« Dix années de combats, de victoires innombrables avaient placé le peuple français au premier rang dans l’histoire des nations, la défaite des rois et le système représentatif présageaient au monde la paix et le bonheur, car il ne fallait en l’an dix que de l’énergie pour former en Europe une fédération sainte des peuples contre les tyrans, mais la République française a été trahie au moment même où on la surnommait la Grande Nation1. »

1Lors du grand mouvement de remise en question de la politique directoriale, consécutif à l’attentat de Rastadt dirigé contre les plénipotentiaires français, et à la série de revers militaires en Italie du Nord qui entraînent la chute de la République cisalpine, se font entendre quelques appels à la formation d’une fédération des peuples européens comme but ultime de cette guerre de la Deuxième Coalition qui prend l’allure d’un combat à mort entre les républiques représentatives et les monarchies.

2Toutefois, il faut bien remarquer que les invocations à la Grande Nation sont beaucoup plus nombreuses que ces appels à la fédération européenne2. Je ne reviendrai pas ici sur les nombreuses contributions qui ont illustré la thématique de la « Grande Nation », son apparition au cours de l’été 1797, dans une méditation sur l’œuvre accomplie en Italie et à accomplir en Orient, sa progressive disparition avec la crise de 1799 jusqu’à l’instauration du Consulat, selon les hypothèses de Jean-Yves Guiomar, mais sur une proposition interprétative que je formulerai ultérieurement. Cependant, ce n’est pas la reprise de la thématique de la « Grande Nation » que je propose ici, mais quelques interrogations sur cette formulation de ce qui semble être une issue possible du conflit, le système (ou confédération) européenne des Républiques représentatives. Quelques adresses seulement, mais non des moindres dans la mesure où elles émanent de puissantes sociétés politiques comme les Cercles constitutionnels de Grenoble, Auxerre, Besançon, réclament une fédération européenne des peuples, chacun des termes (fédération, peuples) revêtant une signification précise.

3Ce système européen est parfois présenté comme un nouvel avatar de la « Grande Nation », plus présentable aux yeux des populations appelées à se libérer ; en d’autres circonstances, il est appelé à se substituer à elle. Enfin, dans certaines adresses, il sous-tend une véritable alternative ; la Confédération républicaine des peuples, ce n’est plus la « Grande Nation ». Dans les termes de l’adresse du Cercle constitutionnel de Besançon, nous trouvons à la fois un appel à l’indépendance des peuples européens et la réaffirmation de l’attachement à la forme de la République une et indivisible, mais comme choix du seul « peuple français ». Le lien politique existant au sein de l’organisme politique fédératif n’est plus du même ordre que celui qui s’était instauré dans le système des Républiques sœurs3. La progressive occultation des deux termes après brumaire invite également à mettre en perspective historique ce moment particulier de 1799.

4Repartir des adresses pour relever les fréquences d’utilisation d’une expression, c’est aussi s’interroger sur la façon dont circule un discours, et sur la façon dont le discours structure un mouvement politique à travers l’émission et la reprise d’un mot d’ordre. À travers le seul indicateur des fréquences d’émission, nous pouvons dire que la fédération européenne des peuples n’a pas encore acquis suffisamment d’audience pour atteindre le statut de mot d’ordre.

5Toutefois, la diffusion n’est pas le seul indicateur. Il faut encore nous pencher sur le statut des émetteurs, et sur les termes dans lesquels ceux-ci formulent le message. Deux types de productions retiennent alors l’attention ; les articles de journaux, dans une presse redevenue pluraliste, et les brochures rédigées par des acteurs éminents de l’expansion du modèle français en Europe, au cours de la période du Directoire. À ce stade, une autre interrogation apparaît. Dans le contexte particulier de ce printemps 1799, la question italienne est centrale, et domine la vague de dénonciations de la politique directoriale. Sont particulièrement mis en cause les violations de la souveraineté des peuples constitués en républiques représentatives, avant tout les Italiens et les Bataves. Ce n’est pas tant la présence militaire qui est mise en question, que la perversion de celle-ci, qui a fait dévier son rôle du protectorat vers la spoliation ; détournements des commissaires civils et fournisseurs aux armées, interventions pour corriger les instances représentatives, restrictions à la liberté de la presse et à la liberté d’association. Le commandement militaire n’est pratiquement jamais mis en cause, à l’exception notable de Schérer, et, un temps, de Masséna, lors du curieux épisode des mutineries romaines de 1798.

