Quitter ses parents

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Sandra Gaviria

3e partie. Se marier

Chapitre VI. Les jeunes mariés Français

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Géographique :

France

Texte intégral

1Il y a un moment, généralement après une période de vie en concubinage, où les jeunes décident de se marier. Peu nombreux sont ceux qui se marient sans avoir vécu en concubinage auparavant. La décision de mariage est une manière d’annoncer socialement un engagement et des sentiments, mais les jeunes prétendent que, sur le fond, leur relation ne change pas. Dans la vie commune, l’organisation économique ou relationnelle reste assez individualisée, comme avant le mariage, et le partenaire continue à être un autrui significatif. Les jeunes restent locataires et ne résident pas toujours à proximité de leur famille. Les rapports avec la famille sont électifs et peu contraignants. Néanmoins, par moments, les jeunes sont obligés de faire une présentation statutaire du couple. Le mariage impose certains rôles qu’il faut tenir par la suite.

L’ABOUTISSEMENT

La trajectoire

2Les jeunes interviewés, à l’exception de Jean, étaient partis de chez leurs parents depuis un certain nombre d’années lorsqu’ils ont rencontré leur partenaire. Au cours de ces années, ils ont connu de multiples expériences de vie : en solo, en colocation, en concubinage. Une fois la relation commencée avec leur actuel conjoint, les jeunes ont vécu généralement en concubinage avant le mariage, à l’exception de Jean et d’Antoine.

Le premier départ

3Les jeunes ont quitté la maison parentale bien avant leur mariage, lorsqu’ils avaient entre 19 et 23 ans ; sauf Jean, parti à 26 ans, au moment de son mariage. Nous trouvons différents cas de figure quant à ce départ.

4Un premier groupe est formé par des jeunes qui ne s’entendaient pas bien avec leurs parents et donnent cet élément comme la raison essentielle de leur départ. Il s’agit de Patrick, Erica et Monique. Patrick et Erica sont partis brusquement, suite à un conflit avec leur père. Monique est partie en douceur. Patrick nous dit :

« En fait, quand je suis parti, j’étais en conflit avec mon père. Donc c’était un peu… On a eu une espèce de dispute qui a un peu… disons précipité le départ. Voilà. Donc ma maman a pleuré quand je suis parti. Mon père ne me parlait pratiquement plus et puis, après, ça s’est arrangé. Lui, il était persuadé que j’allais revenir trois mois après et puis, quand il a vu qu’en fait je m’accrochais et que je bossais, tout est rentré dans l’ordre. »

5Erica avait de très mauvais rapports avec son père et savait qu’un jour elle devrait partir précipitamment :

« Ça c’est passé… Donc c’était très, très, très tendu depuis des mois. Il y avait eu plusieurs crises et puis… c’était un soir, ma mère m’appelle. Elle était dans la cuisine. Ma mère m’appelle et elle me dit : “Lave la table.” Je lave la table, elle me dit : “C’est mal lavé.” Je relave la table, et elle me dit : “Tu vois, c’est encore mal lavé.” Il y avait mon père dans la cuisine qui rangeait des trucs dans le lave-vaisselle. Et il fallait… Et il me dit : “Range la cafetière.” Enfin bon, je le fais et il me dit : “Tu sais Erica…” Et là je l’interromps et je lui dis : “De toute façon, pour vous, on n’en fait jamais assez.” [Son père n’a pas apprécié la réponse :] Et je savais que je disais une connerie. Mon père a changé du tout au tout, il est devenu fou si tu veux. On s’est poursuivis, c’est-à-dire… Il m’a frappée jusque dans la bibliothèque de la maison, et heureusement qu’il y avait le bureau entre moi et la fenêtre parce que sinon, je crois que je passais par la fenêtre. Il était désespéré en fait. Tu vois, il était vraiment… oui, complètement désespéré. Il ne savait plus quoi avancer comme argument. Je lui ai dit : “Papa, je m’en vais. Maintenant, c’est fini.” Et tout ça, tu vois, en me tapant dessus et tout. »

6À cet instant, elle a décidé de prendre ses affaires : « Donc voilà. Et pendant qu’il me frappait, moi, je faisais mes affaires. Enfin je prenais un sac et je foutais mes trucs dedans. Je foutais n’importe quoi dedans d’ailleurs. » Erica est partie vivre avec celui qui est aujourd’hui son mari. Le cas de Monique est différent. Elle ne s’entendait pas avec ses parents, notamment avec sa mère qui était envahissante. Elle a « négocié son départ ». Ses parents avaient un studio à côté de leur domicile où elle s’est installée.

7Un deuxième groupe est constitué par des jeunes dont le départ a été motivé par le besoin d’autonomie. C’est le cas de Véronique. Ses parents avaient un appartement et lui ont proposé de s’y installer :

« Mes parents étaient propriétaires d’un petit appartement qui était contigu au leur. Il y avait deux entrées différentes, sur deux escaliers complètement différents. Donc c’était un peu transitoire. J’étais toujours un peu chez eux parce qu’il y avait quand même une possibilité d’aller chez eux directement. Mais j’avais quand même une autonomie à ce moment-là, donc à partir de 20 ans. »

8Véronique considère ce départ comme un demi-départ, dans le sens où elle pouvait communiquer avec l’appartement de ses parents. Mireille, après avoir fait son DEUG tout en habitant chez sa mère et son beau-père, a ressenti le besoin de s’éloigner. De plus, le choix de son université a favorisé son départ : « Je suis partie pour plusieurs raisons. Parce que la fac de Lille était beaucoup plus réputée. Ça, c’était la raison essentielle. Et puis… et puis, ça me permettait d’avoir une première indépendance. » Pour elle, partir n’était pas évident : « Bien, ça a été… Au départ, moi j’avais envie de partir mais bon, quitter le foyer familial, ça a été un peu dur. Quitter ma mère… Parce que mes parents sont divorcés. Donc quitter ma mère, c’était un petit dur. »

9Un troisième groupe est formé par ceux qui ont quitté leurs parents pour des raisons que nous pourrions qualifier de matérielles. Il s’agit d’Antoine, Igor et Patricia. Antoine faisait ses études loin de Paris ce qui lui occasionnait trois heures de déplacements par jour. De plus, il trouvait qu’en habitant sur le lieu de ses études, il pourrait avoir une vie sociale plus intense et c’est pourquoi il a pris une chambre à Cergy-Pontoise. Igor a fait une école d’ingénieur et a dû déménager à Aix-en-Provence pour ses études. Patricia, une fois ses études terminées à Amiens, s’est rendu compte que, pour trouver du travail, il fallait être sur Paris. De plus, la dernière année de ses études, elle a fait un stage en Angleterre et a réalisé que le retour à la maison allait être difficile car elle avait pris de nouvelles habitudes.

L’ambiance familiale

10Bien que ces jeunes soient partis tôt de chez leurs parents, nous pouvons nous demander comment se passait la vie avec eux. Y avait-il une bonne ambiance ? Avaient-ils le droit d’inviter leur partenaire ?

11Un premier groupe de jeunes est formé par ceux qui définissent la vie chez les parents comme agréable. Ils ont le souvenir d’y avoir été libres et de s’être sentis bien chez eux. Ce groupe est formé par Patricia, Igor, Mireille, Jean et Véronique. Patricia et Igor avaient le droit d’amener dormir leur partenaire et ceci ne posait aucun problème à leurs parents. M. Bozon montre (2002) qu’en 1990, « la génération des parents a renoncé à fixer des normes restrictives à la sexualité des jeunes, même si elle continue à s’en préoccuper, notamment à travers les risques de sida ou de grossesse non prévue » (M. Bozon, 2002, p. 54). Mireille explique qu’elle avait chez sa mère une totale liberté, elle pouvait faire tout ce dont elle avait envie. Jean a aussi un bon souvenir de la vie en famille. Il est d’ailleurs resté chez ses parents jusqu’à son mariage.

12Un deuxième groupe est constitué par ceux qui ont un mauvais souvenir de la vie de famille et qui en gardent une souffrance qui ressort dans les entretiens. Les raisons de cette souffrance sont diverses. La mère de Monique veut contrôler sa vie et ses relations : pendant une période, elle a eu un compagnon noir et ses parents ne supportaient pas qu’elle fréquente « un noir ». Pour Monique, la présence constante de sa mère dans sa vie était trop dure à supporter et elle a eu d’importants conflits avec elle. En même temps, étant fille unique, elle nous explique qu’elle devait gérer cette dimension dans sa relation avec ses parents. Erica définit sa mère comme quelqu’un de dépressif et son père comme quelqu’un d’instable psychologiquement. Elle dit avoir subi des attouchements d’un oncle proche de la famille quand elle avait entre 10 et 14 ans et définit la vie chez ses parents comme une vie horrible.

13Antoine a de mauvais souvenirs de la vie en famille, mais ceci est plutôt dû à la situation professionnelle de son père :

« Mon père était directeur commercial d’une multinationale industrielle. Il s’est retrouvé au chômage à 50 ans. C’étaient les années où le marché de l’emploi était au plus bas en France. Et puis un cadre de 50 ans, ce n’est pas facile à recaser. Donc en fait, ne réussissant pas à retrouver du travail pendant deux ans, il a passé un CAP. C’est vraiment une formation bas de gamme. Un CAP de chauffeur de taxi. Et il est chauffeur de taxi depuis dix ans maintenant. Donc situation pas facile. D’abord ça fait une grosse différence de revenus et puis une différence de statut énorme. »

14Le frère d’Antoine a quitté la maison familiale et Antoine s’est retrouvé seul confronté à ses parents. Son père avait des dettes et les tensions ont duré des années.

