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Les frontières du politique

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Lionel Arnaud
, 
Christine Guionnet

Introduction. Les frontières du politique

Enquêtes sur les processus de politisation et dépolitisation1

Lionel Arnaud et Christine Guionnet

Entrées d'index

Géographique :

France

Texte intégral

  • 1 Ce travail s’inscrit dans le cadre d’une Aide à projet nouveau (APN), contrat de recherche financé (...)
  • 1 Voir par exemple CEVIPOF, L’électeur français en questions, Paris, Presses de Science Po, 1990 ; Y (...)
  • 2 Nous nous permettons de renvoyer à Guionnet (C.), « “La politique autrement”, entre récurrences et (...)
  • 3 Cf. le numéro spécial de Politix, « La parité en pratiques », 60, 2002.
  • 4 Salmon (J. -M.), Le Désir de société, Paris, La Découverte, 1998.
  • 5 Idée notamment défendue dans Sommier (I.), Les nouveaux mouvements contestataires à l’heure de la (...)
  • 6 Comme le fait en particulier Christophe Traïni dans une démarche assez proche de la nôtre, in L’en (...)

1Depuis quelques années, médias et sondages n’ont de cesse de s’émouvoir de la « crise de la politique », thème conjugué sous différentes formes : crise de la participation politique, désaffection des citoyens à l’égard de leurs représentants et plus largement de la classe politique, montée corollaire d’un vote extrémiste, déclin du militantisme partisan et syndical. De ce point de vue, les résultats des dernières élections françaises n’ont fait que confirmer l’idée d’une « crise » déjà largement analysée dans ses diverses dimensions par la communauté scientifique1. Cette situation ne concernerait pas uniquement la France, mais semble au contraire toucher de nombreux régimes représentatifs, notamment en Europe – la montée assez générale des extrémismes en étant un signe majeur. Face à cette crise supposée de la démocratie représentative semble s’esquisser une ouverture des cadres de la légitimité politique autorisant la multiplication des projets de « politique autrement » ou « ailleurs », sous des formes souvent très diverses, voire contradictoires. Si le discours n’est pas nouveau, il paraît de plus en plus d’actualité2. En France par exemple, les élections municipales et présidentielles de 2001 et 2002 ont permis la mise en scène très fréquente de ce type de discours tendant à appuyer la légitimité des candidats sur leur capacité à « faire de la politique autrement ». Certaines femmes candidates ont par exemple présenté leur entrée en politique comme l’occasion de faire de la politique différemment de leurs homologues masculins3. Les listes dites « Motivé-e-s » ou citoyennes, un peu partout en France, ont également prétendu adopter une approche non conventionnelle de la politique au niveau municipal. Telle était enfin la promesse inscrite sur les professions de foi des candidats aux élections présidentielles de 2002. Parallèlement, l’irruption sur la scène publique des « sans » (sans travail, sans logement, sans papiers…) et de « nouveaux citoyens » qui « se réfèrent non plus à cette morale civique qui ordonne les relations du citoyen à l’État, mais à l’éthique qui règle les rapports de soi avec les autres4 » aurait contribué à atténuer la médiation étatique et à renouveler la relation au politique5. Ces types de discours ou de démarches s’inscrivent dans une tendance plus large visant à chercher hors de la politique institutionnelle des savoir-faire, des légitimités permettant d’atténuer la « crise de la politique », et de trouver d’éventuelles alternatives aux modes de fonctionnement traditionnels de la démocratie représentative6.

L’étude des nouveaux répertoires d’action politique : une lente légitimation

  • 7 Voir à ce propos l’analyse d’Erik Neveu, expliquant dans sa Sociologie des mouvements sociaux (Par (...)
  • 8 Memmi (D.), « L’engagement politique », in Traité de science politique, Paris, PUF, 1985, tome 3, (...)
  • 9 On peut retenir, avec E. Neveu, les ouvrages pionniers de A. Touraine ou O. Filleul en France, A. (...)
  • 10 Siméant (J.), La cause des sans papiers, Paris, Presses de Science Po, 1998.
  • 11 Mathieu (L.), Mobilisations de prostituées, Paris, Belin, 2001.
  • 12 Cf. Collovald (A.), L’humanitaire ou le management des dévouements. Enquête sur un militantisme de (...)
  • 13 Cf. Traïni (C.), L’engagement apolitique. Une étude comparative de cas français et italiens, op. c (...)
  • 14 François (B.) & Neveu (E.), Espaces publics mosaïques. Acteurs, arènes et rhétoriques des débats p (...)
  • 15 Cf. le dossier de Sociétés contemporaines consacré au « Corps protestataire » dirigé par Dominique(...)
  • 16 Jacques Ion, dans La fin des militants ? (Paris, Éditions de l’Atelier, 1997), montre que c’est un (...)
  • 17 Perrineau (P.), « Le renouveau de l’action politique », Vingtième siècle, 60, 1998.
  • 18 CURAPP, La politique ailleurs, Paris, PUF, 1998.
  • 19 Les analyses des comités ou conseils de quartier s’inscrivent également dans cette tentative d’exp (...)
  • 20 CURAPP, La politique ailleurs, op. cit., p. 6.
  • 21 Espaces Temps, 76/77, 2001, « Repérages du politique ».
  • 22 Martin (D. -C.), Sur la piste des OPNI (Objets politiques non identifiés), Paris, Karthala, 2002, (...)

