Chapitre XXXIV. Mai 68 en Gaule*
p. 605-617
Texte intégral
1Les hasards de l’histoire ont placé à 1 900 ans d’intervalle deux révoltes sur notre sol. Outre cette rencontre chronologique fortuite, les événements de mai 68 en Gaule et ceux de mai 1968 en France ont chacun préparé la fin d’un pouvoir personnel. Là s’arrête la stricte comparaison. L’intérêt de l’affaire gauloise, à première vue enfouie dans un passé très reculé, dépasse de beaucoup l’évocation d’un épisode paradoxal où une défaite revêt tous les signes de la victoire. Il ne peut s’agir de commémoration quelconque, discutable au demeurant. Le printemps 68 enchevêtre intrigues, réseaux de décision et de pouvoir, structures sociales et mentales. L’enjeu est en quelque sorte d’essayer de parler de la Gaule romaine, à propos d’une crise de régime, en refusant de se satisfaire d’images toutes faites, trop facilement confondues avec des explications. Longtemps a prévalu une interprétation fondée sur une lecture « nationaliste » des textes ; elle pouvait se réclamer de certaines sources romaines décrivant les Gaulois comme farouches, inconstants et épris d’indépendance1 ; elle forgea le mythe de l’âme gauloise imperméable aux influences étrangères et son dernier avatar, plein de fantaisie et d’humour, n’est autre que les aventures d’Astérix. Plus réaliste et équitable serait, en apparence, la version « colonialiste » : elle insiste sur la capacité des Gaulois à s’adapter à la situation et à tirer profit des apports civilisateurs de Rome2. Mais le Gaulois continue à exister et à exister comme barbare ! Au fond, loin des légendes et des modernisations abusives, les événements mêmes de mai 1968, en attirant l’attention sur une « crise de société », invitent à relire le drame gallo-romain de mai 68 avec un regard différent.
2L’espace défini comme gaulois englobait de nombreuses provinces romaines3. La plus anciennement conquise et la plus urbanisée était la Narbonnaise. Les trois provinces de Belgique, Lyonnaise et Aquitaine, flanquées des districts militaires de Germanie, avaient succombé à César, plus d’un siècle plus tôt4. Les petites provinces alpines s’étaient constituées entre les règnes d’Auguste et de Néron. Les Trois Gaules sont au centre de notre histoire. Elles étaient, à l’image des autres provinces romaines, une réunion de cités. Au nombre de soixante environ, ces cités, parfois d’une taille supérieure à un département, avaient été instituées sur la base des limites ethniques et politiques antérieures à la conquête. À leur tête, une agglomération, dont la population pouvait avoir, pour une majorité d’entre elles, de 3 000 à 5 000 habitants, jouait un rôle de centre politique et administratif. La cité constituait la véritable patrie de ces Gallo-Romains ; elle était leur natio, leur lieu de naissance5. Avant même d’être Belge, Aquitain ou Gaulois, on était Trévire, Lingon, Cadurque, Biturige, Vénète ou Carnute. La cité formait une commune autonome, gérée par des magistrats, d’origine locale, assistés d’une assemblée de notables6. La propriété foncière déterminait le rang social et la grande majorité des habitants des provinces étaient des ruraux.
3Ces territoires appartenaient à une unité politique beaucoup plus vaste, l’Empire romain. Le maître en était, pour l’heure, Néron. Sa jeunesse et ses excès plaidaient contre lui aux yeux des grandes familles sénatoriales de Rome. Empêtré dans un engrenage de peur, de violences et de haine depuis que sa mère, Agrippine, l’avait propulsé, en octobre 54, à l’âge de 17 ans, sur le devant de la scène, il avait fini par ériger le crime en instrument de gouvernement7, offrant en outre à la plèbe romaine ses chants médiocres, ses passions sans frein et son goût des spectacles qui se muait souvent en goût du spectacle8.
4Les événements de mai 68 furent le produit d’une rencontre entre un sénateur inquiet des fantaisies dangereuses de son empereur9, des provinciaux impatients d’obtenir un brevet de bonne conduite romaine et une armée de soldats de métier attachés à leurs privilèges et garants de la continuité de l’empire. Les événements proprement dits en fixent les circonstances ; ils définissent les rythmes, les enjeux, les forces en présence et façonnent la silhouette des principaux protagonistes. Ce n’est qu’ensuite que le drame, en livrant ses ressorts, fait apparaître les secousses qui menaçaient de rompre l’équilibre encore fragile des sociétés provinciales et les conséquences de l’incompréhension de plus en plus grande entre les militaires et les civils10.
Une guerre civile : la douloureuse célébrité de Besançon
5Un fait majeur, une journée particulièrement tragique marquée par un combat sanglant, définit dans la mémoire parvenue jusqu’à nous les événements de mai 68 : il s’agit de la « bataille de Vesontio (Besançon) ». Sous les murs de la place forte (oppidum) eut lieu un choc qui fit, dit-on, 20 000 morts. Le chiffre avancé est selon certains exagéré, mais il traduit l’acharnement de la lutte11. Deux figures dominent le paysage : Vindex (Caius Julius Vindex), le gouverneur de la province sans armée de Lyonnaise, de rang sénatorial et nommé par Néron12 ; son prestige et son autorité étaient supérieurs à ceux de ses collègues de Belgique et d’Aquitaine. Rufus (Lucius Verginius Rufus), chef de l’armée stationnée en Germanie supérieure forte de trois légions et de leurs troupes auxiliaires, soit sans doute 27 000 à 30 000 hommes13. Chacun incarne un « parti » : Vindex, qui avait un nom prédestiné14 et n’y était peut-être pas insensible, celui de la révolte des civils contre la tyrannie néronienne ; Rufus, celui du soldat se pliant aux ordres de l’autorité, car Néron l’avait dépêché contre Vindex dans l’espoir qu’il l’en débarrasserait. La bataille devait avoir lieu. Pourtant les brefs récits des textes font état d’un « malentendu » entre les deux hommes15. À vrai dire, l’armée de Germanie entendait s’en tenir au maintien de l’ordre et n’était pas décidée à entériner les choix de Vindex qui avait déjà obtenu l’accord de Galba, gouverneur en Espagne et chef d’une autre armée, pour prendre la place de Néron à la tête de l’Empire16. La lutte, inégale, entre des soldats professionnels et une armée improvisée tourna au massacre des Gallo-Romains17. Au spectacle du désastre, Vindex se suicida. Rufus, avec son armée, semblait avoir sauvé Néron18.
6Pourquoi à Besançon ? La ville était importante parce qu’elle était le chef-lieu de la cité des Séquanes dont le rôle dans l’histoire gauloise avait été de premier plan. Ses notables avaient épousé la cause de Vindex et avaient fermé leurs portes à Rufus19. Enfin, comme place forte, Vesontio occupait une position stratégique et avait une situation géographique enviable : elle se trouvait sur la grande route qui, par Chalon-sur-Saône (Cabillonum), reliait Lyon au Rhin et aux districts de Germanie20.
