Version classiqueVersion mobile

Gaullisme et gaullistes

 | 
François Audigier
, 
Frédéric Schwindt

Troisième partie. Personnel politique et élections

L’ascension politique d’André Bord au sein du RPF du Bas-Rhin (1946-1958)

Alfred Wahl

Texte intégral

  • 1 Cette étude a été réalisée à partir d’entretiens successifs avec Monsieur André Bord et de la cons (...)

1La carrière politique d’André Bord a été double : sur le plan régional, il a occupé successivement ou simultanément les fonctions d’adjoint au maire de Strasbourg, de président du Conseil Général et du Conseil Régional. Sur le plan national, sa carrière a été longue et importante à la fois au sein des gouvernements et des partis gaullistes successifs, alors que l’homme est demeuré modeste, peu médiatique et peu médiatisé1. Les Dernières Nouvelles d’Alsace, ne lui furent guère favorables, notamment à la fin de sa carrière d’élu.

2André Bord est un « gaulliste historique ». Adhérent du RPF en avril 1947, il a occupé les fonctions de permanent jusqu’en 1958 où il est élu député UNR de Strasbourg. En 1966, il est nommé secrétaire d’État à l’Intérieur et va le rester jusqu’au renvoi de Chaban-Delmas en juillet 1972. Il est devenu ministre des Anciens Combattants à la demande de Pierre Messmer, poste qu’il a conservé durant le gouvernement Chirac. Les milieux sportifs l’avaient attendu à la Jeunesse et aux sports. Raymond Barre lui confia ensuite le secrétariat d’État chargé des Relation avec le Parlement et du Budget de l’audiovisuel jusqu’en 1978. André Bord est resté député jusqu’en 1981. Au total, il a été ministre 12 années consécutives. Sans compter qu’il a occupé les fonctions de secrétaire général adjoint de l’UNR à compter de 1966, chargé des jeunes. Georges Pompidou le chargea alors de lancer un mouvement de jeunes gaullistes : ce fut l’UJP (Union des Jeunes pour le Progrès). Il devint secrétaire général de l’UDR, sur proposition de Jacques Chirac de 1975 à 1976.

Un homme de réseaux qui rejoint la Résistance

3Né en 1922, André Bord est issu de la banlieue ouvrière du sud de Strasbourg, mais d’une famille catholique bien intégrée dans la paroisse. Son père était grutier au port du Rhin. Le futur ministre de Charles de Gaulle sera scout et joueur de basket-ball au club du patronage Saint-Joseph et au Racing club de Strasbourg. Il fréquenta un temps très court les classes du collège épiscopal Saint-étienne de Strasbourg. Ses études sont interrompues à la fin de la cinquième. Il est alors embauché comme apprenti à la librairie Muh-Leroux spécialisée dans les livres et objets religieux catholiques. Durant cette période de la première adolescence, André Bord révéla déjà ses capacités à tisser et à entretenir de solides réseaux de connaissances. C’est en grande partie sur cette base que se construira et se prolongera sa carrière politique.

4En septembre 1939, André Bord qui n’a pas encore 17 ans est évacué avec les siens, comme tous les Strasbourgeois. Il se retrouva dans une commune rurale, Chalagnac-sur-Save, à quelques kilomètres de Périgueux, ville où s’installa l’administration municipale de Strasbourg. Selon ses propres dires, André Bord a profité de cette année de séjour pour se construire un réseau d’amitié avec des jeunes gens qui, plus tard, vont l’accueillir et l’aider à rejoindre les réseaux de résistance, puis le maquis.

  • 2 André Bord, Un état d’esprit ; Propos recueillis par Dominique Witz-Habermeyer, Le Verger éditeur, (...)

5À la fin de l’été 1940, la famille Bord réintégra l’Alsace. André Bord reprit aussitôt contact avec la paroisse et l’équipe de basket. Le groupe a, semble-t-il, entrepris des actions, mineures sans doute, pour indisposer les soldats allemands présents. Le cadre nazi du quartier en aurait fait part aux parents Bord, désormais très inquiets pour leur fils. L’intervention décisive est venue des voisins, la famille Weisheimer et leur fille Emmy qui, à l’automne 1941 déjà, prenaient en charge des prisonniers de guerre français évadés d’Allemagne et assuraient leur passage vers la France. Les Weisheimer semblent avoir convaincu les Bord de faire évader leur fils et avoir proposé le recours à leur réseau qui reposait sur celui du scoutisme paroissial où René Knittel, son frère Michel et sa sœur Albine jouèrent un rôle clé2.

6En compagnie d’un camarade du quartier, Antoine Jung, et de quatre Polonais cachés chez les Weisheimer, André Bord traversa les Vosges au Tanet, dans le massif du Honeck, dans le Haut-Rhin, le 1er novembre 1941. Il arriva à Saint-Dié, puis Épinal, grâce à divers relais : des religieuses, qui firent passer au groupe la ligne de démarcation dans des sacs postaux chargés sur un train. Puis ce fut l’arrivée à Lyon au service d’accueil des réfugiés. Après un court passage à Nîmes auprès de sa cousine, expulsée de Moselle, il put s’installer dans le Périgord grâce aux connaissances nouées en 1939-1940 et notamment à la famille d’accueil de septembre 1939.

