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Un officier français dans la guerre d’Espagne

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Anne-Aurore Inquimbert

Introduction

Texte intégral

  • 1 Historien britannique à qui l’on doit, notamment, une biographie « historique » de Louis XI à part (...)
  • 2 Cité par Daniel Madelénat, La biographie, Paris, PUF, 1984, p. 118.

« Pour Paul Murray Kendall1, le biographe assiste à une pièce : il saisit l’intrigue et l’allure générale des rôles ; mais l’imprévu se produit, et le prévisible ne se réalise pas toujours ; il y a des échanges derrière la scène, et le rideau tombe quand l’intérêt culminait. Le spectateur voit et n’entend pas, entend et ne voit pas, voit et entend, mais ne comprend pas. Cependant il doit recréer la pièce2. »

  • 3 Dans l’introduction de sa biographie consacrée à Saint Louis, Jacques Le Goff précise : « Certes, (...)

1Le concept de représentation est à l’origine de ce travail. Un concept qui, en un sens, oriente notre rapport à l’histoire ; puisqu’il ne s’agit pas de décrire des faits mais d’analyser la perception de ces faits par un acteur/témoin. En l’occurrence, l’idée de départ n’était donc pas d’écrire une nouvelle histoire de la guerre d’Espagne mais de saisir la représentation que s’en était fait un témoin étranger particulier : l’attaché militaire français. Mais travailler sur ce concept de représentation n’allait pas sans soulever bon nombre de questions dépassant largement le cadre des seuls événements qui s’étaient déroulés en Espagne entre juillet 1936 et mars 1939. La nécessité d’élargir cette étude s’est alors faite de plus en plus évidente. Comment comprendre et analyser le regard porté par un homme sur des événements sans posséder un minimum d’éléments sur son parcours personnel (origine sociale, formation, carrière, etc.) ? Puis, la recherche et la découverte d’un fonds d’archives privées constitué par l’intéressé lui-même ont fini par donner à ce travail une tout autre envergure. Il ne s’agissait plus, dès lors, de le limiter à la seule guerre d’Espagne mais bien de retracer la vie et les différentes étapes de la carrière de cet acteur/témoin et, par conséquent, de pénétrer dans un domaine particulier de l’historiographie : la biographie3.

  • 4 François Dosse, Le pari biographique. Écrire une vie, Paris, La Découverte, 2005, p. 57-132.
  • 5 Notamment François Simiand, Émile Durkheim et Pierre Bourdieu. Pierre Bourdieu dont l’article « L’ (...)
  • 6 « L’âge herméneutique : la saisie de l’unité par le singulier », François Dosse, Le pari biographi (...)
  • 7 Daniel Madelénat, La biographie…, p. 126.
  • 8 Lucien Febvre, « Histoire et psychologie », Encyclopédie française, 1938, tome VIII ; repris dans (...)
  • 9 Giovanni Levi, « Les usages de la biographie », Annales ESC, no 6, novembre-décembre 1989, p. 1326

2Si le genre biographique a longtemps été qualifié d’« impur », comme le souligne l’historien François Dosse4, force est de constater qu’après avoir été banni par l’école des Annales ou encore décrié par d’éminents sociologues5, il semble s’inscrire aujourd’hui dans un « âge herméneutique6 » qui le réhabilite dans une évidente scientificité. Car « la biographie présente au premier plan, comme une totalité, un individu dont les rapports avec le milieu constituent, en fait, un échange vital et constant ; elle doit donc limiter et schématiser ses liens à l’environnement, saisir les influences et les facteurs qui le relativisent sans le dissoudre, ou construire une sorte d’éthologie qui assure un équilibre entre l’originalité d’un caractère et la puissance du milieu7 ». Pour ce faire le biographe dispose de tous les instruments propres à la méthode historienne : critique externe et critique interne des documents, induction et déduction, hypothèses et reconstitutions, empirisme et liaison causales. C’est plus particulièrement dans son acception « sociale » ou encore « illustrative » que la biographie est traitée dans cette étude. En 1938, Lucien Febvre précisait dans le cadre d’une définition de l’Encyclopédie française que : « L’individu n’est jamais que ce que permettent qu’il soit son époque et son milieu social8. » Ce thème, cher à Pierre Bourdieu, Giovanni Levi l’accréditait une nouvelle fois dans son article « Les usages de la biographie » : « À juste titre, Pierre Bourdieu a parlé à ce propos d’“illusion biographique”, estimant qu’il était indispensable de reconstruire le contexte, la “surface sociale” sur laquelle agit l’individu, dans une pluralité de champs, à chaque instant9. » Toutefois, il ne s’agit pas non plus de tomber dans l’écueil inverse et de réduire le personnage étudié à un simple prétexte destiné à éclaircir les rouages d’une institution ou les moments déterminants d’une période. L’approche biographique ne doit pas être un moyen aisé de parvenir à une histoire « structuraliste ».