7Comment à Besançon et en mai ? La date n’est inscrite nulle part et il faut l’établir. La seule méthode dont on dispose pour cela consiste à raisonner à partir de repères chronologiques assurés et sur ces bases à tenter d’évaluer le temps écoulé entre chaque étape de la révolte en tenant compte des réactions des intéressés et de ce que l’on peut connaître de la circulation des hommes et des nouvelles21.
8Une notation de l’historien Suétone dans sa biographie de Néron nous dit où et quand l’empereur apprit la nouvelle de la défection de Vindex : « Ce fut à Naples qu’il apprit le soulèvement des Gaules, précisément le jour où il avait tué sa mère22. » Or Tacite, dans les Annales, remarque que le meurtre d’Agrippine avait joui de conditions favorables « parce que les fêtes des Quinquatries étaient célébrées à Baïes », c’est-à-dire non loin de Naples, « par l’empereur23 ». Ces fêtes étaient des cérémonies, en l’honneur de la déesse Minerve, qui avaient lieu du 19 au 23 mars24. Il est raisonnable de prévoir un minimum de quatre à cinq jours pour l’acheminement des courriers depuis les Gaules jusqu’à Naples25. C’est donc aux alentours du 15-18 mars que l’on peut théoriquement placer le début de la révolte et le discours que Vindex adressa aux représentants des cités des Trois Gaules au cours d’une session extraordinaire26.
9Une intense activité diplomatique se mit alors en branle. Des messagers nombreux, dépêchés avec plus ou moins de hâte par tous les protagonistes d’une intrigue qui se noua peu à peu, sillonnèrent toutes les routes terrestres et maritimes qui traversaient l’Occident de l’Empire27. Vindex avait sollicité l’appui de tous les gouverneurs des provinces voisines ayant des troupes à leur disposition : l’Hispania, la Bretagne, la Germanie inférieure et la Germanie supérieure. C’est à Carthagène, où il tenait ses assises judiciaires, que Galba reçut les lettres le priant d’accepter l’empire28. Il ne se décida pas immédiatement. La Bretagne, mal pacifiée et isolée, ne réagit pas ; l’attitude de la Germanie inférieure n’est pas clairement discernable29. Nous avons vu que la Germanie supérieure refusa d’appuyer la révolte.
10La fausse sérénité du monarque, affectant de ne pas prendre les événements gaulois trop au sérieux, contribuèrent assurément à ralentir la marche contre le tyran. Suétone et Plutarque vont exactement dans le même sens. « Il accueillit cette nouvelle avec tant de tranquillité et d’indifférence qu’on soupçonna même qu’il s’en réjouissait, comme s’il allait avoir l’occasion de dépouiller, suivant le droit de la guerre, de si riches provinces », écrit le premier30. Le second souligne l’erreur politique : « [le Prince avait] feint de mépriser Vindex et de compter pour rien les événements des Gaules, mais, quand il apprit ce qui concernait Galba (il était en train de déjeuner après avoir pris son bain), il renversa la table31 ». La défection de Galba donnait évidemment une nouvelle dimension à une révolte qui avait pu apparaître jusqu’alors comme provinciale et comme la répétition d’épisodes déjà connus ; le pouvoir impérial était bel et bien mis en cause ; la rébellion disposait de troupes et de ressources importantes pour les entretenir ; Galba, issu d’une grande famille alliée à la dynastie régnante, représentait une concurrence autrement redoutable qu’un sénateur d’origine provinciale né d’une famille sans traditions32. Pourtant, il semble bien que, dès le début, Néron n’était pas resté totalement inactif et avait demandé à l’armée de Germanie d’intervenir. Ce n’est qu’après la défection de Galba qu’il sollicita aussi certaines troupes cantonnées dans les régions danubiennes et qu’il demanda à son procurateur de faire supprimer Galba33.
11L’acheminement des messages et les déplacements des troupes pouvaient s’effectuer assez rapidement. L’Empire était sillonné par un réseau hiérarchisé de voies de communication par terre et par eau. Selon les régions et en fonction des conditions naturelles, l’aspect du réseau routier variait énormément. Les grands axes, ceux qui étaient considérés comme indispensables à l’administration et au passage des armées, que l’on désignait pour cette raison sous le nom de « voie militaire » (uia militaris qu’on a proposé récemment, à juste titre, de qualifier de « royale34 »), étaient seuls construits et systématiquement entretenus et balisés de bornes milliaires. Les estafettes de l’empereur se recrutaient parmi les esclaves impériaux et parmi les soldats de sa garde ; celles des gouverneurs de province, également d’origine civile et militaire, même quand la province n’avait pas d’armée, provenaient du personnel employé dans les bureaux centraux35. Un service organisé, la poste impériale, avec relais et auberges, existait dans chacun des secteurs provinciaux. Le messager, muni d’un diploma, véritable laisser-passer officiel, parcourait à cheval de grandes distances36. À l’ordinaire on évalue la moyenne à 200 ou 250 km par 24 heures. Dans des circonstances exceptionnelles, la vitesse pouvait aller jusqu’à 300 à 350 km par 24 heures37. Les hommes devaient être relayés à l’égal des chevaux et le parcours s’effectuait presque sans interruption. Entre Narbonne et Rome et entre Tarragone et Rome, la voie terrestre était délaissée au profit de la voie maritime, plus efficace et moins éprouvante en principe : 3 à 4 jours étaient la norme pour ces trajets38.
12L’expédition des troupes était une autre affaire, mais les armées y étaient entraînées. Le problème du ravitaillement en céréales et en viande, indispensables à l’alimentation d’hommes appelés à consentir des efforts prolongés, était primordial. Pour ne pas surcharger inutilement le soldat, l’intendance recourait à des méthodes éprouvées depuis longtemps. Les greniers publics provinciaux fournissaient une part ; des réquisitions payées à un prix fixe complétaient les besoins. Des détachements peu nombreux, commandés par un centurion, surveillaient les opérations qui incombaient aux populations locales39. En route, le soldat adoptait le « pas militaire » (gradus militaris) qui permettait de couvrir 30 km par tranches de cinq heures suivies d’une pause. En campagne, on adoptait la marche forcée (gradus plenus), soit 36 km en cinq heures, qui autorisait un parcours quotidien supérieur à 80 km au rythme prévu de 12 à 13 heures de marche journalière. Le départ avait lieu le matin entre la cinquième et la sixième heure40.
13On déduit, par recoupement, que c’est le 3 avril que Galba accepta de suivre Vindex41. Ce n’est donc pas avant le 7 ou le 8 avril que l’empereur fut à même de prendre des dispositions pour riposter. Vers le 15 avril, Rufus aurait dû être sur le pied de guerre, mais nous savons qu’il ne se pressa pas et agit autant en concurrent de Galba qu’en serviteur de Néron42. Depuis Mayence (Mogontiacum), son quartier général, jusqu’à Besançon, la distance à parcourir était approximativement de 400 km43. Cinq à six jours étaient a priori largement suffisants pour les couvrir avec armes et bagages. Il avait fallu, cependant, opérer la jonction entre des troupes cantonnées dans des lieux assez dispersés. Si l’on ajoute que Besançon résista quelque temps avant que Vindex ne vînt à son secours, il n’est pas déraisonnable de placer la « bataille de Vesontio » dans la première décade de mai44.
