Les frontières du politique
| ,3. Les mobilisations humanitaires
Du global au local, créer un « apolitisme » militant
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- 1 Voir notamment, Risse (Th), Ropp (S) & Sikkink (K), The Power of Human Rights International Norms (...)
1Les pyramides de chaussures de Handicap International, édifiées rituellement tous les ans, rappellent le drame des victimes des mines antipersonnel dans le monde. Cette campagne d’opinion, qui couvre le territoire français, est apparue également dans de nombreuses villes d’Europe occidentale (Londres, Bruxelles, Luxembourg, Berlin). Elle vise sciemment à construire une sensibilisation au-delà des frontières territoriales. Cette mobilisation tend à forcer les États à s’intéresser aux victimes civiles, une cause subalterne en temps de guerre ou de reconstruction. Il s’agit pour Handicap International, organisation non-gouvernementale (ONG) initiatrice de cette mobilisation, d’entrer dans le jeu des négociations inter-étatiques et de s’imposer en interlocutrice1. Les questions éminemment politiques comme les politiques étrangères et de défense, connues pour leur caractère secret, deviennent, par conséquent, des domaines qui peuvent être interpellés par des citoyens, des représentants de la société civile. Handicap International, comme d’autres ONG s’engouffrent dans ces espaces publics internationaux qui ont été longtemps l’apanage des États, tout en soulignant que leur entrée ne se fait pas au nom d’intérêts gouvernemental ou partisan. Les ONG ont donc réussi deux prouesses, la première consiste à traverser les espaces physiques territoriaux en créant des niches de transnationalismes au sein de leurs sièges et leurs antennes représentant ainsi un intérêt comme celui des victimes de guerre au-delà des frontières ; la seconde consiste à étirer l’espace public international, restreint aux acteurs étatiques et à certains groupes d’intérêts, souvent économiques, au point de faire entrer en jeu des intérêts de « citoyens ».
- 2 Dauvin (P) & Siméant (J), Cahier, Le travail humanitaire, les acteurs des ONG, du siège au terrain (...)
- 3 Collovald (A), Lechien (M H), Rozier (S) & Willemez (L), L’humanitaire ou le management des dévoue (...)
- 4 Pour comprendre les analyses utilisant les cadres d’interprétation, voir notamment Cefai (D) & Tro (...)
- 5 L’enquête ethnographique a commencé, en septembre 2002, lors de la préparation de la pyramide à Re (...)
- 6 Barbot (J), Les malades en mouvements, la médecine et la science à l’épreuve du sida, Paris, Balla (...)
- 7 Même si le prix Nobel a été décerné également à une victime « engagée », un jeune handicapé cambod (...)
2La sociologie politique récente s’est intéressée à ce militantisme qui se présente comme apolitique, se revendique de « faire de la politique autrement ». Les ouvrages de Johanna Siméant, Pascal Dauvin2 ou d’Annie Collovald3 en prenant pour prisme les arènes nationales, l’ont étudié en démontrant la variabilité des niveaux d’investissements politiques ou encore en soulignant le recyclage des traditions militantes syndicales dans un militantisme, plus volontiers neutralisé, derrière les thématiques du dévouement et du management entrepreneurial. L’objectif de nos développements est résolument de concevoir, ce « faire de la politique autrement », comme un cadre d’interprétation et de légitimation4 permettant de structurer une mobilisation, parce que, loin d’être un simple principe de militantisme, il est manipulé par les bénévoles pour construire leur cause, leur donner une visibilité. Au lieu de nous contenter des seuls discours militants sur leurs pratiques, nous avons décidé, par ailleurs, de suivre les militants en action et d’observer leurs manières d’instrumentaliser « cette politique autrement » pour soutenir cette cause particulière, celle des victimes totalement invisibles aux donateurs ou aux sympathisants occidentaux5. Handicap International s’est effectivement transformé en médiateur des victimes6 ; car, rares sont ces victimes qui parlent directement aux médias7, à l’opinion publique de leur handicap. Or, ce rôle de médiateur a conduit à réaliser deux phénomènes complémentaires qui ont œuvré à construire cette cause et à la rendre visible.
- 8 Rappelons que des ONG, souvent rattachées à la contestation communiste et rattachées au bloc de l’ (...)
3Tout d’abord, il s’agit de « dépolitiser » au maximum les victimes, en ne montrant que leurs corps meurtris, en faisant appel à une forme d’universalisation de leur statut de laissés pour compte, tout en transférant une forme de politisation sur d’autres domaines jusqu’alors peu stigmatisés par les réseaux de citoyens (la politique étrangère, la diplomatie ou encore le commerce international8). Le travail discursif de l’ONG consiste à rendre possible une identification à la victime qui doit être dépouillée de toutes références à son identité autre qu’être humain, ce qui permet de juxtaposer les Khmers, les Kurdes, les Afghans ou les Angolais, tout en rappelant la responsabilité politique des occidentaux qui eux se retrouvent stigmatisés selon leur identité professionnelle (diplomates, industriels ou politiques). C’est ce qu’on peut appeler un rôle de transfert de politisation ; car, en révélant la face cachée des politiques étrangères, des carences des diplomaties ou encore les enjeux commerciaux, certains enjeux se politisent.
- 9 On doit opérer une distinction entre le noyau dur de bénévoles assidus à l’antenne locale tout au (...)
- 10 Gamson (W) & Meyer (D), « Framing political opportunity », in Mcadam (D), Mccarthy (J) & Zald (M) (...)
4L’observation participante au cours des manifestations de l’ONG a permis d’identifier que les bénévoles9, loin d’être astreints à revêtir le rôle de médiateur apolitique des victimes ou celui de citoyen aspirant à une transformation de la politique internationale, se situent dans un processus d’adaptation et de recadrage local constant, qu’ils contribuent, d’ailleurs, à produire lors des situations de construction d’un cadre d’injustice : ce processus décrit et utilisé par William Gamson qui consiste à créer de l’empathie, des soutiens en ciblant des sympathisants potentiels ou encore l’opinion publique10.
5Ces processus de recadrages pourront être observés grâce à deux angles d’approches, reflétant les niveaux et les formes de cette mobilisation qui dure depuis dix ans. Tout d’abord, il s’agit de faire réagir l’opinion par la démonstration et le discours en créant cette injustice qui construit l’image de la victime tout en stigmatisant fortement les responsables. Ces discours, issus des matériaux conçus centralement par l’ONG, servent aux groupes locaux au moment des mobilisations ou des interventions (en milieu scolaire). Ces matériaux sont ensuite conçus pour donner à voir l’ONG dans son rôle de représentation des intérêts citoyens et des victimes. Or, dans le quotidien des bénévoles, l’objectif reste de faire vivre cette mobilisation, d’être des réactiveurs persévérant de l’opinion dans un contexte local singulier. Ainsi, pour mener leurs actions, doivent-ils donner une épaisseur « politique » aux victimes prises dans des enjeux géopolitiques, tout en neutralisant leur action au niveau local, en évitant toute connotation partisane (en l’occurrence, une référence à l’axe gauche/droite).
Créer l’injustice, une revendication d’apolitisme
- 11 Ibidem
- 12 Ravon (B) & Raymond (R), « Engagement bénévole et expérience de soi : l’exemple des Restos du cœur (...)
- 13 Kessler (M -C), La politique étrangère de la France, Acteurs et Processus, Paris, Presses de Scien (...)
6La construction d’une cause réclame un travail de mise en forme et de visibilité. Comme l’avait remarqué le sociologue américain, William Gamson11, il s’agit de construire un cadre d’injustice dans lequel les individus peuvent appréhender leurs situations comme inacceptables et donner sens à leurs revendications, à leurs réactions. Or, dans le cas des ONG, le sentiment d’injustice provient de la proximité avec les victimes quand il s’agit du personnel médical ou encore de l’impression de proximité que peuvent ressentir les bénévoles français12. L’enjeu consiste, en outre, à diffuser ce cadre d’injustice afin de produire une empathie suffisante stimulant les dons, la signature de pétitions ou l’acte de déposer des chaussures sur une pyramide. Or, créer un sentiment d’injustice à l’égard de victimes lointaines (mourir ou se faire estropier sur une mine antipersonnel) passe par ce numéro d’équilibriste consistant à neutraliser les enjeux politiques locaux et nationaux pour mieux entrer dans les arènes internationales. En accumulant les matériaux militants (vidéos, plaquettes, ouvrages…), nous avons pu observer deux aspects : d’une part, l’inscription de Handicap International dans les formes de mises en scènes du secteur humanitaire qui incarnerait cette nouvelle société civile mondiale révolutionnant la diplomatie internationale et d’autre part, l’apolitisme affiché à l’égard des considérations partisanes locales ou nationales. Ce mouvement tendrait à bouleverser la hiérarchie high/low politics13 en donnant une teneur politique à ces causes lointaines et invisibles, en les hissant sur les agendas internationaux au niveau des négociations stratégiques menées par les États.
L’affichage d’une nouvelle société civile mondiale : entrée dans le jeu politique international
- 14 Handicap International, Les mines antipersonnel aujourd’hui, Synthèse du Rapport 1999, Esprit Frap (...)
- 15 Voir notamment sur ce phénomène : Hamman (Ph), Méon (J -M) & Verrier (B), Discours savants, discou (...)
7La synthèse du Rapport de l’observatoire des mines de 1999 a été éditée dans une collection militante14, diffusant les opinions des activistes des principaux mouvements sociaux des années quatre-vingt-dix (collectif des sans-papiers, AC ! et les syndicats de chômeurs, Act Up) et des ONG (sur le Rwanda, par exemple). La préface de cet ouvrage a été signée par Rony Brauman, membre de Médecins sans frontières et professeur associé à l’Université Paris XII. En analysant son discours sur les mobilisations dans un contexte de mondialisation, nous observons la porosité entre cette position d’expert-militant et d’expert-savant15. Il s’agit d’édulcorer le caractère militant de la démarche et d’insister sur le caractère savant interpellant un intérêt général. Nous nous retrouvons dans cette manœuvre de démarcation à l’égard de ce champ politique dans lequel s’exerceraient des rôles politiques structurés par des entreprises partisanes et une nouvelle forme d’exercice du pouvoir des citoyens, renforçant le pouvoir des États plutôt que cherchant à les concurrencer.
- 16 Brauman (R), « Préface », Handicap International, Les mines antipersonnel aujourd’hui, Synthèse du (...)
« Il s’agit, comme dans le cas de la campagne contre les mines, d’une mise en cause des égoïsmes nationaux dont les États sont aussi les représentants, et non d’une mise en cause des États en tant que tels. La régulation d’un marché totalement livré à une poignée de firmes multinationales surpuissantes sera organisée par les États ou elle ne sera pas. Ce n’est donc pas nécessairement à un processus de privatisation des fonctions régaliennes que l’on assiste avec l’émergence de cette diplomatie humanitaire associative, mais plutôt à des tentatives variées de renforcer certaines de ces prérogatives étatiques16. »
8Ailleurs, l’auteur rappelle des dynamiques et des principes d’action :
- 17 Ibidem, p 12.
« Il s’agit, non pas de chercher à inspecter ou à vérifier techniquement la mise en œuvre du traité, mais d’entretenir une pression continue sur les États et les instances internationales, pour souligner les avancées comme pour épingler les manquements. Cela demandera du discernement et de la ténacité, mais aussi de la liberté d’esprit et de l’impertinence, qui ne sont pas les qualités les plus appréciées dans les forums internationaux. Le “monde sans mines” qu’appellent de leurs vœux les promoteurs de la campagne n’est assurément pas pour demain. Tous le savent bien, et il leur reviendra de ne pas se laisser envahir, au cours du long chemin à parcourir, par le savoir-vivre diplomatique et l’esprit de sérieux de leurs interlocuteurs, sous peine d’assécher leurs propres sources de dynamisme. Mais leur lucidité et leur enthousiasme, tout autant que la sincérité de leur engagement, laissent aujourd’hui présager du meilleur17. »
- 18 Siméant (J), « Un humanitaire “apolitique” ? Démarcations, socialisations au politique et espaces (...)
9Rony Brauman joue également aux « démasqueurs de signes », c’est-à-dire est-il capable d’anticiper les critiques qui peuvent être opposées aux ONG, tout en les relayant au contexte international. Cette forme de justification savante permet de désamorcer les critiques et d’apporter un diagnostic aux militants et à l’opinion sur la « nouvelle place » des ONG. En sachant que ce travail de démarcation est amplifié par des ouvrages du champ de la science politique qui tentent de bâtir des frontières entre société civile et politique partisane18.
- 19 Brauman (R), « Préface », Handicap International, op cit, p 10.