6Comme le notait Jacques Godechot, ce moment du printemps 1799 est le point nodal vers lequel tendent tous les efforts de constitution d’un État unitaire italien : « À cette date (mars 1799), toute l’Italie était occupée par les Français, et la plus grande partie formait des Républiques : cisalpine, ligure, romaine, napolitaine. À cette date, plus que jamais, l’unité italienne était possible4. » La singularité est que, indifféremment, acteurs français et acteurs italiens, interviennent conjointement dans le débat public et, au nom des intérêts communs, dressent le réquisitoire des responsables français du désastre5. De Gênes, le 15 prairial an VII (3 juin 1799), l’agent diplomatique Joseph Mengaud envoie à Sieyès la copie d’un ouvrage dont il a arrêté l’impression, en raison de sa virulence à l’égard des officiels français. Mengaud précise bien qu’il est d’accord sur le fond, et que ses réserves ne portent que sur la forme. Ce Tableau des événements politiques survenus en Italie depuis l’installation des Français commence par décrire la scène enchantée de la liberté et de la félicité italiques sous la tutelle française : « Les patriotes français et italiens s’étaient tellement unis et incorporés que les deux Nations n’en formaient désormais qu’une seule, et l’on entendait retentir dans toutes les bouches cette maxime consolante, que tous les hommes libres ont la même patrie6. »

7La circulation des messages est constante dans un espace politique en instance d’unification, du moins tel que se le représentent les républicains démocrates de part et d’autre des Alpes ; en témoignent aussi bien les discours de Pierre-Joseph Briot, qui portent les revendications des patriotes unitaires italiens au Conseil des Cinq-Cents7, que les adresses d’Ugo Foscolo au commandement militaire français en Italie8.

8Toutefois, indépendamment de cette singularité franco-italienne, y a-t-il d’autres conjonctions entre républicains européens pour un projet commun ? La réponse suppose, et l’élargissement des perspectives chez les néo-Jacobins français, et la reprise du projet par d’autres révolutionnaires en Europe.

9Les principaux organes de la presse démocratique à Paris, le Journal des hommes libres et Le Démocrate, accordent une large place aux nouvelles des Républiques sœurs. Charles Hesse, le chroniqueur du Journal des hommes libres, reprend les dénonciations des patriotes bataves contre les dirigeants de la République imposés par la dernière en date des interventions militaires. Une cible privilégiée est l’homme fort de la République batave, Schimmelpenninck. Mais on ne trouve aucune proximité similaire à celle qui se manifeste avec les patriotes italiens, et la conjoncture militaire (le débarquement anglais au Helder, la mobilisation réalisée sous l’égide de Daendels, qui avait été l’une des chevilles ouvrières du coup d’État militaire contre les démocrates bataves) impose bientôt de mettre une sourdine à la campagne. Le Démocrate de René Bescher et Jacques-Rigomer Bazin, accorde une large place aux « Nouvelles d’Helvétie », mais selon des termes convenus, et là encore, il s’agit d’un point de vue en aplomb de la situation, et non d’une analyse commune avec des patriotes qui partageraient des perspectives communes pour révolutionner le continent9. Avant le 30 prairial, le directoire helvétique est présenté comme un simple vassal du Directoire français. Aussi, compte tenu notamment du pillage du Trésor de Berne « produit de deux siècles de prospérité et d’une bonne administration économique », est-il parfaitement compréhensible que le peuple helvétique ait la nostalgie de ses anciens magistrats ; « il compare sa misère présente avec l’état de prospérité du passé ; la morgue et le luxe des nouveaux oligarques, avec la simplicité et le dévouement des anciens oligarques ». Sous le régime de l’oligarchie, le « peuple » n’a fait que changer de maître, d’autant plus que les patriotes (« les premiers amis de la Liberté ») ont été écartés par « le directoire oligarchique ». Il y a là un écho distancié des critiques de ceux qui furent en 1798, les partisans de l’intervention française, comme Frédéric-César de Laharpe, et qui manifestent ensuite leur désillusion. Les partisans de la Grande Nation en Suisse sont ceux qui ont suivi Pierre Ochs, les tenants d’une Constitution unitaire. Au contraire, le journal Le Démocrate semble reprendre à son compte l’opinion émise par Lavater, dix-huit mois auparavant : « Vous démocratisez ceux qui étaient démocrates trois siècles avant vous10. »