14En somme, Vindex avait eu deux mois pour se préparer et pour se doter d’une armée dont nous ne savons à peu près rien parce que, dans l’esprit des historiens anciens, importe seulement la chute proprement dite de Néron. J’ai dit que sa province n’abritait pas au départ d’unités régulières, mais il y avait à Lyon une cohorte de 500 hommes environ dont la présence avait pour origine l’atelier monétaire institué par Auguste45. Je ne crois pas que Vindex recruta son armée sur la base de troupes privées, liées aux notables gaulois46. Auguste avait certainement interdit dans les provinces l’entretien de ce type de troupes, mais avait en revanche convié les magistrats des cités à participer aux opérations de recrutement des unités auxiliaires et à en faciliter la levée47. Vindex et les élites gallo-romaines purent donc utiliser sans difficulté les méthodes et les structures administratives mises sur pied par le pouvoir romain pour former leur armée. Vindex, dit Plutarque, « écrivit de nouveau à Galba pour l’engager à accepter l’empire et à s’offrir lui-même à un corps puissant qui cherchait une tête, c’est-à-dire aux Gaules qui avaient cent mille hommes sous les armes et qui pouvaient en armer un nombre encore plus grand »48. On en a parfois déduit que Vindex se vantait de disposer de 100 000 hommes. Il rappelait en fait l’importance de la contribution des provinces gauloises à la défense de l’Empire et indiquait que, malgré cela, une jeunesse gauloise nombreuse et décidée était encore disponible49. Trouver suffisamment d’armes et d’équipements n’était sûrement pas chose aisée et Vindex ne put certainement pas réunir tous ceux qu’il aurait souhaité enrôler. Quand, à l’issue de la lutte, on nous dit qu’il y eut 20 000 tués, le recours au récit de Tacite suggère, comme le suicide de Vindex, que c’est l’armée rebelle qui avait été anéantie en totalité ou presque50.
Une révolte de la prospérité : les cités derrière Vindex
15Malgré de nombreuses incertitudes sur l’issue du mouvement, Vindex avait aisément convaincu les provinces gauloises de le suivre. Pourquoi ? Selon certaines sources tardives, le gouverneur de Lyon n’aurait fait qu’interpréter le vœu des provinciaux51 et nous lisons ailleurs que « les habitants de Bretagne et de Gaule, accablés d’impôts, étaient de plus en plus agités et irrités52 ». S’il ne s’était agi que d’une révolte fiscale, pourquoi la Bretagne n’avait-elle pas bougé ? Pourquoi Vindex avait-il décidé de venir au secours des mécontents ? Il me semble qu’on peut expliquer le rôle de la fiscalité en l’affaire davantage comme un point d’aboutissement que comme un point de départ. C’est à l’évolution même des sociétés provinciales gauloises qu’il faut demander des explications possibles ne serait-ce que pour comprendre pourquoi ce fut davantage une révolte des élites urbaines que des populations rurales.
16Plus d’un siècle après la fin de la conquête, les temps étaient révolus des récompenses et des punitions pour loyalisme envers Rome ou pour résistance farouche au conquérant53. Les sentiments des notables, qui parlaient au nom de leur classe et au nom de leur cité, n’étaient pas nourris, s’ils l’avaient jamais été, par la recherche d’une indépendance nationale légitimée par l’appartenance à la culture celtique54. Au contraire, ces aristocrates souhaitaient se voir ouvrir les portes de la curie romaine afin d’être admis dans la noblesse impériale. Cette attitude pouvait se justifier en tenant compte de deux données essentielles. La première était la relative ancienneté de l’octroi du droit latin aux provinces gauloises par l’administration impériale. Ce droit conférait, en effet, automatiquement, au sortir de leur charge, la citoyenneté romaine aux magistrats qui n’en bénéficiaient pas jusque-là et à leur famille55. La deuxième était qu’une vingtaine d’années plus tôt, lors d’un discours au Sénat durant sa censure, l’empereur Claude s’était fait l’interprète de la revendication des élites gauloises d’entrer au Sénat. Gravé sur le bronze, le texte en avait été affiché à Lyon, au Confluent. Les sénateurs avaient fait opposition et Claude n’avait dès lors pu prendre que quelques timides mesures qui ouvraient la voie à suivre. Le handicap des cités gauloises résidait surtout dans l’insuffisante dignité de leur statut politique. Les familles aristocratiques des colonies et des municipes de Narbonnaise ou d’Hispania avaient de meilleures chances que celles des Trois Gaules d’accéder au cercle très restreint des sénateurs romains56.
17Comme nous l’avons vu à la faveur des propos de Néron, les Trois Gaules avaient la réputation d’être riches et l’étaient effectivement. Cette prospérité n’était pas seulement liée aux courants d’échanges drainés par ce que j’appellerais les « circuits commerciaux officiels » parce qu’ils étaient alimentés en priorité par les fournitures aux armées et par les immenses besoins du ravitaillement de la ville de Rome57. Sur ce plan, l’axe Narbonne-Lyon-Mayence était primordial et était servi par les voies fluviales, indispensables au transport des produits pondéreux, qu’étaient le Rhône, la Saône, le Rhin et son affluent, la Moselle58. On constate, en effet, que de nombreuses cités d’Aquitaine et de Lyonnaise occidentale (par ex. les Riedones d’Ille-et-Vilaine ou les Turons d’Indre-et-Loire) se transformaient moins bruyamment, mais au même rythme59. Dans presque tous les chefs-lieux des cités, les magistrats et les membres du conseil municipal rivalisaient de zèle pour payer sur leur fortune personnelle une parure monumentale sans laquelle il n’était pas de ville digne du nom de cité. Les Gaules de mai 68 étaient diverses et riches de leur diversité. Les contrastes qui existaient étaient avant tout locaux et se manifestaient même à l’intérieur de chaque communauté.
18Les cités des Gaules pensaient que leur richesse aurait dû leur valoir prestige et considération et aurait dû contribuer à la satisfaction de leurs revendications politiques60. Avec l’attitude de l’administration néronienne c’est l’inverse qui s’était produit. Le monarque, toujours à court d’argent, avait agi sans égard pour les règles du bon gouvernement, édictées par Auguste pour éviter les excès d’un pouvoir impérial qui pouvait, en théorie, tout se permettre61. Personne n’avait échappé au poids sans cesse accru et humiliant d’une fiscalité déjà lourde et rigoureuse. Les statuts politiques en modulaient le poids, mais tout le monde était touché. Quand on n’était pas citoyen romain on devait verser annuellement la capitation ou impôt personnel62. L’impôt foncier ou tribut était payé par tous. Le citoyen devait en outre acquitter la taxe de 5 % sur les héritages. Les droits de 2,5 % sur les entrées et les sorties des marchandises grevaient arbitrairement les prix. Il n’y a pas à s’étonner que les arriérés aient été en quelque sorte inhérents au système ; ils alimentaient un cycle d’endettement et de contrainte physique redoutable qui accentuait les divisions au sein des cités à cause de la responsabilité des notables dans la perception au niveau local63.