« En se donnant un rôle d’aiguillon des pouvoirs politiques, en étant partie prenante à des formes diplomatiques, les ONG s’exposent naturellement, et plus encore qu’auparavant, au risque de devenir les cogestionnaires de la souffrance, de fournir aux pouvoirs politiques l’alibi humanitaire qu’elles dénoncent par ailleurs. Les germes de cette dérive sont déjà repérables dans le fait que les questions et propositions avancées par les ONG s’adressent (presque) exclusivement aux gouvernements et à leurs représentants diplomatiques et ne trouvent que très peu de relais dans les partis politiques. Ainsi, les débats sur la Cour internationale de justice, et auparavant sur le Tribunal pénal international, n’ont eu qu’un écho politique infime, si on les compare, par exemple, à ceux provoqués par la Charte européenne des langues régionales. Ce sont les ONG qui ont envoyé des délégués à Rome, pour faire pression sur la conférence et hâter la création d’une cour dotée de véritables moyens. Les partis politiques n’ont pas jugé utile de s’approprier le débat. Ils l’ont laissé aux “spécialistes des droits de l’homme”, fournissant une occasion supplémentaire de constater le traditionnel manque d’intérêt de la représentation politique pour les questions extra-nationales19. »
10Cette critique des partis politiques, qui seraient incapables de prendre en charge certains intérêts supranationaux, légitiment en creux les ONG qui d’une certaine manière, en se spécialisant dans les enjeux internationaux, peuvent combler le vide et concurrencer les partis politiques. Ainsi, Patrick Teil, secrétaire national d’« agir ici pour un monde solidaire » stigmatise les parlementaires comme « timorés », tout en soulignant que les Verts et le Parti Communiste restent leurs plus proches alliés. Le rôle des ONG et des collectifs citoyens serait de contribuer à pallier les manques des politiques et à exercer un contrôle sur les États. Par exemple, à propos du transfert d’armement, Patrick Teil écrit : « Enfin, comme d’autres domaines, l’État doit lever le voile du secret qui pèse sur ce commerce, instaurer une plus grande transparence grâce à la publication de données précises et vérifiables, accorder aux parlementaires la possibilité de contrôler ce qui se fait au nom des citoyens dans ce domaine. » Ce discours illustre l’idée que les citoyens doivent exercer leurs vigilances à l’égard des États. Ce positionnement décalé n’empêche aucunement d’imposer ou de revendiquer l’application de normes (code de conduite européen sur les exportations d’armes adopté par la Commission européenne le 8 juin 1998). Cette homologie avec la mobilisation de Handicap International contre les mines antipersonnel (faire respecter une norme supranationale par les États) permet d’avancer des remarques plus générales sur cette position des ONG, qui oscille entre experte « invitée » et militante devant déplacer les frontières des enjeux politiques internationaux, en y intégrant l’intérêt des victimes. Les logiques de clôture du champ font que la montée en généralité, en mobilisant une rhétorique d’éthique et d’intérêt général n’est pas suffisante ; les ONG doivent démontrer leur intérêt à agir : compter les victimes (une victime toutes les vingt minutes, répète-t-on les jours de mobilisation), invoquer des témoignages et construire une opinion publique (par voie de pétitions, notamment). Il s’agit non seulement d’entrer dans l’espace public international de négociations mais ensuite de maintenir ce positionnement, en réarmorçant rituellement la pression et en rappelant les limites de la réalisation des objectifs. Or, dans ce cas précis, les ONG ne sont pas dans un positionnement de partis politiques (se réactivant au moment des élections) mais dans celui plus spécifique de groupes qui doivent construire une opinion publique hors moment d’élections et dépendent, souvent, de ce soutien pour leur survie et la garantie de leur indépendance (dons). La pratique de ces organisations explique de manière plus générale l’enjeu de ne pas être assimilées aux acteurs politiques, tout en intériorisant dans leurs justifications leur carence en légitimité démocratique. Ces contraintes restent significatives parce qu’elles limitent les analyses qui ne s’appuient que sur les représentations ou sur les identités des acteurs et omettent les enjeux propres aux mobilisations de ces acteurs s’invitant dans le jeu des négociations.
- 20 Cameron (M), Lawson (R), Tomlin (B), To walk without fear, The Global Movement to ban landmines, O (...)
- 21 Jody Williams est née en 1950 aux États-Unis Avant son engagement en 1992 dans le collectif contre (...)
11Ainsi, dans l’ouvrage To Walk without fear20, un recueil de témoignages des principaux acteurs de la campagne internationale, la thématique récurrente consiste à encenser cette prise de conscience citoyenne qui a dépassé les frontières grâce à des personnalités comme Jody Williams21 (américaine qui a mis son talent de lobbyiste au profit de la campagne internationale contre les mines). Cette campagne « Ban landmines » figure comme la première couronnée de succès et transformant les rapports entre ONG et administrations étatiques au sein de la diplomatie.
- 22 Cameron (M), Lawson (R) & Tomlin (B), To walk without fear…, op cit, p 11 Traduction de l’auteure, (...)
« C’était perçu comme une diplomatie peu orthodoxe, repérable par certaines caractéristiques : les acteurs de taille moyenne ou petite ont pris la tête de cette mobilisation ; le processus a été dirigé en dehors des canaux habituels de la diplomatie et les négociations ont été conduites selon un programme mené dans les délais les plus brefs par un noyau dur d’États favorables à l’interdiction des mines. Cette mobilisation traversait les aires géographiques et représentait des points de vue et des intérêts divergents. Et les ONG étaient des participantes actives au travers les processus de négociation22. »
12Le livre se veut, en outre, être un manuel pratique notamment pour les autres mouvements humanitaires. Par exemple, Jody Williams rappelle l’intérêt de l’usage d’Internet, outil qualifié comme étant un instrument au service de cette société civile mondiale qui transformerait les fondements des négociations diplomatiques. Cette entrée dans des sphères hautement surveillées excluant toutes interventions citoyennes (comme la sécurité, le désarmement), si elle n’est jamais qualifiée de politique, est néanmoins magnifiée comme une victoire des citoyens qui défendraient les droits d’autres citoyens n’ayant pas les ressources pour le faire : les victimes.
- 23 Chabasse (Ph), « The French Campaign », in Cameron (M), Lawson (R), Tomlin (B), To walk without fe (...)
13Philippe Chabasse, responsable de la campagne contre les mines à Handicap International, présente l’historique de la mobilisation en France en insistant sur l’importance des médias23.
14Reprenons quelques citations :
« L’importance de la conférence de Paris en 1992 n’était pas à mesurer à l’aune du nombre des participants (seulement une centaine de représentants d’ONG, ainsi que des étudiants des journalistes ou des personnalités politiques) mais elle lança un appel à signer contre les mines antipersonnel. […] La réaction de la presse à cette conférence a été modeste mais la distribution du rapport intitulé “La guerre des lâches” à tous les parlementaires français et belges ainsi qu’à tous les membres du Parlement européen a porté ses fruits. […] La combinaison de l’intérêt journalistique et gouvernemental a incité HI à organiser une seconde conférence sur les mines antipersonnel en février 1993 à laquelle étaient invités des représentants du gouvernement français, d’un groupe d’expert sur les mines, et du sénateur américain Patrick Leahy, un ardent avocat en faveur de l’interdiction des mines dans son propre pays. […] »
15Handicap International en 1994 a construit sa campagne annuelle autour du thème « Non aux mines antipersonnel ». Des milliers de posters et de pamphlets ont été distribués et des spots radio et télévisé ont été produits.
16Parfois, le responsable de l’ONG se met au même plan que les médias, ainsi ce passage durant lequel, il interpelle les acteurs politiques et gouvernementaux :
« Aujourd’hui il existe des questions que les hommes politiques français devraient apprendre de l’expérience du processus d’Ottawa. La France peut-elle accepter un système régulé par les seuls cinq membres permanents du conseil de sécurité de l’ONU, dominants comme les maîtres du jeu ? La France ne peut-elle pas reconnaître qu’une coalition d’États de moyenne influence peut imposer ses vues aux États plus dominants ? La France peut-elle accepter que les ONG et les médias s’invitent de leurs propres initiatives à la table des négociations et perturbent le traditionnel équilibre des pouvoirs ? »
- 24 La convention d’Ottawa est née en décembre 1997 Les États parties s’engagent à ne pas employer, pr (...)
17Au-delà, il explique que le fait d’avoir persuadé la diplomatie française de soutenir l’interdiction de la fabrication et de l’exportation des mines a été moins due au clivage gauche/droite qu’au réseau humanitaire. La présence de Xavier Emmanuelli (ami de certains militants), secrétaire d’État aux Affaires humanitaires sous le gouvernement Juppé, a été déterminante tout comme l’influence de Danielle Mitterrand sur son mari, président avant 1995. La logique gauche/droite semble peu jouer au regard de certains réseaux d’influence stabilisés. Ainsi, la cohabitation avec l’avènement de Lionel Jospin en 1997 a fait craindre pour l’avenir de la mobilisation puisque le secrétariat d’État aux Affaires humanitaires avait disparu. Car, la grande transformation, sous la houlette de Xavier Emmanuelli, a été d’intégrer Handicap International pour son expertise dans la délégation gouvernementale en 1996. C’est évidemment la reconnaissance de leur expertise et leur constante mobilisation médiatique en présentant les victimes au moment des négociations qui ont amené à activer le processus préparant la signature de la convention d’Ottawa24. Sous la plume de Philippe Chabasse, Handicap International, transformée en une ONG experte sur la question des mines, a permis, du moins du côté français, à faire prendre conscience de la condition des « victimes ». À l’expertise s’adjoint cette capacité à rendre visible dans les médias cette cause toute subalterne. C’est pourquoi l’idée française de la pyramide des chaussures, symbolisant leur inutilité pour les estropiés, a ensuite été exportée devant chaque lieu de réunion internationale (Suisse, Italie, Allemagne ou Canada) avec celle de présenter à Bruxelles un pantalon géant estropié d’une jambe, au cours de négociations particulièrement vives. Dans tous les cas, les victimes dont certaines vont manifester avec les représentants de la coalition (comme la première victime cambodgienne appareillée par Handicap International), entrent dans les lieux de négociations sans autre message que celui des représentants de victimes, en atténuant toute référence identitaire autre ou encore discours politique (sur le développement ou sur les situations internes des États dont ils sont originaires). Mais, les « humanitaires » présents à leurs côtés permettent d’universaliser un discours dénonçant les pratiques des États non-signataires qui se révèlent être au moins responsables de leurs souffrances par la vente de ce type d’armes.
18Nous observons ce savant numéro d’équilibriste que jouent ces ONG qui doivent, pour représenter cette société civile mondiale et forcer les arènes internationales, entretenir un rôle actif dans le processus de décision politique tout en neutralisant au maximum l’image des victimes – qui ne représentent pas les victimes d’une idéologie, d’une armée, d’un groupe ou d’une guérilla mais plus généralement d’une guerre qu’ils appellent une guerre de lâches. Pour créer ce double sentiment d’empathie pour les victimes et de révolte face à cette « guerre », il s’agit alors de façonner une réalité derrière cette catégorie floue de « lâches ».
- 25 Ont été visionnées les vidéos suivantes : Pyramides 99, Tour d’horizon 1999, Mines antipersonnel d (...)
19Des cinéastes vont donner une forme à cette catégorie des lâches qu’il faut combattre. « Lumière sur un massacre : 10 films contre 100 millions de mines » est une vidéo diffusée au moment des mobilisations, au moment des interventions scolaires ou encore sur des chaînes de télévisions lors des pyramides25 (sur Arte notamment ou la 5).
- 26 Juhem (Ph), « La légitimation de la cause humanitaire : un discours sans adversaire », Mots – Les (...)
20Dans la majorité des courts-métrages (9 sur 10), les victimes ont pour particularité d’être jeunes (adolescents ou enfants), ce qui permet de relier la thématique de la souffrance à celle de l’obstruction de l’avenir pour ces individus jeunes. L’un rêvait d’être footballeur, l’autre cinéaste (il meurt de ses blessures), un troisième aspirait à être un jeune bonze au Cambodge. L’avenir se détruit en une seconde. Ces images, au degré de violence variable (réalistes ou évocatrices), rappellent constamment au spectateur que ces mines font des dégâts en temps de paix, en temps de reconstruction, voire charrient une histoire douloureuse (temps de guerre) au moment où tous espèrent se reconstruire (comme en Allemagne, les champs de mines qui suivent l’ancienne frontière entre la RFA et la RDA). L’objectif est évidemment de donner un visage, d’évoquer la vie de ces victimes qui pour la plupart se trouvent dans des contrées reculées pour tout spectateur français moyen. Mais, au-delà de la simple information et de la puissance des images mettant en scène ces victimes, les arguments de ces courts-métrages consistent à donner à voir une catégorie à stigmatiser, à combattre. Cette catégorie est d’autant plus difficile à montrer que si les victimes peuvent être interrogées, les « responsables » restent encore plus invisibles que leurs victimes. Il faudra trouver des moyens de construire l’ennemi, tout en établissant un lien de responsabilité. Dans un premier exemple, un adolescent espagnol commente les interviews de jeunes bosniaques mutilés et informe que ce sont les usines espagnoles qui fabriquent des mines. Dans un autre documentaire, il est montré alors que la population vaque à ses occupations quotidiennes, une usine productrice de mines crache ses fumées, située dans un pays occidental anonyme. Et un seul commentaire en voix off scande « toutes les 20 minutes un homme saute sur une mine ». Un autre court-métrage se veut plus explicite en montrant une réunion d’industriels qui, après avoir montré leurs photos de famille de vacances, vantent les prouesses techniques des mines. C’est à ce moment qu’apparaît un enfant avec ses béquilles, symbolisant une conscience. Le commentaire est : « les mines sont fabriquées par des pays dont certains défendent publiquement la démocratie et les droits de l’homme. ». La catégorie « fabricants » ou « pays fabricant » est donc bien stigmatisée tout en n’étant jamais explicitée26. En revanche, Handicap International apparaît comme l’organisation qui fait voir les effets dans les pays lointains de ces mines qu’on fabrique ici (cet ici étant les pays industriels européens et d’Amérique du Nord). Ce lien de causalité est soit sous-entendu dans le cas où le réalisateur a insisté sur le sort des victimes comme le film de Youssef Chahine ou encore de Pierre Jolivet mais il peut être nettement dénoncé dans les huit autres courts-métrages. Là, on parlera des profits réalisés, en l’associant aux usines, comme dans la lettre d’une l’infirmière lue par l’actrice Sandrine Bonnaire ou encore, de manière très générale dans plusieurs extraits de documentaires, des politiques des États, sous-entendues égoïstes, que l’on comprend comme occidentaux. Cette dénonciation s’emploie à construire une empathie et une culpabilité chez le spectateur qui, informé, doit agir et soutenir ces victimes : jeunes, innocentes, de pays pauvres et/ou en guerre. Mathieu Kassovitz en mettant en scène une famille bourgeoise qui se promène en forêt une après-midi dominicale et découvre l’horreur en voyant leurs deux fils d’une dizaine d’années sauter sur des mines, soutient une idée sous-jacente que, devant la douleur et l’injustice, le poids des victimes n’est pas le même. Or, la victime la plus invisible et la plus oubliée reste celle des pays lointains « les mines antipersonnel font une victime toutes les 20 minutes : heureusement pas chez nous ». Informé, le spectateur se trouve dans la position de devoir avoir une réaction. Il sait que nos usines fabriquent des armes envoyées au loin, faisant des victimes démunies en ressources pour défendre leurs droits. Handicap International, par cette campagne médiatique mobilisant des artistes de renom, a réussi à créer, à la fois, une image universelle de la victime (toute victime mérite attention) qui transcende les frontières et stigmatiser une catégorie de « lâches », ceux qui vendent une mort à retardement, mutilent hors temps de guerre, des populations civiles non-combattantes. Bien que nous soyons loin de voir politiser une figure d’ennemi, ce procédé va permettre de se trouver une légitimité pour entrer dans les arènes internationales, en se posant en dénonciateur d’injustice, en représentant des victimes.