15L’ambiance familiale, lorsqu’elle est mauvaise, crée une véritable motivation pour partir chez les jeunes. Toutefois, même dans une ambiance familiale sereine, les jeunes ont pu ressentir le besoin de s’éloigner de la famille pour se construire, pour vivre leur vie.

La sexualité

16Les jeunes semblent, pour la plupart, avoir eu une vie sexuelle avant le mariage à travers diverses expériences. Nous observons, comme le montre M. Bozon (2002) que :

« L’aspect le plus spectaculaire du processus de jeunesse contemporaine est l’existence de cette longue période de “latence sexuelle” […] : les jeunes connaissent une sexualité active, vécue de nombreuses années sans enfant et sans référence au mariage, même s’ils pensent qu’ils se marieront et auront des enfants un jour. La sexualité juvénile est devenue un temps à part, socialement accepté, et que l’on ne peut plus désigner, comme dans la tradition de la sociologie de la famille américaine, comme une sexualité prémaritale : cette expression se référait à la sexualité des jeunes, que l’on a longtemps considérée comme une période brève, incomplète, préparatoire au mariage. Aujourd’hui la maturation amoureuse et sexuelle des individus précède nettement dans le temps leur stabilisation sociale » (p. 53).

17Dans l’ensemble, les jeunes ont connu plus d’un partenaire sexuel au cours de leur vie et, au moment du mariage, vivaient déjà en concubinage avec leur partenaire et avaient donc une vie sexuelle régulière. Seuls Antoine, Jean et Mireille n’ont pas connu d’autres partenaires. Pour les deux premiers, c’était un choix volontaire qui s’explique par leurs croyances religieuses catholiques. Le cas de Mireille est différent, il est dû aux circonstances de la vie : « Ne pas avoir eu de rapports avec un autre homme, ça ne me ravit pas, non. Je ne vois pas comment les choses pourraient se passer autrement, et de toute façon, il n’y en a pas eu énormément. Je pense pas… Il n’y en a pas eu énormément et… Et puis ce genre de… Je ne sais pas, ça a tout de suite été dépassé. » M. Bozon et O. Kontula (1997) montrent que « Dans les générations anciennes, il était habituel pour une femme d’être initiée sexuellement par son mari (M. Segalen, 1981), au moment du mariage, soit la nuit de noce soit un peu avant. Cette situation est devenue très rare, et dans les années quatre-vingt dix, même la cohabitation avec le premier partenaire est plutôt une exception » (p. 1389).

18Nous avons demandé aux jeunes dont le (la) partenaire n’avait pas connu d’expérience antérieure si cela posait problème par moments dans leur vie de couple. Igor explique que sa femme a honte d’avoir été vierge au moment de leur rencontre. Il nous explique également que, par moments, il a davantage besoin de faire l’amour qu’elle. Ils ont évoqué la possibilité d’avoir d’autres partenaires mais il nous explique que, pour son amie, avoir des relations extraconjugales signifie ne plus aimer :

« Anne n’aime pas du tout le mensonge et quelque chose de caché, c’est une… Quand elle me trompera, ça sera avec quelqu’un qu’elle aimera. A priori, si elle est avec quelqu’un d’autre ça sera… Moi, à la limite, je comprendrais qu’elle ait envie d’avoir une relation à côté mais le problème, c’est que je pense que si elle passait à l’acte avec quelqu’un d’autre, ça voudrait dire autre chose. Ça voudrait dire une remise en question. »

19Parfois, les couples sont ensemble depuis très longtemps et la fidélité sexuelle pose problème. C’est le cas d’Igor. À la fin de l’entretien, lorsque nous lui demandons s’il y a des sujets qu’il voudrait aborder, il nous dit qu’il trouve que nous n’avons pas assez parlé des rapports sexuels avec son amie. Il m’explique qu’il ressent le besoin d’avoir de nouvelles expériences car cela fait longtemps qu’ils sont ensemble. Mais en même temps, il se sent très bien sur les autres plans avec sa femme :

« Parfois, je me dis que le couple exige beaucoup et que ce n’est pas toujours facile. C’est que ça exige en fait de rester longtemps avec quelqu’un… En l’occurrence, moi, je me sens satisfait sur plein de trucs mais juste du côté de la liberté sexuelle parfois… Enfin, disons oui, il peut y avoir des envies sans que je donne suite parce que je tiens trop à Anne. »

20Jean et Antoine, n’ont pas eu de rapports sexuels avant le mariage. Jean nous dit :

« On trouvait que c’était un geste… Enfin, un acte très, très important et qu’il ne fallait pas le faire à la légère. Que cet acte a des conséquences, des suites possibles de grossesse et d’enfants. Même si on prenait toutes les précautions, on ne voulait pas faire un acte qui impliquait des enfants probables, même si ce n’était pas vrai du tout. »

21M. Bozon (1997), montre qu’en France, les années soixante, soixante-dix ont vu la disparition du modèle traditionnel dans lequel « les premiers rapports sexuels coïncidaient alors avec le mariage ou le précédaient d’assez peu » et montre comment aujourd’hui, « les relations sexuelles sont au contraire une des expériences premières du couple naissant ; l’événement est en tout cas bien antérieur à la décision éventuelle de cohabiter et coïncide plutôt avec le moment où les partenaires commencent à “sortir ensemble” » (p. 55). Soulignons que, dans certains cas exceptionnels, comme celui d’Antoine et Jean, le modèle traditionnel persiste.

22Les jeunes français se montrent assez à l’aise pour parler de la sexualité. Ils en parlent assez librement, sans paraître choqués lorsque des questions de ce type apparaissent. Lorsqu’ils n’ont eu que peu d’expériences, ils sont conscients des limites de leur situation et réfléchissent à celle-ci. La sexualité est pour ces jeunes une affaire personnelle gérée par eux seuls, à leur gré, sans le contrôle de la famille.

Se marier

23Le mariage n’est plus, pour ces jeunes, un rite de passage : « Si nombre de mariages d’aujourd’hui ne célèbrent plus de passages, ils relèvent toujours de la catégorie des rites dans la mesure où ils offrent un espace à la symbolisation » (M. Segalen, 1998, p. 96).

24Nous pouvons distinguer deux groupes de jeunes dans leur rapport au mariage. Un premier groupe est formé par des jeunes pour qui il était important de ne pas vivre en concubinage avant le mariage. C’est le cas de Jean et d’Antoine. Antoine nous dit :

« On ne s’est jamais vraiment posé la question en fait. Parce que ça fait partie de notre éducation, parce qu’on savait qu’on allait vivre ensemble pour la vie, donc autant conserver notre part de liberté jusqu’au mariage. Parce que c’était important pour nous de pouvoir, avant de prendre un engagement comme ça, avoir des moments de solitude, aussi ne serait-ce que pour réfléchir. »

25Il explique qu’il est catholique, comme sa famille, sa femme et la famille de celle-ci.

26Le deuxième groupe est formé par des jeunes qui ont vécu en concubinage avant de se marier et d’avoir pris la décision de le faire. Le concubinage c’est encore aujourd’hui : « une vie commune entre deux individus dont le processus de désaffiliation, entendu au sens de prise de distance avec les parents en tant que proches familiers, n’est pas achevé. Ensuite, et de manière comparable aux comédies du remariage, les cohabitants sont conduits à renouveler, ou non, leur union » (F. de Singly, 1986, p. 61). En France, les jeunes choisissent souvent ce mode de vie avant le mariage. Ainsi, L. Roussel montrait déjà qu’en 1988, 80 % des mariages étaient précédés d’une cohabitation (L. Roussel, 1999, p. 111). Malheureusement, dans leurs réponses, nous n’avons pu obtenir les raisons pour lesquelles les jeunes avaient choisi ce mode de vie avant le mariage. Lorsque nous leur posions la question de savoir pourquoi ils n’avaient pas décidé de se marier sans vivre ensemble auparavant, les jeunes étaient surpris, comme si pour eux il s’agissait de quelque chose d’impensable, comme s’ils avaient tellement intégré en eux un autre modèle qu’il leur était difficile de l’expliquer. Nous avons donc dû abandonner cette question faute de réponses constructives. Pour ce groupe de jeunes, le concubinage fait partie d’une étape de la vie évidente (cf. deuxième partie) et ils ne se posent pas même la question d’une autre possibilité, qui serait celle d’envisager le mariage sans cohabitation préalable.

27Un troisième cas de figure est celui de Mireille. Elle a habité en concubinage mais avec un engagement de mariage sans pour autant avoir une date fixée. Pour elle, le concubinage en soi n’a pas d’intérêt : « Je n’avais pas envie de m’installer dans une situation hybride, parce que, pour moi, c’était hybride de vivre avec quelqu’un sans m’engager sérieusement avec. » M. Bozon (p. 53) distingue deux cas de figure concernant les formes d’entrée dans la vie conjugale : ce qu’il nomme « le mariage direct » correspondrait aux jeunes du premier groupe, et ce qu’il nomme le « mariage après la cohabitation » au deuxième groupe de jeunes. Le cas de Mireille serait intermédiaire. On pourrait le nommer « mariage après cohabitation avec engagement ».