19L’une des raisons de ces prélèvements, comme des opérations périodiques de recrutement militaire dans les trois provinces, n’était autre que l’entretien des armées du Rhin, la plus nombreuse des garnisons disséminées autour de l’Empire à ce moment-là. Or l’une des tâches essentielles de ces garnisons n’était-elle pas de surveiller les provinces gauloises toujours soupçonnées de vouloir se soulever64 ? Cette suspicion était d’autant plus insupportable qu’elle paraissait mettre sur le même plan des provinciaux et des citoyens Romains et les barbares vivant au-delà du Rhin. En temps ordinaire, toutes ces doléances auraient pu être entendues. Les notables gallo-romains disposaient d’une tribune officielle : il s’agissait du concile des Gaules ou assemblée annuelle, réunie tous les 1er août, à l’autel du Confluent (Croix-Rousse à Lyon), pour la célébration des fêtes du culte impérial provincial. Chaque cité y dépêchait des délégués qui, lors des séances tenues en présence du gouverneur, pouvaient exprimer critiques et souhaits à l’égard de l’administration provinciale et impériale65. Cette « démocratie des élites », tolérée en principe par le pouvoir monarchique afin de sauvegarder l’autonomie locale des cités, jugée indispensable au bon fonctionnement de la gestion impériale, n’était plus respectée66. En prenant le parti de Vindex, les cités combattaient pour la « liberté », c’est-à-dire pour le retour à un pouvoir impérial respectueux des règles traditionnelles, sincèrement attaché au bonheur des citoyens romains et des provinciaux. Ce n’est pas par hasard si c’est à travers la fiscalité que s’exprimaient le plus clairement les déceptions et les rancœurs : son fonctionnement mettait à nu les faiblesses et l’arbitraire d’une organisation politique et sociale cloisonnée et prisonnière de hiérarchies inadaptées67.
20Malgré un élan sincère et spontané, malgré des griefs universellement répandus, il ne faut pas croire à l’unanimité des adhésions sous la bannière de la révolte. Dans le camp majoritaire des partisans de la liberté certaines cités étaient les plus actives et avaient une voix prépondérante. En l’absence d’unité nationale et à plus forte raison d’union nationale, les réseaux d’amitié et de fidélité, les relations personnelles, le poids historique de certains peuples, tout cela contribuait à distinguer le degré d’engagement aux côtés du gouverneur. Les Arvernes et les Éduens jouèrent un grand rôle68. La personne même de Vindex rend compte de son audience. Il était le fils d’un sénateur originaire de l’Aquitaine et sa famille était, selon toute vraisemblance, d’extraction royale. Ces données permettent, à mon avis, de penser qu’il pouvait descendre d’une grande famille arverne, d’une de ces lignées dirigeantes d’avant la conquête que Rome a cherché à favoriser dans toutes les provinces69. Il serait alors très possible que des clivages aient existé au sein du camp révolté entre les descendants des notables romanisés depuis les origines de la province et les familles nouvellement intégrées et davantage frustrées dans leur désir d’une ascension rapide70.
21Il y eut, bien sûr, des opposants. Les Trévires et les Lingons de la province de Belgique ne furent pas les seuls71. Les auteurs leur donnent une place privilégiée parce qu’ils eurent une responsabilité importante à leurs yeux dans la suite des événements72. Leur situation par rapport aux armées explique certainement une bonne part de leurs choix. Les Trévires n’avaient pas oublié la répression que leur avait coûtée la révolte de 21, sous l’empereur Tibère. Quand Vindex avait sollicité des vivres, des hommes et de l’argent ils avaient refusé en pensant aux bénéfices que leur procurait le ravitaillement ordinaire des garnisons du Rhin73. La richesse de leur terroir était le gage d’une certaine indépendance ; elle exposait aussi la cité à toutes les convoitises, particulièrement en temps de guerre civile. Les Lingons voulaient se démarquer de leurs voisins et rivaux, les Séquanes, qui avaient, nous l’avons dit, choisi Vindex. Ils étaient aussi attachés au privilège honorifique que leur conférait le statut politique de cité fédérée et ne se sentaient pas vraiment concernés par les choix des autres cités, ni même par ceux du gouverneur compatriote74. Le combat avait quelque chose d’incertain et beaucoup n’avaient pas pris le risque de trancher avant de comprendre comment réagirait l’armée de Germanie.
Lendemains de victoire : l’orgueil du soldat
22Il n’est pas facile de parler de l’après Besançon. Suivant la plupart des historiens anciens, les auteurs modernes ont considéré que le suicide de Vindex avait écarté les Gaules de la scène de l’histoire et que ce qui s’était déroulé ensuite dans ces provinces n’avait plus guère d’importance ou d’intérêt. On n’a pas, je crois, voulu tenir suffisamment compte de ce que Tacite a rassemblé sur l’année 69, décisive pour qui s’interrogeait comme lui sur le rôle et la place des armées, des traits qui s’étaient dessinés dès l’année 68 et particulièrement lors des événements de Gaule postérieurs à la bataille de Vesontio. D’ailleurs, dans ce qu’il serait convenu d’appeler aujourd’hui un « flash back », l’historien romain décrit l’orgueil du soldat de Germanie décidé à tirer parti de sa facile victoire. On ne peut pas, alors, ne pas donner crédit à une formule du Grec Dion Cassius, souvent ignorée, qui rappelle que les soldats « jetèrent à bas et brisèrent en morceaux les images de Néron et appelèrent Rufus des noms de César et d’Auguste75 ». Les soldats, malgré Rufus qui avait décliné l’empire, en même temps que les images impériales, avaient fait voler en éclats le serment qui les liaient à Néron depuis son avènement et qu’ils lui avaient renouvelé chaque année depuis lors. Ils étaient à leur tour entrés en rébellion ; ils n’avaient nullement l’intention de se porter à nouveau au secours de l’empereur en péril76.
23Il y eut un vide. Besançon avait laissé la révolte gauloise sans voix, l’empereur sans appui, l’armée sans vision claire de ce qu’elle pouvait et devait faire77. Comme dans une arène soudain privée de barrières de protection, le soldat de Germanie et le civil gaulois se trouvaient face à face sans pouvoir se comprendre et sans pouvoir trouver refuge en cas d’agression. Les soldats de Rufus n’ignoraient rien de leur force ; ils avaient la capacité de défaire et de faire un empereur ; l’empire et l’ordre dans les provinces dépendaient d’eux. La monarchie, après un siècle de domination, avait réduit à peu de chose l’influence politique des citoyens de la plèbe de Rome et le Sénat ne pouvait compter que sur la tradition et son autorité morale pour essayer de se faire entendre. L’opinion et le consentement des armées n’en avaient acquis que plus d’importance. L’esprit de corps des unités légionnaires d’un même secteur provincial constituait un ferment puissant. Les soldats, transportés aux bornes de l’Empire loin de leurs villages et cités d’origine, de Narbonnaise, d’Hispania et d’Italie, avaient pour principal horizon les camps et les contrées barbares78. Une discipline stricte leur imposait une vie fatigante et austère. Engagés pour 25 ans, liés par leur métier, ils regardaient les camps comme leur nouvelle patrie. Ils étaient coupés des réalités provinciales. Cet état d’esprit était bien traduit par les officiers professionnels qu’étaient les centurions. D’ailleurs, dans les assemblées militaires, ils représentaient volontiers les soldats auprès des officiers supérieurs (tribuns et légats)79. Ces hommes souvent sortis du rang et parvenus à ce grade après un parcours de 15 ou 20 ans incarnaient la continuité de l’armée. Populaires ou détestés, ils jouissaient d’un pouvoir non négligeable et d’une autorité qui forçait le respect du soldat quand elle n’engendrait pas la crainte.