  • 10 Jean-Paul Sartre, Questions de méthode, Paris, Gallimard, 1960, p. 127. Cité par François Dosse, L (...)

3In fine, la biographie reste un exercice paradoxal. Si une certaine distance avec « son » personnage est indispensable à tout biographe, il paraît difficile voire inopportun de se départir de l’évidente « proximité » philosophique, politique ou encore morale qui inévitablement se constitue au fil du travail de recherche et de réflexion. Se pose alors la question de la pertinence des choix : quelle est l’approche à privilégier ? Quelle est la problématique à adopter ? Quelles sont les limites à énoncer ? Sachant que toute étude biographique ne peut se départir d’une réelle subjectivité. À cette étape de ce présent préambule « biographico-méthodologique », je reprendrais volontiers cette phrase de Jean-Paul Sartre citée par François Dosse et qui fait écho à la principale raison d’être de cette étude : « Pour nous, l’homme se caractérise avant tout par le dépassement d’une situation, parce qu’il parvient à faire de ce que l’on a fait de lui10. »

  • 11 Michel Crozier et Erhard Friedberg, L’acteur et le système, Paris, Points Seuil, 1977 (2004), p. 4 (...)

4La première particularité de cette biographie réside sans aucun doute dans le choix de son cadre chronologique. En effet, cette étude ne débute pas réellement avec la naissance d’Henri Morel (1889), ni même avec son engagement dans l’armée d’active (1916). La date retenue est celle de son rapatriement en France après huit mois de captivité passés en Allemagne ; elle marque une première rupture de taille – la fin de son expérience de guerre et le début d’une « autre » vie – et s’inscrit pleinement dans la problématique du sujet. La seconde particularité tient au choix de l’individu lui-même, puisqu’on l’aura compris, il s’agit d’un personnage secondaire : protagoniste et observateur sceptique mais jamais acteur de premier plan. Cette dernière constatation donne lieu à une interrogation : est-il pertinent d’écrire la biographie d’un tel individu ? L’existence d’un fonds d’archives privées, conséquent et inédit, faisant apparaître une personnalité originale et complexe élude ce doute éventuel et ouvre de nombreuses perspectives. De fait, la description de mécanismes « d’exclusion » liés à une certaine non-conformité rend cette biographie très attractive. Issu de l’École normale supérieure, Henri Morel se situe souvent en marge d’un système intellectuellement rigide. Mais cette description peut aussi permettre, au contraire, de ne pas « considérer les comportements imprévus comme des exceptions, [car il est peut-être] […] plus fructueux de les utiliser comme des points de départ pour comprendre les limites et la signification réelle des contraintes et des conditionnements11 ». Suivant l’héritage du genre, l’approche choisie est chronologique et mêle de façon inéluctable histoire structurelle et éléments proprement biographiques. Ainsi, c’est par le biais de la biographie qu’il s’agit d’appréhender la société militaire de l’entre-deux-guerres, la nature de ses rapports avec le pouvoir politique et l’étendue réelle ou supposée de son influence.

  • 12 Fonds privé Morel, copie dactylographiée d’une lettre envoyée à Jean de Lattre de Tassigny, datée (...)
  • 13 Henri Morel, « Considérations historiques sur la forme de l’armée », Revue militaire française, oc (...)
  • 14 Annie Crépin, Défendre la France. Les Français, la guerre et le service militaire, de la guerre de (...)
  • 15 Fonds privé Morel, extrait d’une note d’introduction à un cycle de conférences, sans titre (intitu (...)
  • 16 D’après l’introduction de l’Inventaire des archives de la guerre, série N 1920-1940, tome 1, Vince (...)
  • 17 Extrait de l’arrêté du 27 décembre 1912, fixant les attributions de l’administration centrale du m (...)
  • 18 Alain Dewerpe, Espion. Une anthropologie historique du secret d’État contemporain, Paris, Gallimar (...)