La décision

28Nous avons voulu savoir à quel moment et dans quelles circonstances les jeunes décident de se marier pour comprendre comment le mariage apparaissait dans leur construction identitaire. Pour Véronique, c’était une manière de montrer un engagement plus fort dans le temps :

« J’avais déjà vécu avec quelqu’un avant et puis cette personne m’avait demandée en mariage et j’ai toujours dit : “Non, je ne vois pas trop l’intérêt.” Et en fait, je sais que c’est parce que je sentais bien que je ne l’aimais pas vraiment, que ce n’était pas lui en fait. Et si j’avais juste vécu avec mon mari de la même façon dont j’avais vécu avec cet homme-là… Je sentais vraiment autre chose, c’était pour dire vraiment ce que je ressentais pour la première fois de ma vie. Cet homme-là, non seulement je l’aime, mais je crois possible de passer toute ma vie avec lui. Et ça mettait plus… ça posait davantage les choses, le fait de se marier. »

29Patricia explique que ce n’était pas quelque chose dont ils avaient parlé avec son ami mais qu’un jour, ils en ont eu envie : « Le mariage, en fait, on l’a décidé… On n’avait jamais réellement parlé de mariage et puis un jour, on s’est décidés, on a commencé à en parler. La semaine d’après, on décidait de se marier. » Pour Patrick, c’était une manière de concrétiser les choses, il savait que c’était important pour sa copine. Il a fait sa demande en mariage dans un moment d’euphorie, devant la mère de sa copine : « Je n’avais pas spécialement préparé mon coup mais ça s’est fait vraiment spontanément, quoi ! Je n’avais pas prémédité la chose et il s’est avéré que bon, ce jour-là… L’euphorie… Dedans… Je me suis dit allez, pourquoi pas ? Et voilà. » Il nous explique le sens du mariage :

« Au départ, ce n’était pas spécialement important pour moi. Pour elle, je pense que si quand même parce qu’elle est… Je sais qu’elle aime les traditions, tout ça. Mais bon, c’était vraiment pour… Je ne sais pas… Comme là je me sentais vraiment bien avec elle… Je pense d’ailleurs que j’ai fait le bon choix. C’était pour concrétiser notre relation qui durait depuis un certain temps. Et puis voilà. »

30Igor explique que c’était une manière de prendre un pari :

« C’est que… C’était moi… J’avais l’impression plutôt que c’était quelque chose d’un peu fou parce que, si on regarde les choses rationnellement, on sait que les histoires d’amour, ça peut ne pas durer. Ça a un côté presque ridicule à vouloir prendre un pari comme ça mais j’avais envie justement d’être suffisamment fou et suffisamment passionnel pour prendre un pari comme ça. Et puis voilà quoi, pour marquer le coup, pour faire quelque chose d’irrationnel, quoi, et de se marier. Donc on a décidé de se marier un mois avant le mariage. »

31D’autres jeunes font appel à des arguments de type religieux. Pour Jean et Antoine, tous les deux originaires de familles très catholiques, le mariage représente un engagement spécial qu’il n’y a pas dans le concubinage et c’est pourquoi ils l’ont choisi comme mode de vie en soi, sans essayer le concubinage.

32J. Kellerhals, J. -F. Perrin, G. Steinauer-Cresson, L. Voneche, G. Wirth (1982, p. 95) ont fait une typologie concernant les raisons pour lesquelles les jeunes préfèrent le mariage à une simple vie commune (cf. chap V). Nous observons que les jeunes français font surtout appel à des justifications charismatiques de type religieux et séculier. Par exemple, Véronique sentait que c’était avec cet homme qu’elle se projetait dans le temps mais aussi qu’un mariage religieux donnerait une dimension plus spirituelle au lien. D’autres jeunes font appel à des justifications de type séculier. Par exemple, pour Patrick, le mariage concrétise les choses. Pour les jeunes, c’est une manière d’affirmer que c’est avec cette personne qu’ils veulent passer leur vie et qu’ils se projettent dans l’avenir.

33Lorsque nous observons la situation professionnelle des jeunes au moment de la décision du mariage, nous constatons qu’en général, l’un des membres du couple au moins a une situation professionnelle stable mais pas forcément les deux. On a la sensation que le mariage est surtout lié aux sentiments par rapport à l’autre, et non à la situation économique des jeunes. Il n’est pas nécessaire d’être « installé » dans la vie pour se marier. Ces jeunes décident de se marier lorsqu’ils se projettent dans l’avenir, sur le long terme avec le partenaire, lorsqu’ils vivent la relation pour « toujours ».

34Dans l’ensemble, ils prennent la décision de se marier de manière autonome et ensuite l’annoncent à leurs parents. C’est une décision personnelle et non pas familiale. En général, la décision est bien acceptée par les parents. La plupart des jeunes habitent depuis des années en dehors de la famille et celle-ci n’a plus tellement de légitimité pour donner son avis. Dans certains cas, les jeunes se sont fiancés auparavant (Jean, Antoine, Mireille) et les parents savaient donc qu’ils comptaient se marier.

Les fiançailles

35Parmi les jeunes rencontrés, trois ont fait des fiançailles. Il s’agit de Mireille, Jean et Antoine. Le mot fiançailles en France définit trois choses : la promesse mutuelle de mariage, la cérémonie qui l’accompagne et aussi le temps qui s’écoule entre la promesse et le mariage. Il faut savoir que la promesse de mariage n’engage que les jeunes et n’a aucun sens juridique. Ceci signifie que les fiançailles peuvent être rompues par la simple parole.

36Pour Mireille, ne pas vivre avec son copain avant le mariage était quelque chose d’important. Pour des raisons professionnelles, elle a dû aller vivre à Paris où habitait déjà son ami. Elle a donc décidé de se fiancer car pour elle, la promesse de mariage légitimait un peu le concubinage. Elle nous explique comment se sont passées les fiançailles :

« Donc pour mes fiançailles, on avait choisi de faire ça religieusement et j’avais demandé au prêtre qui m’avait confirmée d’être mon prêtre pour me marier et d’être le prêtre pour mes fiançailles. Pour nos fiançailles, il n’a pas pu, donc on a fait des échanges de lettres et puis… et puis ça s’est fait avec un prêtre qu’on ne connaissait pas, dans la paroisse où mes parents habitaient. Enfin, quand je dis mes parents, c’est ma mère et mon beau-père. C’est plus facile, parce qu’à chaque fois… Et donc, en fait, on avait… on avait déjà choisi nos témoins et on a fait un repas après une cérémonie religieuse, vous savez où on bénit la bague de fiançailles et on présente les fiancés à la communauté chrétienne. Et moi, j’avais demandé à ce que mes témoins, à ce que tous nos témoins expriment ce qu’ils entendaient par leur rôle de témoin dans la religion catholique. Donc voilà, ça s’est passé comme ça nos fiançailles. »

37Mireille nous expliquera plus tard qu’ils étaient une vingtaine de personnes pour ses fiançailles.

38Jean justifie ses fiançailles :

« On a voulu faire des fiançailles pour deux raisons : un aspect personnel et religieux et un aspect un peu social. L’aspect social, c’était parce qu’on vient tous deux de familles assez classiques. Catho pas traditionnel ! Enfin classiques, quoi ! Et donc, pour les présentations aux familles, les différentes fêtes de famille qu’il pouvait y avoir, c’était mieux, c’était plus pratique de dire : “Voilà ma fiancée.” Plutôt que ma copine. Puis aussi parce que ça voulait dire quelque chose pour nous, parce que c’était un premier engagement. »

39En effet, certaines familles accordent aux fiancés davantage de place dans la famille, comme si la personne était déjà un peu membre de la belle-famille.

40Le jour des fiançailles, le jeune homme offre une bague à la jeune fille. Parfois, elle offre aussi quelque chose, par exemple une montre, mais ce n’est pas toujours le cas. Il peut parfois également arriver que les jeunes offrent une bague de fiançailles le jour de la demande en mariage, sans faire de cérémonie. C’est le cas de Véronique qui a reçu une bague de la part de son copain au moment de la demande en mariage. Soulignons aussi que le jour des fiançailles, les témoins ne sont pas forcément les mêmes que ceux du mariage civil ou religieux.

41M. Bozon (1997, p. 53) montre que ce sont souvent les jeunes optant pour le mariage direct qui choisissent de faire des fiançailles. Nous pouvons ajouter que ce sont aussi ceux qui optent pour le « mariage après cohabitation avec engagement » comme Mireille.

42Ces jeunes qui se sont fiancés ont une forte identité statutaire. Ils expliquent leur choix par des raisons familiale et sociales et non uniquement personnelles.

L’église

  • 1 Séminaire de DEA et doctorants à la Sorbonne.