24Ces légionnaires victorieux semblaient tenir entre leurs mains rudes le destin des cités défaites. Au cours du mois de mai, les conséquences des événements de Besançon se firent sentir sur l’état d’esprit des civils. Les dissensions qui avaient déjà cours s’avivèrent entre ceux qui avaient suivi Vindex et ceux qui s’étaient opposés à lui80. Dans l’incertitude et la crainte, dans un climat difficile, empoisonné par les rumeurs de toute sorte, beaucoup prenaient peur et n’osaient plus faire confiance à Galba, toujours en révolte et sans défaite81. Chacun craignait la cupidité du soldat de Rufus qui semblait n’avoir d’yeux que pour les richesses offertes des cités. Alors qu’ils hésitaient sur la conduite à tenir, ils considéraient les Gallo-Romains comme des ennemis publics insuffisamment châtiés82. Les Trois Gaules appartenaient décidément au monde imprévisible des forces nées pour éprouver la puissance de Rome. Les « vaincus » étaient les héritiers de cette race d’hommes qui avaient terrorisé Rome en 386 avant notre ère. César avait, lui aussi, expérimenté la capacité de résistance des cités gauloises au moment même où il avait pu les croire définitivement soumises83. Toujours un peu mal à l’aise dans une tunique ou dans une toge, ces provinciaux ne cherchaient-ils pas à modifier sans cesse les règles de la vie politique et sociale ? Le conservatisme du soldat se nourrissait des préjugés anciens. La coupure qui avait contribué au malentendu était profonde. Elle était cette fois accentuée par la frustration : il avait fallu, sur l’ordre de Rufus, se décider à regagner les garnisons du Rhin sans avoir pu véritablement profiter des fruits de la victoire et sans avoir puni les cités rebelles aux richesses provoquantes. Aussi, quand, un mois ou deux plus tard, Galba prendra la décision de punir les cités qui l’avaient boudé en refusant de suivre Vindex, le soldat dédaigneux et fier, irrité, se sentira humilié et honteux, privé de sa victoire même84.
25Les Gaules n’avaient pas bravé la tyrannie pour rien ; Vindex n’était pas mort en vain et les événements l’avaient finalement vengé, lui le « vengeur ». Néron, de plus en plus isolé après sa fausse victoire de Besançon, fut à son tour acculé au suicide le 9 juin. Les sénateurs avaient déjà reconnu Galba. Celui-ci, installé à Clunia, au cœur de la Meseta castillane, prit la route de Rome à la tête de son armée, le 16 juin, lorsqu’il eut appris la fin du dernier des Julio-Claudiens85. La défaite gauloise de mai 68 s’était transformée en victoire. Dans les trois années qui suivirent, les provinces gallo-romaines eurent du mal à panser les blessures ouvertes à l’occasion du soulèvement de Vindex. La hargne du soldat se combina avec les dissensions et les divisions persistantes, achevant de séparer les civils et les militaires86.
26Durant les événements, les Trois Gaules n’avaient pas recherché l’accession à l’indépendance et n’avaient pas aspiré à je ne sais quelle unité ou union nationale. Les aristocraties locales avaient tenté de protéger les intérêts de leur cité en préservant les leurs. Dans les décennies qui suivirent il n’y eut pas, autant qu’on le sache, de tentative comparable. Les élites indigènes avaient contribué à faire comprendre au pouvoir lointain de Rome que son Empire puisait aussi et peut-être principalement sa force et sa vitalité chez les provinciaux87.
Bibliographie
Post-scriptum
Bibliographie : sur la question du droit latin et des Gaules, A. Chastagnol,La Gaule romaine et le droit latin. Recherches sur l’histoire administrative et sur la romanisation des habitants, Scripta varia 3, Lyon, Centre d’Études romaines et gallo-romaines, 1995 ; P. Le Roux, « Rome et le droit latin », RHD, 76, 3, 1998, p. 315-341 ; D. Kremer, Ius Latinum. Le concept de droit latin sous la République et l’Empire, Paris, Diffusion De Boccard, coll. « Romanité et modernité du droit », 2006. Sur la dimension militaire : P. Cosme, Arcana imperii, arcana exercitus. Recherches sur le rôle de l’armée romaine pendant l’année des quatre empereurs, Paris, mémoire de HDR inédit, Université de Paris 1, 2009.
P. 614 : l’expression « démocratie des élites » ne paraît plus acceptable aujourd’hui. Le concilium provincial n’était pas un parlement et le fonctionnement de l’institution, fondée sur la religion, était au mieux aristocratique et non « représentatif ». La crise de 68 naît surtout avec la mort de Néron qui ne laisse aucun héritier, même d’une branche éloignée, de la famille julio-claudienne. Le vide politique ouvrit la voie à un trop plein de prétendants décidés à en découdre.
P. 616 : Le « terror Gallicus », mis en exergue par J. F. Drinkwater, manque de solidité historiographique : cf. infra chap. XXXV, p. 622-623.
Notes de bas de page
1 On pense aux pages de C. Jullian, enflammées et admirables d’érudition. On évoquera aussi une remarque de F. Lot, 1967, p. 146, regrettant que seul le nom de Vercingétorix soit « connu des écoliers et du Français « moyen » qui, trop souvent n’en sait pas davantage » et notant « qu’aux États Généraux de Tours de 1484, un des orateurs, Philippe Pot, prêchant l’union, rappelle les paroles de Vercingétorix en les appliquant aux Français de son temps : « Si nous sommes unis le monde entier ne pourra nous résister » (note 2) ; cf. aussi C. Goudineau, 1983, p. 149-150. Le portrait du Gaulois est celui qui paraît ressortir de César, BG.
2 C’est déjà la tendance de E. Desjardins qui oppose Rutilius Namatianus et la patrie romaine au Gaulois Vercingétorix (aussi C. Goudineau, 1983, p. 150, note 1). Mais un représentant de ce courant de pensée est fourni par J.-J. Hatt, 1970 [1959], qui, malgré une dédicace de son ouvrage formulée « À la mémoire des résistants de Gergovie », conclut : « la colonisation et l’assimilation des Gaulois a été pour Rome et la Gaule une pleine réussite » (p. 389), en opposition, il est vrai, – un jugement pour le moins tranché – avec « ces peuples sous-développés qu’étaient les Germains ».
