1La « Révolution de velours » de novembre 1989 en Tchécoslovaquie a été une période de crise politique de grande ampleur qui a provoqué le départ de la presque totalité des dirigeants de l’ancien régime soviétique. De nouveaux acteurs sont arrivés massivement aux principales positions du pouvoir étatique : Gouvernement, Présidence, Parlement, puis Assemblées régionales et municipales. Beaucoup de ces nouveaux venus appartenaient à l’ancienne « dissidence », ainsi qu’a été appelée la résistance œuvrant en faveur des droits de l’homme et du citoyen en Europe centrale et orientale. Portés par des mobilisations de rue sans précédent depuis le Printemps de Prague, les anciens dissidents sont apparus, dans le cours de la crise, comme les représentants légitimes du désir de changement politique et social.

2Le dramaturge Václav Havel, mais aussi le journaliste Jiří Dienstbier, le juriste Petr Pithart ou le jeune géographe Alexandr Vondra, ont alors légitimé leur entrée en politique en se référant à l’urgence et à la gravité de la crise et par la revendication d’une forme de politique « anti-politique » ouverte à tous et non-partisane, permettant de valoriser leur propre parcours de non-professionnels de la politique. La mobilisation de 1989 en Tchécoslovaquie peut en ce sens être interprétée comme une vaste tentative d’élargissement des frontières du politique. À travers la « politique anti-politique » et le « Forum civique », certains nouveaux entrants ont tenté de promouvoir des définitions alternatives de ce qui doit être considéré comme relevant du « politique », des compétences requises pour exercer des mandats électifs et prendre des décisions concernant la chose publique. Ils ont été à la fois les acteurs et les récipiendaires d’un contexte de « crise politique » au sens où l’entend Michel Dobry. Les « processus de désobjectivation » qui ont été à l’œuvre pendant les événements de novembre et décembre 1989 ont remis en cause l’extériorité des rapports sociaux, leur impersonnalité, leur perception sur le mode de « ce qui va de soi ». On se trouve donc – et les dissidents fondateurs du Forum civique le ressentent empiriquement à ce moment-là – dans une période où la plupart des ressources antérieurement nécessaires pour habiliter à l’exercice du pouvoir politique s’avèrent subitement obsolètes. Le « décloisonnement sectoriel » – le fait que les différents secteurs sociaux (entre autres, politique) ne fonctionnent plus selon leurs systèmes routiniers et auto-référencés – rend le champ politique plus perméable à des logiques et ressources « externes » qui étaient jusque-là considérées comme non-pertinentes2.

3Aux yeux des dissidents fondateurs du Forum civique, le renouvellement du personnel et des institutions politiques ne suffisait pas à assurer un changement réel de régime. Les pratiques et conceptions du politique devaient s’émanciper radicalement de leurs anciens cadres de référence. Une part importante de l’argumentation démocratique en 1989 reposait sur l’idée que la politique avait été « dévoyée » par le soviétisme. Elle aurait été confondue avec la confiscation du pouvoir par un Parti agissant au nom de la classe ouvrière et, en réalité, au service d’une nomenklatura. De fait, le système soviétique conditionnait l’exercice du pouvoir politique à une stricte sélection idéologique et sociale. Il était par ailleurs fondé sur un encadrement sévère de la participation partisane et électorale. Contrairement à ce qu’elle présentait comme son objectif ultime, la « démocratie populaire » avait produit un système où la politique formait un secteur fortement différencié et où la population participait de façon minimale et contrainte à la sphère publique.

4Pendant la révolution de novembre 1989, la tentative de redéfinition du politique a procédé par antithèse du système soviétique : la participation à la chose publique devait être ouverte à tous les citoyens, sans préférence partisane. Le bien commun étant plus important que les clivages sociaux ou d’opinion, les organisations devenaient des « forums » ou des « alliances », dans une référence transparente à l’Agora athénienne. Le Forum civique, créé le 19 novembre 1989 par l’ensemble des groupes contestataires et d’opposition au régime communiste, est rapidement devenu le mouvement étendard de cette tentative d’élargissement du politique. Dès janvier 1990, le Forum civique (FC) a obtenu nombre de mandats à travers le procédé transitoire de « cooptation », qui a consisté à remplacer la moitié des élus communistes par des membres des « forces démocratiques ». À la suite d’une victoire sans appel aux premières élections législatives libres de juin 1990 (53 % des voix au Parlement fédéral), le FC a occupé 68 des 101 sièges réservés aux élus tchèques à la Chambre du Peuple du Parlement fédéral et 127 des 200 mandats du Conseil national tchèque. Le Parti communiste tchécoslovaque (PCT) est alors apparu très affaibli derrière le FC, avec 13 % des voix, 15 et 32 sièges respectivement dans les mêmes assemblées.

5Malgré ce succès électoral, le refus des règles traditionnelles de la compétition pour l’obtention des positions de pouvoir institutionnel et la réticence vis-à-vis de l’exercice du pouvoir politique ont représenté l’une des importantes spécificités des premiers leaders du Forum civique, voire de la culture organisationnelle que ces derniers ont tenté d’insuffler au mouvement dans son ensemble. Les leaders du FC ne paraissaient pas « intéressés au premier chef par la vie politique et désireux de participer au pouvoir », pour reprendre la définition wéberienne des entrepreneurs politiques3. Or, cet aspect de l’histoire de la Révolution de velours a été plus souvent stigmatisé que réellement étudié. Lorsque leur influence, d’abord considérable, a progressivement décru, les anciens dissidents ont été critiqués pour leur prétendue « irresponsabilité » d’« amateurs » en politique ou parce qu’ils proposaient une « expérimentation », source dangereuse d’« utopie »4. Révélatrices avant tout des opinions de leurs auteurs, ces réactions constituent des indices du type de pressions qui ont pesé sur les fondateurs du FC afin de les faire « rentrer dans le rang » d’une démocratie « traditionnelle » que leurs concurrents présentaient comme seule crédible. Quelle que soit la diversité de leur producteur (concurrents politiques, médias, voire chercheurs), ces jugements de valeurs ont en commun de surimposer une définition unique du « dirigeant politique » et de la nature de son « rôle » aux acteurs en présence. Ils ont également tendance à évaluer a posteriori et selon des critères qui seraient ceux d’un régime routinisé, les arbitrages opérés par les leaders du FC dans une période de fluidité politique caractérisée précisément par la mobilité des ressources pertinentes dans un jeu politique particulièrement ouvert.

6L’objet de cet article est de revenir sur les origines et les effets de ce qui apparaît, dans notre optique, comme un désinvestissement dirigeant volontaire. À l’inverse des jugements normatifs, nous tenterons d’adopter un point de vue compréhensif pour analyser la rationalité propre de ces leaders atypiques, même (ou surtout) lorsqu’elle ne correspond pas à celle que l’on attend traditionnellement d’un dirigeant politique. Le destin des anciens dissidents est intéressant car il permet de revenir sur la question du leader et des conditions de son action et de sa légitimation en période de crise politique. Nous préférons le terme de « leader » à celui de « dirigeant », dans la mesure où celui-ci insiste davantage sur le caractère interactif de la relation de pouvoir et qu’il ne suppose pas nécessairement l’occupation d’un poste de pouvoir institutionnalisé. Particulièrement en période de crise, lorsque l’autorité attachée à la fonction est plus aisément remise en cause, le pouvoir est un processus interactif qui dépend de la capacité, consciente ou inconsciente, du dirigeant à capter les attentes des groupes mobilisés ou latents et à produire de l’adhésion autour d’un projet et/ou de sa personne. Dans cette optique, les fonctions et propriétés des leaders ne sont ni générales, ni valables de façon universelle; elles sont rapportées aux caractéristiques propres de la mobilisation étudiée, au contexte historique dans lequel elle émerge, ainsi qu’aux propriétés des groupes mobilisés5.

7Nous verrons, dans un premier temps, que le refus de l’exercice d’un pouvoir institutionnalisé renvoie à un motif explicite de la part des fondateurs du Forum civique, l’ambition de construire un mouvement anti-autoritaire d’émancipation citoyenne. Les leaders de la révolution se montrent attachés à ces idéaux, y compris au risque de perdre le contact avec la base du mouvement, dont les attentes se diversifient au cours de l’année quatre-vingt-dix. Il s’avère à l’analyse que la réticence à diriger le Forum civique a été suffisamment puissante pour empêcher les anciens dissidents de répondre aux attentes des FC locaux en termes d’encadrement et de sociabilité. Le statut de « sans parti » que revendiquaient la plupart des fondateurs du FC était-il donc plus important à leurs yeux que la poursuite d’objectifs politiques (fin du régime communiste, passage à la démocratie), au nom desquels certains d’entre eux s’étaient battus depuis plus de vingt ans ? Pour le comprendre, nous aurons recours, dans un second temps, à une analyse de type biographico-historique permettant de rendre compte des ressorts particuliers de l’engagement de ces leaders dissidents.

Du désinvestissement dirigeant comme « stratégie de subversion »

8Aux yeux des fondateurs du FC, la politique devait être l’affaire de tous, les non-professionnels y étaient les bienvenus, même (surtout) aux postes de responsabilité. La prime était au « non-partisan » et au nouveau venu. L’une des conséquences importantes de la « politique anti-politique » au niveau du FC a été le faible investissement des dirigeants dans l’organisation. Plus précisément, le fonctionnement organisationnel souhaité par les principaux fondateurs du mouvement reposait sur une croyance dans les vertus mobilisatrices du désengagement dirigeant.