5Henri Morel est un personnage à la fois pragmatique et paradoxal. Nonobstant, il est très représentatif d’une certaine élite française, romantique, érudite et bourgeoise, délibérément ancrée dans le XIXe siècle et pour laquelle la liberté intellectuelle est partie intégrante d’un système de valeur. Or en optant pour une carrière militaire, Henri Morel s’est volontairement exclu de cette élite sans, pour autant, se dépouiller de son système de valeur. Ce qui n’a pas été sans lui poser un certain nombre de problèmes, qu’il pèsera toujours avec une certaine lucidité comme le laisse entendre cette phrase : « Quand je me suis donné à l’armée, je n’ai passé nul contrat. Il est probable que ma réussite dans l’université n’eut pas été supérieure12. » Rapatrié en France à la fin janvier 1919, soit un peu plus de deux mois après l’armistice et la Victoire, le capitaine Morel est détaché au Grand Quartier général (GQG) du maréchal Ferdinand Foch à Chantilly dès février. Ainsi, il reprend du service dans les rouages mêmes du haut commandement « triomphateur ». Scrutateur critique des institutions républicaines et de leur corollaire militaire, la conscription, il plaide en faveur d’une armée de métier13 alors que le système de « la nation armée est plus que jamais portée au pinacle car c’est elle qui semble avoir permis la victoire14 ». Professeur d’histoire militaire à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr, il y enseigne que l’armée est « ouvrière de la paix15 ». Au début des années 1930, après avoir brillamment réussi à l’École supérieure de guerre – synonyme de consécration du normalien qu’il est au métier militaire – il est affecté au 2e bureau de l’état-major de l’armée (EMA). Partie exécutive du haut commandement, l’état-major de l’armée a repris toutes ses attributions à la dissolution du GQG en octobre 1919. Il regroupe l’ensemble des organes d’étude des questions relatives à la défense du territoire et à la préparation des opérations de guerre16, soit quatre bureaux17 et cinq sections. De façon plus spécifique, le 2e bureau voit au cours de cette période ses méthodes en matière de quête et d’exploitation du renseignement se figer, ainsi : « l’esprit de sérieux, la précision intellectuelle, le refus de l’imagination, dessinent […] les contours d’un programme polytechnicien, rationaliste et bureaucratique […]18. »

6Nommé au poste « d’attaché militaire auprès de l’ambassade de France en Espagne et de la légation de France au Portugal » par décret du 26 mai 1936, Henri Morel ne prend officiellement ses fonctions que le 18 juillet 1936 ; date à laquelle son prédécesseur est atteint par la limite d’âge, date à laquelle le coup d’État des militaires espagnols marque le début de la guerre civile. Dès lors, l’intérêt géopolitique du poste devient manifeste et Morel de se trouver dans une situation délicate, car si sa perception de l’Espagne divisée évolue entre juillet 1936 et mars 1939, sa conception de l’intérêt national français reste la même et s’oppose à celle du haut commandement. Organisée autour des difficultés inhérentes à la fonction d’attaché militaire (dualité de subordination, influences subies, contraintes liées au statut diplomatique, impact des rapports dans le processus décisionnel politico-militaire), cette partie est le cœur de l’étude. De nombreuses lacunes archivistiques rendent l’appréhension de la période suivante beaucoup plus aléatoire. En septembre 1939, le colonel Morel commande brièvement un régiment en Tunisie sans prendre part à la campagne de France. À l’automne 1942, il rejoint la 16e division militaire de Montpellier, commandée par le général de Lattre de Tassigny, et en novembre 1942, il contribue à la seule tentative de résistance à l’invasion de la zone libre par les troupes allemandes. Emprisonné pour « trahison et abandon de poste » par les autorités vichystes, Morel est finalement acquitté au printemps 1943. Mais en mai 1944, il est arrêté par la police allemande à son domicile. Emprisonné au fort de Montluc à Lyon puis déporté au camp de Neuengamme, il décède le 13 septembre 1944.

  • 19 Emmanuel de Waresquiel, Talleyrand, le prince immobile, Paris, Fayard, 2004, p. 16.