3 La prouincia, création typiquement romaine, reposait sur des critères militaires et judiciaires ; elle ignorait les ethnies ou les constructions politiques antérieures. La mise en place du système provincial gallo-romain remontait très vraisemblablement au deuxième voyage augustéen entre 16 et 13 av. J.-C.
4 C’est sous Domitien que les Germanies furent véritablement provincialisées. Leur statut antérieur, désigné par le terme de « district » militaire (le latin parle d’exercitus Germaniae), rend mal compte de la réalité administrative et politique de ces zones limitrophes. On s’est souvent étonné du « mensonge » d’Auguste qui, dans les RGDA, XXVI, parle de la pacification de la Germanie en dépit de Teutobourg. Cependant, pour le premier empereur (et dans la réalité), la stabilisation de la Germanie était un fait acquis et l’absence de création de provinces signifiait tout simplement que la conquête était à venir et que l’Empire ne se sentait pas là limité par une frontière. Les territoires où se tenaient les garnisons étaient extérieurs, en tant que territoires militaires, à la province de Belgique dont relevaient les populations civiles ; ils formaient les avant-postes d’une future province de Germanie à conquérir. En créant les Germanies, Domitien a enregistré l’impossibilité de former rapidement une Germania qui irait jusqu’à l’Elbe.
5 Sur la taille et l’organisation interne des cités : A. Chastagnol, 1985, p. 85-100. Sur la cité comme natio et patria : aussi C. Goudineau, 1983, p. 149-158.
6 Cf. A. Chastagnol, 1985, p. 97-99. On dit ordinairement que le pagus était une subdivision des cités gauloises et avait une origine indigène et l’on définit souvent un uicus comme un chef-lieu de pagus. À la suite des travaux de M. Tarpin, s. d. [1989], il me semble qu’une nouvelle orientation de la réflexion est possible. Il apparaît que le pagus est une subdivision fiscale d’origine romaine et que le uicus se caractérisait par son urbanisme. Je serais donc tenté de penser qu’un uicus définissait toute agglomération villageoise du territoire d’une cité qui pouvait être assimilée à un quartier urbain, séparé certes de l’oppidum-chef-lieu, en raison de la présence de monuments qui étaient ainsi administrés depuis le centre urbain lui-même et qui bénéficiaient, au même titre que ceux de la ville, des évergésies des magistrats de la cité. Le lien uicus-cité-oppidum rend évidemment plus que fragile le lien uicus-pagus qui n’a jamais été vraiment établi à ma connaissance. Le statut de l’oppidum lui-même entrait sans doute en ligne de compte et il est possible – mais ce n’est encore qu’une hypothèse – qu’il n’y ait pas eu à proprement parler de uicus dans des cités qui ne sont ni latines, ni romaines.
7 Tacite, Annales, XII, 66-69 et surtout XIII, 47, 1 : Hactenus Nero flagitiis et sceleribus uelamenta quaesiuit.Suétone, Néron, XXXVII, 1 : Nullus posthac adhibitus dilectus aut modus interimendi quoscumque libuisset quacumque de causa (en faisant naturellement la part des choses). Aussi Dion Cassius, LXIII, 22, 11 (Xiphilin).
8 Dion Cassius, LXIII, 22, 5 (discours de Vindex) : ἤκουσα αὐτοῦ πολλάκις ἄδοντος, ἤκουσα κηρρύτοντος, ἤκουσα τραγωδοῦντος. En écho, les quolibets rapportés par Suétone, Néron, XLV, 4 : etiam Gallos eum cantando excitasse. Je n’ignore pas la bibliographie néronienne et ses débats en m’en tenant à ces remarques. Je me contente d’enregistrer les critiques et l’état d’esprit à la veille de la révolte.
9 Dion Cassius, LXIII, 22, 1-2.
10 L’analyse de Tacite, Histoires, I, 51-54, est clairement marquée par l’idée d’un échec de l’empire qui a provoqué le retour de la guerre civile et remis sur le devant de la scène l’armée, plus que jamais maîtresse du jeu politique en cas de faillite du pouvoir.
11 Le chiffre est celui avancé par Plutarque, Galba, X, 1 et XXIX, 2. J. F. Drinkwater, 1983, p. 43 parle de chiffre inexact sans dire pourquoi et sans proposer un ordre de grandeur.
12 Comme l’indique Suétone, Néron, XL, 1 : eam prouinciam pro praetore optinebat. Dion Cassius, LXIII, 22, 1 dans le résumé de Xiphilin rapporte : ὃς προέστη των Γαλατῶν. De ces données et du fait qu’il convoqua les Gaulois pour s’assurer de leur soutien (Dion Cassius, LXIII, 22, 2) on peut légitimement déduire qu’il était légat propréteur de la Gallia lugdunensis. Quoi qu’il en soit, la thèse d’un gouvernement de Narbonnaise manque de fondement : cf. aussi J. F. Drinkwater, 1983, p. 40-42 et Suétone, Galba, IX, 4, permet d’exclure le gouvernement de l’Aquitaine.
13 Tacite, Histoires, I, 55 attribue la IVa (Macedonica) et la XXIIa (Primigenia) à la province en précisant que ces deux unités partageaient le même camp. En I, 61, 2, il ajoute la XXIa (Rapax). La garnison légionnaire était donc d’un effectif un peu supérieur à 15 000 hommes. En ajoutant 10 000 à 15 000 auxiliaires (en Germanie, il semble qu’ils aient représenté la moitié de l’effectif AU Ier siècle), on obtient environ 30 000 hommes.
14 Cf., là encore, le jeu de mot éclairant rapporté par Suétone, Néron, XLV, 5, qui indique que, par haine et moquerie envers Néron, des gens, en dispute feinte avec des esclaves, « Vindicem » poscebant.
15 Dion Cassius, LXIII, 24, 1-3.
16 Suétone, Galba, IX, 5, sur le ralliement de Galba. Tacite, Histoires, I, 8, 6, sur l’attitude de l’armée de Germanie : Tarde a Nerone desciuerant.
17 Dion Cassius, LXIII, 24, 3-4.
18 Dion Cassius, LXIII, 25, 1, parle du refus de Rufus d’accepter l’empire et trouve un écho chez Pline le Jeune (à propos de son épitaphe), Lettres, IX, 19, 1 : Hic situs est Rufus, pulso qui Vindice quondam imperium adseruit non sibi, sed patriae. Tacite, Histoires, I, 8, 6, rapporte des propos qui insinuent le doute sur la fidélité inébranlable de Verginius Rufus envers Néron : An imperare noluisset dubium : delatum ei a milite imperium conueniebat.