Mobiliser les citoyens : contraintes de lier l’ici et l’ailleurs en dehors des enjeux nationaux
- 27 Cette position est reprise par les acteurs de l’humanitaire Ainsi, ce démineur présent pendant une (...)
- 28 Collovald (A), « L’Humanitaire ou le management des dévouements », in Collovald (A), Lechien (M H) (...)
- 29 Barret-Ducrocq (F), Pauvreté, charité et morale à Londres au XIXe siècle, une sainte violence, Par (...)
- 30 Allen (W), Une petite ville nazie, Paris, Robert Laffont, 1967 et réed Paris, 10/18, Laffont, 2002 (...)
- 31 Nous pouvons noter l’étirement du temps de guerre ce qu’on appelle parfois un travail d’extension (...)
- 32 Les lâches sont représentés dans le film de Jollivet, davantage en membre d’une armée dépenaillée (...)
- 33 C’est l’objet des mobilisations rituelles En particulier, il s’agit de viser les États-Unis, la Ch (...)
21Créer ce cadre d’injustice spécifique, appréhender les conséquences de la guerre sans « faire de politique » ou entonner un chant pacifiste reste une prouesse de l’ONG27. Néanmoins, il ne s’agit pas d’oublier que la plupart des constructions des causes a eu l’objectif initial de donner une consistance à l’horreur d’une situation à laquelle s’adjoignent des revendications spécifiques à chaque groupe. Par exemple, au XIXe siècle, les premiers socialistes ont dû générer un discours en construisant ce groupe qu’était le prolétariat ; les représentations façonnées par le courant romantique ou naturaliste n’ont fait que renforcer le sentiment d’injustice pour les groupes représentés comme pour une certaine opinion qui pouvait trouver une empathie à cette misère décrite. Annie Collovald28 a remarqué que les mobilisations humanitaires de nos jours, comme les entreprises caritatives au XIXe siècle29 – mais nous pouvons ajouter socialistes avec les premières caisses de secours mutuels – ne sont pas si éloignées de ces processus de médiation et de déplacement des frontières de ce que peut être un enjeu politique30. Pour Handicap International, le droit international, celui de la guerre, n’est pas seulement le jeu diplomatique entre les États, il consiste à rendre visible ces invisibles qui sont au cœur des processus de guerre31 comme le prolétariat pouvait être victime de la politique industrielle et économique. Néanmoins, la politisation parait peu probable tant il apparaît difficile de construire un groupe de référence stabilisé et universel comme pouvait être le prolétariat structuré par des caisses de secours, des syndicats et partageant des lieux de travail constitutifs d’une identité stable. La catégorie victime comporte l’intérêt d’être large tout en recelant l’inconvénient d’être peu stabilisé, sauf à reformuler sans cesse son identité sur ce mode et en la restreignant (victimes de la Shoah, victimes du sida); mais ce simple aspect « victime » ne paraît être opératoire pour constituer une offre politique. Par contraste ce qui a connu une meilleure articulation, c’est l’inscription dans les agendas internationaux par le volet « low politics » ou encore de politique sociale internationale qui entre en ligne de compte en refaçonnant les perceptions et la hiérarchie des intérêts. Ce lointain, cet invisible doit figurer sur l’agenda de la politique internationale mais l’aplanissement de la figure de la victime au niveau international ayant perdu ses autres aspérités identitaires permet à l’opinion de l’identifier (victimes civiles en situation post-conflictuelle). Cette victime, aux caractères universels, facilite certaines alliances comme avec Greenpeace lors de la campagne internationale préparant la Convention d’Ottawa. L’autre enjeu consiste à construire la catégorie de la victime tout en créant un lien de causalité entre ici et là-bas et de délimiter les ennemis, les « lâches »32, ces fabricants occidentaux qui avec la complicité des États, des diplomaties et des États-majors occidentaux envoient leurs mines, font perdurer des états de guerre au-delà du moment de la guerre. Il s’agit de créer un sentiment d’empathie de l’opinion occidentale en rappelant que son rôle politique est d’exercer un contrôle sur ces prises de décisions engageant des responsabilités, au-delà des frontières nationales. Si la catégorie des ennemis est finalement floue et peu significative (un État, une entreprise ou une personnalité), l’avantage est de pouvoir selon l’enjeu de se recentrer soit sur les acteurs économiques, soit sur les acteurs politiques et de l’adapter aux mobilisations en cours (les États retardataires à signer les conventions d’Ottawa33). Ainsi, Greenpeace a pu aider Handicap International et le collectif « Ban landmines » en reliant la situation des victimes à des questions d’armement, sujet de prédilection de cette ONG verte pacifiste.
22Par exemple, rappeler que les échanges commerciaux et diplomatiques doivent être intégrés dans l’arène du contrôle que le citoyen se doit d’exercer sur ces élus est une manière de compenser le peu de visibilité de ces enjeux lors des campagnes électorales. La signature de pétitions, le don deviennent, soudain, des moyens mis en égalité avec l’expression par le vote sauf que cela concerne un enjeu particulier.
« Vous voulez signer la pétition ?
– Euh !… répond un passant hésitant, égaré sur le site de la pyramide.
– Vous savez toute signature compte ! renchérit la jeune bénévole.
– Euh !… je ne sais pas…
– Chaque signature fait avancer les choses… » (Observations journée pyramide en octobre 2002 et en octobre 2003).
23Dans les interactions, un appel à une forme d’expression citoyenne est formulé. Nous observons une proximité avec l’idée que chaque vote compte. Un encouragement explicite à un engagement civique qui ne se ferait pas par le canal du suffrage universel se fait jour. Cette expression citoyenne s’emploierait à influencer les professionnels de la politique, plus qu’à décider des divisions partisanes. Cet aspect reste primordial à souligner car ces apolitiques se réapproprient, tout de même, des discours, des pratiques de mobilisations politiques qu’elles soient électorales, partisanes ou plus largement empruntant au répertoire de l’expression démocratique d’une opinion.
24En outre, l’alchimie consistant à construire la cause des victimes des mines antipersonnel et de dénoncer certaines divisions géopolitiques du monde constitue l’originalité de cette campagne. Alors que toutes les victimes sont situées dans des États où les guerres résultent de rapports de force politiques, la mobilisation médiatise du politique de manière universelle et explique à l’opinion publique largo sensu des régulations géopolitiques inconnues ou méconnues. Et, elle réassure les opinions plus averties sur des formes de représentation du monde : ses divisions, ses injustices.
25L’exposition, relatant les ravages provoqués par les mines antipersonnel, est illustrée par une mappemonde indiquant les pays les plus touchés par ces armes. Un bénévole sympathisant remarque :
« Comme par hasard, on voit bien la division du monde. Au Nord, rien…
Aux États-Unis, par exemple. Mais, en Afrique, en Asie, tu as vu, tout est miné. »
26Cette mappemonde a suscité le jour de la « pyramide » des réactions de ce genre, souvent, renforçant l’opinion des visiteurs, déjà, informés des disparités de développement entre Nord et Sud. Mais, l’explication du monde, voire de situations particulières à chaque État, peut prendre des tours surprenants. Ainsi, un démineur, venu à l’origine exposer ses méthodes d’intervention, répond à la curiosité des visiteurs :
« Il arrive qu’on retrouve des terrains qui déminés sont à nouveau reminés.
– Comment cela ? s’interroge un visiteur.
– En Afghanistan, par exemple… J’en reviens. Selon les factions, chaque chef de guerre mine les terrains des adversaires.
– Ah oui, surtout les talibans ! affirme un autre membre du public.
– Non, pas seulement. Les soviétiques l’ont fait avant, mais aussi les pro-Massoud.
– Ah ! Pas seulement les talibans ? s’étonne tout en insistant le même visiteur.
– Non, vraiment pas que les talibans… Vous savez en Afghanistan, le pays est en fait divisé en clans avec des chefs de guerre […]. En ce moment, c’est presque la paix mais…
–… Vous croyez que cela va reprendre (la guerre) ?
– Oui, je crois que si les Américains partent… ça va repartir. » (Observations le 4 octobre 2003).
27Le démineur s’est retrouvé, ainsi, à expliquer les forces géopolitiques locales tout en s’appuyant sur cette expérience de terrain, ce qu’il a vu. Ainsi, captive-t-il l’auditoire, au-delà de sa seule expérience technique de démineur, et devient-il l’espace d’une vingtaine de minutes, un montreur de rapports de force sans jamais dénoncer ou prendre partie pour un quelconque camp. La dénonciation ne visait que la situation de guerre récurrente.
28Dans tous les cas, l’appel à l’engagement (don-signature) ou à l’information se fait sous l’angle neutralisé du citoyen. L’individu est interpellé dans son identité de citoyen actif, ayant des droits et le devoir de manifester pour ceux qui ne sont pas en position de contester.
29Ce jeu de va-et-vient entre un discours universalisant la figure de la victime et celui stigmatisant l’attitude des États ne peut être simplement étudié sous l’angle des discours de l’organisation. Certes, ceux-ci structurent les représentations de la mobilisation, diffusent y compris parmi les membres bénévoles, une façon de poser la problématique mais ils n’illustrent pas le rapport au quotidien de ces bénévoles face à cette manipulation acrobatique consistant à ne pas se réclamer des logiques du champ politique, tout en jouant un rôle engagé dans ce dit champ.
L’engagement apolitique des bénévoles humanitaires
- 34 Les tâches des bénévoles sont présentées comme suit sur le site Internet et dans les plaquettes di (...)
30Le groupe local est chargé, initialement, de mobiliser rituellement l’opinion publique et de rendre visible la campagne contre les mines antipersonnel grâce aux pyramides de chaussures. L’engagement de ses membres dans cette cause revêt un profil original, éloigné de la mythologie de l’engagement type révolutionnaire ou total. Le travail de bénévoles consiste à récolter des fonds, à faire connaître l’ONG, à recueillir des signatures tout en étant en relations avec les élus locaux, les représentants des autres associations34. Ce positionnement introduit une autre dimension qui se superpose aux discours et aux pratiques de groupes de pression du siège de Handicap International destinés à unifier une identité et une stratégie au niveau international/national. L’observation d’un groupe local révèle que les membres adhèrent largement à ce numéro d’équilibriste décrit précédemment, qui consiste à neutraliser l’image des victimes pour mieux politiser les répercussions des décisions prises dans les arènes internationales. Les bénévoles se chargent de diffuser les images des victimes, d’expliciter leurs conditions d’existence, tout en insistant sur le caractère meurtrier des mines. Il faut ajouter que dans leurs interactions les bénévoles ont le rôle de rajuster leur identité de représentant de l’ONG et de démontrer leur « apolitisme ». Ce travail, inséré dans les moments de mobilisation et rarement affiché comme autonome, ne signifie pas qu’en tant qu’individu, ces bénévoles soient dénués de croyance dans leurs propres actes comme étant politiques, mais, ils renforceront d’autant plus leurs identités apolitiques avec les élus et les associatifs locaux qu’ils stigmatiseront des situations d’injustices ailleurs. Comme si ces bénévoles, dont certains sont des déçus ou des distanciés critiques avec la politique nationale, pouvaient reconstruire une forme de politisation d’enjeux lointains géographiquement et électoralement. Nous allons étudier ces deux phénomènes au travers des observations ethnographiques de deux mobilisations et d’un groupe local.
Une mobilisation humanitaire35 : enjeux et limites de l’apolitisme
- 35 L’observation a eu lieu le jour de la « pyramide » le 5 octobre 2002 sur le lieu de la mobilisatio (...)
- 36 Un noyau dur d’une dizaine de membres à Rennes et souvent, moins dans les autres villes.