43La plupart des jeunes ont fait un mariage religieux catholique. Seuls Erica, Patricia et Igor n’ont fait qu’un mariage civil. F. de Singly1 explique que le mariage religieux a beaucoup plus de succès que le mariage civil parce que la cérémonie est plus importante, et que si le mariage civil était plus cérémonieux, il y aurait davantage d’adeptes. Dans les entretiens, les jeunes n’ont pas parlé de la mise en scène dans le mariage religieux mais plutôt de leurs croyances ; néanmoins il est possible que pour des jeunes moins croyants le mariage religieux soit plus attractif que le civil. Véronique nous dit : « Je voulais donner aussi une dimension un peu spirituelle, parce que je crois, on l’appelle Dieu ou on ne l’appelle pas Dieu, mais je crois à quelque chose en soi en tout cas. Et ce qui nous unit était au-delà du monde matériel. Et ça, j’y crois ! »

44Erica n’a fait qu’un mariage civil. Elle nous explique que le mariage religieux devait avoir lieu un an après, c’est-à-dire trois mois après l’entretien, mais que, compte tenu des tensions avec son mari, elle ne sait pas s’il aura lieu. Patricia et Igor ne voulaient pas de mariage religieux. Patricia nous dit : « On était quand même tous les deux d’accord pour faire un petit mariage, pour ne pas se marier à l’église, pour ne faire que la mairie et donc un petit mariage, dans le sens où il n’y avait vraiment que la famille très proche et les amis très proches. » Le mariage religieux semble pour ces jeunes être le fruit d’une réflexion personnelle.

La préparation du mariage

45Le temps de préparation varie d’un mois à un an selon le type de mariage que les jeunes souhaitent. Pour les jeunes mariés civilement, les préparatifs ont été plus rapides parce que souvent ils voulaient un mariage en petit comité. Igor et sa copine, par exemple, ont préparé leur mariage en cinq semaines. En dehors d’eux, il n’y avait que leurs témoins et son père à lui. Erica a organisé son mariage en une semaine mais elle a également fait un mariage en petit comité. Patricia et son mari ont organisé le mariage en un mois. Ils ont fait un mariage avec peu d’invités et ceci leur a permis de l’organiser rapidement. Les autres jeunes ont fait des mariages avec des invités plus nombreux, entre 80 et 250, et ont eu besoin de plus de temps pour les préparatifs.

46Les jeunes disent généralement s’être occupés de manière autonome de l’organisation de leur mariage et, lorsque ce n’est pas le cas, ce n’était pas une délégation volontaire à la famille. Patrick et sa copine se sont occupés de toute la préparation :

« On a préparé ça… En plus, on a fait ça dans les règles de l’art, on a fait la préparation au mariage donc on a été voir un prêtre qui nous préparait au mariage une fois par semaine. C’était assez drôle d’ailleurs, et puis on a tout fait nous-mêmes parce qu’à l’époque, on pouvait, on avait le temps et l’argent pour le faire. Donc on a tout fait nous-mêmes, on a tout préparé nous-mêmes : on a acheté nos alliances, elle a acheté sa robe de mariée, on a fait les faire-part, on a invité les gens, on a réservé, on a tout fait quoi ! »

47Parfois, ils n’ont pas organisé le mariage comme les parents le souhaitaient. Les beaux-parents et les parents de Patricia étaient déçus par le mariage qu’avaient organisé leurs enfants car ils ne pouvaient pas y inviter beaucoup de monde. Patricia explique que ses parents ont quand même respecté son choix. Ses beaux- parents ont demandé s’ils pouvaient organiser une fête chez eux le lendemain du mariage avec des amis, et le jeune couple a accepté, mais ce n’était pas le jour de leur mariage. « Depuis le milieu des années 1970, les mariés fixent les règles du jeu, puisqu’ils en sont maîtres, en ayant choisi de se marier. Ils décideront de la liste de ceux qu’ils souhaitent inviter » (M. Segalen, 1998, p. 109).

48Igor et sa copine voulaient un mariage entre leurs seuls témoins, sans que leurs parents ni personne y assistent. Tout le monde a respecté la décision du couple, sauf le père d’Igor qui s’est senti très mal. Igor nous explique que, in extremis, ils ont dû accepter que son père soit là. Après avoir redit non une autre fois, ils lui ont dit oui, mais il avait compris que c’était non et les choses semblent avoir très mal tourné :

« On a eu le père d’Anne au téléphone et il a dit : “Tu devrais appeler tes parents parce qu’on dirait qu’ils ne vont pas bien.” Donc je les ai appelés et, donc là, ma mère ne voulait plus me parler, quoi ! Elle disait qu’elle m’avait demandé quelque chose, je n’avais pas voulu et donc c’était la grosse catastrophe. Donc moi, j’ai été hyper déstabilisé. Normalement, je ne pleure pas et ça m’a fait pleurer. Je n’ai pas dû pleurer souvent dans ma vie mais j’étais… Et donc je leur ai dit qu’ils avaient mal compris et que c’était oui, que je voulais qu’il soit là et tout. Mais j’ai jamais vu ma mère comme ça, elle ne voulait plus me parler. Je pense que c’était vraiment catastrophique donc j’ai réussi à récupérer le truc et mon père a assisté au mariage, donc ça allait quoi. Parce qu’au téléphone, c’était assez fou, quoi, ma mère ne voulait pas me parler. »

49L’attitude des jeunes dans la préparation du mariage nous semble significative : ils considèrent que c’est avant tout leur mariage, et qu’ils sont les premiers concernés. Ils se vivent avant tout comme des individus, plus que comme des membres appartenant à une famille, bien que les parents aient financé le mariage. Parfois, les jeunes souhaitaient le régler eux-mêmes, mais les parents ont insisté. Aucun jeune n’a décidé de se marier sans disposer de l’argent nécessaire pour le faire, en s’attendant à ce que les parents paient son mariage. Ceci nous semble significatif du fait que les jeunes se vivent comme ayant leur propre vie indépendante et autonome de la vie familiale.

Le régime du contrat de mariage

50Tous les jeunes, sauf Monique, Véronique et Antoine, se sont mariés sous le régime de la communauté réduite aux acquêts. Les justifications de ce choix varient. Certains ne s’étaient même pas posé la question et ne savent pas vraiment, comme c’est le cas d’Erica : « Je n’en sais rien [rire], j’en sais rien. Je m’en rappelle pas. Je sais que je me suis même pas posée la question. » D’autres le justifient car ils se marient pour la vie. C’est le cas de Patricia : « Oui, pour nous, non… C’était la communauté de biens. On se mariait pour la vie ensemble et on n’imaginait pas qu’il puisse y avoir des problèmes un jour ou un autre, donc voilà quoi. » Igor le justifie par l’absence de propriétés : « De communauté de biens parce qu’on n’avait pas beaucoup de biens donc… »

51Pour Monique, Véronique et Antoine, la séparation de biens était nécessaire mais les raisons varient. J. Kellerhals, J. -F. Perrin, G. Steinauer-Cresson, L. Voneche, G. Wirth (1982) montrent que « le code normatif de l’amour romantique aurait peut-être voulu que l’on mette en commun, quand il y en a, les fortunes présentes ou futures des conjoints » (p. 109) mais qu’en Suisse, cela ne se produit pas souvent. En effet, comme nous verrons plus loin, il semble important pour les jeunes non seulement parfois de faire une séparation de biens, mais aussi de séparer leur argent tout en étant sous le régime de la communauté. Monique travaille à la banque et nous donne son point de vue : « Oui, parce qu’on ne sait jamais ce qui peut se passer. Il vaut mieux prévoir. De temps en temps, dans l’agence, on entend des histoires comme ça. Mais aussi, ce n’est pas négatif, on sait jamais, il y a des gens qui perdent la tête, ce n’est pas grave, quoi. » Pour Véronique, c’est une manière de se protéger puis de rester soi-même :

« La séparation de biens… C’était comme une évidence. C’est-à-dire que la première chose qui est venue, c’est que comme mon mari est comédien, si on était mariés sous le régime de la communauté, je serais responsable de ses dettes éventuelles. Donc il y a cette idée de responsabilité des dettes de l’autre qui ne me convenait pas et qui ne lui convenait pas non plus. Oui, nous, on a préféré ce régime-là. »

52Elle explique que ce régime renvoie à une certaine conception du couple : « C’est-à-dire qu’on est ensemble, on s’aime et il y a deux personnes et on ne devient pas une espèce d’entité où l’un se perd dans l’autre. » Pour Antoine, le régime de la séparation constitue un moyen de protection du couple : « On a tenu à une séparation parce que l’un et l’autre ayant fait une école de commerce, il n’était pas impossible qu’on crée une affaire un jour. Et bien, c’est pour éviter que l’autre se retrouve solidaire des dettes qu’on aura contractées à titre personnel, en tant que chef d’entreprise. Pour éviter ce genre de problème. »

Le grand jour

53En France, le mariage civil à la mairie doit obligatoirement et légalement précéder le mariage religieux. Il peut avoir lieu le même jour que le mariage religieux ou à n’importe quel moment auparavant.

54Patricia et Igor n’ont fait qu’un mariage civil et, pour eux, le grand jour c’était celui-ci. Il est significatif de constater que tous les deux ont défini leur mariage comme quelque chose d’intime, pour lequel ils ne voulaient pas beaucoup d’invités. Ces jeunes ont choisi pour témoins des amis et non leurs parents ou des membres de la famille. Ceci nous semble important car cela montre leur forte identité personnelle. Dans la mise en scène du mariage civil, les témoins ont le rôle principal après les mariés et sont placés à leurs côtés.

