionnelle de Saint-Domingue a été l’un des sites où les contradictions de ce qu’on appelle la Révolution atlantique apparaissent de la façon la plus flagrante.