L’absence de pouvoir central : un dispositif d’émancipation citoyenne

« Le FC n’est pas un parti politique, ni une organisation enrôlant des membres en son sein. C’est une communauté absolument ouverte composée de ceux qui se sentent coresponsables pour trouver une résolution heureuse à la situation politique insupportable, qui veulent unir les forces de tous les citoyens honnêtes et démocrates, […] de toutes les personnes de bonne volonté6. » « Le FC est le mouvement spontané des citoyens unis dans la recherche d’une issue positive à l’actuelle situation de crise de notre société7. »

9Ainsi que le suggèrent ces extraits, le principal objectif que le FC se donnait à lui-même était d’encourager à un engagement public volontaire et actif. Les règles de fonctionnement interne sont décrites dans un document assez court intitulé Ce que nous sommes. Ce texte n’est pas un statut. Il précise :

« Le Forum civique est un espace pour le renouvellement d’une vie et de positions réellement citoyens, oubliés depuis plus de 40 ans. Le texte qui suit ne contient donc aucun statut, il se veut uniquement un petit guide pour la création de Forums civiques dans les localités. »

10Ce prologue opère une distinction intéressante car en elle-même révélatrice du lien qu’établissent ses rédacteurs8 entre l’inorganisation volontaire du FC et l’ambition d’offrir un lieu propice à l’engagement de chacun dans l’espace public.

11Ouverte à tous, la participation aux activités du FC ne requérait aucune formalité particulière9. Ce que nous sommes insistait : « À condition d’être d’accord avec ses principes programmatiques, personne ne peut être exclu du FC. » Les revendications du mouvement étaient elles-mêmes formulées de façon générale : il s’agissait du retrait des dirigeants communistes les plus conservateurs, de la fondation d’une démocratie pluraliste et d’un État de droit, de la construction d’une économie émancipée des « interventions bureaucratiques » de l’ancien régime10. La participation n’était pas non plus exclusive : on pouvait être membre d’un parti politique et du FC en même temps. Certains petits partis en gestation étaient membres (on disait membre « collectif ») du FC, comme l’Alliance civique démocratique ou le Parti chrétien-démocrate. Par rapport à ces derniers, le FC se voulait une « plate-forme civique » protectrice, pendant la période fragile de leur formation et en attendant leur consolidation. On était donc avant tout participant ou activiste au FC, et non pas adhérent au sens propre. Les sections du FC s’auto-proclamaient librement sur les lieux de travail ou de domicile. En novembre 1989, ces modalités de fonctionnement découlaient en partie de la dynamique et de la rapidité de la mobilisation anti-régime au sein du FC. Pour certains des principaux fondateurs du mouvement, cependant, celles-ci n’étaient pas uniquement le produit d’une conjoncture de crise et devaient au contraire être pérennisées.

12Le refus de hiérarchisation « verticale » et de concentration du pouvoir au sommet a été maintes fois souligné par les fondateurs du FC praguois. La structure décisionnelle du FC à Prague se composait d’une assemblée, d’un Centre de coordination et de trois porte-parole, portés aux voix à chaque assemblée (hebdomadaire puis mensuelle). La relation entre le Centre de coordination et les FC locaux devait répondre à un principe de non-subordination : « Le FC ne crée pas de hiérarchie complexe, mais seulement un réseau horizontal de tous les FC locaux, rattachés à l’unique centre de coordination. » Le Centre de coordination était censé ne former « qu’un centre d’information et d’organisation, et en aucun cas un centre de direction ». La cohésion du FC devait découler uniquement de « l’attitude citoyenne active de ses membres »11 et non d’une discipline partisane.

13Les fondateurs du FC praguois avaient la conviction que, du fait de l’excessif encadrement partisan de l’ancien système, la forme Parti était associée dans les esprits à un enrôlement autoritaire et néfaste. Aussi, évoquaient-ils fréquemment la réticence de leurs concitoyens à s’engager dans un parti politique, y compris dans le contexte d’une démocratie pluraliste. Václav Havel le réaffirmait par exemple en décembre 1989 lors d’une réunion de l’Assemblée du FC praguois : « N’oubliez pas qu’une large majorité de ceux qui sont au FC sont des gens qui souhaitent n’adhérer à aucun parti et veulent seulement une vie meilleure12. » Les fondateurs du mouvement avaient été confirmés dans leur sentiment par les réactions des personnes mobilisées, nombreuses à s’investir durablement au FC. Par la suite, une enquête effectuée à la demande du Centre de coordination du mouvement indiquait que les « citoyens » « refus [aient] de transformer le Forum civique et Public contre la violence en partis politiques » et avaient « tendance à favoriser la décentralisation de la vie civique »13. La seule façon de réengager « les citoyens » dans l’espace public, c’était donc, aux yeux des fondateurs du FC, de pérenniser le mouvement ouvert et non-partisan de 1989. Par-là même, le FC se voulait le mouvement de la masse des « sans partis » (bezpartijní), ainsi qu’on appelait, sous l’ancien régime, la majorité silencieuse de ceux qui n’avaient pas leur carte au PCT. Pour les élections de juin 1990, le FC se présentait d’ailleurs aux électeurs avec un slogan anti-partisan (« Les partis sont à leurs adhérents, le FC est à tout le monde! ») et une campagne inspirée de l’atmosphère d’humour et d’anticonformisme des meetings de novembre 1989 sans mimétisme avec les stratégies de présentation de soi des partis politiques occidentaux14.

14Présenté comme un processus sui generis, l’engagement citoyen était conçu comme le produit d’une prise de conscience personnelle et non d’une soumission à une contrainte externe. Dans cette conception à la fois spontanéiste et réflexive de l’engagement individuel, il était important de créer les conditions de l’engagement citoyen sans chercher à l’imposer.

15Les échanges entre les participants au Centre de coordination du FC en novembre et décembre 1989 indiquent en effet que certains des principaux fondateurs du mouvement se concevaient comme des facilitateurs de l’émergence d’une véritable autonomie citoyenne. À leurs yeux, pour ce faire, ils devaient à tout prix se garder d’exercer une autorité sur le FC. L’idéal de l’autonomisation sociale et politique des citoyens ne constituait donc pas uniquement le socle d’un discours destiné à la base du mouvement ou aux concurrents politiques du FC, il sous-tendait d’importants débats au sein de la coordination praguoise elle-même. Citons, entre autres, la discussion qui opposa le 8 décembre Z. Jičínský à A. Vondra, J. Ruml et R. Palouš à propos de l’opportunité de la candidature de V. Havel à la présidence. Z. Jičínský était réticent face à la candidature de V. Havel : il craignait, disait-il, que « le mouvement » soit durablement affaibli par « la perte de la seule personnalité intégratrice », « irremplaçable » au FC, V. Havel. Pour les autres membres du Centre de coordination, c’était précisément parce que V. Havel avait pris une telle importance pour les membres du FC qu’il fallait l’encourager à quitter la tête du mouvement et à se porter candidat à la présidence.

« Les gens », arguaient-ils, « doivent commencer à se structurer tout seuls, […] parce que sinon, [le FC] n’aura plus rien d’un mouvement », alors qu’il « doit vraiment être une sorte de place publique, dans laquelle la société doit commencer à se structurer, et cela n’est pas bon que tout ceci repose sur une seule personne. Vraiment, ces gens doivent se… tout ça doit pousser par le bas15 ».

16Il n’est pas sans intérêt de constater que le point de vue défendu ici par Z. Jičínský était minoritaire au Centre de coordination16. De fait, la candidature de V. Havel au nom du FC a été votée à une ample majorité le 8 décembre au soir. Ce faisant, le mouvement contribuait à légitimer les non-professionnels de la politique à des fonctions étatiques de premier plan.

Une construction identitaire héritée de la dissidence

17Les idées qui étaient au fondement de la construction identitaire du FC étaient pour l’essentiel héritées de la dissidence. Les deux tiers environ des membres du Centre de coordination du FC avaient appartenu à la dissidence, que ce soit au sein ou en dehors de la Charte 7717. Les fondateurs du FC avaient construit pendant cette période une réflexion complexe et argumentée sur le fonctionnement du régime soviétique et sur les moyens d’y résister et d’en sortir. Ces outils théoriques, ce passé de résistance, ont constitué des ressources non négligeables en 1989 lorsque les dissidents ont été capables de proposer rapidement un discours élaboré de légitimation à la mobilisation émergente.

18Après celles de Jan Patočka, décédé en 1977, les analyses philosophiques et politiques les plus influentes au sein de la dissidence étaient celles de V. Havel, également co-fondateur de la Charte 77. Dans le système que Havel nomme « post-totalitaire » (le régime soviétique post-stalinien) et qu’il analyse comme une hiérarchie bureaucrate fondée sur le règne du non-dit et du mensonge, l’individu est décrit comme enserré dans un tissu de pressions sociales et de compromissions morales qui ne lui offrent pas d’autre voie que le « repli » sur la sphère privée et le désintérêt pour l’investissement public18. Le lieu propice à la résistance est donc l’affirmation quotidienne de son statut de « citoyen responsable ». Avant le FC, la Charte était déjà, aux yeux de ses fondateurs, « l’expression du réveil du sens civique, de la conscience morale du citoyen et à la fois de sa conscience de soi »19. La Charte évoluait dans un contexte où se revendiquer « non adhérent » comportait en soi une charge subversive immédiate20. Leur analyse du fonctionnement du système de type soviétique a amené les groupes d’opposants à mettre l’accent sur l’importance d’une ré-autonomisation sociale, même si cela supposait alors le passage à la clandestinité. Conçue comme une opposition aux visées monopolistiques du système soviétique, la « cité parallèle » proposée par un autre dissident connu, Václav Benda21, témoignait de la résistance de la société à la mainmise du Parti. Elle avait vocation à permettre un « retour » à des relations personnelles plus « authentiques » et conformes au « droit naturel », c’est-à-dire, pour les auteurs, débarrassées du cadre idéologique de l’ancien régime22. Sorte de redécouverte individuelle et collective de soi-même, l’« auto-organisation sociale », socle de la « politique anti-politique », supposait une immixtion minimale du principe hiérarchique. Quelques semaines avant la révolution de 1989, Václav Havel réaffirmait ce principe : seule l’auto-organisation de la société pouvait fonder une « authentique démocratie ». Il reliait immédiatement ce vœu à une forme d’éthique du retrait dirigeant : les groupes d’opposants auxquels il appartenait ne devaient surtout pas céder à la tentation de se substituer à un processus de libération que la société devait elle-même générer23.