2Ces tentatives de « politique ailleurs » ou « autrement » n’ont pas immédiatement attiré l’attention de la science politique. De la même façon qu’elle a tardé à s’intéresser aux mouvements sociaux7, celle-ci est longtemps demeurée réticente à étudier ces prétentions à faire de la politique « autrement » ou « ailleurs », objets considérés comme illégitimes, sans intérêts, et pour lesquels les connaissances et savoir-faire scientifiques relatifs aux objets traditionnels et jusqu’alors seuls légitimes risquaient de s’avérer mal adaptés. Dès 1985, Dominique Memmi constatait une réticence de la science politique à prendre en compte « les formes d’engagement politique non conformes à l’idéal démocratique de la participation8 », et se caractérisant par un désinvestissement des lieux où s’opère habituellement le rituel politique (Parlement, partis politiques notamment). L’investigation scientifique a donc eu du mal à se détacher de ses objets traditionnels (tels les élections, les partis, les syndicats, les associations, et le militantisme) pour investir de nouveaux terrains, non académiques, imposés par ces tentatives de distanciation par rapport aux ressorts traditionnels de la vie politique locale, nationale ou internationale. Mais le pas a été progressivement franchi pour donner lieu à une littérature de plus en plus abondante sur ce type d’objet. Dans les années quatre-vingt, de premières ouvertures ont été réalisées par des auteurs européens ou américains s’intéressant aux formes non conventionnelles de mobilisations sociales, hors partis politiques ou syndicats traditionnels. Leurs investigations portaient sur les ressorts des nouveaux mouvements sociaux, du type mouvements écologistes, féministes, étudiants, marches ou sit-in de chômeurs, d’étudiants, etc.9. Plus récemment, la publication d’ouvrages consacrés aux mobilisations de sans-papiers10 ou de prostituées11, à l’engagement au sein d’associations humanitaires12, à des formes d’engagement « apolitique »13, aux modes d’expression populaire dans l’espace public14 – telle la participation de profanes à des émissions radiophoniques ou télévisuelles –, ou à la dimension corporelle de l’activité politique15, est venue confirmer la volonté de décentrer le regard du politiste, pour analyser ces formes de participation non conventionnelles, en réalité fort heuristiques pour connaître le rapport des citoyens à la politique et son évolution. En analysant (voire en re-découvrant) ces « nouveaux » types d’engagement politique, ces travaux ont permis de relativiser la thèse d’une fin du militantisme et d’une baisse d’intérêt à l’égard de la politique en général16, et mis en évidence un engagement politique diversifié, individualisé, « soft », annonçant plutôt « le renouveau de l’action politique »17 dans des modes d’expression politique alternatifs. Dans le même cadre problématique, certaines recherches, désirant aborder frontalement la question des modes non traditionnels d’action ou de participation politique, ont tenté de débusquer des formes d’expression politique là où on ne les attendait généralement pas (en dehors du champ politique institutionnel). Un ouvrage du CURAPP a, à cet égard, démontré l’intérêt incontestable d’une exploration des formes d’« action collective non conventionnelle », La politique ailleurs18, telle qu’elle peut être observée par exemple dans les pétitions, les conseils municipaux d’enfants19, le mouvement Act Up, les Guignols de l’info, l’art engagé, etc. L’ouvrage s’est essentiellement donné pour objectif d’analyser « un mouvement d’ensemble protéiforme pour une participation directe des profanes aux débats, aux décisions et aux fonctions politiques20 ». De même, un numéro entier de la revue Espaces temps a été destiné à « traquer les manifestations du politique dans des lieux plus marginaux que ceux habituellement retenus et qui peuvent prendre les formes les plus inattendues »21, tandis que l’ouvrage Sur la piste des OPNI (Objets politiques non identifiés)22 se proposait « d’ouvrir les portillons dérobés auxquels ne mènent pas toujours les chemins battus de la politologie ». En s’intéressant aux nouveaux répertoires et territoires de l’action politique, ce type d’analyses se révèle aussi indispensable que passionnant. Ces travaux permettent en effet d’explorer les différents répertoires de l’action politique, de repérer éventuellement des modalités de participation politique en dehors d’un système politique représentatif de plus en plus critiqué.

Les conditions d’une réflexion en termes de « politisation » et « dépolitisation »

  • 23 Expressions employées dans Ion (J.), La fin des militants, op. cit.
  • 24 Cf. Collovald (A.), L’humanitaire ou le management des dévouements. Enquête sur un militantisme de (...)
  • 25 Lagroye (J.) (dir.), La politisation, Paris, Belin, 2003.

3Il importe toutefois de demeurer prudent quant à l’originalité supposée de ces phénomènes. En premier lieu, des modes d’action politique « non-conventionnels » peuvent être repérés ailleurs que dans les démocraties occidentales, même si celles-ci se caractérisent actuellement par une ouverture, une plasticité spectaculaire du champ politique, eu égard à la rhétorique de la « crise de la politique ». Sans présupposer ni présélectionner de contexte socio-politique particulier, il est donc nécessaire de multiplier les analyses de micro-expériences de construction sociale du politique, à partir de terrains et d’objets très divers, sans se limiter à une aire géographique unique. Surtout, on ne saurait supposer que la construction sociale du politique n’est perceptible que lorsque des acteurs mettent en scène une intention de faire de la politique « autrement » ou « ailleurs ». Des phénomènes de politisation ou de dépolitisation peuvent intervenir sans pour autant être mis en discours ou revendiqués : la « politisation » et la « dépolitisation » étant conçus comme des processus d’insertion ou, au contraire, de désengagement, d’éloignement de certains acteurs, comportements ou objets par rapport au champ de la politique institutionnelle et plus largement par rapport à l’univers perçu et construit comme spécifiquement « politique » par les acteurs sociaux, cet univers perçu comme « politique » peut largement dépasser le champ de la politique institutionnelle. A contrario, il faut se défier des discours relatifs au changement, au renouveau de l’action politique, qu’ils émanent des acteurs concernés, ou bien d’observateurs extérieurs (journalistes ou scientifiques par exemple). Sans contester l’existence de mutations, certains chercheurs ont ainsi souligné la nécessité de réfléchir à la construction politique des grilles de lecture tendant à opposer militantismes « total » et « distancié »23. Selon eux, la nouveauté résiderait moins dans le développement des réticences populaires à un engagement durable, dans des « pratiques personnelles inédites d’engagement que dans les invocations dont elle est l’objet24 », c’est-à-dire dans une construction scientifique, experte et journalistique de la crise du politique et des mutations du militantisme. Non seulement « la curiosité du sociologue n’a rien à faire des jugements péremptoires sur l’ampleur et l’extension de la politisation ou de la dépolitisation25 » mais, qui plus est, ces jugements doivent eux-mêmes être considérés comme des processus de construction sociale du politique par les acteurs impliqués dans différentes actions, paroles et représentations, ou par ceux qui, sans y être directement impliqués, peuvent tenir des discours sur la nature ou l’évolution de la politique.

4D’un point de vue sociologique, poser la question du politique revient dès lors à se prémunir de deux tentations :

  • 26 Cf. Durkheim (E.), Les règles de la méthode sociologique, Paris, Flammarion, 1988 (1894).