- 37 Vion (A), La constitution des enjeux internationaux dans le gouvernement des villes françaises (19 (...)
- 38 Keck (M) & Sikkink (K), Activists beyond Borders, Ithaca, Cornell University Press, 1998, ou encor (...)
31Depuis 1995, Handicap International est connu pour ses pyramides de chaussures, censées symboliser les victimes des mines antipersonnel. Cette mise en scène a été conçue afin d’attirer les médias, d’éveiller l’intérêt des individus invités à signer des pétitions, à faire des dons et à s’informer sur les actions de l’ONG. C’est en 1997 que dans les villes de province des groupes locaux se sont constitués pour construire ces pyramides le jour de la mobilisation internationale. Ces bénévoles engagés36 vont assumer réellement à un niveau local ce rôle de médiateur qui rend possible une mobilisation internationale, ayant un objectif commun un jour donné. Ces bénévoles, effectivement, ont pour objectif de se « réveiller » au moment des pyramides pour mobiliser l’opinion publique dans une campagne internationale qui ce jour là vise à rappeler l’existence des victimes des mines antipersonnel et la non-signature de la Convention d’Ottawa par de nombreux États, dont les États-Unis. Cette journée entre sous la qualification de figure imposée largement téléguidée par le siège lyonnais de l’association et des chargés de communication. Le caractère formaté de cette mobilisation avec des slogans unifiés, des relais à l’étranger (Allemagne, Belgique, Luxembourg) donne l’impression d’une forme de mobilisation transnationale avec des réseaux d’acteurs « internationalisés ». Si l’intérêt pour une cause à dimension internationale existe37, le groupe local de bénévoles est largement localisé dans un réseau associatif rennais. Ce point révèle que si la dynamique se veut internationale, elle est en réalité hyper-centralisée par le siège et que la dissémination des groupes ne signifie aucunement la constitution d’un réseau d’acteurs transnationalisés38 mais davantage une inscription localisée d’une cause internationale selon des modalités de mobilisation transnationale.
32Or, c’est dans ce rapport au quotidien avec les acteurs politiques et associatifs locaux que nous percevons les acteurs comme devant jouer avec cette neutralité « apolitique » d’une cause qui a, pourtant, des répercussions politiques et se politise dans les arènes nationales et internationales. Ce jeu dénote une volonté d’être un partenaire local tout en injectant une forme de politisation liée à un engagement citoyen international. Ajoutons que ces groupes locaux ne voient pas leur vie réglée par les seules mobilisations que nous avons nommées des figures imposées (la pyramide, les réunions avec les parrains d’enfants handicapés ou encore des animations scolaires), mais également par des mobilisations figures libres laissées à l’initiative du groupe pour rendre visible l’ONG, de manière plus continue. Dans ce cas, l’inscription du groupe dans le réseau associatif local renforce certaines contraintes comme celle d’apparaître purement associative.
- 39 Voir Kirchheimer (O), « The Transformation of the Western European Party Systems », in Palombara ( (...)
- 40 Epéé (A), « Le don d’argent Les ressorts de la générosité envers les associations caritatives et d (...)
- 41 Péchu (C), « Les générations militantes à Droit au logement », Revue française de science politiqu (...)
33Néanmoins, avoir une image apolitique constitue certainement un atout, toutes mobilisations confondues. En rappelant les études produites sur les partis politiques, nous pouvons reprendre certains enseignements comme ceux concernant les partis attrape-tout. Ceux-ci39 sont considérés comme capables de capter de nombreux intérêts en ouvrant et aplanissant leur contenu idéologique. Les modalités d’ouverture d’une idéologie devraient être intégrées à l’étude de ces partis qui réussissent à conduire des mobilisations électorales parmi des populations que l’on pourrait penser avoir des intérêts divergents et des niveaux d’espérance contrastés. Or, nous constatons que l’ONG, en figurant sous la rubrique « apolitique » réalise une mobilisation optimum. En étant les médiateurs des victimes des mines antipersonnel, l’ONG parle en leur nom et a la capacité de se neutraliser par rapport à des enjeux idéologiques et politiques. Tout d’abord, le premier gain a été déjà amplement étudié, les ONG humanitaires en se présentant aux côtés des victimes en dépolitisant le contexte de l’injustice optimisent leurs récoltes de dons. Il est vrai que consciemment pour les chargés de communication ou plus inconsciemment pour les bénévoles sollicitant les dons, c’est l’image de la victime dépouillée de toutes ses autres dimensions identitaires que sa seule souffrance, qui permet de recueillir le maximum de dons40 dans des strates de populations, a priori n’ayant pas d’affinités identitaires (la femme âgée catholique pratiquante, le jeune contestataire altermondialiste). Ainsi, nous avons pu le voir durant la mobilisation en octobre 2002 et en octobre 2003, viennent à la pyramide indifféremment des femmes âgées, des familles prototypes d’une certaine bourgeoisie catholique que des jeunes arborant des t-shirts « Che Guevara ». Des groupes aux caractéristiques très contrastées se côtoient comme les artistes altermondialistes qui, invités pour animer l’espace autour de la pyramide, se moquent gentiment, derrière le rideau de l’intendance, des « cathos ». Ce malentendu apparent qui, dans certains cas, pourrait ne produire que des effets contre-productifs (on peut aisément imaginer que ces deux groupes participeraient sur d’autres enjeux à des mobilisations antagonistes) représente dans cette mobilisation une ressource qui ouvre au maximum l’audience à tous ceux qui sont sensibles à la condition de ces victimes invisibles. Les dons garantissant la survie et l’indépendance de l’organisation à l’égard des États, l’aplanissement de l’identité résulte, évidemment, d’une forme de marketing mais également d’une capacité à mobiliser sur une empathie autour de la thématique d’un universel humain qu’ils soient d’obédience catholique ou contestataire41.
34Or, cette visibilité spécifique permet d’être mieux reçu lors du démarchage auprès des boutiques des commerçants. Ainsi, pour publiciser la mobilisation, la semaine précédant la pyramide de chaussures, les bénévoles sont chargés de distribuer des affiches dans les commerces de la ville. Les affiches et les tracts en 2002 avaient pour particularité de croiser deux notoriétés celle de Handicap International, et celle de Titeuf, personnage de bandes dessinées. Or, l’image de Titeuf a permis un accueil favorable parmi les commerçants, visant une clientèle d’enfants (habillement, librairie…). Cet aspect a permis une forme de mobilisation interpellant directement les enfants, conscience du monde de demain, et capables d’influencer leurs parents « Faut pô laisser tomber ! Apportez tous vos chaussures ». Les commerçants (pharmacie) ou les professions libérales du secteur médical se sentent en général tout désignés pour accueillir ce genre d’affiche au nom, cette fois, de la cause du handicap. Observons que les refus sont rares mais l’accueil peut se révéler plus ou moins chaleureux. Dans les cas où l’affiche représente une signification quelconque pour les commerçants, nous retrouvons un public averti : le patron d’un bar qui soutient, déjà, des causes dominées ou altermondialistes, une libraire ne vendant que des ouvrages étrangers. Handicap International s’avère être une organisation connue et ce capital primordial, suscitant une confiance immédiate des commerçants, réduit le coût de la présentation de l’action par le bénévole. L’apolitisme favorise assurément la réception ; l’affichage politique paraît difficile, voire impossible, parmi les commerçants de proximité aspirant à préserver leur clientèle par excellence de toutes sensibilités partisanes. En revanche, on peut entendre dire « Je vais mettre l’affiche avant les autres et là au milieu pour qu’elle soit vue… […] parce que c’est Handicap International, c’est important […] Il y a des trucs qui passent avant tout », dit la libraire en réaménageant ces affiches. Mais les commerçants de biens culturels ne sont pas les seuls à connaître l’ONG. De jeunes employées d’une boulangerie accueillent l’affiche et la commentent de manière enthousiaste « c’est une bonne cause ». Ou encore, citons la remarque « Distribuer les tracts de Handicap International ne pose pas de problèmes. C’est vrai, Handicap est connu partout… Avec le prix Nobel et puis la campagne télé » remarque une bénévole chargée de la distribution des tracts, le 4 octobre 2003.
- 42 Sous peine de faire voir dans l’espace public leurs dissensions internes ou le manque de représent (...)
35Le Prix Nobel explique cette médiatisation et cette connaissance de l’ONG, de son sérieux, mais cet apolitisme dans ce rôle de médiateur des victimes a un effet notable dans le milieu associatif local. Le jour de la mobilisation « pyramide » n’est pas une mobilisation de Handicap International seulement mais celle du groupe local avec un réseau d’associations amies comme les compagnons d’Emmaüs, ATD Quart Monde, Relais-Acigné ou encore des associations de représentants d’immigrés en France (en l’occurrence, cambodgiens, afghans, kurdes). Des groupes de musiciens ou encore de spectacles de rue participent à l’animation le jour de la pyramide ainsi que des associations culturelles (cinéma associatif). Ce réseau provient des réseaux individuels des bénévoles qui, par des liens d’amitiés ou de connaissances peuvent faire exister leur mobilisation qui, reposant sur leurs seules bonnes volontés, auraient risqué d’être chétive ou impossible. Là, encore le fait de se fédérer autour d’une cause de victimes particulièrement oubliées fait sens pour tous ces acteurs qui, à des niveaux divers, s’intéressent à des victimes invisibles (y compris pour d’autres causes que des mines antipersonnel). On y retrouve tout le réseau du catholicisme social, de la gauche dite non-marxiste et celui des immigrés qui, pour d’autres raisons, n’ont pas intérêt à entrer dans des distinctions fines et idéologiques au sujet de l’identité de leurs victimes42.
36Bien qu’au moment des mobilisations, cette neutralité garantisse une certaine capacité d’attrape-tout, grâce à ce capital de notoriété (prix Nobel) et de probité (prix Cristal, récompensant la transparence financière) gagnés par une visibilité dans l’espace public, les bénévoles doivent, souvent, recadrer leur image organisationnelle et de médiateur de victimes, lors des interactions.
37Deux exemples de ces échanges illustrent ces scènes qui s’inscrivent dans le quotidien des moments de mobilisations et témoignent de l’ambiguïté de l’engagement dans un champ politique, tout en adoptant une posture, dite apolitique.
- 43 Les prénoms ont été modifiés.
- 44 Sur les différents engagements des catholiques dans les associations lire notamment : Duriez (B), (...)
- 45 Ainsi, dans les plaquettes de présentation des établissements scolaires catholiques dans l’Ouest d (...)
Ainsi le jour de la mobilisation du 5 octobre 2002, une femme membre d’une association de la périphérie rennaise se présente et avec zèle propose à une bénévole, les locaux de son association pour réaliser des soirées débats. Elle signe le livre d’or et s’interroge soudain, dubitative sur l’identité de l’organisation : « On ne veut pas accueillir des organisations politiques. Mais vous n’êtes pas politique ? Isabelle43, bénévole : Non, non ! Nous sommes humanitaires, non-confessionnel et apolitique. – Bien très bien parce que vous comprenez on ne veut pas de politique… même si les mines cela pourrait être politique ( ! ?) – Isabelle, la bénévole : nous ne faisons pas de politique. »
Un bénévole qui a fait une intervention scolaire, quant à lui, revient préoccupé après sa présentation de la mobilisation à un public de BTS dans un lycée catholique des environs de Rennes. Il a été testé par la professeure qui a fait un parallèle entre les enfants qui mourraient mutilés dont s’occupait Handicap International et les fœtus avortés dont la souffrance n’était pas prise en compte. Or, le bénévole a senti le piège de la controverse qui, derrière le questionnement, faisait référence à un clivage de valeurs gauche/droite traversant les milieux associatifs et catholiques. La réaction générale des autres membres a été implicitement de contester cet univers de valeurs symbolisé par cette enseignante supposée de droite, réactionnaire, catholique (sous-entendu de stricte obédience). On a félicité le bénévole qui a contourné habilement la question, évitant une polémique qui aurait marqué l’ancrage à gauche, le mot n’est jamais prononcé mais sous-entendu, de l’association. (« Soit je répondais et j’avais envie de lui rentrer dedans ! C’était pas le propos… Je n’ai pas répondu à la question. »). Ce positionnement reflète la position de beaucoup des membres de ce groupe qui se reconnaissent même de manière éloignée comme catholiques44 rejettent ou en tout cas ne font pas leur la question du droit à la vie (anti-avortement), cette question relevant de la sphère privée de l’individu. Aussi, prennent-ils le soin de présenter l’objet de l’organisation en évitant de la connoter puisque, pour les besoins de la mobilisation, il ne s’agit pas de déclencher un affrontement avec le personnel de l’enseignement catholique qui les invite, lors de leur semaine sur l’humanitaire. Ces opérations internes aux établissements catholiques participent entièrement à leur plus-value dans leur concurrence avec l’enseignement laïc45. Quant aux bénévoles, ils entendent ces semaines de sensibilisation comme des moments primordiaux d’information sur les activités de leurs organisations. Il ne s’agit en aucun cas de perdre ses relais fructueux.
- 46 Cette ambiguïté s’est révélée à un autre moment lorsque le groupe local avait demandé à l’évêque d (...)
- 47 Ce qui remet en cause la thèse de la fin des militantismes « classiques », voir Ion (J), La fin de (...)
- 48 Pour l’antenne locale, le soutien aux malades du sida en France ne pose, par exemple, aucun problè (...)