10Deux interprétations de ces orientations peuvent toutefois être ici proposées, qui tiennent à la position particulière du mouvement néo-jacobin après le renversement du Second Directoire, le 30 prairial an VII. Cette position particulière est celle d’une opposition interne, loyale et constitutionnelle, dans la République conservatrice11. La première est celle d’un repli tactique, pour mieux reprendre, dans des conditions plus favorables, les objectifs expansionnistes de la Grande Nation, ceux d’une coalition des peuples européens gagnés à l’idée républicaine, les Italiens, les Allemands, les Suisses, les Polonais, les Irlandais, sous l’égide de la France, dans un affrontement final avec les monarchies. Telle est la lecture alors fournie par les soutiens des forces de la Deuxième Coalition, qui attisent invariablement la crainte d’une « révolutionnarisation » de toute l’Europe. C’est dans la correspondance de Mallet du Pan que l’on trouve incessamment cette hantise d’une Confédération républicaine européenne qui déstabiliserait durablement les tentatives de restauration d’un équilibre européen, et, par voie de conséquence, plongerait le continent dans une guerre sans fin. Si le terme de « guerre totale » a une légitimité, c’est dans ce sens qu’il peut être employé. On parle plus volontiers à l’époque de « guerre d’extermination ». Marc Belissa relève le même argumentaire dans L’antidote au Congrès de Rastadt, brochure imprimée à Hambourg en 1798, qu’il attribue à l’abbé De Pradt, ou, un peu plus tard, dans l’ouvrage de Friedrich Von Gentz, De la paix perpétuelle : c’est toute l’Europe qui risque d’être submergée par un plan de « républicanisation12 ».

11Argumentaire largement repris au cours de l’été 1799 par le courant révisionniste orchestré par Sieyès ; dans l’âpreté du débat qui oppose révisionnistes et néo-Jacobins autour de la déclaration de « la patrie en danger », Le Moniteur, qui est totalement acquis à la cause révisionniste, peut affirmer le 17 fructidor an VII (3 septembre 1799) :

« Quel est le prétexte, et peut-être le motif qui a armé la nouvelle coalition contre la France ? n’est-ce pas le projet qu’on lui a supposé de tout vouloir bouleverser chez les autres, et de républicaniser les contrées où elle porte le succès de ses armes ? Or, dans la position où se trouve actuellement la France, un acte du Corps Législatif ou du gouvernement, par lequel on garantirait à l’Italie son indépendance et son intégrité serait une forfanterie indigne d’elle, ou un véritable acte de propagande, dont l’effet serait de resserrer les nœuds de la coalition, de généraliser la guerre, et de fermer toute issue à aucune espèce de conciliation13. »

12Telle semble être aussi la position développée par l’un des principaux propagandistes de ce messianisme républicain en Europe, Marc-Antoine Jullien :

« Vous aurez pour système d’entourer la France d’une ceinture de nations libres et amies, pour opposer une coalition républicaine à la coalition des rois, et pour terminer d’une manière décisive le procès de la Liberté contre les tyrans14. »