5– d’une part, la tentation de l’expertise qui autoriserait le chercheur à se substituer aux acteurs pour tenter de distinguer ce qui, dans leur action, est politique et ce qui ne l’est pas. De ce point de vue, la démarche de cet ouvrage vise moins à s’interroger sur l’essence, la nature du politique (interrogations classiques du type « qu’est-ce que le politique ? »), qu’à analyser ces moments où la société semble produire du politique : soit en incluant dans l’univers de la politique institutionnelle des acteurs, des objets ou des domaines qui en étaient initialement exclus ; soit en étiquetant comme étant « politiques » des éléments n’étant pas en rapport immédiat avec cette politique institutionnelle. Loin de n’être qu’une notion abstraite et figée, le politique est également un univers en construction constitué de pratiques, de valeurs, de règles, et de relations variables entre une pluralité d’acteurs. Ses contours se dessinent le plus souvent dans l’action, dans l’interaction entre acteurs, voire dans des rapports de force et de luttes entre acteurs ou groupes sociaux. Il nous semble par conséquent essentiel de chercher à l’appréhender davantage comme un processus que comme « une chose en soi »26 structurellement donnée. Le politique est d’abord le produit de rencontres, d’interactions, de moments. Il se « construit » en permanence (pratiques, catégories légitimantes, ressources, savoir-faire, rhétoriques, représentations, relations internes et externes à l’univers politique) ; – d’autre part, la tentation du relativisme qui identifierait le politique uniquement à partir de ce que les acteurs directement concernés considèrent et décrivent comme tel. Cet aspect du problème, qui est passionnant en lui-même, est un point de départ et non un point d’aboutissement. Le politique ne se résume pas en effet au discours des acteurs sur leur propre pratique (même si, encore une fois, celui-ci en fait bien sûr partie), qu’il soit stratégique ou non : malgré toutes leurs dénégations (qui sont à analyser comme telles), ces mêmes acteurs peuvent être pris dans un contexte social ou institutionnel qui, aux yeux de leurs partenaires d’abord, mais également selon le point de vue d’un observateur extérieur ou des médias, les met en relation avec l’espace politique institutionnel.

  • 27 Bourdieu (P.), Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980. On se reportera ici utilement aux analyses d (...)

6On le voit, l’identification du politique ne peut se limiter ni à une position surplombante ni à un empirisme naïf. Elle doit être recherchée de façon concomitante et dans une compétence « aveugle à elle-même », qui n’inclut pas forcément le contrôle de la logique (politique) qui s’y exprime (ce que P. Bourdieu appelle la « maîtrise pratique »), et dans des actes qui, bien que non commentés de façon directe par les acteurs, n’excluent pas une certaine maîtrise (« symbolique ») de leur part27.

La construction sociale du politique en questions

  • 28 Les premiers résultats de cette recherche ont notamment fait l’objet d’un atelier à l’occasion du (...)

7C’est en grande partie pour tenter de sortir de ces différents pièges théoriques que nous avons souhaité réunir très régulièrement, pendant trois ans (de 2000 à 2003), une équipe de travail composée d’une ethnologue, de deux sociologues et de sept politistes, autour d’une recherche collective relative aux processus sociaux de construction du politique28. L’objectif de ces rencontres consistait à analyser les dynamiques de construction du politique, plutôt que des catégories supposées figées et impliquant une nette dichotomie entre différents univers sociaux autonomes. La notion de « frontières du politique », qui s’est immédiatement imposée pour qualifier cette démarche et qui donne aujourd’hui son titre à cet ouvrage, n’impliquait donc à aucun moment de tracer nous-mêmes des limites susceptibles de marquer une quelconque essence du politique, mais tout au contraire d’analyser, loin d’une appréhension « substantielle », la construction sociale variable et constante des limites du politique et de l’apolitique, les déplacements incessants de ces bornages établis plus ou moins consciemment par les acteurs. En ce sens, lorsque nous évoquons des phénomènes de déplacement des frontières, c’est donc essentiellement par rapport à une référence minimale sur laquelle la grande majorité des acteurs s’accordent à parler de « politique » : la politique « institutionnelle » au sens large, correspondant aux « institutions » définies par la (les) constitution(s) ou autres textes à valeur normative – autour de la gestion des affaires collectives au niveau national ou local – et aux activités en rapport avec ces institutions (processus électoraux, exercice d’un mandat, gouvernement, adoption de politiques publiques, commentaires et prises de position par rapport à l’action gouvernementale locale, nationale ou supranationale, etc.). Tout en reconnaissant cet univers de la politique institutionnelle, nous nous intéressons ici plutôt à la frange, aux marges de ce socle minimal – autrement dit aux situations, activités, objets ou acteurs sociaux qui sont l’objet de discussions quant à leur caractère politique ou non, et qui ne sont pas nécessairement liés aux activités de gestion des affaires communes.

  • 29 Lagroye (J.) (dir.), La politisation, op. cit., p. 4. Sur la politisation comme catégorie souvent (...)
  • 30 Ibidem.
  • 31 Cf. Becker (H.-S.), Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Paris, Métaillé, 1985 (1re éd. (...)

8De ce point de vue, cet ouvrage collectif vise plus particulièrement à analyser les lieux où la définition de ce qui est politique est en discussion, en émergence, en mouvement, et à repérer les entrepreneurs de politisation ou de dépolitisation, et plus largement les groupes sociaux ou acteurs individuels contribuant plus ou moins consciemment à ces processus. Il s’agit en quelque sorte d’une analyse non conventionnelle de la participation politique qui, en prenant en considération des acteurs et situations à la marge de la politique institutionnelle, considère l’acte participatif non seulement au prisme d’activités politiques électorales, partisanes ou gouvernementales, mais plutôt à travers des discours, pratiques ou représentations qui tendent plus ou moins directement à définir les contours sans cesse renouvelés de l’espace politique. Les acteurs participant à la construction sociale du politique ne cherchent pas toujours volontairement à déplacer des frontières, à innover, à subvertir des règles ou des modes de fonctionnement préétablis. De même, on ne peut supposer a priori que tous les acteurs désirant construire du politique se situent nécessairement par rapport à la politique institutionnelle. C’est pourquoi nous préférons parler de la construction sociale du politique (en tant qu’univers pensé et énoncé de façon variable par les acteurs sociaux), plutôt que de la politique (en référence à la vie politique définie autour de la compétition électorale et de l’exercice des mandats représentatifs et autres fonctions définies par les institutions). Ce faisant, nous analysons à la fois la politisation en tant que « production sociale de la politique, de ses enjeux, de ses règles et de ses représentations »29, et la politisation en tant qu’inscription par les acteurs sociaux d’objets, de pratiques ou d’acteurs dans un univers qu’ils appréhendent comme spécifiquement « politique », sans que cet univers corresponde nécessairement et uniquement aux activités liées à la vie politique institutionnelle. Nous nous intéressons à la fois à ces « pratiques et aux croyances des acteurs qui, consciemment ou non, de bon ou de mauvais gré, épisodiquement ou de façon continue, contribuent à “produire de la politique” »30 (au sens de politique institutionnelle), et aux processus sociaux d’étiquetage31 et de construction en tant qu’objet, acteur ou domaine « politique », d’éléments initialement considérés comme extérieurs à l’univers politique. Nous avons choisi d’analyser non seulement les processus de politisation, mais également les mécanismes possibles de dépolitisation, la construction sociale du politique pouvant être à la fois une production de la politique, mais aussi une production par certains acteurs de ce qu’ils considèrent comme non politique, une dynamique d’exclusion du domaine politique d’éléments précédemment considérés comme inclus dans celui-ci. Les processus de différenciation, de dé-différenciation et d’imbrication nous ont donc intéressés tout autant les uns que les autres. Nous désirons porter notre attention à la fois sur les déplacements de frontières (politisation et dépolitisation) et sur les éventuels processus de gommage des frontières entre univers sociaux et politiques.