55Les autres jeunes se sont mariés religieusement. Le mariage civil était pour eux moins important, car leurs croyances font qu’ils ne se sentent mariés que lorsque la cérémonie religieuse a eu lieu. Pour celle-ci, les jeunes avaient choisi comme témoins des amis et non des membres de la famille. Néanmoins, c’est souvent le père et la mère de la mariée et du marié qui les ont conduits à l’autel. La grande fête des noces a lieu le jour de la cérémonie religieuse. Pour ce type de mariage, le nombre d’invités de manière générale est plus important, surtout au vin d’honneur. Inviter les gens au vin d’honneur, c’est une manière pour les jeunes mariés de montrer qu’ils tiennent à eux mais qu’ils ne peuvent inviter tout le monde au repas.

56Avant les années soixante, les acteurs de la noce sont les parents des mariés et les voisins : « La place qu’ils occupent [les mariés] lors du repas, précisément au centre de la table en U, parrains et marraines de leurs côtés, est bien à l’image de cet encadrement familial » (M. Segalen, 1998, p. 109). Il en va autrement aujourd’hui. Au moment du repas, les jeunes mariés sont assis à une table avec leurs amis et non avec leurs parents. Ceci nous semble très révélateur : les jeunes ont leur propre monde et donc leur propre table.

57M. Bozon (1997) remarque que, lorsque les jeunes effectuent un mariage direct, « la cérémonie a plus d’éclat (le mariage religieux est plus fréquent, la fête plus importante et le nombre d’invités plus grand) » (p. 53). L’auteur montre que, dans ce cas de figure, une fois sur deux il y a eu fiançailles, et les familles sont très présentes dans l’organisation du mariage. « Dans “le mariage après cohabitation” les fiançailles disparaissent, le mariage religieux se raréfie, le nombre d’invités est plus faible » (Idem, p. 54).

LA CONTINUITÉ

L’organisation

58Pour Antoine et Jean, le mariage a supposé le début de la vie en commun et une nouvelle expérience de vie. Pour les autres jeunes, c’est une continuité, dans le sens où ils habitaient déjà ensemble auparavant et où ils ne se trouvent pas confrontés à un grand changement.

Habiter loin

59Les jeunes ne résident pas forcément dans la même ville que leurs parents et, lorsque c’est le cas, ils ne disent pas que c’est un critère important pour eux. C. Bonvalet (1997, p. 171) a montré que, dans l’agglomération parisienne, il y a une forte proximité spatiale du réseau de parenté et que ceci n’est pas le résultat du hasard mais d’une volonté des familles d’être rapprochées. Dans notre population, nous observons que la proximité spatiale n’implique pas de contact, de visites ou de services fréquents et réguliers entre les familles, du moins tant qu’il n’y a pas d’enfants. C. Bonvalet observe aussi que, juste après le premier départ des enfants, ceux-ci sont souvent géographiquement à proximité de leurs parents alors que « ce n’est que plus tard, au moment de la constitution de la famille, que les enfants s’éloignent, un certain rapprochement s’effectuant par la suite » (C. Bonvalet, 1991, p. 74). Ceci pourrait expliquer que les jeunes que nous avons rencontrés n’habitent pas tous à proximité de leur famille, et que, lorsqu’ils le font, ils ne définissent pas cette proximité comme un critère de résidence. Véronique habite dans le même arrondissement que ses parents mais ce n’est pas pour autant qu’elle les voit plusieurs fois par semaine. Igor fait partie des jeunes qui disent ouvertement qu’il n’aimerait pas vivre trop près de ses parents.

60On remarque que les jeunes ne se vivent pas dans la stabilité mais dans le mouvement, au sens où ils ne se vivent pas comme devant rester au même endroit mais qu’ils pensent à partir.

La location

61Une fois mariés, la plupart des couples, à l’exception de Véronique et de Jean qui sont propriétaires, habitent des appartements en location. C. Bonvalet (1997) a montré que « la grande majorité des ménages commence leur parcours logement dans le secteur locatif privé, ce n’est que plus tard (avec la constitution de la famille et en fonction de leurs revenus) que se pose la question de l’achat du logement (l’âge moyen au moment de la primo-accession s’élève à 35 ans) » (p. 166). Il ne semble pas que devenir propriétaires constitue un projet pour les jeunes interviewés. Seule Patricia parle de la possibilité d’acheter un appartement avec son mari. Lui, il le souhaite, mais elle est contre :

« Je suis contre parce que si on achète, ça serait à Paris et aujourd’hui, on n’a pas envie de rester à Paris. Donc ça serait comme un fil à la pâte. Et ensuite, parce que si on achetait aujourd’hui, comme on n’a pas d’apport, il faut emprunter beaucoup, donc ça veut dire qu’on aurait des remboursements importants en sachant que, de toute façon, on ne pourrait pas acheter la surface qu’on aurait envie d’acheter aujourd’hui, compte tenu des prix des appartements à Paris, quoi. »

62Nous observons que Patricia n’a pas envie de se dire que sa vie est « tracée » et « installée ». Pour Jean et sa femme qui sont propriétaires, ce choix ne s’est pas fait sans une réflexion préalable :

« Eh bien, au moment de se marier, au moment où je cherchais du travail… D’abord au moment où Séverine en a trouvé et où moi j’en ai cherché, on se posait la question de ce qu’on voulait dans la vie. Est-ce qu’on ne voulait pas partir en province par exemple ? Et puis en fait, ce qu’on se disait : si on achète un appartement, on va y rester quelques années, on va travailler sur Paris et puis un jour on va sans doute partir en province. Et puis là, moi j’en suis à me demander si j’ai pas envie de changer de travail et : est-ce que ça vaut pas le coup de partir en province dès maintenant ? »

63Les jeunes sont conscients que la propriété attache les gens et ils réfléchissent là dessus car ils ne se vivent pas dans la permanence.

64Le fait que les jeunes habitent des appartements en location est compréhensible lorsqu’on connaît leurs trajectoires et comment ils se construisent. Lorsqu’ils ont commencé à travailler, ils habitaient en dehors du domicile parental, ils devaient ainsi couvrir les frais de la vie quotidienne et donc ils n’ont pas pu épargner beaucoup. Les deux jeunes propriétaires n’auraient jamais pu l’être sans l’aide parentale. Véronique a un appartement qui lui a été offert par sa mère. Jean et sa femme n’auraient jamais pu acheter leur appartement sans l’aide de ses parents qui ont apporté l’argent de départ pour l’achat. En ce qui concerne l’aménagement de l’appartement, il ne semble pas que le mariage entraîne son réaménagement.

L’argent : plusieurs comptes

65Les jeunes ont majoritairement adopté la communauté de biens réduite aux acquêts, mais nous allons voir concrètement comment ils s’organisent au quotidien. On pourrait penser, quand ils sont mariés sous le régime de la communauté, qu’ils mettent tout l’argent en commun alors que, quand ils sont sous un régime de séparation de biens ils le divisent, mais ce n’est pas le cas. Pour eux s’individualiser est important et se pratique aussi à travers l’argent.

66Mariés sous le régime de la séparation, Véronique, Antoine et Monique nous expliquent comment ils s’organisent. Véronique et son mari séparent tout et n’ont pas de compte commun. Elle nous explique comment ça se passe :

« Les dépenses communes… En fait, on a un petit… Pour les grosses dépenses, pas quand on va acheter une baguette de pain mais quand on va faire un plein au supermarché ou ce genre de choses, on a un petit carnet et chacun note les dépenses qu’il fait. À la fin du mois, on divise en deux. On fait en sorte que ça soit cinquante-cinquante quoi. »

67C’est une manière pour elle de garder sa propre indépendance et de gérer son argent comme elle le veut. Monique explique comment son couple est organisé : « Voilà. On a un compte chacun pour nos salaires puis un compte commun sur lequel on vire chacun, selon nos salaires [rires], pour payer l’électricité, le téléphone, les courses, l’essence. » Antoine et sa femme ont aussi trois comptes : chacun a son compte personnel, plus un compte commun. Il nous explique leur fonctionnement :

« Quasiment tout va sur le compte commun, avec lequel on paie quasiment tout, en fait. On a gardé nos comptes pour diverses raisons. Et puis ça permet de… Enfin, ça permet par exemple de faire un cadeau à l’autre sans que le relevé de carte bancaire apparaisse sur le relevé de compte commun. Mais bon, l’idée en gros, c’est d’avoir l’essentiel sur un compte commun et d’avoir 150 euros sur un compte à côté. »

68Antoine nous avait expliqué qu’avec sa femme, ils avaient choisi la séparation de biens si un jour l’un des deux créait une entreprise.