13La position du même Jullien est pourtant beaucoup plus nuancée dans les Notes sur Naples, alors qu’il repart d’un postulat identique, celui de la consolidation durable de deux blocs en Europe :

« Par cette combinaison, on parviendrait à établir une nouvelle balance politique en Europe, d’autant plus durable qu’elle ne serait pas basée seulement sur une proportion des forces réelles, […] mais sur une proportion plus générale des forces appuyées par deux opinions diamétralement opposées qui partageraient l’Europe en deux partis, savoir le Républicain et le Monarchique, qui se contiendraient dans le devoir et se balanceraient l’une et l’autre15. »

14Si on lit bien, le sens est tout autre, et même l’inverse de ce qui était antérieurement avancé. La division de l’Europe en deux blocs est le pendant diplomatique de la division de la France en deux partis, le Jacobin et le Feuillant ; loin de plonger le continent dans le chaos, l’anarchie, et la guerre sans fin, il contribue à l’établissement d’un équilibre durable. Mieux, il en est la condition indispensable. Alors, palinodie de Jullien, double langage de quelqu’un qui serait coutumier du fait, selon un jugement moralisateur que l’on trouve encore fréquemment dès qu’il s’agit du personnage et de la période ? Je ne le pense pas du tout, et je remarque que l’autre grand dirigeant du courant néo-jacobin, Pierre-Joseph Briot, ne dit pas autre chose à la tribune du Conseil des Cinq-Cents :

« Le but de tous ceux qui ont été appelés au timon des affaires, le résultat de leurs démarches, devaient être d’unir à la France, contre l’Autriche, toutes les puissances secondaires, et de ménager, sinon l’alliance, du moins la neutralité d’une ou deux grandes puissances : tout au contraire, on nous a entraînés à des guerres avec toute l’Europe. On a annoncé, on a propagé perfidement que nous voulions municipaliser le monde ; on nous a constitués en guerre avec les gouvernements que la nature et des intérêts communs destinaient à une éternelle union.

Il résulte que le parti qui a armé contre nous les grandes puissances au profit de l’Autriche, sans s’assurer des petites, a été évidemment un parti ou inepte ou criminel envers la Nation, et qu’un système autrichien a été constamment suivi en France, ayant pour objet la destruction combinée de la population française et de nos finances16. »

15Ainsi, c’est le Second Directoire qui a mené une politique aventuriste, sous couvert (ce qui n’est pas exprimé, mais qui est implicite, notamment au vu de ce que Briot dit par ailleurs de l’inconstitutionnalité de l’expédition d’Égypte et de l’invasion de la Suisse17) de l’expansion de la Grande Nation. Briot essaie de retisser la trame de ce qui fut un axe de la diplomatie française, singulièrement à la fin de l’Ancien Régime, la fédération des puissances moyennes contre l’hégémonie des grandes (faut-il parler de diplomatie multipolaire ?… on risque alors l’anachronisme). Ici, c’est l’Autriche qui est considérée comme l’ennemie principale, notons-le, davantage que l’Angleterre18, reprise d’un débat récurrent à l’époque de la monarchie constitutionnelle19. Telle est la condition d’un nouvel équilibre européen auquel aspire le peuple français ; système éminemment conservateur (consolidation des institutions et du régime représentatif) et inscrit dans une perspective de sortie, et non de relance de la Révolution, comme l’en accusent les soutiens de la Deuxième Coalition20 et les porte-plumes de Talleyrand.

16Reste un problème de taille : quelle forme concrète pourrait prendre cette nouvelle alliance ? (Ce qui renvoie aux règles du droit international, que je n’aborde ici que de façon marginale.) Quel lien peut unir les membres de la Confédération républicaine ? Selon l’analyse lexicologique des adresses de prairial menée par Claire Gramme, le terme auto-référentiel « Grande Nation » désigne la France et les départements annexés (les « réunions » belges, rhénanes, et bientôt piémontaises), tandis que les interlocuteurs sont les « peuples », davantage que les « nations »21.