38Dans le premier exemple, l’enjeu était de rappeler le caractère apolitique de la mobilisation qui semblait ne pas finalement aller de soi46 et dans le second, de tenir cette ligne pour éviter de faire entrer des questions qui clivent fortement le secteur associatif entre la gauche et la droite. Car, cet aspect qui a été, dans les études récentes sur le secteur associatif mis à l’écart reste, néanmoins structurant, au moins, dans les imaginaires militants47. L’apolitisme partagé cache des différences subtiles entre organisations dites catholiques de stricte obédience (souvent sous-entendue conservatrice en matière de mœurs) et des organisations dont les membres seraient plus tolérants48.
- 49 Y compris par des membres de l’antenne locale qui ont appris son rôle récemment.
39À côté de la place complexe de cette mobilisation dans le jeu politique local, les rapports avec les professionnels de la politique sont régis selon une règle de dons/contre-dons dans le cadre des demandes de subventions, d’aides et de visibilité au moment des actions. On se permet, certes, de se railler doucement de leurs incompétences en particulier sur des questions humanitaires ou de géopolitique (cet élu qui a placé la Sierra Leone en Amérique du Sud) ou de faire une différence entre les élus intéressés ou non par la démarche de l’organisation. Dans ce cas, la ligne de démarcation gauche/droite ne joue plus en sachant que dans la région Ouest la différence entre centre droit chrétien et socialiste est faible sur les questions humanitaires (participation indifférente à ce genre de manifestation du député PS Josselin ou de Pierre Méhaignerie, leader centre-droit dans la région). Mais, le groupe local se trouve, évidemment, dans un registre de servitude avec les élus locaux, ce qui tend à renforcer la politisation de la question des mines comme relevant des seules arènes internationales. Ainsi, à l’occasion de l’inauguration du local du groupe, l’invitation du maire, Edmond Hervé, a été au centre de la stratégie de visibilité parce qu’obtenir la présence du maire garantissait une couverture médiatique dans Ouest-France, les radios locales, la chaîne de TV Rennes. Les rapports cordiaux avec la municipalité favorisent, en outre, l’obtention d’aides en matériel ou au moment de la mobilisation (prêts de panneaux permettant l’affichage, mise à disposition du personnel municipal). Stigmatiser des États étrangers selon des modalités « convenables » (signature de pétitions, manifestations pacifiques) ne comporte pas dans les contraintes de mobilisation, une connotation politique qui remettrait en cause les relations avec les élus locaux. Car, au niveau local, l’intérêt de l’apolitisme national permet de mieux politiser les positions extérieures de la France. Ainsi les questions internationales sont, souvent, représentées par un autre personnel politique ou ayant des objectifs sectoriels différenciés dans des arènes internationales. Ainsi, l’ex-ministre Josselin, qui a été la cheville ouvrière des négociations au moment d’Ottawa, n’est pas connu localement pour ce rôle49. En revanche, les groupes locaux humanitaires comme Handicap International construisent des cadres d’injustice, pointant les situations ou les processus, ayant un coût humain à court et long terme. Les questions du développement, des relations Nord/Sud, de l’insécurité internationale (les injustices dont sont victimes les pays du sud nourriraient la haine à l’égard de l’occident), la thématique du désarmement sont abordées grâce à la mobilisation contre les mines antipersonnel et diffusent une contestation dans un contexte en 2002 de campagne contre la guerre en Irak et de dénonciation des excès de la mondialisation. Certains membres du groupe local se sont insérés dans le réseau pour l’annulation de la dette, renforçant les échanges qui se formulent à propos de la situation internationale. Aussi, le groupe local établit un autre lien entre les victimes invisibles au loin et les répercussions sur la vie quotidienne des Français. Le façonnement de ce lien de causalité donne une dimension particulière au jeu d’équilibriste entre apolitisme et politisation dans le contexte local. En effet, les élus locaux utilisent ce cadre de contestation « apolitique » pour prendre position sur des questions internationales, en signant des pétitions par exemple. Le caractère humanitaire permet surtout la mobilisation et l’insertion du groupe dans le paysage associatif et politique local, comme la victime en devenant universelle facilitait une mobilisation enjambant les frontières. Toutefois, la politisation d’enjeux internationaux au niveau local comme au niveau national demande d’établir des liens de causalité qui, évidemment, se remodèlent fortement avec le contexte. Depuis 2001, les enjeux altermondialistes, ajoutés au conflit irakien conduisent à transformer les États-Unis, comme responsable non seulement du sort des victimes mais comme peu convainquant à défendre une morale internationale (garantir la paix). En 2002 et 2003, la signature des pétitions pour faire que les États-Unis signent et ratifient la Convention d’Ottawa prenait, notamment dans les interactions bénévoles et signataires, le tour d’une contestation de la division du monde : « Les États-Unis se croient tout permis… », « Ils ont beau rôle de faire la morale aux autres » ou encore : « Maintenant, je refuse tout ce qui vient des États-Unis. J’ai une sœur à New York et bien je n’irai plus la visiter. Je ne veux plus rien à voir avec les Américains… En Irak, ils ont encore disséminé des mines antipersonnel et puis, le reste », nous confie une bénévole très émue. Contestation dans laquelle des élus de la gauche locale notamment, se retrouvent. À cette occasion, la politisation ne se voyait pas en lisant l’en-tête de présentation de la pétition mais à l’écoute des échanges entre signataires, bénévoles ou sympathisants d’un jour qui, à l’occasion de ce jour de mobilisation humanitaire, exprimaient une forme de contestation du partage du monde. Aussi, est-il intéressant d’observer selon le contexte de mobilisation, les formes de politisation qui peuvent se structurer derrière le label humanitaire, citoyen affiché comme apolitique.
40Or, pour être des médiateurs efficaces de ces victimes invisibles, il s’agit de limiter au maximum une politisation de cette cause qui risquerait d’enlever l’universalité de la cause et de perdre objectivement des soutiens nécessaires au moment des interactions. Loin d’être interprété comme un calcul d’acteur, il vaut mieux s’interroger sur la consistance de cet apolitisme qui révèle les représentations du monde de ces militants. Ces bénévoles, lors de situations relâchées d’entre-soi, admettent un intérêt pour la politique se couplant avec un défi ou un dégoût pour la politique faite par les professionnels de la politique. L’intérêt pour la politique se dissocie ainsi fortement de l’exercice des pratiques politiques apparaissant triviales. S’investir pour des causes périphériques qui ne constituent pas le prime time des moments des élections est également une manière de s’engager en politique sur des questions ressenties comme vraies. En revanche, défendre une telle cause réclame de la neutraliser au maximum pour sauvegarder le caractère attrape-tout de la mobilisation et diffuser une forme d’universalisation des causes véritablement opératoires pour ces acteurs engagés.
Défiance des politiques et croyance en la politique : l’engagement citoyen50
- 50 Cf également Siméant (J), « Un humanitaire “apolitique” ? Démarcations, socialisations au politiqu (...)
- 51 Dauvin (P), Siméant (J), Cahier, Le travail humanitaire, les acteurs des ONG, du siège au terrain, (...)
- 52 En terme de différence « gender », nous observons que les hommes semblent plus représentés dans le (...)
41On ne peut pas comprendre le rapport au politique de ces bénévoles sans retracer rapidement la genèse du groupe local qui reflète largement les motivations des individus. Handicap International a créé une forme de fidélisation de ses donateurs en utilisant la formule du parrainage. D’autre part, l’organisation sait que les dons vont rentrer de manière ritualisée tous les mois ce qui offre une forme de stabilité financière facilitant la gestion des projets à long terme. Ce sont les parrains (marraines, en l’occurrence) qui informés de ces mobilisations « pyramide » ont décidé de constituer un groupe local en contactant Lyon, pour participer à cette campagne annuelle. Toutefois, cinq ans après, le groupe constitué d’une vingtaine de personnes avec un noyau dur de moins d’une dizaine rassemble des bénévoles aux profils en apparence différents (ergothérapeute, pépiniériste, fonctionnaire territorial, enseignants, infirmière…). Il existe une seule « expat », c’est-à-dire une ergothérapeute qui a passé de longues années avec Handicap International en mission humanitaire et représente une forme de relais permanent avec Lyon. À côté de cette figure d’humanitaire classique51, le reste des membres bénévoles ont rejoint le groupe, soit motivé par la campagne des mines (la majorité), soit par la condition des handicapés – en France et à l’étranger. Cette différence même peu abrupte constitue une zone de friction entre certains bénévoles qui sont plus motivés par les questions d’insertion des handicapés et souhaitent intégrer Handicap International dans les journées du handicap, rappelant volontiers que l’association, à l’origine, ne s’occupe pas que des mines antipersonnel, et l’autre groupe, plus ou moins exclusivement hanté par les questions de mines, d’armement et de relations géopolitiques52.
42L’investissement de chacun dans les figures libres, c’est-à-dire les mobilisations propres au groupe local, est variable, car de nombreux membres sont salariés et exercent une activité professionnelle à temps plein. Mais, ces mobilisations locales témoignent que le noyau dur formé des deux responsables et de quelques individus développe l’ambition d’avoir une visibilité hors temps de mobilisation internationale.
- 53 Collovald (A), Lechien (M H), Rozier (S) & Willemez (L), L’humanitaire ou le management des dévoue (...)
- 54 Dauvin (P) & Siméant (J), Cahier, Le travail humanitaire, les acteurs des ONG, du siège au terrain (...)
- 55 Les bénévoles parlent de leur engagement associatif dans des associations de solidarité internatio (...)
- 56 Sauf pour les « expats » qui continuent à vivre leur engagement, voire supportent mieux leur diffi (...)
43En effet, pour ce groupe, l’insertion dans l’espace public local et associatif apparaît comme nettement la priorité, ce qui réclame de renforcer son identité humanitaire excluant toute référence à la gauche ou à la droite. Les manifestations de défiance aux politiques peuvent exister, corroborant les observations produites par Annie Collovald53 ou Johanna Siméant, Pascal Dauvin54. Toutefois, cette population ne rassemble pas des humanitaires en puissance, c’est-à-dire ayant pour objectif de faire des missions à l’étranger. L’acte concret, ce rapport à un acte citoyen s’illustre par le soutien à une campagne d’opinion, par la récolte de dons et par une volonté de soutenir une organisation qui, par ricochet, participe à donner à l’individu une identité qui le flatte. À la différence des études produites sur les militants humanitaires, il ne s’agit pas dans ce cas de voir des individus endossant cette seule identité ou cette identité comme une dominante. Au contraire, ces bénévoles, pour la plupart ont des engagements associatifs ailleurs55, sont salariés, souvent bien insérés dans des réseaux familiaux et amicaux et ne cherchent pas forcément une reconstruction identitaire56. Revêtir un t-shirt Handicap International, quêter sur la voie publique ou encore faire signer des pétitions constituent pour eux un engagement citoyen qui leur convient alors que le même dévouement aurait semblé peu probable pour un parti politique. Appeler à la ratification par les États-Unis de la Convention d’Ottawa, rappeler que des États ralentissent le processus mis en œuvre, expliquer sans relâche quels sont les pays les plus minés, le nombre des victimes et les campagnes de déminage permettent à ces bénévoles d’exprimer une opinion politique sur l’état du Monde en transcendant le clivage politicien gauche/droite.
- 57 La démission de Sylvie Brunel, directrice puis conseillère stratégique à Action contre la faim, a (...)
- 58 Par exemple, ils achètent les reliquats de café Max Havelaar, de produits « commerce équitable » e (...)
- 59 Inauguration du local de l’antenne 13 février 2003.
44Mais, ces bénévoles humanitaires, apolitiques, essuient des critiques, rappelant étrangement celles que rencontrent les militants politiques. Lors des interactions en milieu scolaire, certains jeunes apparaissent sceptiques que ce genre de mobilisations puissent lutter contre les injustices : les humanitaires feraient de la morale alors qu’ils connaissent également des errements (financiers ou internes : la crise d’Action Contre la Faim57). Les critiques à l’égard de toutes formes d’engagements militants les atteignent frontalement lorsqu’on remet en cause leur probité. Ils sont, d’ailleurs, confondus avec les militants politiques dans l’esprit de certains de leurs contradicteurs. Cette suspicion qui dépasse la sphère des politiques atteint les bénévoles d’autant plus qu’ils travaillent à ne pas être confondus avec une entreprise politique, qu’ils ne perçoivent aucune rémunération, qu’ils prennent du temps sur leurs loisirs et sont les donateurs les plus fidèles de l’organisation58. Dans ces remises en cause, ils se sentent proches des politiques, du moins du militant de base tout en critiquant les errements de « la classe politique », cause de la défiance de l’opinion publique à l’égard de toute forme d’engagement. Il peut poindre en outre, des réflexions d’agacement sur l’élite de l’organisation, sur les salariés du siège qui centralisent les prises de décisions ressemblant aux frictions entre la base et les dirigeants. Sans doute est-ce pour cette raison que les soirées organisées avec des membres du siège lyonnais ou parisien constituent un moment pour réamorcer les énergies, faire une autocritique sur le mode de l’humour. Ainsi, le jour de l’inauguration du local, un membre fondateur, qui vient du siège de l’ONG rappelle sur un mode d’autocritique qu’il est certainement un peu « l’apparatchik de Handicap International » mais que le niveau local représente le niveau essentiel de l’engagement. Sans le groupe local, il n’y aurait pas de mission à l’étranger, par exemple. C’est une manière de rappeler que le groupe local est chargé de la visibilité de l’organisation et de la collecte de dons ; mais, ce discours raccroche adroitement l’importance du bénévolat de proximité avec l’engagement de programmes à l’étranger ou l’exercice du lobbying. Subitement, ces paroles enchantent le bénévolat local constitué de ventes d’artisanat, de collecte de dons, d’intervention en milieu scolaire en un engagement dans la grande aventure humanitaire. Ces petites tâches revêtent, soudain, une valeur primordiale. Ainsi, s’entremêle une autocritique sur le caractère médiatique et lointain de l’élite à laquelle il appartient, et un encensement du travail obscur de ces petites mains de l’organisation59. L’idéal associatif est alors rappelé en y ajoutant une exaltation de l’esprit de contestation contre les injustices, dont chaque membre bénévole participe.