69Voyons maintenant comment les jeunes s’organisent lorsqu’ils sont mariés sous le régime de la communauté. Pour certains, il est important d’avoir une économie commune. Jean et sa femme mettent tout en commun : « On a deux comptes communs. C’est-à-dire qu’il y en a un qui est approvisionné par le mien et il y en a un qui est approvisionné par celui de Séverine. Mais ce sont des comptes joints, c’est-à-dire qu’on peut aller puiser dans l’un ou dans l’autre. » Patricia et son mari mettent aussi tout en commun : « Et quand… Je ne sais plus. À un moment, on a décidé qu’au bout du compte, un compte joint nous suffisait et qu’on n’avait pas besoin chacun d’avoir notre compte. Donc on n’a gardé que le compte joint. Aujourd’hui, on verse nos deux salaires sur le compte joint. On n’a pas chacun notre compte d’un côté. » Patricia nous explique qu’au début, lorsque son copain était étudiant, ils faisaient cinquante-cinquante, et qu’ils vivaient avec ce qu’ils avaient, et que par la suite, ils ont décidé d’avoir un seul compte, commun aux deux. Les jeunes qui mettent tout l’argent en commun rencontrent parfois de petites difficultés. Patricia ne dit pas tout à son mari. C’est elle qui fait les comptes donc il n’a pas vraiment de contrôle :

« Ça m’arrive de m’acheter des choses sans lui dire. Parce que là, j’ai deux pantalons noirs. Si j’en ai un troisième, il ne le verra pas donc je vais le faire, je vais me faire plaisir et je ne vais pas lui dire parce que ce n’est pas la peine, il ne sera pas content [rires]… Mais les comptes il les voit, mais il ne fait pas attention, quoi. Il voit dans le courrier mais non… Oui, des fois le midi je vais m’acheter des trucs mais je… Souvent je lui dis, quoi, il y a un pantalon que j’ai acheté avec ma sœur il y a un an et je ne lui ai pas dit mais [rires] généralement, je lui dis. »

70Antoine nous explique qu’il trouve parfois que sa femme est trop dépensière, qu’elle s’achète trop de fringues et donc il lui fait des réflexions. Il nous explique comment ça se passe : « Elle le prend forcément mal, et après… Non, elle a plutôt tendance à se justifier en fait, et, en général, j’insiste pas. Mais c’est pas… Oui c’est pas… C’est pas un motif de discorde récurrent, on se tape pas tous les jours dessus à cause des achats de fringues. »

71Bien que mariés sous le régime de la communauté de biens, Mireille et Patrick séparent l’argent. Mireille nous explique comment ça se passe :

« On a trois comptes. Chacun reçoit son salaire sur son propre compte et on reverse chacun une partie de notre salaire sur un compte commun. Et de ce compte commun est prélevé tous les frais de loyer, de nourriture, d’impôts, enfin tous les frais que l’on a ensemble. Et pour le reste, c’est de l’argent qui nous sert pour placer de l’argent de côté et puis de quoi vivre de façon à s’acheter ce qu’on veut, faire des cadeaux et des choses comme ça. »

72Mireille explique la fonction des comptes personnels : « Oui, on a un compte où on met de l’argent de côté chacun, et ce compte-là nous permet de payer, je sais pas, un vêtement, de se payer une crème ou un truc comme ça. » Pour elle c’est la meilleure organisation :

« On trouve, je dis toujours… Je trouve que c’est agréable justement quand on fait un cadeau de se dire que c’est vraiment un cadeau qui est fait de l’autre, c’est dans cette optique-là. C’est pas le fait d’avoir chacun son compte et puis chacun pour soi, parce que c’est pas du tout dans cette optique-là. C’est vraiment avoir le plaisir de pouvoir offrir quelque chose, d’avoir une certaine indépendance par rapport à ses frais, à ses passions, à ses envies, et puis… Et puis au niveau de la gestion des comptes c’est plus pratique. »

73Mireille le souligne bien : le fait d’avoir chacun un compte propre, de s’individualiser, ne signifie pas que le couple soit moins solide, c’est une manière de rester soi-même tout en faisant argent commun par ailleurs. Patrick justifie leur organisation par l’habitude :

« On a toujours vécu… Je ne sais pas moi. On s’est connu, j’avais mon compte et elle, pareil. Et puis… on ne s’est jamais posé la question, en fait, de savoir si on faisait un compte joint ou pas. Non. Et puis, je ne sais pas si un jour j’ai envie de lui faire un cadeau par exemple, je n’ai pas envie qu’elle voit après sur les relevés de compte le prix du cadeau ou… C’est tout con mais… Donc voilà, on ne s’est pas posé la question. »

74Des auteurs comme F. Battagliola (1986) ont montré que le maintien des comptes peut être un moyen de souligner l’autonomie de chacun. On constate qu’après le mariage, certains jeunes maintiennent aussi la séparation et qu’ils paient indistinctement certaines choses. Patrick nous explique l’organisation avec sa femme : « On ne se pose même pas… Oui, en fait, un mois c’est elle qui paie le loyer, l’autre mois c’est moi. Les factures c’est si… j’ai de l’argent, je les paie. Si je n’en ai pas, c’est elle. Vraiment c’est très simple quoi. »

75Traditionnellement, comme le montre Y. Lemel (1997), il y avait dans le couple deux modèles d’organisation domestique que nous ne retrouvons plus aujourd’hui. Dans le modèle ouvrier, la femme avait la responsabilité de gérer le budget familial. Dans le modèle bourgeois, l’homme, rentier ou salarié, était le seul pourvoyeur des ressources et gérait le patrimoine en accordant à la femme une somme pour les besoins du foyer. Chez les jeunes d’aujourd’hui, comme le fait remarquer l’auteur, nous n’observons plus du tout ces logiques de fonctionnement car souvent les deux membres du couple travaillent.

Les amis et les sorties

76Le mariage ne semble pas changer la manière dont les jeunes vivent leurs relations amicales. Les amis restent les mêmes et la manière de gérer les amitiés dans le couple aussi. Nous observons que les jeunes distinguent les relations amicales particulières qui deviennent des relations amicales du couple et les amis personnels qu’ils voient le plus souvent seuls.

77Les amis ne constituent généralement pas des groupes, ce sont le plus souvent des unités séparées (cf. deuxième partie). Ceci a été dans un premier temps difficile à saisir car, par exemple, si nous demandions aux jeunes : « Peux-tu me parler de tes différents groupes d’amis ? » Ils mettaient en valeur le groupe du théâtre, le groupe de sport… Véronique nous explique : « Il y a la partie d’amis d’enfance et d’adolescence. Alors ça, il n’y en a pas beaucoup. Et bien il y a Jane… On va dire trois. » Lorsque nous lui demandons si ces amis forment un groupe, elle nous dit : « Non, ils ne se connaissent pas. Il y en a deux qui se connaissaient quand elles étaient petites, mais qui n’ont plus de contact. »

78Antoine a plus d’amis que sa femme et ils fréquentent davantage ses amis :

« En fait, dans nos relations amicales, les choses sont structurées de manière un peu différente parce qu’ayant moins de famille, j’avais moins de cousins, moins de temps passé en famille, donc, naturellement, j’ai un réseau d’amis qui est plus vaste et plus fort, plus dense. Y’a des gens avec qui j’ai des relations vraiment privilégiées qu’elle n’a pas nécessairement, mais c’est des relations qu’elle peut avoir avec des cousins ou des cousines. »

79Le discours d’Antoine sous-entend que, pour lui, si la famille est trop présente dans la vie de l’individu, celui-ci a moins d’amis. On peut souligner que, quand l’un des membres du couple a peu d’amis, il est plus facile pour le partenaire de lui faire accepter les siens.

80En ce qui concerne la gestion des amis dans le couple, en général, les jeunes partagent certains amis avec leur partenaire et pas d’autres. Il est important de préserver des moments personnels. Véronique nous explique l’importance pour elle de voir des amis seule :

« Ce serait différent s’il était là, et vice-versa lui avec ses amis. Mais lui a plus de… je pense, de scrupules à… Je sais pas comment dire ça, il le fait moins que moi quand même de voir des amis seul. Il veut peut-être plus que moi m’associer. Quand je veux pas y aller, ça pose pas de problèmes tu vois, mais… Je sens ça. Mais ça le gêne pas inversement que moi je vois des amis seule. C’est peut-être un peu plus fort chez moi ça. »

Sortir

81L’analyse des amis et des sorties montre que, pour ces jeunes, il est important tout en étant en couple de conserver leur autonomie : leurs amis, leurs goûts et leurs passions. Selon les couples et les personnalités, ce désir est plus ou moins fort et varie. Mais il y a dans l’ensemble l’idée de ne pas se fondre dans l’autre complètement.

82Pendant le week-end, les couples conservent généralement une soirée pour eux puis l’autre pour les amis. Il n’y a pas de règle et les amis fréquentés varient de week-end en week-end. Du fait que les jeunes ont des amis séparés qui ne forment pas de groupe, ils alternent la fréquentation des uns ou des autres.