19Le caractère anticonformiste et émancipateur du discours de la politique anti-politique a semblé répondre à une attente et a eu un potentiel de mobilisation incontestable en 1989-1990. En revanche, l’insistance sur la responsabilité du citoyen et sur l’importance de son engagement personnel sont des idées héritées de la dissidence qui ont été progressivement ressenties comme ayant été imposées « par le haut » au FC.

20Au centre de la réflexion de la Charte 77, puis du projet du FC, se trouve l’idée de l’irremplaçabilité de l’engagement personnel des citoyens pour le fonctionnement d’une démocratie réelle. En refusant de diriger l’activité des structures locales du mouvement, les initiateurs du FC prenaient sciemment le contre-pied du modèle de l’homme politique traditionnel, de l’homme de pouvoir, intéressé à titre individuel par l’obtention de postes de responsabilité institutionnelle. Ce faisant, ils tentaient d’amorcer un cercle vertueux à double facette. Il fallait libérer la société tchèque du legs du soviétisme et, dans le même temps, promouvoir une démocratie de type participatif. Il s’agissait en quelque sorte de renier la politique pour faciliter le retour au politique. On a un emprunt à un registre moral, considéré comme « non politique », pour restituer au politique sa « vraie » nature et partant, sa « grandeur ».

21En ce sens, le refus des dirigeants du FC de se comporter en dirigeants d’une organisation politique peut être interprété comme une « stratégie de subversion », visant à « rendre inopérantes les classifications et les rationalisations qui garantissent la légitimité de l’ordre institutionnel » et supposant que « des agents crédibles ouvrent la perspective d’un autre arrangement des règles et des pratiques »24. Les fondateurs du FC tentaient en effet de remettre en cause les règles traditionnelles de la relation politique moderne, fondée sur l’intéressement personnel et sur la délégation entre gouvernants et gouvernés, représentants et représentés, dirigeants et « base ». L’objectif explicite de cette subversion allait dans le sens de l’élargissement de l’espace de la participation politique, puisque le désistement dirigeant était censé favoriser l’engagement de chacun dans la sphère publique. Par leur désintéressement, les initiateurs du FC voulaient encourager un engagement en forme de don de soi qui ne soit pas lié à la perspective de bénéfices personnels (comme sous l’ancien régime). Par leur refus des attributs habituels du dirigeant politique, les leaders issus de la dissidence mettaient en cause les pratiques du régime soviétique mais aussi, le fonctionnement traditionnel de la démocratie représentative25.

22Ces principes initiaux du FC permettent de comprendre les débats récurrents concernant la participation du mouvement aux élections libres de juin 1990. L’option électorale, qui apparaissait contre-nature à beaucoup des membres praguois du FC, a été adoptée en quelque sorte par défaut, parce qu’aucun autre concurrent ne semblait capable de se préparer à affronter le PCT dans un délai aussi court (avant juin 1990). Les débats du Centre de coordination du FC sur l’organisation interne et le destin du FC se sont fait l’écho de l’ambition de certains des fondateurs du mouvement de créer une nouvelle institution qui prenne acte de la délégitimation de la forme Parti. En ce sens, les hésitations du mouvement à se présenter aux élections législatives témoignent de l’existence d’une autre stratégie qui consistait à voir dans le FC l’amorce d’une institution de contre-pouvoir citoyen, évoluant dans le sens de l’expérimentation et de la vigilance démocratiques davantage que vers l’exercice du pouvoir étatique. Nous verrons que l’engagement dans le secteur associatif et dans les institutions de contre-pouvoir institutionnel correspond, chez de nombreux anciens fondateurs du FC, au même souci de faire exister une forme de « contre-pouvoir citoyen » au sein de la nouvelle démocratie tchèque.

Des leaders « non politiques » ?

23Au lendemain de l’annonce de sa candidature à la présidence, une journaliste débutait une interview avec V. Havel en lui rappelant ses propos, tenus quelques années auparavant :

« Je ne suis pas, je n’ai jamais été, je n’ai pas même l’ambition de devenir, un homme politique, un révolutionnaire professionnel ou un dissident professionnel. Je suis un écrivain […] et quand je m’engage, je le fais simplement parce que je le ressens comme un devoir naturel, humain et citoyen. »

24À cette question en forme de paradoxe, Havel répondait en invoquant la primauté du « service à la patrie », à condition qu’il soit temporaire. Celui qui allait rester plus de dix ans à la tête de l’État disait se porter candidat parce que « les intérêts communs l’emportent toujours sur les intérêts personnels et privés ». Réintroduisant une continuité biographique là où la journaliste avait souligné la contradiction, il poursuivait en faisant remarquer que s’il avait passé plusieurs années en prison, c’était également pour répondre à cette exigence, sinon « [il] aurai[t] pu être en Amérique ». Havel faisait référence aux contacts et à la notoriété qui auraient pu lui permettre de s’exiler aisément aux États-Unis. Il disait accepter la candidature, mais « à condition d’être un président temporaire », en attendant qu’un Parlement démocratique puisse élire son successeur. Il concluait : « J’espère vraiment que mes engagements civiques vont s’achever avec cette sorte de service – ils [ses compagnons du FC] disent que c’est un service – à ma patrie et que je pourrai enfin revenir à l’écriture et au théâtre26. »

25Que ce soit avant ou après 1989, les dissidents ont toujours cherché à ne pas apparaître comme des « politiques » en quête de postes mais comme des « citoyens » ayant leur profession qui n’est pas la politique et ne s’investissant en politique que du fait de l’urgence de la situation. La vision messianique et héroïque de son propre rôle, qui perce dans les propos de Havel, en est une illustration parmi d’autres. Ce discours pourrait être interprété comme faisant partie d’une tactique adaptée au contexte spécifique de la sortie du soviétisme. Dans une situation historique où l’establishment politique et la forme partisane d’organisation apparaissent délégitimés, le discours de la « politique anti-politique » peut apparaître comme un label susceptible de légitimer un investissement personnel dans la sphère publique. Il serait, à notre sens, inexact d’interpréter le discours du retrait dirigeant comme un outil stratégique visant l’accession à des postes de responsabilité étatique. Que ce discours ait servi aux anciens dissidents pour légitimer leur propre action en tant que leaders de la mobilisation est indéniable. Cependant, l’analyse des semaines de la mobilisation montre que l’accès au pouvoir des anciens dissidents a été le fait d’une dynamique de crise et non d’une stratégie volontariste. Autrement dit, rien ne permet d’affirmer que la profession de foi, pour le moins ambiguë du candidat Havel, n’était pas l’expression d’un vœu sincère.

26En 1989, les fondateurs du FC ont semblé préparés à jouer le rôle de dirigeants d’un soulèvement populaire visant à l’instauration de la démocratie. De fait, ils ont, par leurs choix tactiques, largement contribué à unifier les diverses mobilisations qui émergeaient à ce moment-là, par l’imposition d’un sens à portée nationale conforme à leurs aspirations et à leurs analyses passées. Ils ont ensuite eu des stratégies de présentation d’eux-mêmes comme seuls interlocuteurs légitimes face au pouvoir communiste, comme seuls représentants de la « société réelle »27. Les fondateurs du FC ont fini par légitimer leur contrôle sur une mobilisation qu’ils n’avaient pas initiée28. Ils se sont adaptés à une situation qui était mouvante d’heure en heure, tout en se montrant très attentifs aux réactions des groupes mobilisés et des manifestants qu’ils ont intégrés dans leurs choix tactiques. Certains d’entre eux se chargeaient plutôt des relations avec les étudiants en grève (A. Vondra, J. Křižan) et les théâtres, d’autres, de l’organisation des entrevues avec le pouvoir communiste (M. Kocáb et M. Horáček), d’autres encore, de la préparation du programme du FC (la commission d’initiative, avec, entre autres, J. Vavroušek, P. Pithart, I. Havel, D. Kroupa, V. Benda) ou de la logistique des meetings praguois (L. Kantor, P. Oslzlý, J. Skalník). Le Centre de coordination tenait une conférence de presse quotidienne, dans les locaux prestigieux qu’il avait obtenus pour en faire son quartier général, le théâtre de la Lanterne magique dans le centre ville de Prague. Pendant cette période, le groupe, par ailleurs informel, des fondateurs du FC a donc formé une véritable agence de mobilisation. L’ascendant de V. Havel sur ses pairs, comme sur les groupes mobilisés, s’est révélé dès le début de la mobilisation. Poussé par les autres membres du FC, il s’est conduit en leader de la mobilisation de novembre et décembre 1989, en contrôlant l’organisation minutieuse des meetings, en sous-pesant chaque terme des déclarations du FC, en se montrant ferme dans les négociations avec le pouvoir communiste, voire en intervenant inopinément dans les réunions du FC avec un « conseil » dont il semblait escompter qu’il serait suivi. Les choix, qu’il a opérés ou influencés à ce moment-là, ont presque toujours été des coups gagnants. Ceci a contribué à renforcer son autorité sur le groupe des fondateurs du FC. Lors de leurs discussions à huis clos au Centre de coordination du FC, Havel et les siens s’étonnaient d’ailleurs d’être à ce point « stratèges », d’avoir « appris » si vite à le devenir, face à un adversaire qu’ils connaissent finalement assez mal29.