  • 32 Bourdieu (P.), Propos sur le champ politique, Lyon, PUL, 2000, p. 52.

9Cette recherche porte ainsi moins sur l’éventuelle émergence de nouveaux répertoires du politique que sur la notion de « politique » en tant que telle et ses modes de construction sociale divers et variés. Bref, notre question fondamentale n’est pas : « Les nouveaux terrains investis par l’action politique constituent-ils une alternative crédible à la démocratie représentative ? », mais plutôt : « Qu’est-ce que faire de la politique ? » à l’aune de l’appropriation de la politique par de nouveaux acteurs, de l’intégration de nouveaux domaines ou objets dans le champ des politiques publiques, de l’apparition de nouvelles pratiques, ou encore de processus de gommage des frontières ou de dépolitisation. Loin d’une tentative de définition du politique, voire d’une approche normative, l’ambition de ce travail consiste d’abord à mieux appréhender la spécificité de l’univers politique, son articulation avec d’autres univers sociaux. En ce sens, si le terme de « champ politique » est parfois employé par certains d’entre nous, nous ne présupposons en aucun cas sa clôture absolue. Nous souhaitons précisément chercher dans quelle mesure le champ politique est « un microcosme, c’est-à-dire un petit monde social relativement autonome à l’intérieur du grand monde social »32, en nous interrogeant précisément sur la relativité de cette autonomie. De même, sachant que les frontières du champ politique sont l’objet de luttes et de négociations incessantes entre de multiples acteurs, nous désirons chercher jusqu’à quel point des individus ou groupes sociaux peuvent définir un univers politique ne correspondant pas complètement au jeu défini par les acteurs participant directement à la vie politique institutionnelle. Nous avons donc choisi d’analyser directement les interpénétrations observables entre univers sociétaux (pratiques, règles, normes, savoir-faire, représentations), lorsque des acteurs sociaux sont mis en rapport avec le jeu politique institutionnel ou bien lorsque certains prétendent « faire de la politique » justement sans se référer aux données (ou du moins à toutes les données) caractérisant classiquement le jeu politique. Ce sont donc à la fois les passages effectifs entre univers sociaux et univers politiques et les étiquetages sociaux du politique et de l’apolitique (sortes de passages discursifs) qui nous ont ici intéressés. C’est la circulation des pratiques, des savoir-faire, des rhétoriques, des catégories de légitimation et des acteurs qui ont retenu notre attention, en même temps que la façon dont ces acteurs mettent en scène, décrivent et appréhendent, à travers leurs discours, leurs stratégies et leurs comportements, la différenciation ou l’interpénétration entre les divers univers (politique ou autres). C’est pourquoi nous avons privilégié le plus fréquemment possible une méthodologie sensible à la fois aux justifications discursives des individus, à leurs pratiques, à leurs propriétés sociales, aux relations sociales entre les acteurs étudiés localement, et enfin aux effets induits, non nécessairement conscients ni voulus, qui contribuent en permanence à construire, à déconstruire, ou à reconstruire le bornage et la structuration de l’univers politique. La réalisation d’enquêtes de terrain inédites (menées à travers des méthodes telles que des entretiens, des observations directes ou participantes) échelonnées sur plusieurs mois, voire plusieurs années, et consacrées à des objets d’étude non seulement français, mais également internationaux ou étrangers, a constitué le point de départ des contributions présentes dans cet ouvrage. Ces analyses empiriques constituent avant tout des études de cas permettant de saisir la logique de certaines dynamiques sociales repérées dans des situations très diverses, sans aucune intention d’analyse quantitative.

Une exploration des multiples dynamiques de production du politique

10Trois séries de questions constituent la trame de nos interrogations destinées à explorer la dynamique tendant à produire du « politique » ou de « l’apolitique », à faire entrer dans le champ de « la politique » des acteurs, domaines ou objets qui en étaient initialement éloignés, ou au contraire à les en exclure :

  1. Qu’est-ce que « le politique », pour les individus ou groupes sociaux, si ce n’est pas seulement ce qui se rapporte aux acteurs (État, électeurs, représentants, partis politiques…), pratiques (vote, décision politique, gouvernement…) et objets (politiques publiques) définis par rapport aux institutions d’un pays et au champ de la compétition organisée pour conquérir les rôles institutionnels ? Autrement dit, comment, selon les lieux et les époques, les individus tracent-ils ou remettent-ils en cause, consciemment ou non, les frontières entre les « activités politiques » (i. e. selon M. Weber33, les activités correspondant à l’exercice du pouvoir, auxquelles on peut ajouter, avec D. Gaxie34 les tentatives de conquête du pouvoir), les « activités politiquement orientées » (c’est-à-dire visant à influencer l’activité du gouvernement), et les autres activités ? Selon quels processus et quelles représentations des acteurs, objets ou pratiques se trouvent-ils classés sous une rubrique plutôt que sous une autre ? Quel est le rôle de la conflictualité dans ces divers processus d’énonciation et de production du politique35, et quelles sont les propriétés sociales des acteurs engagés dans ces dynamiques ?
  2. Quels sont les effets sur le champ politique institutionnel (règles du jeu, objectifs et enjeux, pratiques et rôles), de ces opérations, conscientes ou non, de déplacement des frontières, de luttes symboliques pour la définition d’un ordre politique plus ou moins clos, différencié par rapport aux autres univers d’activités ?
  3. Finalement, que nous apprend l’étude de la construction sociale du politique sur les relations et échanges entre différents ordres d’activités, et sur la plus ou moins forte spécificité d’un univers politique que l’on ne supposera pas autonome a priori ?