7Au-delà des obstacles techniques liés aux manques archivistiques, la principale difficulté de cette étude était de parvenir à jouer sur le degré d’histoire structurelle nécessaire à la rédaction de la biographie et, parallèlement, d’user de la biographie lorsqu’elle était un moyen de parvenir à la mise en exergue de certaines problématiques structurelles. Si, concernant la forme, le style alerte et l’incontestable franchise du personnage m’ont amenés à beaucoup le citer, sur un plan méthodologique cela n’a pas été non plus sans poser un certain nombre de problèmes, notamment quant aux choix des textes ou des extraits à reprendre. Mais cela nous ramène une fois de plus à la complexité de la démarche biographique, qui tient tant du domaine de la scientificité que du domaine de la subjectivité. Enfin, dans l’avant-propos de l’ouvrage qu’il a consacré à Talleyrand, Emmanuel de Waresquiel précise que : « Le but de la diplomatie n’est pas d’avoir raison de l’adversaire, c’est d’éviter de l’humilier. Le but du biographe n’est pas non plus d’avoir raison de son sujet, mais d’essayer de le comprendre19. » Ce dernier principe a été – je le crois – respecté tout au long de ces pages.

Notes

1 Historien britannique à qui l’on doit, notamment, une biographie « historique » de Louis XI à partir de laquelle les éditions Fayard ont bâti leur collection.

2 Cité par Daniel Madelénat, La biographie, Paris, PUF, 1984, p. 118.

3 Dans l’introduction de sa biographie consacrée à Saint Louis, Jacques Le Goff précise : « Certes, j’ai été confirmé que la biographie est une façon particulière de faire de l’histoire. » Jacques Le Goff, Saint Louis, Paris, Gallimard, 1996, p. 14.

4 François Dosse, Le pari biographique. Écrire une vie, Paris, La Découverte, 2005, p. 57-132.

5 Notamment François Simiand, Émile Durkheim et Pierre Bourdieu. Pierre Bourdieu dont l’article « L’illusion biographique » (Actes de la recherche en Sciences sociales, juin 1986, no 62-63, p. 69-72) s’avère être l’une des pierres angulaires de la bibliographie relative au genre biographique.

6 « L’âge herméneutique : la saisie de l’unité par le singulier », François Dosse, Le pari biographique…, p. 251-325.

7 Daniel Madelénat, La biographie…, p. 126.

8 Lucien Febvre, « Histoire et psychologie », Encyclopédie française, 1938, tome VIII ; repris dans Combats pour l’histoire, Paris, Armand Colin, 1953, p. 211.

9 Giovanni Levi, « Les usages de la biographie », Annales ESC, no 6, novembre-décembre 1989, p. 1326.

10 Jean-Paul Sartre, Questions de méthode, Paris, Gallimard, 1960, p. 127. Cité par François Dosse, Le pari biographique…, p. 255.

11 Michel Crozier et Erhard Friedberg, L’acteur et le système, Paris, Points Seuil, 1977 (2004), p. 44.

12 Fonds privé Morel, copie dactylographiée d’une lettre envoyée à Jean de Lattre de Tassigny, datée d’avril 1933.

13 Henri Morel, « Considérations historiques sur la forme de l’armée », Revue militaire française, octobre 1922, p. 77-96.

14 Annie Crépin, Défendre la France. Les Français, la guerre et le service militaire, de la guerre de Sept Ans à Verdun, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005, p. 392.

15 Fonds privé Morel, extrait d’une note d’introduction à un cycle de conférences, sans titre (intitulée pour cette étude « Guerre et paix : approche philosophique », sans date mais néanmoins rédigée entre 1919 et 1924), 5 pages manuscrites.

16 D’après l’introduction de l’Inventaire des archives de la guerre, série N 1920-1940, tome 1, Vincennes, ministère de la Défense, SHAT, 1995, 376 pages.

17 Extrait de l’arrêté du 27 décembre 1912, fixant les attributions de l’administration centrale du ministère de la Guerre : « […] 1er bureau (organisation et mobilisation de l’armée) : dispositions générales relatives à l’organisation de l’armée, aux effectifs, à la mobilisation de toutes les armes, des places et de tous les services, aux situations générales du matériel et des approvisionnements ; 2e bureau (organisation et tactique des armées étrangères, missions militaires à l’étranger) : étude des armées étrangères, attachés militaires, missions militaires à l’étranger ; 3e bureau (opérations militaires et instruction générale de l’armée) : opérations militaires, instruction générale de l’armée, écoles d’instruction militaire générale et spéciale (enseignement et personnel instructeur) ; 4e bureau (transports) : étapes, chemins de fer, transports de troupes par voie de fer, par eau et par auto. »

18 Alain Dewerpe, Espion. Une anthropologie historique du secret d’État contemporain, Paris, Gallimard, 1994, p. 237.

19 Emmanuel de Waresquiel, Talleyrand, le prince immobile, Paris, Fayard, 2004, p. 16.

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