27Les débats du Centre de coordination font également apparaître la façon dont, du fait de la pression des groupes mobilisés et de l’incapacité du PCT à fournir une élite réformatrice de transition, les fondateurs du FC sont amenés à modifier la conception qu’ils avaient au départ de leur rôle dans la crise. Ils envisageaient initialement de rester un groupe médiateur entre les manifestants et le pouvoir, unifiant la pression civique pour faire céder le PCT et l’obliger à convoquer des élections libres. Ils avaient exclu d’occuper des fonctions étatiques, parce que cet objectif semblait, au départ, totalement irréaliste et aussi « pour que les communistes assument eux-mêmes la catastrophe qu’ils ont produite ». Cependant, au début du mois de décembre, les membres du Centre de coordination décident, à la suite de débats entre eux et avec leurs pairs de Public contre la violence30, de proposer des candidats aux postes de gouvernement afin d’empêcher qu’ils soient occupés par des fonctionnaires communistes31. L’accession aux postes de responsabilité politique n’a donc pas été refusée aussi radicalement que dans d’autres milieux dissidents32, quand elle pouvait s’accompagner d’un discours de « service à la patrie » et de certaines conditions, notamment temporelles.

Des leaders anti-partisans

28En revanche, le refus de la professionnalisation interne au FC, selon un principe hiérarchique et structuré, s’est avéré durable et inconditionnel. L’opposition à l’accroissement du contrôle dirigeant au sein du FC a perduré, même lorsque des attentes en ce sens ont émergé à la base du mouvement.

29À partir du printemps 1990, certains FC locaux demandent aux leaders d’être davantage présents dans leur travail quotidien et plus précis dans leurs directives. Les FC locaux se plaignent de ne pas être suffisamment représentés au FC praguois, où sont prises les décisions concernant l’ensemble du mouvement33. Par son antériorité dans l’initiative de création du mouvement, son emplacement dans la capitale fédérale et la personnalité de ses fondateurs, le FC praguois jouait, de fait, un rôle décisif dans le choix des mots d’ordre et l’élaboration de la stratégie vis-à-vis du pouvoir communiste. Il concentrait donc logiquement les attentes des FC locaux qui, du fait du fort centralisme de la vie politique tchèque, pouvaient se sentir tenus à l’écart des décisions importantes. Habilement entendues, les requêtes de la base constituaient une rente politique aisée à saisir pour les leaders du FC qui jouissaient d’un grand crédit personnel. Dans l’optique, qui était la leur, de favoriser l’investissement citoyen, ils détenaient là de précieux indices concernant les attentes des citoyens qui étaient intéressés par un engagement durable au FC.

30Les leaders réagissent pourtant à ces signes de malaise par le retrait du FC et la critique et non par un regain d’engagement et de sociabilité avec la base du mouvement. Après le départ de Václav Havel à la Présidence et de Jiří Dienstbier ou Petr Miller au ministère des Affaires étrangères et au ministère des Affaires sociales, Petr Pithart est nommé Premier ministre du gouvernement tchèque en janvier 1990. Son remplaçant, Jan Urban, enverra lui-même un signe de désinvestissement net aux militants du FC dans un moment crucial : ainsi qu’il l’avait publiquement annoncé auparavant, il quittera le FC au lendemain de la victoire aux élections législatives de juin 1990. Aucun engagement personnel de V. Havel au FC ne suit le départ de J. Urban. Tout en appelant à une plus grande visibilité du mouvement et à l’élection d’un dirigeant unique en lieu et place de la direction collégiale, V. Havel reste sourd aux attentes des fondateurs du FC qui lui demandent, à l’automne 1990, de se porter candidat à la tête du FC. Le refus de constituer un « mouvement présidentiel » a d’ailleurs été une constante de la présidence Havel, quelles qu’aient été par ailleurs les tentatives du président de peser sur la constitution de mouvements atypiques (non partisans), toujours sans s’y investir personnellement34.

31Dans le même temps, les attentes des FC locaux en termes de rétributions sont perçues par les leaders praguois comme d’inquiétants indices d’un « esprit partisan » nécessairement condamnable. La réaction des principaux fondateurs indique qu’ils ont tendance à voir dans toute demande d’encadrement collectif et dans toute volonté de prise de positions de pouvoir, une réplique dangereuse du fonctionnement des partis de type léniniste et un indice de l’influence persistante d’un habitus soviétique. Le terme de « parti » devient, dans l’histoire interne du FC, l’objet d’un clivage. Pour certains fondateurs du mouvement, il renvoie presque automatiquement aux pratiques répressives et discriminatoires de l’ancien régime soviétique. Au contraire, pour d’autres membres du FC, le parti représente un outil indispensable à la démocratie et à l’ancrage du pays en Occident. Héritées de la dissidence, les croyances concernant les vertus libératoires et créatrices d’un engagement citoyen déhiérarchisé, voire non-organisé, étaient partagées par de nombreux fondateurs praguois du FC. En revanche, elles étaient moins répandues parmi la masse des « sans-partis » dont le mouvement citoyen voulait faire son groupe de référence.

32Le 19 janvier 1990 au soir, Petr Pithart, en tant que porte-parole du FC, exprime ce point de vue lors d’une intervention télévisée. Le Centre de coordination souhaite alors se désolidariser d’initiatives locales du mouvement, critiquées par les médias pendant les semaines précédentes (constitution de listes des membres du PCT, grèves générales dans les usines pour élire à la tête de l’entreprise des représentants des Forums civiques d’usines, etc.). Petr Pithart appelle alors les sections locales à la modération dans des termes qui sont, eux, particulièrement virulents :

« Le comportement des Forums civiques [locaux] ne doit en rien et en aucun cas ressembler à celui des comités d’action du Front populaire qui ont suivi février 1948 [Coup de Prague]. […] Les FC peuvent constituer une pression, même une forte pression, en faveur des changements, mais seulement en tant que citoyens, non comme un parti35 qui pose des ultimatums et licencie des directeurs d’entreprises ou d’hôpitaux uniquement parce qu’ils sont communistes. […] Nous sommes un forum civique, nous nous comportons comme des citoyens, pas comme des apparatchik, des cadres ou des estebak [membres de la police politique]. Nous n’avons pas, au KCOF des pays tchèques et moraves, des secrétaires de parti qui pourraient aller dans les districts, voire les entreprises, pour y remettre de l’ordre. Nous ne pouvons pas et nous ne voulons pas le faire. Nous ne sommes pas un parti, qui donne des instructions et met de l’ordre – comme on disait – parmi les cadres. Nous sommes un mouvement de sans-partis engagés de façon démocratique. Nous pouvons seulement convaincre, montrer le bon et le mauvais exemple. Nous serions heureux de pouvoir, avec votre aide, faire honte de façon exemplaire à ceux qui, au nom du FC, prennent tout le pouvoir entre leurs mains et se comportent comme se sont comportés pendant quarante ans les secrétaires du Parti communiste36. »

33Le vocabulaire utilisé par Petr Pithart a une forte connotation morale et stigmatisante, dénonçant l’attitude de ces sections locales comme le signe d’un opportunisme et d’un autoritarisme incompatibles avec le projet du FC et avec le message de modération que ce dernier veut envoyer à ses concitoyens. Émis à une heure de forte audience, pendant les actualités télévisées, ce discours a contribué à construire à une échelle nationale un clivage entre structures locales et direction praguoise qui, auparavant, ne s’exprimait pas de façon aussi générale. Ce moment est important, car il rompt le type de relation organisationnelle qui, jusque-là, prévalait au FC. Les dirigeants n’étant pas élus et les membres n’étant ni encartés ni sélectionnés, la relation entre militants et leaders était une relation de confiance mutuelle, de croyance, posée comme un a priori, en la bonne volonté et la sincérité de tous, dans le partage aussi des mêmes « valeurs ».

34Si P. Pithart souhaitait rétablir entre lui-même et les structures locales du mouvement une relation d’identification et de confiance, le procédé de communication était peu approprié. Pourquoi prononcer ce réquisitoire à la télévision et non lors d’une réunion interne ? On est là en présence d’une forme d’indifférence, inhabituelle mais assumée, vis-à-vis des conséquences de son attitude sur les militants. On peut supposer que le destinataire principal de ce discours n’était pas le FC en tant qu’organisation militante, mais la population tchèque auprès de laquelle P. Pithart souhaitait sauvegarder l’image du FC comme mouvement démocratique et non violent. Ce faisant, P. Pithart s’aliénait certains des militants les plus impliqués à l’échelon local, indignés de se voir ainsi publiquement stigmatisés. L’expérience de P. Pithart à la tête du FC n’a pas été une réussite politique : celui-ci quitte la direction à la fin du mois de janvier 1990, moins d’un mois après avoir été désigné par V. Havel comme son remplaçant à la tête du mouvement. C’est à sa demande et contre l’avis des autres dirigeants du FC que P. Pithart accède au poste de Premier ministre de la République tchèque, en partie pour échapper à ce qu’il ressent comme étant le « chaos » du Forum.

35Le désengagement dirigeant des anciens dissidents a eu pour effet de laisser le champ libre à Václav Klaus (alors ministre des Finances), lors de la première élection plénière d’un président au FC, en octobre 1990. Pour la première fois, le mouvement devait se choisir un leader unique à la place de ses trois porte-parole. Autre nouveauté : l’assemblé du FC était composée majoritairement des FC locaux, alors que les représentants praguois la dominaient jusque-là. V. Havel soutient alors le philosophe-mathématicien et ancien de la Charte 77, Martin Palouš, qui représente le courant civique et décentralisé du FC, fidèle aux idéaux originels du mouvement. C’est pourtant V. Klaus qui l’emporte, et assez largement, avec 70 % des voix des délégués. Beaucoup des fondateurs du FC praguois ont vécu la victoire de V. Klaus comme un échec. V. Klaus apparaissait dès cette époque comme une personnalité différente de celles qui avaient incarné le mouvement jusque-là: économiste proche des orientations néo-libérales, il n’avait jamais fait partie de la dissidence (ni d’ailleurs du PCT) et se présentait en outre sur un programme de rupture consistant à faire du FC un « parti politique standard », soutenant le pays dans son passage à l’économie de marché. Cette élection a, de fait, préfiguré la scission du mouvement qui sera effective en février 1991.