11Répondre à ces interrogations implique d’étudier les façons diverses qu’ont les acteurs eux-mêmes de définir le politique (à travers leur discours et dans leurs écrits – cf. par exemple les journalistes) et/ou de se situer (de situer leur action/engagement/travail, etc.) par rapport au politique. Il s’agit d’examiner les représentations sociales de ce qui est considéré comme « politique » ou non, ainsi que les luttes et rapports de force liés à ces tentatives distinctes de redéfinition ou de négation du politique. C’est alors le discours des acteurs qui doit être pris en compte pour étudier les stratégies identitaires à l’œuvre dans ce rapport au politique, les stratégies d’étiquetage « mélioratives » ou au contraire « péjoratives » n’étant en outre pas dissociables des positions sociales occupées par les acteurs. Il est à cet égard primordial d’étudier des processus sociaux de production des labels « politique ». Dans cette perspective, Christian Le Bart analyse la façon dont la rubrique « livre politique » peut correspondre à des types d’ouvrages distincts et combien les présentations d’un même ouvrage et leur inscription dans cette catégorie peuvent différer d’un acteur à un autre (auteurs, journalistes, critiques, etc.). Les luttes de classement, de labellisation permettent d’entrevoir différents niveaux d’appréhension méliorative ou péjorative du politique, qui sont esquissés dans des tentatives de légitimation ou de délégitimation de la classe politique. Dominique Marchetti montre de même que sous le label « politique étrangère » peuvent être appréhendés, selon les acteurs et les époques, des objets très hétéroclites, de moins en moins en rapport avec les questions de politique institutionnelle. Pour des raisons professionnelles ou économiques, cette dernière paraît de plus en plus considérée comme rébarbative ou inintéressante dans les rédactions des médias généralistes. Là aussi, les processus de labellisation et de classification apparaissent non définitifs, influencés par différents enjeux, positionnements et propriétés des acteurs dans le champ journalistique. La notion de « frontières du politique » rend ainsi compte de la plasticité de la notion de « politique », notion qui se construit notamment à travers un processus social permanent d’étiquetage et de réétiquetage des réalités sociales comme étant ou non « politiques ».

12À cet égard, la dénégation (« je ne fais pas de politique ») et les ressorts de cette dénégation sont tout aussi intéressants à analyser que l’affirmation d’une inscription dans le jeu politique. Ce non seulement dans la production du label « politique » (« livre politique », « politique étrangère »), mais également dans le cadre de luttes entre acteurs qui, dans des situations variables, tendent à présenter certaines de leurs activités comme relevant de l’univers politique ou non. Il peut s’agir d’une association telle que Handicap International, étudiée par Sylvie Ollitrault, qui cherche à multiplier ses chances d’être entendue par l’opinion publique et les acteurs institutionnels internationaux, en présentant sa cause tantôt sous un angle politique, tantôt sous un angle apolitique, humanitaire. La construction variable des frontières du politique traduit alors ostensiblement des considérations stratégiques, mais également des positionnements concrets dans le champ politique institutionnel local, national et international.

13Au-delà des discours stratégiques se perçoivent ainsi également des processus de politisation liés à des effets pratiques de positionnement par rapport aux acteurs politiques institutionnels. Gildas Renou souligne combien Sud-PTT peut à la fois être perçu comme un syndicat cherchant à convaincre ses militants et interlocuteurs de son autonomie par rapport au jeu politique partisan, identité stratégique destinée à le différencier par rapport à d’autres syndicats, alors même qu’il est parvenu, à certains égards, à jouer un rôle politique non négligeable à travers l’impulsion du mouvement social. La construction sociale du politique doit donc être appréhendée tant en considération des discours énoncés par les acteurs qu’en intégrant leur positionnement effectif dans le champ politique. Ceci vaut tant pour les acteurs sociaux « flirtant » avec les acteurs politiques institutionnels que pour ces derniers, lorsqu’ils tentent, parfois, de gommer l’aspect politique de leurs activités. Gildas Tanguy souligne à cet égard combien les discours qui tendent à inscrire la politique locale dans le domaine politique, ou au contraire à en souligner les dimensions apolitiques, constituent autant de ressources mobilisables par les élus municipaux en recherche de légitimation ; mais à ces présentations discursives vient ici aussi s’ajouter une construction sociale du politique liée à des effets de positionnements pratiques dans le jeu politique institutionnel. La dénégation relative à l’intégration du local dans le politique se heurte alors clairement à un ancrage effectif dans le jeu politique et partisan (la politique). Le fait de ne pouvoir résumer la production sociale du politique à des projets personnels ou collectifs se lit particulièrement clairement à travers les difficultés rencontrées par des acteurs politiques établis (élus ou autres gouvernants) pour gommer certaines frontières entre univers politiques et univers sociaux.

14L’ouverture du jeu politique institutionnel à d’autres univers sociaux, les tentatives de redéfinition des frontières du politique, voire de gommage de ces frontières impulsées par des acteurs institutionnels eux-mêmes, de l’intérieur en quelque sorte, s’avèrent en effet souvent difficiles. La comparaison conduite par Lionel Arnaud entre le Carnaval de Notting Hill à Londres et le Défilé de la Biennale de la danse à Lyon montre ainsi que l’assimilation de la prise de parole à la défense ou à la naissance d’une identité culturelle procède d’un effacement périlleux des frontières entre pratiques artistiques et revendication identitaire, expression et libération, culture et politique, qui n’est pas exempt de manipulations par les acteurs de la politique institutionnelle. Les responsables municipaux de ces deux villes n’ont pas tardé en effet à tirer partie d’une certaine forme d’esthétisation de l’expression identitaire et sociale de certaines populations marginalisées, pour promouvoir leur ville dans la compétition inter-urbaine. De même, Jean-François Polo souligne que la stratégie déployée par les élites politiques turques pour utiliser l’événementiel sportif comme moyen de légitimation de la candidature turque à l’Union européenne ne peut être isolée d’autres processus de construction sociale du politique : d’une part par les élites sportives, d’autant plus favorables à cette forme de politisation du sport qu’elles peuvent en tirer bénéfice ; mais également par la relation ambiguë des Turcs à l’égard de l’Europe, entre l’exaltation nationaliste et le désir de reconnaissance de leur européanité. À travers ces deux exemples, on voit bien que la construction sociale du politique ne peut être perçue comme la simple émanation de discours et pratiques émanant du jeu politique. Face à ceux qui apparaissent comme les représentants de « l’ordre politique » (élus, journalistes, militants…), des acteurs sociaux réagissent et contribuent eux-mêmes à définir les frontières du politique et de l’apolitisme. Qui plus est, les possibilités offertes aux établis de recourir à des supports initialement inscrits dans d’autres univers sociaux, tels l’art ou le sport, sont parfois limitées par des questions de compatibilité. Dans une perspective plus ethnologique, Emmanuelle Callac souligne ainsi combien la poésie peut constituer une ressource politique évidente pour certains élus locaux, au même titre qu’elle constitue un possible avantage servant les ambitions poétiques de certains élus. Mais ceux-ci sont parfois amenés à renoncer au couplage entre activités poétiques et politiques, les limites de la compatibilité s’affirmant pour eux d’autant plus fortement que leurs ambitions politiques commencent à dépasser le simple cadre local ou le simple travail de diffusion de messages idéologiques.