19 Dion Cassius, LXIII, 24, 1. Besançon avait été mêlée à l’épisode d’Arioviste dès le début de la guerre des Gaules, et les Séquanes apparaissaient comme un peuple puissant, auquel les Helvètes demandèrent le passage par leur territoire : BG, I, 39, 1, et I, 11, 1. Le site de l’oppidum, sur un méandre du Doubs, était assurément bien protégé naturellement [cf. C. Goudineau, 1980, p. 205]. On ne sait que peu de choses par les textes sur Vesontio, mais il est probable que l’une des clés de l’épisode réside dans l’appréciation de l’influence politique des Séquanes dans la Gaule de 68 et donc du chef-lieu qui se dota, sans doute au IIe siècle, de la Porte Noire, symbole de son prestige. Il est notable que Tacite ne connaisse que les Sequani, ignore Vesontio, dans les Histoires, et ne s’intéresse en fait qu’à leur rivalité avec les Lingons dont le dénouement ne fut pas sans influence sur l’issue de la guerre civile (IV, 67, en particulier : turbam in Sequanos rapit (Iulius Sabinus), conterminam ciuitatem et nobis fidem […] Fortuna melioribus adfuit ; fusi Lingones).
20 J. F. Drinkwater, 1983, p. 43, souligne son rôle dans le contrôle de la route vers la trouée de Belfort. De façon contradictoire toutefois, il attribue les Séquanes à la Belgique (p. 41), mais les inscrit en Lyonnaise, ainsi que les Lingons, sur la carte (carte 2, p. 233). Il me semble que la question des limites provinciales du secteur et de leur évolution (cf. aussi p. 102) mériterait un examen systématique et approfondi, car le dossier n’est pas satisfaisant en l’état actuel de la recherche.
21 Cf. W. Riepl, 1913.
22 Suétone, Néron, XL, 6.
23 Tacite, Annales, XIV, 4, 1 : Placuit sollertia, tempore etiam iuta, quando Quinquatruum festos dies apud Baias frequentabat.
24 J. Bayet, 1973, p. 87 et 92.
25 La voie terrestre était plus lente que la voie maritime et nous ne savons pas si, à partir de Marseille ou Narbonne, ce n’est pas un navire qui a transporté le messager. Sur les difficultés d’évaluation et sur les risques d’erreur, cf. le dossier réuni par R. Chevallier, 1988, p. 57-62. Il semble qu’en cas d’urgence 250 à 300 km par jour étaient du domaine du possible. Le trajet à envisager ici n’excède pas Lyon-Naples.
26 Cf. Dion Cassius, LXIII, 22, 1-6, sur les circonstances et le discours. Zonaras, XI, 13, p. 41, 10-12 D, complète le dossier. Il est logique de conclure qu’en qualité de gouverneur de Lyon il avait noué des liens avec les notables des cités, particulièrement les prêtres délégués à l’autel du Confluent, car rien n’indique que Vindex n’était qu’en début de mandat. On penserait plutôt à la fin (cf. aussi Galba qui était depuis huit ans en Hispania, selon Suétone, Galba, IX). Le délai de 4 à 5 jours n’est qu’un minimum. Il n’est pas sûr que la situation ait été perçue rapidement par les agents fidèles à Néron, ni qu’ils aient pris tout de suite l’affaire au sérieux au point d’alerter immédiatement l’empereur et de faire parvenir la nouvelle en grande urgence. La première quinzaine de mars et les ides de mars elles-mêmes donnent une fourchette probable. L’idée de « session extraordinaire » découle du texte de Dion Cassius et de la volonté de Vindex de donner une forme institutionnelle et organisée à sa révolte.
27 Cf. Suétone, Galba, IX, 4 ; Tacite, Histoires, I, 12, 1, où l’on note, pour le début de 69 il est vrai, la formule paucis post kalendas Ianuarias diebus ; I, 59 ou 64 et surtout 89, 2. Plutarque parle de rapidité incroyable à propos des sept jours que mit Icelus entre Rome et Clunia (Galba, VII, 1).
28 Suétone, Galba, IX, 4.
29 Cf. Tacite, Histoires, I, 8 et 62.
30 Suétone, Néron, XL, 6 et XLII, 1. Aussi Dion Cassius, LXIII, 27.
31 Plutarque, Galba, V, 3 ; aussi Suétone, Néron, XLVII, 1.
32 Malgré la formule cruelle de Tacite, Histoires, I, 49, 8 : maior priuato uisus dum priuatus fuit, et omnium consensu capax imperii nisi imperasset.
33 Tacite, Histoires, I, 6, 4 ; Suétone, Galba, IX, 5.
34 R. Rebuffat, 1987, p. 52-67.
35 W. Riepl, 1913, p. 123 et suiv. et p. 272.
36 Les textes essentiels sont réunis dans W. Riepl, 1913, p. 210.
37 W. Riepl, 1913, p. 209. Le problème n’est pas tant celui de la rapidité théoriquement possible de la circulation des courriers que celui de la volonté politique et administrative de faire effectivement circuler rapidement les nouvelles. W. Riepl, 1913, p. 211, postule une régression dans ce domaine sous l’Empire. Il faut distinguer de toute manière ce qui concernait directement l’empereur et sa gestion de l’Empire et ce qui était du ressort de la routine quotidienne, même administrative. La lecture des Histoires de Tacite ne laisse pas trop de doute sur l’accélération de la circulation des nouvelles ni sur des circuits parallèles d’information au cours de la crise de 68/69. Plutarque s’étonne, nous l’avons vu, de la rapidité (sept jours) du courrier porteur de la nouvelle de la mort de Néron pour Galba (Galba, VII, 1). Il semble qu’avec l’enchaînement des événements les vitesses de déplacement et de décision soient allées de pair dans le sens de l’accélération.
38 Cf. par exemple les temps consignés dans l’edictum de pretiis de Dioclétien. Aussi J. Rougé, 1966, p. 104. L’utilisation de la marine militaire demeure problématique : M. Reddé, 1986, p. 447-451.
39 Cf. par exemple Tacite, Agricola, XIX. Voir aussi F. Bérard, 1984, p. 303.
40 W. Riepl, 1913, p. 129-136.
41 Voir P. Le Roux, 1982a, p. 129.
42 Voir Tacite, Histoires, I, 8.
43 La route suivie longeait très probablement la vallée du Rhin jusqu’au coude de Bâle et bifurquait à l’ouest vers Vesontio et la vallée de la Saône.
44 Sur la résistance de Vesontio : Dion Cassius, LXIII, 24, 3. Le résumé de Xiphilin implique que Rufus était arrivé le premier à Besançon. J. F. Drinkwater, 1983, p. 43 situe les événements en avril, sans démonstration : « very likely in April 68 ».
45 Voir, en dernier lieu, F. Bérard, 1988, p. 174 et suiv.
46 Les analyses sont en général faussées par l’interprétation sous-jacente du mouvement souvent décrit comme une révolte de la Gaule contre Rome ou comme une révolte du peuple gaulois contre les élites gallo-romaines fidèles à Rome. J. F. Drinkwater, 1983, p. 42, affecte de croire que Vindex se comporta en notable préromain pour « réveiller » les élites gauloises.
47 Voir par exemple Tacite, Histoires, IV, 71, 3.
48 Plutarque, Galba, IV, 5.
49 La contribution des Gaules au recrutement militaire romain est bien attestée par l’épigraphie, qu’il s’agisse de recrutement individuel ou des levées d’unités entières, particulièrement au Ier siècle. Cf. P. Holder, 1980, p. 115-117.