36L’enquête locale auprès d’anciens militants du FC montre que le résultat du leadership absent des fondateurs du mouvement a été inverse au but recherché. Loin de faciliter la constitution d’une communauté citoyenne sui generis, le désinvestissement des leaders a favorisé la formation de sous-groupes distincts qui obéissaient à des logiques préexistantes à la création du FC. Il y a eu auto-organisation, en quelque sorte, mais pas dans le sens souhaité par les fondateurs du mouvement. En outre, les militants locaux semblent avoir cherché dans la prise des positions du pouvoir local, l’assurance en termes de pérennisation qu’ils ne trouvaient pas dans leur relation à la direction du mouvement37. L’absence de dynamique intégratrice entre leaders praguois et sections locales est, dans cette optique, un facteur explicatif important de l’échec du FC en tant que mouvement pérenne38. Les principaux fondateurs du FC se sont comportés comme si le mouvement numériquement important, au recrutement diversifié et ouvert, qu’était devenu le FC en 1989-1990, pouvait être « gouverné » selon le même principe relationnel que les groupes petits et clandestins de l’opposition au communisme avant 1989.

Le refus du parti : une affaire de goût ?

37Comment expliquer que les leaders dissidents n’aient pas changé d’attitude lorsque se sont accumulés des signes tangibles d’un malaise à la base du mouvement ? Comment expliquer qu’ils n’ont pas réellement tenté de saisir ce moment ?

38Lors d’un entretien, P. Pithart donnait quelques années plus tard un premier élément de réponse :

« Aucun d’entre nous n’avait envie de s’investir dans la construction d’un mouvement ou d’un parti politique. Sans doute était-ce là une erreur, mais nous pensions qu’il était plus important d’œuvrer directement à la constitution des bases du système démocratique39. »

39On rejoint là l’une des raisons concrètes du sous-investissement des leaders de la révolution dans le FC. Tous expriment un sentiment prégnant de rapidité et d’urgence face au cours des événements de 1989-1990. Ce rapport au temps est aussi, à notre sens, une question de priorité. Les principaux membres du Centre de coordination du FC ont une vision de leur rôle qui les fait se concevoir plus aisément comme bâtisseurs de la nouvelle démocratie que comme dirigeants d’organisations politiques. Ils ont occupé des postes de la politique parlementaire et gouvernementale « pour assurer un passage pacifique à la démocratie » et « mettre en place les réformes » et ils ne se sont pas préparés à la compétition électorale en s’assurant d’une base organisationnelle.

40Le désengagement dirigeant se loge donc essentiellement dans une réticence durable vis-à-vis du rôle de dirigeant d’une organisation politique. Ce que beaucoup des anciens dissidents ont refusé au FC, c’est l’éventualité de se projeter dans une carrière politique de longue durée, associée à la construction d’une organisation politique pérenne. Le point de friction entre leur vision de leur propre rôle dans le changement de régime et ce que « les circonstances » attendaient d’eux, en tant que « vainqueurs de la révolution », se situe donc, non pas dans un rapport général à la politique, mais plutôt dans une réticence vis-à-vis d’un pouvoir pérennisé par des moyens organisationnels.

41Si les anciens dissidents ont, dans certaines circonstances, pris en compte les contraintes habituellement associées au rôle de représentant politique, ils ne se sont jamais conduits en leaders partisans. Les fondateurs du FC ont bénéficié en 1989 d’une position de « charisme situationnel »40 qu’ils ont convertie en pouvoir de pression et d’action politiques, sans chercher à la transformer en « pouvoir organisationnel »41. La plupart des définitions, cherchant à cerner ce qu’est un leader partisan, font du contrôle sur des dividendes une variable discriminante décisive, quelle que soit par ailleurs la forme (matérielle ou symbolique) prise par l’échange ou la « rétribution »42. À propos des jeunes organisations politiques, Angelo Panebianco établit un lien étroit entre l’amorce d’une institutionnalisation et l’existence d’une « coalition dominante » maîtrisant la distribution des rétributions symboliques et matérielles43. Rien de tel de la part des fondateurs du FC. Lorsque P. Pithart tente de prendre le « contrôle » des activités du mouvement, c’est, on l’a vu, exclusivement par des moyens fondamentalement non-« partisans ». À ses yeux, le contrôle collectif devait passer par des mécanismes de stigmatisation et d’exemplarité morale et non par la distribution ou le retrait de dividendes organisationnels. À aucun moment les membres du FC ayant occupé des postes gouvernementaux ou des mandats électifs n’ont eu un discours « instrumental » du FC. Ils n’ont pas relié l’objectif qu’ils se donnaient à eux-mêmes (l’édification des cadres institutionnels et moraux de la nouvelle démocratie tchèque) à la construction préalable d’un mouvement susceptible de soutenir leurs conceptions, d’un « outil politique ».

42Par son caractère durable et non négociable, le refus du parti politique semble renvoyer, chez certains des fondateurs du FC, à des ressorts personnels puissants qui, s’ils se sont avérés par la suite partiellement réversibles chez certains, n’en restent pas moins un facteur décisif de leurs arbitrages et comportements initiaux. Pour comprendre la façon dont les leaders du FC ont pensé et vécu leur engagement, il est donc nécessaire de modifier la focale d’analyse. Il convient d’abandonner temporairement l’approche stratégique et organisationnelle pour, comme le propose James M. Jasper, rendre à la « dimension biographique de la contestation » sa place primordiale, y compris pour l’analyse des ressorts de la militance des leaders des organisations contestataires44.

La résistance au soviétisme ou la fabrique des leaders « sans parti »

43Pour approcher certaines des options ou attitudes inhabituelles des fondateurs du FC, et mieux cerner leur refus de la politique partisane, nous avons effectué une recherche biographique centrée sur les membres du Centre de coordination du FC (KCOF). Pour constituer un échantillon pertinent, il était nécessaire de tenir compte du fonctionnement informel du FC praguois. Aussi, avons-nous inclus non seulement les membres cooptés au KCOF, mais également les participants réguliers aux réunions de cet organe de débats et de décisions, ce qui représente au final environ cent trente personnes45. La lecture biographique permise par ce matériau nous semble pertinente dans la mesure notamment où elle permet de rendre compte du caractère diachronique de l’engagement, d’intégrer la dimension temporelle à l’analyse46. La majorité des leaders du Forum civique ont connu plusieurs périodes d’engagement public, de nature et d’intensité diverses, profondément ancrées dans les contextes historiques de leur temps.

Une lecture biographique de l’anti-partisanisme militant

44Ce qui frappe au premier abord, c’est la variété et la richesse des histoires de vie des membres du groupe rassemblé en urgence autour de V. Havel, lors de la fondation du FC et dans les jours qui ont suivi. Cette variété recoupe une diversité générationnelle remarquable au sein du KCOF47, dessinant, à travers les biographies individuelles, une certaine histoire politique de la Tchécoslovaquie d’avant 1989. Cette histoire permet de dégager des éléments décisifs pour comprendre les arbitrages et réactions des leaders du FC après 1989. Pour des raisons que nous allons tenter de dégager, l’un de ces traits communs fondamentaux est la réticence forte et durable à s’enrôler dans une organisation collective structurée selon un principe hiérarchique objectivé et impersonnel.

45Certains des membres du KCOF, parmi les plus âgés (nés dans les années 1910 ou 1920), avaient été actifs dans la résistance anti-nazie (L. Lis), parfois, internés dans les camps de concentration du régime hitlérien (M. Hajek) et sont d’anciens communistes de longue date, alors que d’autres, du même âge, ont subi la répression politique communiste des années 1950 du fait de leurs origines bourgeoises (L. Pátý) ou de leurs sympathies pour le Parti social-démocrate, interdit en 1948, (R. Battěk, P. Bergmann). Ce qui rassemble ces parcours, au départ si dissemblables, et ce qui les différencie d’autres anciens prisonniers des années 1950, restés à l’écart du mouvement de 1968, c’est leur commun engagement dans le processus de « renouveau » du Printemps de Prague, que ce soit dans leur domaine professionnel (journalistes, écrivains, économistes, historiens), au PCT (nommés à des postes de responsabilité partisane en 1967-1968) ou dans des groupes formés notamment par d’anciens prisonniers politiques (KAN, K-231).

46D’autres, plus jeunes, étaient étudiants dans les années soixante et ont entamé leur engagement politique pendant cette période de libéralisation culturelle, intellectuelle et politique. Ils ont été actifs dans les syndicats étudiants officiels en cours de libéralisation ou dans les quelques rares groupes étudiants indépendants (d’obédience chrétienne par exemple, pour V. Benda), dans les groupes artistiques ou les cercles de débats intellectuels et politiques qui fleurissent à la fin des années soixante.

47Conséquence de leur participation au Printemps de Prague, les membres du KCOF, appartenant à cette génération, ont subi la répression du régime de la « normalisation » instauré par Gustáv Husák, après l’invasion du pays par les unités du Pacte de Varsovie en août 1968. Les communistes réformateurs quittent le parti ou en sont exclus lors de la grande purge de 1969-197048. Les non communistes, qui se sont engagés en 1968, voient les possibilités universitaires et professionnelles qui s’étaient ouvertes à eux, se refermer. Ceux qui tentent de résister activement à la mise en place du régime de normalisation sont emprisonnés dès 1970 et sont condamnés lors des procès de 1971-197249.