15La question sous-tendue par l’articulation entre stratégies et contraintes liées aux actions engagées en lien avec le jeu politique institutionnel se pose d’autant plus lorsque des acteurs désirent précisément s’inscrire dans ce jeu, tout en redéfinissant certaines règles et en refusant de s’identifier aux acteurs politiques établis. Christine Guionnet montre que, lorsque les listes Motivé-e-s et citoyennes, en France, prétendent « faire de la politique autrement », leur tentative de subversion relative des règles du jeu politique se heurte à de nombreuses forces d’institutionnalisation qui compromettent sérieusement leur projet initial. L’ouverture des frontières de la politique institutionnelle à des acteurs désirant demeurer aux marges du champ politique, sans y pénétrer complètement, ainsi que la tentative de redéfinir certaines pratiques politiques et le rapport citoyen à la politique, demeurent, pour ces mouvements, extrêmement difficiles à mettre en œuvre sur le long terme. De même, Magdaléna Hadjiisky souligne les profondes difficultés rencontrées par les leaders du Forum Civique, en République tchèque pour créer un type d’organisation citoyenne distincte de la forme partisane. Certes, si certains d’entre eux acceptent d’exercer des fonctions politiques nationales, à titre transitoire, ils refusent par contre de s’affirmer en tant que dirigeants partisans institués, comme le leur demandent les militants locaux. L’histoire de la dissidence et leur biographie les poussent à tenter de mettre en œuvre une stratégie de subversion par rapport aux modes de fonctionnement partisans habituels. Mais cette attitude, avant tout caractéristique des élites du Forum Civique, créé un véritable malaise au sein du mouvement, et souligne l’attachement de la majorité des militants à une acceptation plus traditionnelle de la politique partisane. Ainsi donc, dans ces deux dernières études, le champ politique semble constituer un univers dont les règles du jeu, les catégories légitimantes et les mécanismes de sélection paraissent particulièrement difficiles à changer par un simple projet politique, leur évolution paraissant plutôt liée à l’enchaînement de multiples facteurs, émanant d’acteurs et de projets parfois opposés, d’évolutions historiques parfois non désirées, d’enchevêtrements difficilement contrôlables.

Pistes et résultats de recherche

16De l’ensemble de ces contributions, il ressort finalement quelques hypothèses communes, permettant d’esquisser quelques pistes pour appréhender certains processus de construction sociale du politique. En premier lieu, il est apparu que les énoncés discursifs et autres processus de classification d’objets, de pratiques ou de thèmes comme étant « politiques » ou « apolitiques » sont souvent multiples, voire contradictoires entre eux (ainsi les livres ou les poèmes écrits par des élus ou autres hommes politiques peuvent-ils être parfois considérés comme « politiques », parfois comme « non politiques » et purement littéraires). Ils peuvent par ailleurs sembler en décalage apparent par rapport aux positionnements de ces acteurs ou objets eu égard au jeu politique institutionnel (ainsi des mouvements citoyens peuvent-ils prétendre « ne pas faire de politique », alors même qu’ils prennent part à la compétition électorale).

17Les tentatives de redéfinition du politique doivent de même être réinscrites dans un ensemble d’interactions multiples représentant de lourdes contraintes et de sérieuses limites quant aux projets initiaux de déplacement des frontières. Lorsque des acteurs souhaitent établir des passerelles entre univers politique et univers culturels ou sociaux (le sport, la poésie, le carnaval), désirant gommer les frontières, ou simplement ouvrir le jeu politique institutionnel à de nouveaux acteurs, pratiques et/ou valeurs, leurs projets se voient souvent limités par la multiplicité des sources et processus de politisation ou de dépolitisation de leurs objets (plusieurs groupes sociaux ou acteurs politiques peuvent s’affronter pour impulser ou limiter ces processus). Ils peuvent en outre se heurter à un ensemble de mécanismes qui tendent à limiter les changements relatifs aux règles, pratiques et représentations du jeu politique (résistance des « établis », mécanismes d’institutionnalisation, etc.).

  • 36 On se réfèrera en outre à la littérature relative aux tentatives de subversion de l’ordre établi e (...)

18Au final, les tentatives de déplacement des frontières du politique apparaissent fréquemment comme des façons de participer plus ou moins directement à la vie politique, en cherchant dans une requalification (par politisation ou dépolitisation) ou dans un gommage relatif des frontières des ressources légitimantes destinées notamment à mieux s’imposer face aux établis, pour influencer leurs décisions (activités proches du lobbying telles que les mènent les syndicalistes de Sud ou les militants de Handicap International), ou pour s’établir à son tour et « faire de la politique », fut-ce « autrement » (comme le désirait le Forum civique tchèque). Dans cette configuration, les processus de politisation ou de dépolitisation observés peuvent traduire une lutte pour l’acquisition ou la conservation de positions de pouvoir politique. Qu’il s’agisse de nouveaux acteurs (mouvements citoyens et Motivé-e-s, Forum civique tchèque) désirant accéder aux fonctions politiques représentatives, d’acteurs institutionnels (élus municipaux) soucieux de se démarquer par rapport au jeu partisan pour se maintenir au pouvoir ou cherchant à instrumentaliser un phénomène culturel pour promouvoir un territoire, ou encore de démarches visant une reconnaissance internationale ou européenne (Handicap International, Turquie), c’est toujours vers la recherche d’une plus grande légitimité (au sens de M. Weber36) que se déploie le discours de « la politique autrement ». La légitimité d’une politique prétendue « différente » ou « nouvelle » est alors essentiellement fondée sur la recherche d’alternatives aux affiliations partisanes classiques, ou plus largement sur une valorisation de formes de démocratie plus directes, aux dépens de logiques de professionnalisation poussée et de division entre travail social et politique. Lorsqu’ils ne sont pas destinés à accroître une légitimité nécessaire à l’accession aux fonctions représentatives politiques, ces processus de politisation/dépolitisation peuvent également constituer une tentative d’influence sur la détermination des politiques publiques (mise à l’agenda recherchée par des ONG, des syndicalistes, des journalistes ou des participants à un carnaval).