- 60 Soirée parrains (le 10 avril 2003), les parrains-donateurs sont invités par l’antenne locale à une (...)
- 61 Nous observons, néanmoins, une certaine remise de soi des bénévoles qui ne s’expriment pas forcéme (...)
- 62 Parfois, il peut poindre une ironie sur leurs propres actions de vente d’artisanat ou de cartes po (...)
45Nous avons retrouvé le même procédé oratoire au moment de la soirée parrain60 durant laquelle la salariée, venant de Lyon, rappelle l’importance des donateurs. Aucun membre bénévole ne siégeait à la tribune, sauf l’ancienne volontaire expatriée et une des responsables locales à l’instant de l’introduction générale. Pourtant, le groupe local s’occupe de l’organisation, de l’intendance, de la collation après la réunion61. C’est le moment où l’organisation parle aux donateurs et le groupe local joue son rôle de courroie de transmission d’une forme de proximité. Toutefois, lors de la réunion du groupe local qui suit cette manifestation, un temps a été consacré à l’expression de quelques membres qui avaient pourtant le sentiment d’être les petites mains par rapport à l’élite. La polémique s’est arrêtée net et le cours de l’ordre du jour a repris. Il s’agissait de préparer les prochains moments de visibilité du groupe, de résoudre les démarchages avec les centres commerciaux, de structurer le calendrier dans une logique commerciale (« doit-on faire une collecte la veille de la fête des mères ou une semaine avant pour optimiser les gains ? »). L’énergie des membres, structurés en une ligne constante d’apolitisme, les réassure sur leur investissement purement associatif qui ne prend pas le tour glorieux des « combattants de l’injustice »62. En revanche, par ailleurs, on sait que tel membre est investi dans le réseau ATTAC et on l’aidera à faire un maillon d’une chaîne, symbolisant la dette du Tiers-Monde pour une manifestation altermondialiste en juin 2003 à Evian. Les autres membres intéressés pouvaient selon leur souhait, s’y associer : l’un donnant des matériaux, un autre prêtant un local de stockage. Toutefois, les activités, plus nettement politiques, ne s’ancrent, pas dans des entreprises partisanes à but électoral ce qui fait rejoindre l’engagement individuel à l’engagement organisationnel. Par ailleurs, certains membres participaient aux manifestations contre la guerre en Irak durant l’année 2003. Cette forme d’engagement a été au centre des conversations lors des réunions amicales au domicile de certains membres. Et, lors de ces occasions, les membres semblaient obsédés par la situation politique du monde. Parfois, ils reliaient ces préoccupations à leur vécu de touristes occidentaux qui ont l’habitude de voyager, aussi, autrement, partant à la rencontre des habitants, partageant leur « vécu » l’espace de quelques jours. D’autres y associent leur expérience d’expatriation. Et, lors de cet entre-soi, nous observons des membres finalement politisés, ayant une connaissance précise de situations lointaines mais n’ayant aucune ambition de faire de la politique, vue sous cet angle comme « malsaine », autant d’un point de vue politique que morale (« servir les autres, pas se servir » déclare un bénévole). À ce niveau individuel, l’engagement à Handicap International répond parfaitement à un certain idéal civique, d’un citoyen actif dans son engagement dans la société.
- 63 Ollitrault (S), « L’Europe, usages et constructions des sources Les ONG et le rôle des institution (...)
- 64 Lagroye (J), « Les processus de politisation », in Lagroye (J) (dir), La politisation, op cit, p 3 (...)
46En résumé, si Handicap International joue un perpétuel jeu de recadrage, devant se légitimer comme apolitique tout en étant obligée de porter des enjeux politiques, de bousculer les agendas internationaux, elle réussit à creuser une niche dans un espace à la frontière du politique. Elle politise ailleurs, en dehors des institutions politiques établies et place sous le feu de l’actualité des causes périphériques. Dans ce registre, elle assume une activité politique et de politisation en dénonçant même de manière large des ennemis, souvent, des États « criminels » ou encore des acteurs économiques « profiteurs ». Néanmoins, elle politisera en prenant soin de sauvegarder son identité organisationnelle, en se situant en dehors des considérations partisanes. L’élite de cette organisation, nous l’avons vu, précédemment, a pour rôle de produire ce discours qui légitime les pratiques, visant l’inscription sur agenda des actions publiques nationales et internationales. Le positionnement de cette élite à la charnière de nombreux espaces de prise de parole (professionnel/médical ; médiatique ; universitaire voire politique) permet de savoir jouer sur les marges. Ainsi exercent-ils une activité dans le champ politique tout en sachant s’en distinguer. Ces discours, légitimant des pratiques, ne doivent pas être autonomisés parce que loin d’être seulement de purs produits idéologiques, ils sont des discours contraints par les mobilisations. Car, l’entrée dans le champ politique comporte un coût : l’influence peut s’exercer grâce à l’accumulation de ressources différenciées selon les organisations. Elles peuvent être notabiliaires ou financières ou encore être le relais de groupes référents (syndicats). Or, les ONG ne peuvent entrer dans le champ des négociations politiques que grâce à deux ressorts de légitimité : l’expertise et la capacité à construire, à agiter une opinion publique. Si l’élite de l’ONG épaulée par des chargés de communication, des salariés, membres de réseaux transnationaux sait inscrire sur l’agenda international la cause des victimes de mines antipersonnel, les bénévoles représentent les véritables artisans de la légitimité. Ils sont chargés de construire l’opinion, en administrant les pétitions, en comptabilisant les signatures. En outre, ils maintiennent l’indépendance de l’ONG tout en sensibilisant l’opinion en récoltant les dons, en vendant des produits artisanaux, de commerce équitable. Ajoutons la diffusion de tracts, d’affiches et la recherche d’une visibilité dans la presse et les médias locaux. Or, tous ces aspects localisés alimentent la légitimité de l’ONG à prendre la parole dans un champ politique où si leur expertise sectorielle est entendue et sollicitée, leur activité de contestation, y compris en se prévalant d’une éthique, est pour sa part susceptible d’être récusée63. Ces bénévoles, chevilles ouvrières de l’organisation, assument des activités qui partagent de nombreuses similitudes avec le domaine du militantisme politique sauf que leur fidélité, leur dévouement ne sont aucunement rythmés par l’agenda des élections ou des clivages partisans. Leur ambition est d’exercer une pression sur l’opinion, de faire vivre les valeurs d’une organisation, notamment en récoltant des dons assurant l’indépendance de l’ONG, tout en refusant toutes fonctions électives. Cette niche à la frontière du politique est véritablement maintenue par ces bénévoles qui appartiennent au noyau dur. Ils doivent incarner l’ONG, peuvent être frontalement remis en cause, doivent maintenir la mobilisation voire recruter, former ces bénévoles d’un jour (lors de la pyramide). Cet engagement apolitique de longue durée réclame le sacrifice du temps de loisirs, le sacrifice de représenter une organisation dont il faut endosser l’éthique et défendre des attaques. L’objet de cette étude n’a pas mobilisé une sociologie détaillée de ces bénévoles qui ne s’engagent pas dans l’humanitaire lointain, mais soutiennent néanmoins en creux cet engagement total. Nous retrouvons au minimum une commune adhésion aux valeurs de solidarité et à une forme de conscience d’appartenir à une planète (l’engagement annexe est souvent dans la nébuleuse écologiste ou à ATTAC par exemple). Leur expertise professionnelle d’éducateur (professeur, professeur des écoles, rééducateur…) leur sert dans la diffusion des normes dans le milieu scolaire, car leur discours reprend naturellement les cadres légitimes au sein des établissements scolaires (intérêt général, tolérance, ouverture aux autres64). Ce savoir-faire permettant de neutraliser un discours, de construire une montée en généralité en terme d’éthique, facilite la conservation de cette identité en marge du champ politique. Ainsi, cet intérêt pour la politique, cet engagement aux fortes similitudes avec celui de militant politique sont soigneusement qualifiés à la moindre occasion par les bénévoles comme apolitiques. Un apolitisme qui leur permet au fond de réussir une mobilisation allant du recrutement de bénévoles dans les BTS action commerciale (journée pyramide 2003, opération 10 centimes d’euros), aux associations catholiques, en passant par des artistes militants altermondialistes, volontiers anarchistes.
47Cet apolitisme, affiché derrière la thématique de la solidarité, consolide la mobilisation dans le paysage associatif local et la fait entrer dans des sphères où la politique est bannie (l’espace des échanges économiques : petits commerces par exemple). La thématique de la tolérance lui donne, pourtant, une connotation de gauche qui sert en ne limitant pas les actions, les relais aux associations du secteur catholique. De plus, nous observons que ce marquage identitaire optimise leur amplitude d’action en jouant dans le champ politique tout en pouvant être neutre, en étant perçu dans l’espace public comme un acteur sans velléité partisane.
- 65 Ion (J), La fin des militants ?, op cit, p 20-30.
48La mobilisation initiée par Handicap International impose de jeter notre regard autant au niveau des arènes internationales où se joue une stratégie d’outsider, de groupe de pression de la part d’une ONG qu’au niveau local où les bénévoles représentant de l’identité du groupe doivent promouvoir une lutte, maintenir l’opinion en alerte. Dans les deux cas, des processus de dépolitisation sont en œuvre, car, l’objectif consiste à entrer dans le champ politique, à côtoyer les acteurs politiques, à construire un intérêt qui par son ambiguïté, pourrait connaître un affichage politique, tout en maintenant strictement une ligne apolitique ou celle de faire la politique autrement. Un jeu singulier d’équilibriste apparaît. Alors que l’on dépolitise dans certaines arènes pour maximiser les soutiens, l’audience, Handicap International milite néanmoins pour des causes que ses principaux dirigeants estiment éminemment politiques comme celles de ces victimes invisibles, estropiées hors temps du conflit, dans des pays peu couverts par les médias. L’enjeu de la politisation et la dépolitisation se trouvent au cœur de la mobilisation car, elle donne à l’ONG la légitimité d’entrer dans le champ politique par la voie du groupe de pression. Rappelons qu’en France, les groupes d’intérêts connaissent cette contrainte forte de devoir se légitimer en agitant un intérêt général trouvant sa source dans la loi de 190165 sur les associations, qui n’ont pu garantir leur liberté qu’en se dépolitisant au maximum. Cette filiation ne peut être ignorée lorsqu’on observe une ONG française qui de plus, regroupe de manière jamais explicitée mais réelle, de nombreux militants issus de ce catholicisme social en rébellion ou en retrait à l’égard de l’Église. Cet aspect idéologique, croisé aux contraintes matérielles de maintenir une mobilisation au caractère attrape-tout, réclame une dépolitisation de l’image de la victime, de celle du bénévole, tout en n’évitant aucunement que ce dernier se sente « intimement » politisé dans un sens qui lui est propre, consistant à refuser le jeu partisan pour lui préférer la défense de valeurs ou de cette part cachée d’une humanité en souffrance.
- 66 Déloye (Y), Sociologie historique du politique, Paris, La Découverte, coll Repères, 2003, p 92.
49Yves Déloye remarque justement que « voter, c’est en conséquence admettre de transformer sa conviction personnelle en “une opinion sans voix” »66. L’auteur suggère que finalement, le citoyen doit choisir parmi une offre qui pré-formatée réduit les subtilités des convictions de chacun et en élimine parfois quelques-unes. Ainsi, peut-on imaginer qu’à côté de cette offre électorale, souvent portée mais non exclusivement par les partis politiques, s’ajoute cette offre non-électorale qui représente une offre plus foisonnante. Cette dernière puise largement dans un registre de citoyenneté, pouvant comme celle de l’humanitaire ne pas être une citoyenneté stato-nationale tout en ne signifiant aucunement un rejet d’un cadre national (attachement à une France des droits de l’Homme, par exemple). Néanmoins, il ne faut pas nécessairement rechercher des différences significatives dans le militantisme car dans les deux cas, les militants présentent de fortes similitudes – au point d’être confondus par un public peu aguerri au jeu du champ politique comme nous l’avons vu, le sont les scolaires. Le militant est, en effet, à la fois gestionnaire de cette offre (faire voter, faire signer) et capté par l’offre (ayant la conviction que cette offre présente un intérêt). En revanche, le militant d’une offre « d’expression citoyenne » sans velléité électorale sait recadrer – sans que cela ne représente une obsession – l’offre en « apolitique », en « à côté » du champ politique. Ces recadrages renvoient à l’intimité de ce militantisme qui connaît des contraintes de mobilisations (être le plus largement perçu comme non-électoral), et qui reflète la conviction des militants, de ne pas être assimilé aux militants partisans. L’originalité ne réside en conséquence aucunement dans une différence substantielle du militantisme car ils tractent, démarchent, représentent une offre humanitaire centralement pensée avec un argumentaire précis comme le font les militants d’offre électorale. En revanche, il s’agit, pour eux, de construire une offre « apolitique » avec une stratégie de distinction consistant à travailler la conviction des citoyens d’ici à dénoncer des injustices produites ailleurs.