48C’est à cette période qu’un élément commun apparaît dans les parcours, qui va s’avérer décisif. Nombreux sont les futurs membres du KCOF qui ont subi une répression d’un genre particulier, dont l’objectif était, en les excluant de leur emploi, de les couper de leurs milieux professionnels et sociaux d’appartenance. La figure, devenue emblématique, de l’intellectuel dissident laveur de carreaux ou chauffagiste, mis en scène par Václav Havel et mis en récits par Ivan Klíma, est issue de l’expérience personnelle des deux auteurs, mais également de bon nombre de leurs compagnons. Cinquante-six des membres du KCOF (sur quatre-vingt-sept notices complètes sur ce point) ont dû interrompre leurs études, changer de domaine de spécialisation et, plus fréquemment, quitter leur profession après 1968. Ils n’ont pu généralement trouver un nouvel emploi qu’au prix d’une déqualification notoire50. Ces personnes ont donc fait, au moins une fois dans leur vie, l’expérience d’une discrimination idéologique prenant la forme de la frustration durable de leurs possibilités de développement personnel. Cette expérience de l’arbitraire et de la façon dont le politique « s’invite » dans la vie privée, sans motif professionnel apparent, a été ressentie par beaucoup comme particulièrement douloureuse.

49Cette difficulté similaire dans les parcours, cette stigmatisation comparable, a eu un effet important sur le type d’engagement de ce qui va commencer à s’appeler la « dissidence » à partir des années soixante-dix. Il n’est pas sans conséquence pour la suite que, cette fois, communistes et non-communistes, personnes engagées politiquement et hommes de lettres, des arts ou de la culture, jusque-là non politisés, athées et croyants, soient logés à la même enseigne et subissent le même type de répression. L’opposition au régime va cesser peu à peu d’être « politique » au sens que lui donnent à cette époque les acteurs concernés, c’est-à-dire qu’elle va cesser de passer par la formation de groupes politiques structurés dont l’opposition, idéologiquement argumentée, vise au changement de l’équipe dirigeante. À l’image du type de répression dont elle est victime, l’opposition des années soixante-dix et quatre-vingt s’immisce dans tous les aspects de la vie individuelle et familiale, elle tend à se présenter comme une posture existentielle et à se défaire progressivement de l’argumentation idéologique qui dominait l’engagement public jusque-là.

50La plupart des personnes concernées tentent alors de pérenniser les réseaux auxquels elles appartenaient, à travers les activités « parallèles » qui débutent alors, donnant naissance à l’underground dans les domaines musical et artistique, au samizdat littéraire et scientifique, ou aux séminaires d’appartement pour la recherche et la pédagogie. C’est à partir de ces réseaux initiaux qu’est impulsée la Charte 77 dans laquelle se retrouvent, malgré leur diversité initiale, la majorité des personnes dont l’itinéraire a été synthétisé ci-dessus. La Charte est fondée à l’occasion d’une protestation contre le procès intenté par les autorités aux musiciens du groupe de rock indépendant Plastic People of the Universe51. Précisons cependant que l’objectif, dès le départ, est moins de faire un texte ponctuel de protestation que d’initier un rassemblement pérenne fondé sur la confiance interindividuelle et le partage de valeurs fondamentales communes52.

51Dans le domaine professionnel, comme pour toute autre activité sociale, les signataires de la Charte étaient immédiatement et durablement marginalisés. La propagande du régime a continûment présenté la Charte comme une initiative criminelle à la solde de l’Occident. Les contacts avec les non-chartistes étaient difficiles, soit parce qu’ils étaient dangereux pour ces derniers et que les chartistes eux-mêmes les évitaient, soit du fait de l’incompréhension et de la peur que les chartistes provoquaient chez beaucoup de leurs concitoyens. Près de la moitié des membres du KCOF en 1989 étaient des signataires de la Charte 77. Certains d’entre eux avaient été emprisonnés ensemble, en octobre 1979, lors du procès contre les chartistes fondateurs du VONS53. D’autres membres du KCOF participaient aux activités de la dissidence (toutes passibles de rétorsions sévères), sans être nécessairement signataires de la Charte.

52Les participants les plus jeunes au KCOF ont commencé à s’engager après la création de la Charte. Ils ont été particulièrement actifs dans la dissidence musicale et culturelle de l’underground, ainsi que dans les réseaux des séminaires en appartements. Certains ont fait des choix universitaires par défaut, anticipant les compromissions ou interdictions politiques attachées à certains cursus, en particulier en sciences humaines. Contrairement à leurs aînés, ils ne comptent dans leurs rangs aucun ancien communiste54. Ils participent pleinement au mouvement de diversification de la dissidence qui s’amorce, dans les années quatre-vingt, avec l’émergence de ce qu’on appelle alors les « initiatives indépendantes » (groupes pacifistes, écologistes, chrétiens, qui se développent après 1985). Ils s’engagent ensuite aux côtés des étudiants, lors de la semaine commémorative des 10 ans de l’immolation de Jan Palach, en janvier 1989, et font partie, en novembre, des leaders de la grève étudiante.

Un héritage antérieur à la création du FC

53Dans leur majorité, les membres du KCOF ont donc vécu le moment fondateur de leur engagement collectif pendant la période qui a précédé 1989, au sein des divers réseaux de la dissidence. Si les fondateurs du FC ne se sont pas engagés plus clairement dans la direction du mouvement né en 1989, c’est peut-être d’abord parce que, à leurs yeux, leur propre légitimité ne dépendait pas tant du FC que de leur résistance à l’ancien régime. Les ressources dont ils disposaient du fait de leurs engagements publics passés (réseaux d’interconnaissances, habitude de travailler ensemble, argumentaires préconstruits, etc.), les rendaient, à leurs yeux, peu dépendants du FC pour légitimer leur engagement public dans la période qui a suivi la Révolution de velours. De fait, ces ressources étaient antérieures à la fondation du FC et susceptibles d’être valorisées comme « héroïques ».

54Notons également que les dirigeants du mouvement ont, dans leur grande majorité, un capital professionnel et social autorisant une reconversion aisée en cas d’échec ou d’interruption de leur expérience à des positions de pouvoir institutionnel. Parmi les quatre-vingt-seize membres du KCOF dont la biographie est complète sur ce point, une large majorité (quatre-vingt-quatre personnes exactement) a suivi un parcours universitaire55. De fait, rares sont ceux qui sont restés sans occupation après la scission du FC. Aussi, lorsqu’on évoque « l’échec » des anciens dissidents, convient-il d’être prudent. À l’analyse de leur parcours avant et après 1989, on ne saurait dire que les propriétés qui sont les leurs – pour simplifier : la résistance au régime communiste de la normalisation doublée d’un capital intellectuel et social supérieur à la moyenne – se sont avérées non pertinentes après 1989, tant s’en faut. L’itinéraire post-1989 de beaucoup d’entre eux va à l’encontre de cette thèse, qu’on fasse pour cela référence aux itinéraires connus ou à d’autres, moins célèbres. Parmi les personnalités réputées, citons l’exemple de l’ancien journaliste, Jiří Dienstbier, qui, après l’échec de son Mouvement civique puis du successeur de ce dernier (Démocrates libres), est devenu, en 1998, correspondant extraordinaire de l’ONU pour les droits de l’homme dans les pays de l’ancienne Yougoslavie. Parmi les exemples moins connus, citons Jan Kozlík, signataire de la Charte, électricien de formation et proche des groupes évangélistes. En 1990, il est nommé par V. Havel au ministère de l’Intérieur pour diriger le département d’enquêtes du ministère, chargé de vérifier les antécédents de ses employés (notamment leur éventuelle appartenance à la police politique).

55Après 1989, beaucoup d’anciens dissidents se sont retrouvés face à un arbitrage entre le retour à leur profession d’origine et la poursuite de leur engagement militant. Pour beaucoup, l’emploi qualifié constituait une revanche personnelle sur la répression subie dans la période précédente. Certains, comme Jan Urban, en ont fait une question de primauté identitaire, rendant incompatible les deux activités. Ils donnent alors comme explication à leur désinvestissement dirigeant après 1989 le fait que « la » politique ne les intéresse pas. Ceux-là expriment parfois le sentiment d’avoir été « poussés » dans la politique par l’ancien régime et disent surtout aspirer à en sortir56. Cependant, la majorité des fondateurs du FC ne fait pas du retour à sa profession un choix exclusif par rapport à un engagement politique. Certains poursuivent un travail de journaliste ou d’éditeur, convertissent l’activisme dans la dissidence en une expérience professionnelle permettant de légitimer la poursuite d’une activité rémunérée dans le domaine dans lequel ils s’étaient investis comme dissidents57.

56Les diverses ressources symboliques et sociales liées à l’appartenance à la dissidence ont donc permis à ses membres, après 1989, de construire un lien finalement assez distendu entre leur destin individuel et le FC.

La politique anti-partisane, une voie pour l’insubordination

57Plus fondamentalement, les activités, auxquelles les dissidents ont participé et le type de résistance à laquelle ils ont adhéré, ont favorisé une vision de l’engagement construite dans une opposition presque terme à terme avec l’image traditionnelle du militant partisan. La dissidence a, en ce sens, constitué une matrice de pratiques et de valeurs fort distinctes de celles qui conditionnent habituellement l’adhésion à une organisation collective hiérarchisée. Elle a construit en particulier un rapport négatif à toute forme d’allégeance et de délégation.

58Contrairement aux leaders de Solidarnosc en Pologne, les fondateurs du FC ont été longtemps actifs dans la résistance sans avoir jamais dirigé une organisation numériquement nombreuse où la sociabilité interpersonnelle ne suffit pas à unifier le groupe58. La participation à la dissidence supposait l’action clandestine et contraignait selon les cas et les périodes, à un isolement total ou relatif. Le choix de la Charte de se dire « non politique » au sens de an-idéologique et non partisane correspondait à un impératif tactique pour tenter de contourner la répression politique. Si elle s’était présentée comme un « groupe politique » – c’est-à-dire, dans l’acception qu’en avait le régime, un groupe organisé et briguant le pouvoir –, police politique et tribunaux d’exception l’auraient immédiatement anéantie.