  • 37 Collovald (A.), « Identités stratégiques », Actes de la Recherches en Sciences Sociales, 73, 1988.

19Mais la production sociale du politique ne saurait être ramenée à ces seuls processus. D’une part le déplacement des frontières peut également être lié à des identités stratégiques37 hors du jeu politique institutionnel (par exemple dans le champ journalistique, sportif ou artistique). En outre, la production du politique, on l’aura compris, ne se réduit pas à ces déplacements stratégiques. De multiples acteurs contribuent à définir les contours de l’ordre politique, par des identifications ou des différenciations, par leurs discours et/ou par les relations qu’ils entretiennent avec les acteurs politiques institutionnels. La construction sociale du politique se réalise donc au quotidien, en de multiples lieux, non seulement à travers des oppositions duales nettes mais aussi, finalement, par l’intermédiaire de ces nombreuses passerelles édifiées entre ordres sociaux et politiques, et toujours sujettes à renégociation. Des passerelles illustrant les liens entre des univers non clos sur eux-mêmes, et qui tendent finalement à esquisser l’image d’un univers politique se caractérisant plus par son ouverture, par ses contours flous et multiples, par ses redéfinitions permanentes et multiples, que par une « essence » spécifique qui s’imposerait à tous de manière définitive. Outre ces liens entre ordres politique et sociaux, des passerelles internes sont également observables à l’intérieur même de l’univers politique, reliant différents sous-univers ou dimensions identifiés comme distincts les uns des autres, parfois hiérarchisés selon leur valeur ou leur légitimité, mais en tout état de cause tous inscrits dans la même catégorie du « politique » (la politique partisane nationale, la politique locale, la politique en tant qu’engagement idéologique exprimé à travers la poésie, la politique en tant que prise de conscience citoyenne d’une cause humanitaire, etc.). Ce sont alors en quelque sorte des frontières internes qui sont esquissées, distinguant des univers politiques parfois plus opposés les uns aux autres qu’inscrits en rupture par rapport à certains univers sociaux (ainsi certains élus poètes ou certaines listes Motivé-e-s estiment-ils pouvoir établir des liens entre poésie, musique et politique locale, mais tracent au contraire une césure nette entre politique locale et politique nationale). Le politique se construit donc indissociablement grâce à des passerelles réunissant univers sociaux et politiques, et grâce à des passerelles établies entre différents sous-univers politiques. Dans les deux cas, les logiques à l’œuvre semblent être plus souvent celles de l’accumulation et de la continuité que celle de la rupture par rapport aux ressorts traditionnels de la politique institutionnelle et/ou aux autres univers sociaux. À cet égard, nos enquêtes ont montré que si la thématique de la politique « autrement » semble souvent être le fait d’une génération (marquée par mai 68 par exemple, dans le cas de Sud-PTT), qui remet en cause le lien politique traditionnel et prétend faire table rase du passé pour édifier une nouvelle façon de faire et de penser la politique, le jeu de ces acteurs est souvent sous-tendu par des emprunts en termes de savoir-faire, de moyens logistiques, mais également de pratiques de sociabilité, d’affiliations partisanes partagées par certaines générations ou de prises de position communes dans le passé ou le présent.

Notes

1 Voir par exemple CEVIPOF, L’électeur français en questions, Paris, Presses de Science Po, 1990 ; Ysmal (C.), Le comportement électoral des Français, Paris, La Découverte, 1990 ; Subileau (F.) & Toinet (M. -F.), Les chemins de l’abstention. Une comparaison franco-américaine, Paris, La Découverte, 1993 ; TOPF R., « Electoral Participation », in Fuchs (D.) & Klingemann (H. -D.) (eds), Citizens and the State, Oxford, 1995 ; Boy (D.) & Mayer (N.) (dir.), L’électeur a ses raisons, Presses de Science Po, 1997 ; Perrineau (P.) (dir.), L’engagement politique. Déclin ou mutation  ?, Paris, Presses de Science Po, 1994 ; Muxel (A.), Les jeunes et la politique, Paris, Hachette, 1996.

2 Nous nous permettons de renvoyer à Guionnet (C.), « “La politique autrement”, entre récurrences et réinvention. Les expériences Motivées et TEAG à Rennes », in Sawicki (F.), Lagroye (J.), Lehingue (P.) (dir.), Mobilisations électorales : les élections municipales de 2002, Paris, PUF, 2005.

3 Cf. le numéro spécial de Politix, « La parité en pratiques », 60, 2002.

4 Salmon (J. -M.), Le Désir de société, Paris, La Découverte, 1998.

5 Idée notamment défendue dans Sommier (I.), Les nouveaux mouvements contestataires à l’heure de la mondialisation, Paris, Flammarion, 2001, p. 86. Pour Zygmunt Bauman et Anthony Giddens, c’est principalement la tendance des sociétés « post-modernes » à « privatiser » les moyens de garantir sa liberté individuelle qui poserait la nécessité de rechercher de nouvelles formes d’action politique : Bauman (Z.), In search of politics, Cambridge, Polity Press, 1999 ; Giddens (A.), Modernity and Self-Identity, Cambridge, Polity Press, 1991.

6 Comme le fait en particulier Christophe Traïni dans une démarche assez proche de la nôtre, in L’engagement apolitique. Une étude comparative de cas français et italiens, thèse pour le doctorat en Science politique, IEP d’Aix-en-Provence, 1998.

7 Voir à ce propos l’analyse d’Erik Neveu, expliquant dans sa Sociologie des mouvements sociaux (Paris, La Découverte, 1996), qu’une « assimilation implicite du modèle démocratique à la seule procédure électorale » a longtemps « fait traiter les mouvements sociaux comme un objet suspect » (p. 3).