83Parfois ils sortent séparément. Véronique nous explique comment elle s’organise avec son mari :

« On fait beaucoup de choses l’un sans l’autre. Quelquefois, le soir, je vais sortir avec une amie, et lui, ça peut lui arriver aussi de sortir seul. Un peu moins que moi, mais bon, ça lui arrive aussi de sortir avec ses amis. S’il est invité à une soirée, par exemple, où je ne connais personne, bon et bien j’y vais ou j’y vais pas. Si ça ne m’intéresse pas, j’y vais pas. Voir certains films au cinéma qui ne l’intéressent pas, je peux soit y aller seule soit y aller avec des amis, certains spectacles aussi. Pour des loisirs aussi, on peut ne pas être toujours ensemble. Il aime le foot aussi, donc il va souvent voir des matchs de foot. Moi, j’y vais pas. »

84Au-delà des week-ends, les vacances sont aussi des moments où parfois les conjoints se séparent. Patricia n’aime pas tellement aller chez sa belle-famille, donc son mari prend parfois des vacances seul pour y aller. Monique aime beaucoup voyager alors que la passion de son mari, c’est le ski. Elle nous explique leur organisation :

« Pour les grandes vacances, on part ensemble. On fait un grand voyage parce qu’on aime bien. Puis sinon, dans l’année, moi je me paie un voyage toute seule, ou avec une amie, ou avec une collègue, et lui, il fait aussi la même chose, mais comme il a plus de vacances, il fait plusieurs semaines au ski par exemple. Mais juillet, août et septembre on part deux ou trois semaines ensemble puis après moi, je me paie une semaine à moi et lui, il se paie deux semaines au ski et une semaine de plongée. Voilà. »

85En semaine les jeunes sortent peu ensemble. Souvent ils terminent le travail tard et parfois des activités supplémentaires viennent s’y greffer. Trois fois par semaine le soir, Igor ne voit pas sa femme car elle fait du théâtre. Véronique a des activités sans son mari : « Et puis sinon, il a d’autres activités, comme il fait du chant. Voilà, moi je fais de l’anglais, de la gym aussi. » Mireille nous explique qu’elle va seule à la piscine parce que son mari n’aime pas. Elle nous explique aussi ses activités à lui : « Le voir jouer une fois par mois, parfois deux, au tennis de table ne m’enchante pas. Mais comme je fais ma thèse, ça me dérange pas trop, ça me permet de travailler. Et puis lui, il adore ça, donc je vois pas pourquoi je l’empêcherais de faire ça. »

86La vie de couple n’implique pas une fusion avec l’autre, les jeunes conservent du temps individuel et collectif.

Le conjoint, la même place

87Tous les jeunes insistent : leur partenaire occupe une place centrale dans leur vie ; il serait un autrui significatif important. Il vient avant la famille et les amis. Les choses importantes sont partagées avec lui. Il ne semble pas que le mariage ait changé quelque chose aux sentiments que les jeunes éprouvaient auparavant pour ce partenaire et à la place qu’ils lui attribuaient. Patrick nous explique que, lorsqu’il a des décisions importantes à prendre, il consulte toujours sa femme, comme avant le mariage : « Je n’ai pas eu énormément de décisions à prendre. Pas encore. Si, tu vois, le fait d’emménager, de venir vivre à Paris, c’était une décision importante à l’époque donc ça, on a demandé l’avis de personne, quoi. On a pris la décision elle et moi et on l’a assumée. Elle et moi, quoi. »

88Le rôle de la famille a changé par rapport aux partenaires. Pour se confier, parler de soi, le partenaire puis les amis passent avant elle. Pour les jeunes qui n’ont pas vécu en concubinage avant le mariage, il semble que le rôle attribué à chacun ait changé. Antoine nous explique que depuis leur mariage, il expose davantage ses soucis à sa femme : « Maintenant ce ne sont plus mes parents, mais c’est ma femme qui voit quand je fais la gueule le soir, ou quand j’ai l’air d’avoir un problème, ou quand… Donc c’est elle qui plus naturellement va me demander s’il y a quelque chose qui va pas, si elle s’en sent la force et l’envie. » Le fait de vivre dans le même espace pour Antoine, conduit forcément à parler de soi-même à son partenaire.

89Dans les entretiens, les jeunes parlent peu de leurs parents, même indirectement. Ils font référence à la famille quand on leur pose des questions en rapport direct avec le sujet. Ceci est à nos yeux significatif du rapport des jeunes à la famille : c’est une partie de leur vie mais elle n’est pas présente au quotidien.

LES FAMILLES : UNE RELATION SANS CONTRAINTE

90L. Bernier (1998) définit la sociologie de la relation sans contrainte ou encore du lien social sans contrainte comme celle « qui pose l’individu dans un rapport de désir du social. Elle concerne un individu qui se perçoit et s’assume comme tel et qui, aussi, perçoit les autres et les assume en tant qu’individus, donc sujets d’actions, de choix, de désirs » (p. 30). Les jeunes français se perçoivent dans leurs relations familiales de cette manière. Ils se situent face à leurs parents comme des individus qui les fréquentent quand ils peuvent et quand ils en ont envie. D’ailleurs, ils ne vont pas souvent voir leurs parents mais, lorsqu’ils le font, c’est parce qu’ils le désirent.

Les voir

91Pour comprendre la fréquence à laquelle les jeunes voient leurs familles, il est nécessaire de faire une distinction entre ceux qui habitent la même ville et ceux qui habitent une ville différente.

92Monique, Véronique, Antoine, Jean et Erica habitent la même ville que leurs parents et nous expliquent la fréquence de leurs rencontres. Monique nous dit : « Je vais les voir… toutes les deux semaines… au moins une fois par mois. Voilà, au moins une fois par mois mais c’est pas un jour… Comme le dimanche. » Elle essaie, tout en voyant ses parents, de maintenir une distance pour que sa mère ne se mêle pas trop de sa vie : « Dès qu’elle me fait une réflexion, je vais moins les voir. » Véronique et son mari y vont une fois par semaine :

« On n’est pas loin, et la fréquence, je sais pas comment te dire, c’est pas tout à fait… Une fois par semaine, ça peut être moins, c’est rarement plus. En moyenne on va dire, on va peut-être faire par mois, il y a cinq semaines dans le mois, on va dire trois-quatre dimanches dans le mois. Trois à quatre dimanches par mois on va déjeuner chez eux. »

93Antoine va voir ses parents une fois par mois, la plupart du temps, avec sa femme. Avant le mariage, il y allait seul plus souvent. Lorsqu’ils vont les voir, ils déjeunent ou dînent avec eux. Il nous explique pourquoi il n’y va pas plus souvent :

« Parce que j’ai pas forcément le temps, et c’est vrai que le moment le plus propice, sauf exception, c’est quand même le week-end pour aller les voir, et que, quand on est deux, les week-ends se remplissent beaucoup plus vite. Il faut bien aller voir ma belle-famille de temps en temps et puis… Et puis on va voir des copains, on fait des tas de choses. Moi, parfois, je me demande, si je ne devrais pas essayer de les voir plus souvent, mais la vie est ainsi faite. C’est vrai qu’en plus, depuis le mariage, on a eu une vie assez occupée de diverses manières. »

94Pendant les entretiens, souvent, en répondant à notre question, les jeunes – c’est le cas d’Antoine – se rendaient compte qu’ils n’allaient pas souvent voir leurs parents. Jean alterne les moments où il y va seul et les moments où il y va avec sa femme : « Je vais voir mes parents une fois toutes les deux semaines ou trois semaines, mais comme moi je circule beaucoup dans Paris, il m’arrive de temps en temps quand j’ai un chantier pas loin de chez mes parents de m’arrêter boire un café et de repartir, ou d’aller leur déposer quelque chose. » Ils vont chez ses beaux-parents avec la même régularité. Erica va seule voir ses parents car son mari ne les aime pas à cause de toute la souffrance qu’ils ont fait subir à leur fille. Elle explique que parfois elle n’en a pas envie mais qu’elle est obligée de le faire. Notamment pour les anniversaires. Les beaux-parents d’Erica habitent dans le Sud de la France et ils ne les voient pas souvent.

95Dans l’ensemble, les jeunes, bien qu’ils soient en territoire connu, sont traités comme des invités familiers chez leurs parents. Véronique nous explique l’ambiguïté de la situation :

« Oui, c’est vrai la table est… C’est quand même entre les deux, disons. D’abord, on s’appelle en général pour se dire si on se voit dimanche, on se pose la question effectivement, ça peut venir de moi comme de ma mère. Et puis, quand on arrive, oui, la table est mise et bien sûr moi j’aide pendant le repas à débarrasser, des choses comme ça. Mais oui, effectivement la table est quand même mise, c’est quand même ma mère qui nous reçoit. La cuisine, c’est elle qui la fait seule, etc. »

96Patricia, Mireille, Patrick, Igor habitent des villes différentes de celles de leurs parents. Les parents de Patricia habitent Grenoble, ceux de Mireille Amiens, ceux de Patrick dans le Vaucluse et ceux d’Igor à Nice. Les deux premières leur rendent visite une fois par mois approximativement. Patrick et Igor, eux, y vont une fois par an. Igor explique qu’il n’a pas trop le temps, qu’il faut aussi voir la belle-famille, puis il reconnaît que, des fois, les visites, au bout de quatre jours, c’est lourd : « À chaque fois que je descends [rires]. De toute façon, ce n’est pas longtemps, c’est trois-quatre jours quoi et ils ont des attentes un peu lourdes. » Igor a du mal à s’adapter au rythme familial : « Mes parents ont leur rythme, ça nous empêche pas de nous lever quand on veut mais ils ont quand même une manière très réglée de faire les choses quoi. » On peut penser qu’Igor s’est construit pendant des années loin de sa famille et que son identité et ses habitudes sont trop différentes de l’identité familiale.

97Certains jeunes ne voient pratiquement jamais un de leurs parents. C’est le cas de Mireille avec son père et d’Erica avec le sien. Mireille ne voit pas l’intérêt de voir plus souvent son père car elle dit ne jamais avoir eu une vraie relation avec lui.

98Le sens des moments de fête varie en fonction de la distance géographique entre les jeunes et la famille. Généralement, lorsqu’ils habitent des villes différentes, les anniversaires sont seulement souhaités. Lorsque les jeunes habitent la même ville que la famille, cela dépend du sens que celle-ci leur donne. Ce que nous observons est que, généralement, les jeunes, une fois mariés, se rendent ensemble dans les réunions de famille ou les anniversaires. Pour Noël, les couples vont ensemble dans les familles et essaient de se partager entre elles.