59Ce choix répondait également à une nécessité intime chez la plupart de ses fondateurs. On l’a vu, la Charte 77 a réuni d’anciens militants et responsables du PCT, douloureusement déçus dans leur engagement partisan, et des personnes qui se définissaient comme « sans-parti » par opposition au PCT. Les uns et les autres étaient à la recherche de solutions d’engagement alternatives à l’adhésion partisane. Pour ce faire, la dissidence a emprunté la voie de l’insubordination en valorisant avant tout le libre arbitre individuel. Il était, ainsi, essentiel aux yeux des fondateurs de la Charte 77 que le dispositif de cette dernière préserve une grande marge de manœuvre aux individualités. Le groupement devait être à la fois pluriel et égalitaire : aucun de ses sous-groupes ne devait y acquérir une prééminence organisationnelle. La Charte était structurée de façon à éviter les jeux de pouvoir : la direction, tournante et collégiale, comprenait trois porte-parole choisis parmi les groupes d’inter-connaissances et d’affinités différentes de la Charte. Le groupe des porte-parole était conçu comme témoin et protecteur de cette pluralité égalitaire. Si, dans son discours, la Charte refusait la « politisation  », c’était au motif que « l’instance décisive sera toujours notre propre conscience et notre conscience de la responsabilité civique » (Communiqué du 21 septembre 1977). On le voit, « politisation » signifiait ici soumission à une autorité institutionnalisée autre que morale et librement consentie.

60De façon afférente, la dissidence avait construit un rapport quasiment organique au débat interpersonnel et à l’argumentation intellectuelle. Par le type activités proposées, la sociabilité au sein de la dissidence était fondée sur l’échange intellectuel, y compris parfois sur un mode pédagogique. La somme de cours et de séminaires, la production samizdat occasionnée par les débats entre membres de la Charte 77, en témoignent59. Les dissidents, notamment ceux de la première génération, partagent un certain type de rapport à l’universel et à la construction d’un discours d’explicitation de leurs convictions et de leurs pratiques, qui se conjugue avec l’habitude du débat argumenté. Ce que les futurs membres du KCOF ont pu particulièrement apprécier, pendant les années de dissidence, outre le sentiment d’œuvrer pour une cause dont ils ressentaient intimement la justesse, c’était de le faire au sein d’une communauté d’égaux, en usant des compétences qui étaient les leurs, dans le domaine intellectuel ou artistique qu’ils avaient choisi. Leur appartenance aux réseaux dissidents leur donnait tout à la fois la possibilité de poursuivre une activité intellectuelle interrompue par le régime de la normalisation, et de transformer leurs compétences sociales en ressources pour l’engagement public.

61La dissidence tchèque a constitué une minorité de type communautaire qui se concevait comme « active », comme le lieu éminent d’une mise en question des valeurs et comportements de la majorité, des règles du jeu social. L’appartenance à la dissidence supposait de la part de ses membres une forte « consistance » dans l’insubordination, au sens où l’entend Serge Moscovici quand, à propos de Soljenitsyne, il écrit : « Dans un milieu où chacun se surveille et surveille les autres, lui se juge et se comporte en homme libre60. » Dans un tel contexte, l’action collective devait découler non pas d’un système organisé et hiérarchisé, mais du partage de valeurs morales intimement ressenties et vécues au quotidien.

62Du fait de leur propre vécu et du contexte répressif dans lequel ils ont évolué pendant la résistance, les groupes dissidents ont construit et pratiqué une conception de l’engagement public qui, par l’importance qu’elle donne à l’autonomie individuelle, est difficilement compatible avec les contraintes liées à la délégation de compétences. Que ce soit avant ou après 1989, les pratiques et rétributions, positivement connotées, ne sont pas celles typiques du militantisme et du leadership partisans. Lorsqu’ils évoquent leur expérience dans la dissidence, les fondateurs du FC présentent cette dernière comme un lieu de sauvetage de la conscience, producteur d’émancipation individuelle, et non comme un groupe visant à l’obtention de biens collectifs. Après 1989, dans leur majorité, ils ont valorisé leur identité d’intellectuels prêts à jouer le rôle d’« éveilleurs » de la conscience et de la responsabilité citoyennes61.

63Dans ces conditions, on comprend mieux que le caractère non-partisan du FC ait pu être érigé par de nombreux anciens dissidents en condition sine qua non de leur engagement, et ce, sans avoir pour cela à invoquer leur supposé « amateurisme ». On comprend également que le statut de « sans parti » ait pu être vécu comme appartenant au registre identitaire et non pas stratégique. D’un choix stratégique lié à un contexte historique précis (la résistance à la « normalisation »), le « sans parti » est devenu un principe identitaire aux yeux des principaux fondateurs du FC. Le milieu dissident a construit une conception intellectuelle et morale du politique qui n’a pas disparu avec la fin du régime communiste. L’intransigeance envers les contraintes de l’organisation militante vaste et ouverte qu’est devenu le FC en 1990 y est afférente.

Quels destins après la chute du soviétisme pour les « politiques non-politiques » ?

64Les analyses biographiques permettent donc de faire l’hypothèse d’un lien fort entre l’appartenance à la dissidence et la réticence vis-à-vis de l’engagement partisan. Ce lien est-il toujours identifiable après novembre 1989 ? Certains des anciens membres du KCOF ont continué à vivre de la politique après 1989. Ils ont eu tendance, cependant, à privilégier des modalités d’engagement ou de réengagement éloignées de la politique partisane et permettant de mettre en valeur leur capital social et culturel personnel plutôt que de dépendre du soutien d’une organisation politique.

65Une fois à la Présidence, V. Havel a mis en pratique le principe de cooptation qu’il avait toujours professé, fondé sur les qualités personnelles des individus. À ses yeux, les « personnes » doivent être prééminentes « parce que les organisations politiques sont moins importantes que les individus qui les composent »62. Aussi les candidats devraient-il se présenter aux élections « comme des individus, et non seulement comme les appendices des méga-machineries partisanes ou comme les favoris d’un parti. […] Les partis […] ne devraient pas participer directement au pouvoir puisque, quand ils le font, ils deviennent inévitablement bureaucratiques, corrompus et non-démocratiques »63. Dans son domaine d’intervention, le président Havel a appliqué une sélection du personnel laissant une grande place à la relation de confiance interpersonnelle construite par la sociabilité directe. Plus d’une dizaine des membres du KCOF ont ainsi suivi V. Havel, comme conseillers à la Présidence, porte-parole de la Chancellerie ou encore ambassadeurs.

66La plupart des anciens dissidents proches de Havel ou déçus par l’engagement partisan (notamment les anciens réformateurs communistes) se sont d’abord investis dans le Mouvement civique puis, pour certains d’entre eux, dans le mouvement Démocrates libres qui a succédé à celui-ci en 1993. Fondé puis dirigé par Jiří Dienstbier, le Mouvement civique revendiquait l’héritage moral et intellectuel du FC et en particulier son assise anti-hiérarchique et décentralisée. Le Mouvement civique comme les Démocrates libres considéraient leur statut de « mouvement » non-partisan comme un principe identitaire décisif.

67Deux ensembles distincts d’anciens dissidents se sont, en revanche, plus volontiers adaptés à la politique partisane, et ont franchi assez tôt la ligne de démarcation entre « partisans » et « sans-parti » en adhérant à un parti politique. L’un comme l’autre se réclament d’une conception qu’ils nomment « classique » de la démocratie, avec une référence plus ou moins directe à la démocratie parlementaire tchécoslovaque de l’entre-deux-guerres. Il s’agit, d’une part, des anciens militants de la dissidence proches du Parti social-démocrate recréé en décembre 1989. Ce parti pouvait se prévaloir à la fois de son illustre histoire pré-communiste et de sa résistance en exil pendant le régime soviétique. Précisons néanmoins que, à l’image de Pavel Rychetsky64, beaucoup des membres du KCOF qui rejoindront le Parti social-démocrate ne le feront que dans un second temps, après avoir d’abord suivi le Mouvement civique. Il s’agit, d’autre part, de groupes issus de la dissidence d’obédience chrétienne et conservatrice, pour lesquels le FC devait rester un groupement transitoire d’opposition au PCT. Le Parti chrétien-démocrate et l’Alliance civique démocratique se sont constitués dès décembre 1989. Après la scission du FC et la création du Parti civique démocratique (ODS), l’un comme l’autre ont tenté, pendant un temps, de construire une alternative à ce dernier au sein de la droite tchèque. Contrairement à la façon dont est structuré l’ODS65, ces petits partis sont restés peu hiérarchisés et peu présents au niveau local. Dans un libre emprunt à la catégorie de Maurice Duverger, ils pouvaient se référer au modèle du « parti de notables », dont la force principale était censée résider dans le prestige intellectuel et personnel de ses élus et dirigeants, lorsqu’ils ne présentaient pas leurs formations comme inspirées par les partis politiques américains présentés comme des réseaux d’associations mobilisés uniquement pendant les campagnes électorales66. L’option, qui était celle de leurs fondateurs, de défendre la démocratie pluraliste « classique », c’est-à-dire, pour eux, représentative, s’accompagnait donc malgré tout de présupposés importants, dans la mesure où elle était conçue au sein de partis lâches et fondés sur les relations interpersonnelles datant pour l’essentiel de la dissidence.

68Quelle que soit leur obédience politique, beaucoup des anciens dissidents, membres du KCOF, ont préféré se présenter aux élections sénatoriales plutôt qu’aux législatives. Le mode de scrutin majoritaire uninominal de circonscription des sénatoriales était perçu par beaucoup comme valorisant la personnalité du candidat plus que le parti politique. Concrètement, le Sénat a permis à un certain nombre d’anciens dissidents de trouver une voie de reconversion politique après l’échec électoral des petites formations issues de la dissidence, exclues du jeu par le seuil de 5 % à la Chambre basse. Certains ont commencé par se présenter en tant qu’indépendants soutenus par un parti (Pithart67), d’autres directement au sein d’un parti politique (Žantovský, Kroupa, Ruml, Rychetský).