50 Cf. p. 607 : le chiffre n’est pas absolument sûr. Tacite, Histoires, I, 51, 2 : Caeso cum omnibus copiis Iulio Vindice…
51 Zonaras, XI, 13, p. 41, 10-12 D : ὁρῶν τοὺς ὁμοφύλους Γαλάτας ὁργῶντας πρὸς άποστασίαν. Ce témoignage est souvent suspecté, mais rien ne prouve, dans les autres sources, que l’initiative ait exclusivement appartenu à Vindex. Il semble même que le texte de Zonaras puisse faire allusion au concilium du Confluent au cours duquel les mécontentements se seraient exprimés (cf. supra note 26) parmi l’ensemble de ses compatriotes.
52 Dion Cassius, LXIII, 22, 1.
53 Ce fut la politique de César et d’Auguste et celle qu’applique encore Claude envers une conquête récente comme la Bretagne de la reine des Iceni, Boudicca : Qua contumelia et metu grauiorum, quando in formata prouinciae cesserant, rapiunt arma, commotis ad rebellationem Trinouantibus […] (Tacite, Annales, XIV, 31, 2).
54 Le discours de Vindex, rapporté par Dion Cassius, est clairement dirigé contre les excès de la monarchie néronienne et non contre Rome elle-même ou la monarchie en général ; cf. aussi J. F. Drinkwater, 1983, p. 40 et suiv.
55 Cf., en dernier lieu, A. Chastagnol, 1990 [1987], p. 4-8 en particulier.
56 Le texte du discours de Claude, associé à des remarques de Tacite, permet de mettre en valeur la notion de merita qui avait pour fondement une longue fidélité et loyauté envers Rome. Cependant, ces merita n’étaient pas séparés de l’adhésion à une culture et à un modèle politique strictement romains. Seules les élites des colonies et des municipes romains pouvaient prétendre, au moins en Occident, aux plus hautes charges après quelques générations.
57 Ces fournitures annonaires et militaires constituaient certainement en quantité le courant d’échanges dominant. On imagine facilement que, dans son sillage, se greffaient des négoces nombreux et profitables.
58 Cf. par exemple A. King, 1990, p. 110-131.
59 Sur les Riedones : A. M. Rouanet-Liesenfelt, 1980. Sur les Turoni : Tacite, Annales, III, 41, 1-3.
60 Cf. les commentaires de Tacite, Histoires, I, 51, 2 et 6-7.
61 Cf. par exemple Suétone, Néron, XXXVIII, 7 : conlationibusque non receptis modo uerum et efflagitatis prouincias priuatorumque census prope exhausit.
62 L’exemption pour le citoyen n’est nulle part expressément formulée. Elle est cependant probable au regard de la définition des privilèges civiques.
63 Cette responsabilité est sans doute précoce en Gaule. Elle permet en tout cas d’expliquer le récit des causes de la révolte de 21 chez Tacite : Annales, III, 40.
64 Tacite, Annales, IV, 5, 2 : sed praecipuum robur Rhenum iuxta, commune in Germanos Gallosque subsidium octo legiones erant.
65 Strabon, IV, 3, 2 ; Dion Cassius, LIV, 32, 1.
66 Comme je l’ai suggéré supra note 26, je suis tenté de faire remonter la révolte à une réunion du concilium dont l’objet était au premier chef la célébration du culte impérial.
67 Cf., là encore, Tacite, à propos de la révolte de 21. Aussi J. F. Drinkwater, 1983, p. 186-196 et le problème des Iulii.
68 Tacite, Histoires, IV, 17, 6 : ne Vindicis aciem cogitarent : Batauo equite protritos Aeduos Aruernosque.
69 Dion Cassius, LXIII, 22, 1, fournit des informations essentielles à ce sujet. Arvernes et Éduens avaient une ancienne alliance avec Rome que la défaite de Vercingétorix ne remit pas en cause (BG, VII, 89, 5 : si per eos ciuitates recuperare posset). Tacite (Annales, XI, 25, 1) rappelle qu’à la suite du discours de Claude : primi Aedui senatorum in Vrbe ius adepti sunt. Primi implique que d’autres suivirent et rien n’interdit de penser aux Arvernes et au père de Vindex.
70 Les Trévires, en particulier, peuvent symboliser, avec les Lingons un clivage de ce type.
71 Aussi J. F. Drinkwater, 1983, p. 41-43.
72 C’est un trait caractéristique de la méthode de Tacite, qu’il s’agisse du tableau de l’Empire au début des Histoires ou du rappel des événements de 68 antérieurs à la révolte de l’armée de Germanie qui eut lieu au début de janvier 69 (Histoires, I, 51-54).
73 Tacite, Histoires, I, 51, 5.
74 Tacite, Histoires, IV, 67, 1 : Iulius Sabinus proiectis foederis Romani monumentis […].
75 Dion Cassius, LXIII, 25, 1.
76 Tacite, Histoires, I, 51, 7.
77 Dion Cassius, LXIII, 27.
78 Tacite, Histoires, I, 51, 3. Sur le recrutement : J. C. Mann, 1983, p. 25-30.
79 Ce rôle remontait à César : BG, V, 28, 3 ; 30, 1 ; VI, 7, 8. B. ciu., I, 17, 4.
80 Cf. le conflit entre Lyon et Vienne.
81 La mort de Néron fut la véritable délivrance pour les plus acharnés des Galbiens.
82 Tacite, Histoires, I, 51, 7, montre bien le mépris du soldat pour des fauteurs de guerre civile qui étaient de surcroît des vaincus.
83 Sur le « terror gallicus », cf. J. F. Drinkwater, 1983, p. 42 qui met en valeur ce thème dans l’analyse de l’attitude des pouvoirs successifs face aux provinces gauloises.
84 Ce malentendu sur le vainqueur et le vaincu est finalement introduit par Tacite qui lui attribue un rôle dans les erreurs de Galba et l’aggravation d’un conflit qui aurait pu se terminer en juin 68.
85 Plutarque, Galba, VII ; Suétone, Galba, XI, 2.
86 Le problème n’était pas cependant, comme le propose J.-J. Hatt, le choix entre un gouvernement civil et une dictature militaire.
87 C’est en ce sens que la révolte de 68 peut être considérée comme le succès d’une politique représentée par le discours au Sénat de l’empereur Claude. Le débat qu’il a alors engagé et suscité me donne à penser que l’un des sujets de l’opposition sénatoriale (et ensuite de la tradition historique marquée de son sceau) tenait à la « modernité » de la politique impériale plus soucieuse de tirer les conséquences de l’évolution des provinces et de l’Empire que les sénateurs italiens. L’ignorance de la tradition pouvait évidemment conduire aussi aux excès de Néron. Nous avons là cependant l’indice que l’empereur avait bel et bien l’initiative politique à Rome et que c’était même là un des legs d’Auguste.
Notes de fin
* Paru dans M.-M. Mactoux et É. Geny (dir.), Mélanges Pierre Lévêque 8, Religion, anthropologie et société, Paris, Les Belles Lettres, 1994, p. 259-274.
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