17On peut repartir des distinctions classiques, le « peuple » est le pouvoir constituant, tandis que la nation ce sont les pouvoirs constitués, « un corps d’associés vivant sous une loi commune et représentés par une même législature22 ». Dans cette optique, le Directoire serait un moment constituant pour les républiques européennes, avec pour objectif de parvenir à une association de nations, qui est toujours, pour les néo-Jacobins, présentée comme une « fédération », dans le sens où il s’agit d’un système « polycentrique23 ». C’est dans la relation particulière avec les patriotes de la Péninsule italienne que cette association doit être expérimentée.

18La décennie révolutionnaire avait vu fleurir des projets d’association européenne, et même d’Union des républiques européennes. Rappelons pour mémoire le projet de 1793, analysé par Boris Mirkine-Guetzévitch, qui repart de la critique rousseauiste du Projet de paix perpétuelle de l’abbé Castel de Saint-Pierre24. L’Europe est prédisposée à l’union, mais ses aspirations sont contrecarrées par des guerres permanentes. Or, « si, depuis les premières époques jusqu’à nos jours, l’Histoire n’offre qu’un amas épouvantable de crimes, de guerres, de destructions, c’est aux rois seuls qu’il faut s’en prendre ». Une fois « tous les hommes libres et égaux, tous les peuples véritablement amis, tous les palais vides, tous les trônes renversés, tous les tyrans anéantis », il pourra se former une Convention européenne, sur la base d’un député par chaque « République partielle », pour préparer la Constitution fédérale, sachant que « chaque nation faisant partie de la République européenne pourra vivre suivant telle Constitution nationale et se donner telles lois locales qu’elle jugera à propos, selon la différence des climats et des mœurs qui leur sont propres ». Remarquons donc que, dans ce type de projet, la nation constituée en « République particulière » est le produit d’un donné physique et anthropologique, sans mention particulière du processus historique par lequel elle a pu se constituer, c’est-à-dire sans cette expérience particulière qu’est le moment constituant.

19À rebours de ce type de projet d’union européenne républicaine, il y en eut d’autres qui furent élaborés avec l’objectif de combattre la France républicaine et ses satellites25. Mais la démarche est la même ; on part d’un donné statique, on met entre parenthèses le processus historique par lequel le peuple est acteur de sa constitution.

20C’est la grande différence avec les propositions des républicains démocrates de 1799 ; ils cherchent à construire des édifices constitutionnels, certes proches de ceux qui ont été précédemment rappelés (c’est pourquoi j’ai cru utile de rappeler ce projet de 1793), mais en repartant de l’expérience historique concrète acquise au cours des années directoriales, décevantes, mais fondatrices. Et la rencontre avec les patriotes italiens fut décisive, d’où l’importance capitale de repartir de la question italienne pour comprendre la radicale originalité de 1799. Tout à fait emblématique à cet égard me paraît le projet de fédération franco-italienne de Matteo Galdi, qui pourrait être la référence pour toute confédération républicaine future26. Partant du fait que la France et l’Italie sont « deux sociétés d’hommes libres », Galdi expose les institutions communes qui fondent le Pacte fédératif qui les unit. Les médiations indispensables sont réglées par un Aréopage de 12 membres (à parité pour chacune des deux nations), qui siégera dans l’île de Corse ; « ce choix est établi sur ce qu’elle tient également des mœurs et du climat des deux nations ». D’autres nations « régénérées » peuvent prendre l’Aréopage pour médiateur. Les relations commerciales sont établies sur la base du libre-échange, mais avec une dénonciation de l’hégémonie britannique. L’auteur préconise une alliance offensive et défensive tournée contre l’Angleterre, baptisée « Ligue de la Liberté » ; cette alliance est composée de trois Républiques (Italie unifiée, France, République batave), et de deux États menacés par les appétits, soit de l’Angleterre, soit des « empires du Nord » ; l’Espagne et l’Empire ottoman ; « l’Angleterre et quelques autres nations des bords de la Baltique convoitent déjà l’Amérique méridionale comme devant être un jour leur proie ».