- 67 Le port du t-shirt « Handicap International » ne pose aucun problème le jour de la mobilisation Êt (...)
- 68 Ion (J), La fin des militants ?, op cit Nous utilisons cette terminologie empruntée à Jacques Ion, (...)
- 69 Réflexion de bénévole Il est évidemment compliqué de préjuger de la teneur de la conviction qui se (...)
50En outre, loin d’être des militants « nouveaux », nous observons que ces bénévoles du noyau dur ne développent pas de rapport distancié à leur conviction. Pour eux, les injustices doivent être combattues67. La nouveauté vient de l’incorporation dans leurs pratiques militantes d’un répertoire médiatique créant de nouvelles formes de mise en scène (pyramide, faire des communiqués de presse, relayer ceux du siège) ou encore de la gestion entrepreneuriale de la récolte des dons dans l’espace public comme la méthode « Greenpeace » introduite en 2003. À côté de ce noyau dur stabilisé de bénévoles, ces répertoires médiatiques et entrepreneuriaux renforcent d’ailleurs une forme d’engagement « post-it »68 d’étudiants en BTS autant préoccupés par l’apprentissage de nouvelles techniques de vente, à l’enrichissement de leur curriculum vitae que par la seule motivation humanitaire exprimée par une vague « (l’) impression de faire quelque chose de bien »69.
- 70 Comme une professeure de claquettes qui déclare, se sentir interpellée car « cela parait banal mai (...)
- 71 Ainsi cet entretien de Bernard Kouchner à France Inter, le 22 juillet 2003, qui rappelle que les m (...)
- 72 Voir sur les visions « aristocratiques » du politique : Neveu (E), Bonny (G), de Queiroz (M) (dir) (...)
51Cette dépolitisation est accentuée, en outre, par le caractère hétéroclite des acteurs investis dans cette cause. Citons quelques noms comme Lady Di, Paul Mc Cartney, Barbara Heindricks et à un niveau local des artistes qui soutiennent l’action en offrant des concerts (orchestre de Bretagne) ou encore des représentations gratuites (auteurs-interprètes locaux70). Tous ces ingrédients rendent la mobilisation d’autant moins partisane et d’autant plus éveilleuse de consciences. Or, ces collaborations, souvent spontanées, marquent une autre ligne de démarcation entre ce qui serait bassement politicien et ce qui serait de l’ordre supérieur ce qui serait l’essence du politique dont chaque citoyen, moyennement informé et averti, pourrait a priori s’emparer, pour rappeler aux acteurs politiques, une dimension qui dépasserait leurs seuls enjeux de carrière, de compétitions partisanes. Enfin, en se montrant comme des Don Quichotte qui combattent les États et les raisons d’État qui prévalent dans les relations diplomatiques, les ONG ont construit dans les arènes internationales, avec tous les échecs ou les réserves que l’on sait, une légitimité à prendre la parole au nom d’intérêt déterritorialisé. Une manière d’injecter dans les relations inter-étatiques une dose de rappel qu’une opinion publique existe consciente de la marginalisation de certaines populations, premières victimes des rapports de forces internationales. En dépolitisant au maximum, les ONG réalisent néanmoins un dessein, celui d’introduire une autre politique, qui selon elles, serait synonyme d’attachement à des valeurs universelles71 : une forme de politisation par le haut, quasi-aristocratique72.
Bibliographie
ÉLÉMENTS DE BIBLIOGRAPHIE MILITANTE
Cameron (M.), Lawson (R.) & Tomlin (B.), To walk without fear, The Global Movement to ban landmines, Oxford University Press, Canada, 1998.
Handicap International, Les mines antipersonnel aujourd’hui, Synthèse du Rapport, Esprit Frappeur, 1999.
Agir contre les mines antipersonnel, la position de Handicap International, Collections développement et stratégies, mai 1998.
Handicap International, « Pour une Terre sans mines », le journal du Traité d’interdiction des mines antipersonnel, 1999.
Brigot (S.), « Histoire d’une interdiction réussie », Cahiers de la Réconciliation n° 4, 1998, p. 7-11.
Nodet (M.), « Contre les ventes d’armes, Bilan d’une manifestation », Cahiers de la Réconciliation n° 4, 1998, p. 19-23.
Teil (P.), « Moraliser les ventes d’armes », Cahiers de la Réconciliation, n° 4, 1998, p. 23-27.
Notes
1 Voir notamment, Risse (Th), Ropp (S) & Sikkink (K), The Power of Human Rights International Norms and Domestic Change, Cambridge, Cambridge University Press, 1999 Ou encore Lascoumes (P), « Les associations au carrefour des légitimités politiques, entre représentation critique et représentation participative », in Actions associatives : solidarités et territoires, St-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2001, p 277-295.
2 Dauvin (P) & Siméant (J), Cahier, Le travail humanitaire, les acteurs des ONG, du siège au terrain, Paris, Presses de Sciences Po, 2002.
3 Collovald (A), Lechien (M H), Rozier (S) & Willemez (L), L’humanitaire ou le management des dévouements : enquête sur un militantisme de « solidarité internationale » en faveur du Tiers-Monde, Rennes, PUR, 2002.
4 Pour comprendre les analyses utilisant les cadres d’interprétation, voir notamment Cefai (D) & Trom (D), Les formes de l’action collectives : mobilisations dans des arènes publiques, Paris, École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2001.
5 L’enquête ethnographique a commencé, en septembre 2002, lors de la préparation de la pyramide à Rennes Elle a consisté à suivre les réunions des bénévoles, à participer à la diffusion des tracts, à être présente sur l’un des stands le jour des mobilisations puis aux différentes réunions ou mobilisations dans l’année.
6 Barbot (J), Les malades en mouvements, la médecine et la science à l’épreuve du sida, Paris, Balland, 2002 L’auteure met en évidence la période où les malades français voyaient leur parole médiatisée par des associations avant que ces mêmes malades défendent leurs intérêts et leur identité directement L’exemple du sida montre ce tournant commencé au début des années quatre-vingt, mais pour les victimes et malades des pays du sud, nous sommes largement dans le cas de figure de la médiation « passive » par des associations parlant en leur nom et place.
7 Même si le prix Nobel a été décerné également à une victime « engagée », un jeune handicapé cambodgien.
8 Rappelons que des ONG, souvent rattachées à la contestation communiste et rattachées au bloc de l’Est, déployaient ce genre de critiques mais en n’employant pas la thématique de la citoyenneté ou de la défense des droits.
9 On doit opérer une distinction entre le noyau dur de bénévoles assidus à l’antenne locale tout au long de l’année et les bénévoles occasionnels, souvent une seule journée lors de mobilisation « pyramide » Dans ce texte, nous nous intéresserons principalement aux plus assidus sans toutefois oublier les seconds Ces derniers que le noyau dur cherche, souvent vainement, à mobiliser sur le long terme.
10 Gamson (W) & Meyer (D), « Framing political opportunity », in Mcadam (D), Mccarthy (J) & Zald (M) (eds), Comparative Perspectives on Social Movements, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p 275-291.
11 Ibidem
12 Ravon (B) & Raymond (R), « Engagement bénévole et expérience de soi : l’exemple des Restos du cœur », in Ion (J) & Péroni (M) (coord), Engagement public et exposition de la personne, Paris, Éd De l’Aube, 1997, p 99-111 Les auteurs développent l’idée que parmi les motivations de l’engagement, existerait une certaine « misère de conditions » les rapprochant des bénéficiaires Évidemment, l’engagement dans cette cause humanitaire n’a pas les mêmes ressorts que l’humanitaire du professionnel expatrié ou du bénévole éloigné des bénéficiaires, toutefois dans tous les cas, les individus ressentent une forme de proximité avec ces bénéficiaires.
13 Kessler (M -C), La politique étrangère de la France, Acteurs et Processus, Paris, Presses de Sciences po, 1999.
14 Handicap International, Les mines antipersonnel aujourd’hui, Synthèse du Rapport 1999, Esprit Frappeur, 1999.
15 Voir notamment sur ce phénomène : Hamman (Ph), Méon (J -M) & Verrier (B), Discours savants, discours militants : mélange des genres, Paris, L’Harmattan, 2002 ou encore sur un autre terrain Ollitrault (S), « Science et militantisme : les transformations d’un échange circulaire : le cas de l’écologie française », Politix, n° 36 (4), 1996, p 141-163.
16 Brauman (R), « Préface », Handicap International, Les mines antipersonnel aujourd’hui, Synthèse du Rapport 1999, Esprit Frappeur, 1999, p 11.
17 Ibidem, p 12.
18 Siméant (J), « Un humanitaire “apolitique” ? Démarcations, socialisations au politique et espaces de la réalisation de soi », in Lagroye (J) (dir), La politisation, Paris, Belin, 2003 Voir notamment l’introduction, p 163-169, l’auteure montre comment les qualifications savantes ajoutent de la légitimité aux discours militants.
19 Brauman (R), « Préface », Handicap International, op cit, p 10.
20 Cameron (M), Lawson (R), Tomlin (B), To walk without fear, The Global Movement to ban landmines, Oxford, Oxford University Press, Canada, 1998.
21 Jody Williams est née en 1950 aux États-Unis Avant son engagement en 1992 dans le collectif contre les mines antipersonnel, qui est passé de six ONG (dont Handicap International) à plus de 1000 dans 60 États, elle avait déjà un passé dans l’humanitaire Pendant 11 ans, sa tâche a été de sensibiliser l’opinion publique américaine sur les méfaits de la politique étrangère des États-Unis en Amérique centrale Elle a dirigé un bureau d’aide médicale basé à Los Angeles au profit du Salvador ; puis, en matière d’éducation, elle a développé des projets au Nicaragua et en Honduras En outre, elle est diplômée en relations internationales Depuis l’obtention du prix Nobel, elle est devenue l’ambassadrice du collectif « Ban landmines » mais elle a également un engagement plus « politisé » Ses prises de position, depuis le 11 septembre 2001, consistent clairement à dénoncer les errements des États-Unis dans sa manière de concevoir son rôle dans le monde Elle a pris une part active contre la guerre en Irak Ainsi, lors d’une marche le 27 mars 2003, a-t-elle été arrêtée en compagnie d’un autre prix Nobel en refusant de quitter la place Lafayette en face de la maison Blanche Elle a crié aux journalistes présents alors que les policiers la délogeait : « Voilà, à quoi ressemble la démocratie » L’événement a été repris ensuite dans la presse américaine et internationale.
22 Cameron (M), Lawson (R) & Tomlin (B), To walk without fear…, op cit, p 11 Traduction de l’auteure, citation en anglais de Jody Williams : « It was seen as unorthodox diplomacy, distinguished by the following characteritics : small and medium powers had taken the lead on the issue ; the process was conducted outside of regular diplomatic channels and negotiations were conducted on a fast-track schedule ; the core group of pro-ban states was cross-regional and represented diverse interests and views ; and NGOs were active participants throughout the negociation process. »
23 Chabasse (Ph), « The French Campaign », in Cameron (M), Lawson (R), Tomlin (B), To walk without fear…, op cit, p 60-68 La traduction a été faite par l’auteur de cet article.
24 La convention d’Ottawa est née en décembre 1997 Les États parties s’engagent à ne pas employer, produire, acquérir, stocker des mines antipersonnel ou encore à assister ou inciter quiconque à leur usage L’État partie s’engage à détruire les stocks dont il est propriétaire ou de veiller à sa destruction dans les 4 ans après l’entrée en vigueur de la Convention pour cet État partie Il doit participer au déminage et réprimer si nécessaire toute personne qui, sur son territoire ou sur un territoire, sous sa juridiction ou son contrôle, contreviendrait aux mesures de déminage À ce résumé des dispositions, il faut ajouter que l’État partie a signé et ratifié le traité Or si le pouvoir exécutif signe, il faut encore que l’instance législative ratifie pour véritablement engager l’État La Convention est entrée en vigueur le 1 er mars 1999 soit six mois après le dépôt de la ratification du 40e pays.
25 Ont été visionnées les vidéos suivantes : Pyramides 99, Tour d’horizon 1999, Mines antipersonnel dans le monde, Histoire d’une Utopie, et Lumières sur un massacre : réalisateurs, Fernando Tuela, Youssef Chahine, Rithy Panh, Coline Serreau, Mathieu Kassovitz, Jaco Van Dormael (voix Virginie Ledoyen), Pierre Jolivet, Pavel Languene, Bertrand Tavernier (actrice : Sandrine Bonnaire).
26 Juhem (Ph), « La légitimation de la cause humanitaire : un discours sans adversaire », Mots – Les langages du politique, 65, 2001, p 9-27.
27 Cette position est reprise par les acteurs de l’humanitaire Ainsi, ce démineur présent pendant une journée de mobilisation « pyramide » qui rappelle qu’il n’est pas « un redresseur de tort, qu’il n’a pas à juger les coupables ».
28 Collovald (A), « L’Humanitaire ou le management des dévouements », in Collovald (A), Lechien (M H), Rozier (S) & Willemez (L), L’humanitaire ou le management des dévouements…, op cit, p 19-47.