69Qu’ils soient ou non engagés dans un parti politique, les anciens dissidents partagent en outre une même propension à l’investissement dans le secteur associatif qu’ils considèrent comme un contre-pouvoir démocratique indispensable. Les plus connus d’entre eux sont actifs dans la défense des droits de l’homme et du citoyen et jouent actuellement un rôle non négligeable de médiateurs entre les pouvoirs publics et le secteur associatif : Petr Uhl, connu pour son action en faveur de la communauté Rom, est actuellement président du Comité pour les droits de l’homme auprès du gouvernement ; Anna Šabatová a été élue par le Parlement ajointe au « Défenseur public des droits » – équivalent du médiateur de la République. Dans un autre domaine, citons le cas de l’ancien dissident d’inspiration catholique et co-fondateur de l’Alliance civique démocratique, Pavel Bratinka, dont l’investissement associatif est important et continu depuis 198968.

70Les modalités de ré-engagement dans la sphère publique et/ou politique des anciens dissidents, membres du KCOF, témoignent de la marge de manœuvre qui a été la leur après 1989. Elles dégagent en même temps certaines constantes. D’une part, on note la persistance de la cooptation par réseaux interpersonnels qui permet aux anciens membres du KCOF de faire valoir leur capital social et culturel et, parfois, de retrouver certaines pratiques et valeurs de la communauté dissidente. D’autre part, ces parcours témoignent d’une adaptation progressive, souvent heurtée et lente, à la démocratie représentative et en particulier au rôle que, rapidement, les partis politiques y ont joué. Leurs relations à la délégation et à la représentation restent donc complexes. Leurs nominations sont souvent approuvées par le Parlement (dans le cas des membres du Conseil constitutionnel ou du médiateur de la République) ou par le Gouvernement (employés des ministères), fréquemment par la Présidence (conseillers, ambassadeurs). Lorsque leur sélection dépend directement du suffrage populaire, on note une préférence marquée pour les structures organisationnelles lâches et pour les scrutins uninominaux.

71Les anciens membres du KCOF, qui ont poursuivi leur engagement sur la scène politique après 1989, peuvent être décrits comme des notables rénovés. Ils valorisent un recrutement du personnel politique passant par la légitimité héroïque et sociale. La conception spontanéiste, qui était à la base du projet FC, a en fait légitimé une vision assez traditionnelle de l’homme politique notable, au sens où ce dernier ne dépendrait pas, pour asseoir sa propre légitimité, du soutien d’une organisation politique. Par rapport à la notion telle qu’elle a été utilisée en France, il y a une différence importante : ces nouveaux notables ne financent pas eux-mêmes leurs campagnes électorales et leur légitimité ne tient pas à leur capacité à distribuer des dividendes à leurs électeurs-clients. Il y a, malgré tout, proximité au sens où l’homme politique est censé valoir pour lui-même, pour ses qualités personnelles, indépendamment de son affiliation organisationnelle et de son obédience idéologique.

72L’identification de soi construite pendant la résistance au soviétisme s’est donc avérée plus difficilement « adaptable » que ne le demandaient la rapide évolution de la situation stratégique et les attentes des groupes mobilisés. Pour justifier leur engagement personnel, les anciens dissidents devaient, au moins à leurs propres yeux, apparaître comme des leaders politiques non intéressés à titre personnel par la carrière politique. Pour saisir les ressorts militants des anciens dissidents, une prise de distance était indispensable vis-à-vis de la tendance fréquente à la naturalisation des propriétés des dirigeants politiques. Gardons-nous tout autant de naturaliser les propriétés de ces leaders atypiques issus de la résistance en figeant leur image à un moment donné. Il s’agit de tenir ensemble les éléments biographiques et une analyse diachronique afin de rendre compte, non seulement des décisions prises à certaines périodes décisives, mais également des évolutions dans le temps des répertoires d’action auxquels les acteurs, pour des raisons toujours socialement et historiquement situées, ont recours et accordent du sens. Le répertoire partisan était inenvisageable en 1990 pour la majorité des anciens dissidents. Ceci ne signifie pas qu’il l’a été à jamais, comme le montre le destin ultérieur de certains d’entre eux. On peut repérer en revanche une tendance commune, même si elle est inégale, à refuser l’appartenance à une organisation politique institutionnalisée, pour les raisons biographico-historiques que nous avons tentées de dégager.

73Par leur attitude à la tête du FC, les leaders de la mobilisation de 1989 ont essayé de faire de la politique autrement en la déhiérarchisant et en « dépolitisant  » leur propre rôle c’est-à-dire, à leurs yeux, en ne recherchant pas des gains autres que moraux de leur engagement collectif. L’objectif était de retirer aux partis le monopole de sélection du « bon » représentant, en étendant la participation publique aux non-affiliés, aux « sans partis ». Aux yeux des anciens dissidents fondateurs du FC, l’élargissement souhaité des frontières du politique devait provenir d’un surgissement du citoyen autonome à lui-même. Au niveau local, le FC avait vocation à faciliter cette forme de révélation. La croyance sous-jacente aux modalités de fonctionnement du FC était, d’une part, que « l’auto-organisation sociale » produirait des satisfactions suffisantes à sa perpétuation et que, d’autre part, ces satisfactions pourraient rester d’ordre moral, donc exclusivement symboliques et collectives. Construites pendant la résistance au soviétisme dans les communautés restreintes de la dissidence, les croyances concernant le devoir d’engagement citoyen et le nécessaire désengagement dirigeant étaient inégalement partagées par les activistes du FC. Si elles ont été placées au cœur des axes identitaires du mouvement, ce fut comme le produit d’une culture d’élite au sein du FC, et non comme une revendication forte des sections locales.

74En même temps, ni l’investissement des leaders, ni la forme du groupe, n’ont facilité la diffusion de ces « valeurs » ou croyances à l’ensemble du mouvement et la construction d’un langage commun fondé sur cette vision non traditionnelle de l’organisation politique. Les leaders pouvaient s’identifier aux croyances initiales du FC pour les raisons historico-biographiques que nous avons dégagées, mais il s’agit de motifs liés à des destins somme toute exceptionnels, qu’ils ne pouvaient pas aisément partager avec la majorité des activistes du FC. L’atout qu’a constitué initialement leur passé « héroïque » n’a pas été converti en ressource politique pérenne. Pour la majorité des activistes du FC, les idées défendues par les anciens dissidents apparaissaient comme des inventions qu’il était difficile et coûteux de s’approprier69. En effet, « l’aptitude à “jouer avec” ces contraintes [de rôles], à contourner les règles ou à adopter des conduites inhabituelles, suppose des savoirs et savoir-faire très particuliers ». Les leaders du FC se sont comportés comme si « la cause juste » pouvait se passer, sur le long terme, d’un travail de réassurance et de re-fidélisation qui leur incombait en tant que représentants officiels du sujet collectif qu’était le FC. Leur attitude à la tête du FC comme leur déception face à leur « base » constituent autant d’indices d’une vision idéalisée du citoyen comme membre d’une communauté des justes qu’était peut-être la dissidence, mais qui ne pouvait être que difficilement élargie à l’universel.

75Les fondateurs du FC n’ont pas anticipé correctement, ni réellement influencé, ce qui allait devenir la vie politique tchèque après l’effondrement du PCT, puisque les partis politiques y ont acquis une importance considérable. En particulier, les anciens dissidents n’ont pas tenu compte de la forte demande de « retour » à la « normalité occidentale » qui s’est exprimée dès 1990 et qui était, au moins en partie, l’expression du besoin que beaucoup pouvaient ressentir, au sortir du soviétisme, d’être rassurés par un objectif qui ne soit pas à construire.

76En revanche, il ne semble pas, a posteriori, que leur diagnostic concernant la réticence des Tchèques envers l’engagement partisan ait été une fausse intuition. Depuis 1989, certaines mobilisations collectives, parfois numériquement importantes, se sont à nouveau données la « démocratie citoyenne » pour mot d’ordre. En 1999, à l’occasion de la commémoration des 10 ans de la révolution, les anciens étudiants grévistes de l’époque ont initié une mobilisation contre la propension de la classe politique d’après 1989 à s’installer dans une position de pouvoir (« Merci, à présent partez »70). Le vaste mouvement de l’hiver 2000-2001 voulait défendre le principe de la séparation des pouvoirs et de l’indépendance des médias publics. Dans les deux cas, les mobilisations furent populaires, hostiles à la professionnalisation politique, inorganisées et éphémères.

77Malgré les particularités du contexte du changement de régime politique, l’histoire du FC illustre à notre sens un ressort important de la « crise de la représentation  » qu’on note dans des conjonctures plus routinières y compris dans les démocraties dites « consolidées ». Pour des raisons historiques, qu’on peut retrouver comme autant de jalons dans les trajectoires militantes des agents de mobilisation, les partis politiques sont de moins en moins perçus et conçus par les acteurs comme des mobilisations institutionnalisées, comme les canaux privilégiés de la participation citoyenne. La transformation des mouvements sociaux en partis politiques n’est pas conçue comme un atout et comme une façon d’élargir la représentation démocratique, mais, plus souvent, comme une trahison. En tant que forme organisationnelle liée à un certain répertoire d’action, le « parti » tend à perdre ainsi un attribut important, qui, au début du XX^e siècle, en Pays tchèques comme ailleurs en Europe71, lui avait donné ses lettres de légitimité démocratique, réduisant d’autant la légitimité des partis politiques contemporains à incarner la participation des citoyens aux affaires de la Cité.