21Rappelons que Galdi fut nommé en 1799, ministre de la République cisalpine à La Haye, poste d’observation et d’action essentiel pour la mise en œuvre de ce système polycentrique, que j’évoquais plus haut, et dans lequel je vois une alternative à la Grande Nation.

22Briot, toujours dans son grand discours-programme de septembre 1797, développe la nécessité impérieuse de fonder la République italienne, comme garantie d’un équilibre géo-politique euro-méditerranéen :

« Il faut que non seulement l’Italie n’appartienne pas à l’Autriche, mais il faut encore qu’elle soit libre et républicaine. Il vous faut une barrière contre l’Autriche et la Russie ; il vous faut un point de contact avec l’Égypte, l’Inde et le Levant ; Malte et Corfou ne sont rien pour vous, si la Sicile n’est pas révolutionnée, et il faut enfin ôter à l’Angleterre, l’empire de la Méditerranée, en attendant qu’elle perde la domination des mers27. »

23Bien sûr, ce discours s’inscrit dans un espace politique fortement conflictuel ; Briot doit répondre aux révisionnistes et aux partisans de l’ancien Directoire (je pense aux mémoires justificatifs de Reubell, de La Réveillère-Lépaux, de Schérer) pour lesquels il est impératif de maintenir une Italie fractionnée, et partiellement sous contrôle, par crainte de l’émergence, sur le flanc sud de la République française, d’une entité politique qui se poserait vite en concurrente, et aussi, ce n’est pas négligeable, qui aspirerait à la supplanter comme « patrie des hommes libres ». Pour ces derniers, la « Grande Nation » n’est pas un processus historique, c’est une identité ; la seule Grande Nation, c’est la France. L’organisation des rapports entre la France et les pays satellites, dans ce système monocentrique, était implicitement celui la subordination ; les différends entre nations ne relèvent pas de la médiation, mais de l’obéissance aux lois communes. Ce rapport de subordination peut très bien se couvrir d’une rhétorique d’apparence universaliste et fraternelle, comme lorsque le journal Le Conservateur explique qu’il n’y a pas vraiment de séparation entre relations extérieures et relations intérieures, que les Républiques constituées en systèmes représentatifs doivent être un peu considérées comme des territoires réunis, et que de telles relations peuvent parfaitement s’étendre à tous les peuples de la terre.

24Écoutons Garat, l’un des trois rédacteurs du Conservateur, nommé ambassadeur auprès de la Cour de Naples, exposer ses principes dans son discours de réception, le 20 floréal an VI (9 mai 1798) :

« Vous l’avez vu, Sire, le premier objet de ma mission est d’entretenir la paix entre Votre Majesté et la République française ; c’est de nourrir tous les sentiments de confiance réciproque qui seuls peuvent rendre la Paix toujours plus sûre, et toujours plus avantageuse entre deux puissances.
Vous le voyez encore ; les principes du Directoire de la République française, dans ses relations avec les autres nations de l’Europe, sont les mêmes que ceux qui, dans la Constitution, unissent les Français aux Français28… »

25Mais qui sont ces Français, au nom desquels parlent Briot ou Garat ? En 1798, ce sont non seulement les habitants des départements « historiques », mais aussi ceux des territoires réunis (et aussi, d’ailleurs, ceux des colonies, mais cela nous entraînerait vers une autre problématique). Cette question des « réunions » n’est pas évoquée par les néo-Jacobins, comme si le principe d’intégration était admis une fois pour toutes. Or, on sait par ailleurs que l’annexion des territoires piémontais, en mars 1799, a suscité un intense débat et les plus grandes réserves chez les patriotes, tant cisalpins que piémontais, qui souhaitaient soit une nouvelle république autonome, soit le rattachement à la Cisalpine. Il est évident que les implicites de la « nation française » se heurtent à des obstacles de nature historique et politique non élucidés.