99En ce qui concerne les cadeaux du couple aux parents, ils sont offerts comme quelque chose de commun, même si, parfois, c’est le fils ou la fille seule qui les offre.

La maison

100La plupart des jeunes définissent la maison de leurs parents comme un espace qui ne leur appartient plus. D’ailleurs ils disent « chez mes parents ». Seuls Jean et Patricia définissent cet espace comme étant encore un endroit où ils se sentent chez eux.

101Les jeunes ne conservent d’ailleurs pas toujours les clés de chez leurs parents et, lorsqu’ils le font, ceci ne correspond pas à un droit d’accès illimité et sans condition. Igor n’a pas les clés de chez ses parents et explique qu’il ne ressent plus la maison de ses parents comme un chez soi. Véronique ne conserve plus les clés de ses parents. Elle nous explique son cas : « Mais effectivement, je n’ai pas la clé de chez eux. Je n’éprouve pas le besoin de l’avoir et il n’y a pas de raison qu’ils me la donnent. Il faudrait qu’il y ait un côté pratique, qui fasse que je l’aie, mais sinon… » Mireille conserve les clés de l’appartement de sa mère et de son beau-père mais elle précise que cela ne signifie pas qu’elle se sente encore chez elle ou qu’elle pourrait les utiliser à son gré : « Oui, j’ai toujours la clé, mais je l’utilise jamais en fait, c’est vraiment en cas de pépin, s’ils perdaient leurs clés ou… » Erica a les clés de chez ses parents mais elle explique pourquoi elle n’arrive jamais à l’improviste ni n’utilise sa clé : « Parce que je veux pas… Je veux aussi couper de mon côté les liens, enfin le cordon en tous les cas. » Le fait de ne pas arriver à l’improviste chez les parents et de ne pas ouvrir avec sa propre clé est une manière pour elle de montrer à ses parents que, quelque part, elle ne se sent pas chez elle.

102Seul Jean a les clés de chez ses parents, et cette possession renvoie à aller chez eux avec une entière liberté :

« Comme je te disais, je circule beaucoup dans Paris, donc il peut m’arriver d’arriver à l’improviste, c’est pour ça que j’ai les clés. Pour plusieurs raisons : d’abord d’un point de vue sécurité, mes parents aiment bien qu’il y ait des clés qui soient à l’extérieur si jamais il y a un problème dans la maison, et aussi parce qu’il m’arrive… Enfin, je n’ai pas fini, j’ai encore des trucs à moi là-bas. Donc petit à petit, je ramène mes affaires qui sont encore dans ma chambre chez mes parents. Il n’en reste plus beaucoup mais dès que je peux j’en ramène un peu. »

103Rappelons que c’est aussi le seul jeune qui soit resté chez ses parents jusqu’au moment du mariage et qu’il n’y a que dix mois qu’il en est parti. Jean définit sa famille comme une famille très unie et qui fait souvent des choses ensemble.

104Lorsque nous observons le sentiment des jeunes par rapport à la maison parentale et que nous le comparons avec leurs trajectoires, nous observons qu’il est cohérent avec la manière dont ils se sont construits : ils ne sont plus là depuis des années. Lorsqu’ils habitent la même ville les visites chez les parents se passent souvent sur le mode de l’invitation, entraînant une distance progressive par rapport à cet espace.

Les services familiaux

105Les services familiaux consistent surtout en des transferts d’argent ou des services ponctuels, comme lors d’un déménagement ou d’un mariage. Par contre, il semble qu’il y ait peu de services rendus au quotidien entre les parents et les enfants. Les enquêtes en France (C. Attias-Donfut, 1995, p. 71) montrent cependant qu’il existe un échange important de services entre les familles, ce que nous n’observons pas au quotidien. Il se peut que les jeunes veuillent mettre en valeur leur forte autonomie et qu’ils aient peu mis en avant les services et les cadeaux reçus de leurs parents. Il se peut aussi qu’en effet, les services quotidiens ne soient pas nombreux parce qu’il est important pour les jeunes de conserver leur autonomie.

106Économiquement, la plupart des parents ont voulu contribuer au mariage de leurs enfants. Parfois, ils ont même contribué à l’achat de l’appartement, comme c’est le cas des parents de Véronique qui lui ont fait une donation, ou des beaux-parents de Jean qui ont aidé économiquement leur fille. Igor explique que même après qu’il a terminé ses études, ses parents voulaient continuer à l’aider un peu économiquement pour le démarrage de sa nouvelle vie.

107Nous observons qu’une mauvaise entente au sein de la famille n’empêche pas les membres de se rendre des services. Comme si, par moments, il fallait savoir oublier. Bien qu’Erica ait de très mauvais rapports avec son père, néanmoins, celui-ci a fait du bricolage chez elle lors de son déménagement : « Mon père est venu nous aider quand on a déménagé parce qu’il fallait faire des travaux. Il est venu faire des travaux, enfin monter des meubles et tout. » Erica nous explique que c’est sa mère qui en avait fait la demande à son père mais qu’elle était contente de pouvoir compter sur lui à ce moment-là.

108Lorsque les parents veulent trop rendre service, ceci est parfois mal vécu par les jeunes et on peut penser que, par la suite, ils se montreront prudents. C’est comme si les jeunes restaient vigilants en ce qui concerne la défense de leur autonomie. Monique explique la nature de l’attitude de sa mère qu’elle gère comme elle le peut depuis des années : « Quand je suis partie de chez moi, ma mère me téléphonait pour me dire : “Comme tu travailles, que tu n’as pas le temps, est-ce que tu veux que je t’apporte à manger, que je t’apporte quelque chose ? Est-ce que tu as besoin qu’on te fasse des courses ?” » F. de Singly (1993) explique que : « Lorsque les parents aident leurs enfants pour leur logement, soit en leur prêtant de l’argent, soit en leur donnant un coup de main, les couples acceptent si, pour eux, cela ne les rend pas trop dépendants et si la contrepartie officieuse ne met pas en péril leur indépendance » (p. 67). On peut penser que les jeunes sont réservés pour ne pas se trouver dans l’obligation de rembourser l’argent ou les services rendus par de l’affection.

109Parfois, l’acceptation des services ou des cadeaux par les jeunes est une manière pour eux de renouer les liens abîmés dans le passé. Erica a amélioré la relation avec sa mère et nous explique pourquoi elle accepte ses cadeaux : « J’accepte tous ses cadeaux. Je le fais parce que j’arriverais pas à lui dire non, je sais qu’elle le prendrait mal. »

110Les jeunes, de leur côté, ne rendent pas énormément de services aux parents. Tout se passe comme si aller voir les parents était déjà pour les jeunes, d’une certaine manière, leur rendre service.

La parole

111Les jeunes savent qu’ils peuvent parler de tout avec leurs parents mais ils mettent des limites. Ainsi, la sexualité, les disputes avec l’époux ou encore les sentiments trop personnels semblent ne pas être très partagés avec eux. Avec le temps, les jeunes réduisent le nombre de choses qu’ils partagent dans la conversation avec leurs parents. Véronique nous raconte que, lorsqu’elle était jeune, elle avait eu une relation homosexuelle et qu’elle avait pu le raconter à sa mère. Aujourd’hui, elle partage moins de choses parce que sa mère n’est parfois pas assez à l’écoute.

112Ce qu’on partage avec les parents, ce sont les soucis de travail ou des sujets qui ne sont pas très intimes. Il y a des différences de degré dans la fonction de chacun au sein de la famille : les aspects les plus intimes sont confiés plutôt à la mère qu’au père. Par exemple, la crise conjugale que connaît Erica au moment de l’entretien est connue de sa mère et non de son père. Le père de Véronique n’a jamais su qu’elle avait eu une relation homosexuelle.

113Les jeunes pensent que leurs parents ne les connaissent pas vraiment, qu’ils ne les connaissent qu’en partie. Patrick nous explique son cas :

« Je ne sais pas s’ils me connaissent, je pense qu’ils connaissent peut-être l’adolescent, le mec qu’ils ont eu… Je pense qu’à mon avis, ils connaissent le petit jeune jusqu’à l’âge de 20 ans. Ils connaissent moins à mon avis l’homme, enfin l’homme, la personne adulte qui s’est un peu définie en moi. Ils doivent certainement me connaître mais je pense qu’ils me connaissent moins bien que ce que peut me connaître ma femme maintenant, même sûr. J’ai changé, en plus, de l’instant où je suis parti de chez eux à maintenant, je ne suis plus le même, quoi. Sur les grandes lignes, je pense qu’ils me connaissent après sur le reste, je ne sais pas, il faudrait que je leur demande. S’ils pensent bien me connaître ou pas, je ne sais pas. Ceci dit, je ne me connais même pas bien moi-même alors je ne pense pas que… »

114Patrick fait une description de son processus de construction identitaire de l’enfance à l’âge adulte, de son éloignement de son identité statutaire « d’enfant de » vers son identité de « conjoint de ». Les autres jeunes, bien qu’ils n’expliquent pas aussi bien leur évolution, mettent souvent en avant le même sentiment.

Notes

1 Séminaire de DEA et doctorants à la Sorbonne.

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