8 Memmi (D.), « L’engagement politique », in Traité de science politique, Paris, PUF, 1985, tome 3, p. 361.

9 On peut retenir, avec E. Neveu, les ouvrages pionniers de A. Touraine ou O. Filleul en France, A. Melucci en Italie, C. Offé en Allemagne, B. Klandermans et R. Koopmans aux Pays-Bas, ou encore H. Kriesi en Suisse, cf. Neveu (E.), Sociologie des mouvements sociaux, op. cit., p. 66 sq.

10 Siméant (J.), La cause des sans papiers, Paris, Presses de Science Po, 1998.

11 Mathieu (L.), Mobilisations de prostituées, Paris, Belin, 2001.

12 Cf. Collovald (A.), L’humanitaire ou le management des dévouements. Enquête sur un militantisme de « solidarité internationale » en faveur du Tiers-Monde, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2002, et Dauvin (P.) & Siméant (J.), Le travail humanitaire. Les acteurs des ONG, du siège au terrain, Paris, Presses de Sciences po, 2002. Voir également Perrineau (P.), L’engagement politique. Déclin ou mutation  ?, op. cit.

13 Cf. Traïni (C.), L’engagement apolitique. Une étude comparative de cas français et italiens, op. cit.

14 François (B.) & Neveu (E.), Espaces publics mosaïques. Acteurs, arènes et rhétoriques des débats publics contemporains, Rennes, PUR, 1999.

15 Cf. le dossier de Sociétés contemporaines consacré au « Corps protestataire » dirigé par Dominique Memmi, 31, juillet 1998.

16 Jacques Ion, dans La fin des militants ? (Paris, Éditions de l’Atelier, 1997), montre que c’est un engagement distancié qui prend progressivement la place des militantismes partisans et syndicaux traditionnels, un militantisme supposant « des individus déliés de leurs appartenances, valorisant des ressources personnelles, se mobilisant ponctuellement sur des objectifs limités pour une durée déterminée, privilégiant l’action directe et l’efficacité immédiate même restreinte ».

17 Perrineau (P.), « Le renouveau de l’action politique », Vingtième siècle, 60, 1998.

18 CURAPP, La politique ailleurs, Paris, PUF, 1998.

19 Les analyses des comités ou conseils de quartier s’inscrivent également dans cette tentative d’exploration de nouvelles actions politiques directes. Voir notamment les articles de Leveque (S.) et de Neveu (C.), dans Invention et réinvention de la citoyenneté, Pau, Joëlle Sampy, 2000, et Blondiaux (L.) in CURAPP, La démocratie locale, Paris, PUF, 1999.

20 CURAPP, La politique ailleurs, op. cit., p. 6.

21 Espaces Temps, 76/77, 2001, « Repérages du politique ».

22 Martin (D. -C.), Sur la piste des OPNI (Objets politiques non identifiés), Paris, Karthala, 2002, dernière de couverture.

23 Expressions employées dans Ion (J.), La fin des militants, op. cit.

24 Cf. Collovald (A.), L’humanitaire ou le management des dévouements. Enquête sur un militantisme de « solidarité internationale » en faveur du Tiers-Monde, Rennes, PUR, 2002, p. 177 sq.

25 Lagroye (J.) (dir.), La politisation, Paris, Belin, 2003.

26 Cf. Durkheim (E.), Les règles de la méthode sociologique, Paris, Flammarion, 1988 (1894).

27 Bourdieu (P.), Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980. On se reportera ici utilement aux analyses de Bernard Lahire lorsqu’il nous invite à distinguer, dans un commentaire fécond de la notion d’habitus, l’habitude comme modalité de l’action (involontaire, non intentionnelle) et le genre d’habitude (l’habitude peut être une habitude de réflexivité ou non). Il est dès lors possible de distinguer un rapport pratique d’un rapport réflexif à la pratique politique, cette capacité de mise à distance de soi et des autres étant bien sûr la source de profondes inégalités entre les acteurs. Cf. L’homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998, p. 169-171.

28 Les premiers résultats de cette recherche ont notamment fait l’objet d’un atelier à l’occasion du VIIe Congrès de l’Association française de science politique (AFSP), Université de Lille 2, 18-21 septembre 2002.

29 Lagroye (J.) (dir.), La politisation, op. cit., p. 4. Sur la politisation comme catégorie souvent normative pour les journalistes, les hommes politiques et les politologues, voir également la contribution de J. Lagroye, dans ce même ouvrage, p. 359 sq.

30 Ibidem.

31 Cf. Becker (H.-S.), Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Paris, Métaillé, 1985 (1re éd., 1963).

32 Bourdieu (P.), Propos sur le champ politique, Lyon, PUL, 2000, p. 52.

33 Weber (M.), Économie et société, Paris, Plon, 1995 [1922], p. 58.

34 Gaxie (D.), Le cens caché. Inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, Seuil, 1978, p. 43.

35 Sur cette question, nous signalons également le travail réalisé par le groupe de recherche sur la politisation de la parole, animé dans le cadre du CEVIPOF par Sophie Duchesne et Florence Haegel, et ayant donné lieu à un atelier (n° 25 : Conflictualisation politique) au congrès de l’AFSP en 2002. L’objectif consiste en une meilleure appréhension et compréhension des ressorts de la politisation, notamment à travers l’usage de la notion de conflit comme modalité de repérage du processus.

36 On se réfèrera en outre à la littérature relative aux tentatives de subversion de l’ordre établi et de retournement du stigmate comme moyen de légitimation entreprise par certains nouveaux entrants – ou faux nouveaux entrants – dans l’histoire : cf. notamment Offerlé (M.), La profession politique. XIXe-XXe siècles, Paris, Belin, 1999 ; Offerlé (M.), « Illégitimité et légitimation du personnel politique ouvrier en France avant 1914 », Annales ESC, 1984, p. 692 ; Collovald (A.), « Une politique de la fidélité. La construction du groupe parlementaire UNR (1958-1962) », Politix, 10-11, 1990 ; et « Les poujadistes ou l’échec en politique », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 36, 1989.

37 Collovald (A.), « Identités stratégiques », Actes de la Recherches en Sciences Sociales, 73, 1988.

Notes de fin

1 Ce travail s’inscrit dans le cadre d’une Aide à projet nouveau (APN), contrat de recherche financé par le CNRS de 2001 à 2003. Nous remercions tout particulièrement Marylène Bercegeay pour son travail de relecture et de mise aux normes de ce manuscrit.

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