29 Barret-Ducrocq (F), Pauvreté, charité et morale à Londres au XIXe siècle, une sainte violence, Paris, PUF, 1991.
30 Allen (W), Une petite ville nazie, Paris, Robert Laffont, 1967 et réed Paris, 10/18, Laffont, 2002 L’historien démontre à un niveau local comment les questions caritatives comme les caisses d’entraide pour les chômeurs et les indigents devinrent dès la fin des années vingt, un enjeu pour les nazis qui construisirent leurs propres réseaux tout en parlant d’apolitisme En même temps, cet enjeu social se transforma en argument politique pour montrer les limites de la municipalité socialiste de cette petite ville allemande.
31 Nous pouvons noter l’étirement du temps de guerre ce qu’on appelle parfois un travail d’extension du cadre (frame extension) des revendications qui est une manière de transformer ou déplacer une cause sur d’autres aspects.
32 Les lâches sont représentés dans le film de Jollivet, davantage en membre d’une armée dépenaillée qui sème la mort sur les bords de fossé qu’en soldats Cette catégorie disqualifiée de « mercenaires » fédère également les militaires Car, certains officiers ou anciens combattants différencient leur manière de faire la guerre, de cette manière aveugle qui ne valorise pas le combat loyal, viril Cet aspect mérite l’intérêt puisque des fédérations d’anciens combattants soutiennent cette mobilisation par des dons comme en 2002-2003 en France Aux États-Unis, les Vétérans du Vietnam prennent part activement au réseau « Ban the mines » Cette qualification distingue, en fait, la guerre suivant les règles de celle qui semble dénier un code d’honneur militaire.
33 C’est l’objet des mobilisations rituelles En particulier, il s’agit de viser les États-Unis, la Chine et la Russie.
34 Les tâches des bénévoles sont présentées comme suit sur le site Internet et dans les plaquettes distribuées en particulier aux sympathisants : « Rejoindre une antenne Handicap International »
Relais essentiel de Handicap International, le réseau des antennes permet de faire connaître en France les actions de l’association sur le terrain Il représente, par l’engagement et le dynamisme des personnes qui le composent, un réseau précieux qui véhicule l’éthique, les engagements et les messages de l’association
La mission d’une antenne est de représenter l’association auprès des collectivités, des associations locales et du grand public et de participer au développement de la notoriété et des ressources financières de l’association Les actions menées sont diverses et variées :
. Informer et sensibiliser dans les écoles, les forums… par la tenue d’un stand, la prise de parole, la projection de films…
. Organiser des manifestations (culturelles, sportives…)
. Relayer des opérations menées par le siège de l’association
. Vendre des produits artisanaux, issus du commerce équitable
Agir dans une antenne, c’est être associé à une dynamique de projets, c’est être acteur et contribuer au développement de nos actions sur le terrain.
35 L’observation a eu lieu le jour de la « pyramide » le 5 octobre 2002 sur le lieu de la mobilisation en particulier au stand presse/information et le 4 octobre 2003, au poste accueil des bénévoles, s’engageant pour ce seul jour de la pyramide.
36 Un noyau dur d’une dizaine de membres à Rennes et souvent, moins dans les autres villes.
37 Vion (A), La constitution des enjeux internationaux dans le gouvernement des villes françaises (1947-1995), Thèse de science politique, sous la direction de G Devin, Rennes I, 2001.
38 Keck (M) & Sikkink (K), Activists beyond Borders, Ithaca, Cornell University Press, 1998, ou encore Tarrow (S), « La contestation transnationale », in Cultures et Conflits, décembre 2000, n° 39, sous la direction de Virginie Guiraudon Cette constatation amène à rappeler que la constitution d’un répertoire transnationalisé (identité forte au-delà des frontières) est due à un formatage du siège de l’ONG Nous ne voyons pas une véritable constitution de réseaux transnationaux d’acteurs, excepté pour les lobbyists les plus centraux qui développent un leadership L’intérêt est de décliner par niveaux, l’analyse d’une mobilisation pour ne pas qualifier l’ensemble de transnational alors que ce qualificatif ne concerne que les chefs d’orchestre ayant des profils sociaux et des sociabilités spécifiques L’objectif est de voir, en revanche, comment se greffent ces mobilisations transnationales formatées à un niveau local dans un maillage associatif préconstitué.
39 Voir Kirchheimer (O), « The Transformation of the Western European Party Systems », in Palombara (J) & Weiner (M) (eds), Political Parties and Political Development, Princeton, Princeton University Press, 1966.
40 Epéé (A), « Le don d’argent Les ressorts de la générosité envers les associations caritatives et de recherche : une enquête auprès des donateurs du Téléthon et du CCFD », thèse de doctorat en science politique, sous la direction de M Hastings, Lille 2, décembre 2004.
41 Péchu (C), « Les générations militantes à Droit au logement », Revue française de science politique, vol 51, n° 1-2, 2001, p 73-105.
42 Sous peine de faire voir dans l’espace public leurs dissensions internes ou le manque de représentativité de leurs associations dans certains cas.
43 Les prénoms ont été modifiés.
44 Sur les différents engagements des catholiques dans les associations lire notamment : Duriez (B), « Dirigeants, militants, bénévoles, adhérents : les formes de l’engagement associatif », in Actions associatives : solidarités et territoires, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2001, p 152, du même auteur, l’introduction à Religion et action dans l’espace public, in Bréchon (P), Duriez (B) & Ion (J) (dir), Religion et action dans l’espace public, Paris, L’Harmattan, 2000, p 11-29 ou encore Donegani (J -M), La liberté de choisir : pluralisme religieux et pluralisme politique dans le catholicisme français contemporain, Paris, FNSP, 1993 Il existe effectivement des différenciations identitaires et d’usage de cette identité religieuse dans l’espace public Pour reprendre un des titres de Bruno Duriez « stratégies de visibilité ou de discrétion dans l’espace public » in Bréchon (P), Duriez (B) & Ion (J) (dir), Religion et action dans l’espace public, op. cit, p 20, certains veulent dans l’espace public faire primer les enjeux religieux alors que d’autres font prévaloir la liberté de croyance (ou de non-croyance) au nom de cette même foi, reléguée dans l’espace du privé.
45 Ainsi, dans les plaquettes de présentation des établissements scolaires catholiques dans l’Ouest de la France, l’éveil à la citoyenneté et l’éducation au partage prennent une place importante en valorisant l’éducation de chaque élève, comme un futur homme et femme impliqué(e) dans la vie de la société.
46 Cette ambiguïté s’est révélée à un autre moment lorsque le groupe local avait demandé à l’évêque de Rennes de sonner les cloches des églises à l’occasion de la mise en vigueur du Traité d’Ottawa L’évêché avait refusé au motif qu’il ne soutenait pas des causes politiques tandis que dans d’autres villes, les cloches avaient carillonnées.
47 Ce qui remet en cause la thèse de la fin des militantismes « classiques », voir Ion (J), La fin des militants ?, Paris, Éd ouvrières, 1997.
48 Pour l’antenne locale, le soutien aux malades du sida en France ne pose, par exemple, aucun problème.
49 Y compris par des membres de l’antenne locale qui ont appris son rôle récemment.
50 Cf également Siméant (J), « Un humanitaire “apolitique” ? Démarcations, socialisations au politique et espaces de la réalisation de soi », art cité L’auteure a, pour sa démonstration, mobilisé un corpus d’entretiens faits auprès de militants de l’humanitaire s’étant expatriés Bien qu’elle ne se soit pas intéressée au travail de dépolitisation produit par les acteurs dans les contextes de mobilisation, certaines observations rejoignent les nôtres.
51 Dauvin (P), Siméant (J), Cahier, Le travail humanitaire, les acteurs des ONG, du siège au terrain, op cit.
52 En terme de différence « gender », nous observons que les hommes semblent plus représentés dans le groupe intéressé par les questions géopolitiques, en considérant qu’aucun n’est intéressé par l’entrée handicap pur.
53 Collovald (A), Lechien (M H), Rozier (S) & Willemez (L), L’humanitaire ou le management des dévouements…, op cit.
54 Dauvin (P) & Siméant (J), Cahier, Le travail humanitaire, les acteurs des ONG, du siège au terrain, op cit.
55 Les bénévoles parlent de leur engagement associatif dans des associations de solidarité internationale, humanitaire ou encore de défense de la cause animale Le moment des réunions est un temps où des pétitions pour d’autres causes circulent ou des informations provenant d’autres associations sont diffusées.
56 Sauf pour les « expats » qui continuent à vivre leur engagement, voire supportent mieux leur difficulté de revenir au pays en continuant un engagement de bénévole.
57 La démission de Sylvie Brunel, directrice puis conseillère stratégique à Action contre la faim, a marqué, en 2002, les associations humanitaires Voir sous une forme romancée, sa critique développée in Brunel (S), Frontières, Paris, Denoël, 2003 Cet événement de contestation interne s’est couplé au rapport du Haut Commissariat aux Réfugiés établissant que dans des camps de réfugiés en Sierra Leone, au Liberia et en Guinée, des adolescentes, de 12 à 18 ans, ont été victimes d’abus sexuels de la part de membres des organisations humanitaires et aussi de la part de soldats de l’ONU.
58 Par exemple, ils achètent les reliquats de café Max Havelaar, de produits « commerce équitable » etc, qui ne sont plus vendables (date de péremption dépassée).
59 Inauguration du local de l’antenne 13 février 2003.
60 Soirée parrains (le 10 avril 2003), les parrains-donateurs sont invités par l’antenne locale à une réunion de présentation de l’association avec une exposition et un pot d’amitié.
61 Nous observons, néanmoins, une certaine remise de soi des bénévoles qui ne s’expriment pas forcément à la manière des classes populaires mais en laissant la prise de parole légitime aux salariés du siège qui connaissent les dossiers, les techniques de management en matière de médias et aux anciens expatriés qui ont une expérience de terrain Ne pas prendre la parole ne pose aucun problème pour ces bénévoles qui prennent du plaisir à entendre les récits des « exploits des expats » (lors des réunions du groupe) Ces volontaires, qui de plus, connaissent l’organigramme du siège avec les différentes missions à l’étranger disposent d’une forme de ressource informative aidant le groupe dans les relations avec Lyon.
62 Parfois, il peut poindre une ironie sur leurs propres actions de vente d’artisanat ou de cartes postales, par exemple.
63 Ollitrault (S), « L’Europe, usages et constructions des sources Les ONG et le rôle des institutions européennes dans les mobilisations médiatiques », in Marchetti (D) (dir), En quête d’Europe Médias européens et médiatisation de l’Europe, Rennes, PUR, 2004, p 131-150 Nous avons pu voir comment l’Union européenne réussit à entendre les ONG, les consulter pour de l’expertise tout en écartant certaines revendications.
64 Lagroye (J), « Les processus de politisation », in Lagroye (J) (dir), La politisation, op cit, p 363 : « Si, […], un enseignant peut valoriser ses activités en leur assignant explicitement la mission de former des “citoyens critiques” (entendons éclairés et lucides), donc conscients de l’importance du politique, ou de la politique “en son sens le plus noble”, il ne s’en défendra pas moins de consentir à la “politisation” de ces activités, ne serait-ce que parce qu’elle serait contradictoire avec son rôle et constituerait un obstacle au bon exercice de son métier » Ajoutons que pour ces bénévoles, le glissement de l’univers professionnel à l’univers militant, peut se faire « naturellement » sans produire une mutation du discours ou de l’hexis corporelle.
65 Ion (J), La fin des militants ?, op cit, p 20-30.
66 Déloye (Y), Sociologie historique du politique, Paris, La Découverte, coll Repères, 2003, p 92.
67 Le port du t-shirt « Handicap International » ne pose aucun problème le jour de la mobilisation Être reconnu en tant que bénévole apporte une plus-value personnelle de combattre à son niveau des injustices lointaines.
68 Ion (J), La fin des militants ?, op cit Nous utilisons cette terminologie empruntée à Jacques Ion, en connaissant ses limites, son caractère discutable, mais qui, en revanche, donne une image conforme de ces bénévoles d’un jour que le noyau dur ne revoit pas au-delà de la mobilisation En outre, il faudrait entamer avec toutes les difficultés méthodologiques que l’on peut soupçonner, une enquête auprès de cette population mobilisée ultra ponctuellement qui peut avoir des rapports différenciés à cet engagement.
69 Réflexion de bénévole Il est évidemment compliqué de préjuger de la teneur de la conviction qui se cache derrière ce propos allusif mais les bénévoles-militants regrettent qu’on ne les revoit pas après les jours de la mobilisation.
70 Comme une professeure de claquettes qui déclare, se sentir interpellée car « cela parait banal mais pour danser, il faut ses deux pieds » (octobre 2003) ou cet acteur metteur en scène qui offre une représentation de sa performance faite autour de la question des mines antipersonnel (novembre 2003).
71 Ainsi cet entretien de Bernard Kouchner à France Inter, le 22 juillet 2003, qui rappelle que les mensonges en politique ne l’intéressent pas (faisant référence au scandale Kelly en Grande-Bretagne) mais qu’il est préoccupé par le sort des victimes civiles irakiennes ou celui des populations en danger, en général Le fondateur des French Doctors a recadré efficacement les questions de la journaliste sur la « vraie » politique, les « véritables » enjeux.
72 Voir sur les visions « aristocratiques » du politique : Neveu (E), Bonny (G), de Queiroz (M) (dir), Norbert Elias et la théorie de la civilisation, Rennes, PUR, 2003, et notamment, dans cet ouvrage, Le Bart (C), « La nostalgie chevaleresque chez les professionnels de la politique », p 169-183.
© Presses universitaires de Rennes, 2005