26La confédération républicaine européenne est donc encore un objectif flou en 1799, mais elle est formulée au terme d’une maturation, qui est le fruit des expériences de la période directoriale. Par rapport à la Grande Nation, elle est à la fois dépassement et alternative. Pour expliciter cela, il faut reprendre brièvement les lectures de brumaire.

27Pour Jean Tulard, le Grand Empire est dans la continuité de la Grande Nation : « La Convention, puis le Directoire n’avaient-ils pas, contrairement aux principes qu’ils proclamaient, ouvert une politique d’annexions, en sorte que le Grand Empire ne fut en définitive que l’héritier de la Grande Nation29 ? » Si on se limite à l’aspect territorial, c’est exact. Mais c’est une lecture singulièrement réductrice. D’une part, il n’est plus possible désormais d’amalgamer « Républiques sœurs » et territoires annexés. Ensuite, l’aspect institutionnel est complètement gommé. Or, cette dimension « constituante » est au cœur du processus de civilisation, auquel renvoie le concept de « Grande Nation30 ». D’un autre côté, la formulation du projet démocrate de confédération républicaine est un dépassement et un accomplissement du stade de la « Grande Nation ». Voilà pourquoi, dans les projets et les adresses que j’ai examinés, on peut se référer à la fois à la Grande Nation et à la confédération républicaine, car ce sont deux phases distinctes du réaménagement des équilibres européens consécutifs aux révolutions. On voit cet aménagement comme succession d’étapes historiques. Faut-il rappeler, toutefois, que, pour l’opinion publique moyenne de l’époque, et avant tout pour l’opinion publique française, la « Grande Nation », c’est purement et simplement l’exportation du modèle français en Europe. Ainsi, peut-elle parfaitement s’accommoder de la « paix glorieuse » que déclare vouloir établir Bonaparte Consul.

28Chez les thuriféraires du nouveau régime et colporteurs de la « légende noire » du Directoire, il y a aussi un « brumaire diplomatique » ; en se posant comme interlocuteur unique des puissances coalisées, Bonaparte permet à un conflit de haute intensité (la « guerre d’extermination » entre les républiques et les monarchies) de retrouver le cours normal d’un conflit réglé, qui trouve son issue dans la négociation, les compensations territoriales, les systèmes d’alliances, les conditions de la paix. Avec un pouvoir collégial comme l’était la République directoriale, il y avait une surenchère permanente entre les membres de l’Exécutif, alimentée par le chantage des néo-Jacobins et de leurs affidés, qui préparent la subversion de l’Europe monarchique. Ce qui ne peut conduire qu’à la guerre permanente, à la ruine économique, et à la misère. C’est cette version que répandait déjà Talleyrand plusieurs mois avant qu’elle ne triomphe en brumaire :

« Ces hommes qui étaient impatients de mouvements révolutionnaires dans toutes les parties du monde, qui adressaient inconsidérément à toutes les puissances, les injures les plus absurdes et les plus impolitiques, qui ne semblaient s’occuper qu’à entraver toute négociation, qui se plaisaient à répandre sans cesse, dans les feuilles publiques, cette assertion si funeste au repos de l’Europe : que les républiques et les rois sont essentiellement en guerre31. »

29Les vainqueurs de brumaire ont construit leur lecture de l’orientation diplomatique de Bonaparte, à partir d’un aventurisme supposé de leurs adversaires. Or, j’ai essayé de le montrer, ces derniers ne sont pas moins attachés qu’eux à une « paix glorieuse » ; paix d’équilibre, « glorieuse » parce que fondée sur la reconnaissance des nouvelles limites de la République française. Reste que la véritable alternative, telle qu’elle se manifestait au cours de l’été 1799, résidait dans la capacité – et la volonté – de la Grande Nation à mettre en harmonie la rhétorique et la pratique républicaine32.