7André Bord s’engagea alors dans le 26e régiment d’infanterie de Bergerac où il retrouva d’autres Alsaciens et Mosellans. Ce régiment fut dissous avec l’invasion de la zone sud et Bord entra dans deux réseaux de résistance comptant de nombreux Alsaciens : Andalousie et Martial. Dans un premier temps, on le chargea plus spécialement de fournir des renseignements et de procurer de fausses cartes d’identité récupérés chez des agents spécialisés à Bergerac, deux officiers de police alsaciens, et à Périgueux. Se sentant vite en danger, Bord tenta de rejoindre l’Espagne, avec un autre Alsacien, Jean Seger, mais apprit à Mirande, dans le Gers, que le réseau de passeurs prévu a été démantelé.

8De retour dans le Périgord, il reçut la mission de recruter des résistants parmi les nombreux réfugiés alsaciens-mosellans non rentrés en 1940 ou évadés après. Il rejoignit aussi le maquis où il fut blessé par une balle, au genou, lors d’un affrontement avec l’occupant. Il participa à plusieurs actes de sabotage d’envergure. Arrêté par la Milice et interrogé à la prison de Périgueux, il put être libéré grâce à un coup de main organisé par un ancien camarade de quartier de Strasbourg, Raymond Winter, résistant lui aussi. Il fut arrêté une seconde fois en voulant prendre contact avec des Alsaciens qui travaillaient au commissariat de police de Bergerac. C’est un Alsacien engagé dans la collaboration qui le fit libérer. Intégré dans le maquis de Diener-Ancel, futur cadre de la Brigade Alsace-Lorraine, André Bord participa à l’opération de harcèlement de la division Das Reich lors de sa remontée vers le front de Normandie. Puis ce fut l’entrée dans la Brigade Alsace-Lorraine et la marche vers l’Alsace. Après la libération de Strasbourg, la Brigade fut affectée sur le front du Rhin, dans l’Alsace centrale, à Gerstheim-Obenheim, au début de 1945. André Bord s’y trouva un temps encerclé avec son détachement par l’ennemi. Il réussit à se dégager en traversant le Rhin à la nage.

9Après le 8 mai 1945, il demeura dans l’Armée jusqu’en 1946 et servit un moment d’interprète à l’Insel Hôtel de Constance, au poste de commandement du général Salan. André Bord regagna Strasbourg, sans doute vers le milieu de 1946. Il se rendit à la mairie pour rappeler au maire Charles Frey sa promesse de Périgueux de l’engager dans les services municipaux après la victoire. Mais celui-ci l’informa qu’il était trop tard, tous les postes ayant déjà été attribués. Finalement le réseau catholique lui fit rencontrer le directeur de la compagnie française de navigation rhénane qui lui procura un emploi.

Le choix du gaullisme

10Parallèlement, le nouveau démobilisé réintégra des réseaux anciens et constitua des nouveaux. La politique l’attirait. Il reprit contact avec Raymond Winter, l’ancien résistant du Sud-Ouest de retour au Neudorf. C’est lui qui l’encouragea à entrer dans les organisations qui se formaient alors : les anciens de la Brigade Alsace-Lorraine, des réseaux Andalousie et Martial, de la première Armée de de Lattre, des Combattants volontaires de la résistance. Et c’est ainsi qu’il allait diriger ultérieurement l’ensemble du mouvement des associations patriotiques, plus de 50, comme président de l’UFAC du Bas-Rhin.

11Comme il était une personnalité connue des résistants, ainsi que des anciens élus et employés de la mairie de Strasbourg repliée à Périgueux, les partis politiques sollicitèrent son adhésion. C’était le cas de Charles Frey, le chef du Parti démocrate reconstitué. Bord fut aussi approché par Marcel-Edmond Naegelen, alors l’un des chefs de la SFIO locale et adjoint au maire à Périgueux. Naturellement, le MRP, parti dominant, le sollicita par l’intermédiaire du directeur des éditions catholiques Müh-Leroux. Le MRP songeait à lui confier l’organisation de la jeunesse. En dépit de ses racines familiales, de ses liens privilégiés avec le monde catholique, il n’adhéra pas au MRP considéré alors par les gaullistes locaux comme le parti des clérico-autonomistes. Ce fut le choix le plus décisif de sa carrière.

  • 3 Voir la thèse de Jean-Paul Thomas, Droite et Rassemblement, du PSF au RPF, 1936-1938 : hommes, rés (...)

12Restait le gaullisme. André Bord rencontra fin 1946 et début 1947 des jeunes issus comme lui de la Résistance et qui cherchaient, au-delà du mouvement associatif, à créer un mouvement de jeunes gaullistes. Il cultivait aussi des contacts avec l’UNAR (Union nationale de rénovation) fondée en Alsace sous l’impulsion de Louis-Philippe Orttner, le secrétaire général du Comité de libération de Strasbourg ; c’était le premier parti gaulliste et qui a obtenu quatre élus à l’Assemblée nationale avec le label Union gaulliste. Parmi eux, Pierre Clostermann et René Capitant, l’ancien professeur à la Faculté de droit de Strasbourg avant 1939 et qui avait présidé le Comité des intellectuels antifascistes régional. Mais c’est la fréquentation des mouvements patriotiques issus de la guerre qui offrit à André Bord un maximum de rencontres comme celle de l’industriel Émile Cremer, avant 1939 au parti social français du colonel de la Rocque, ancien des services britanniques et membre comme lui de l’association des CVR3. Le groupe de gaullistes comptait aussi le pâtissier Louis Schott et Louis-Philippe Orttner, ex-PSF lui aussi, secrétaire général de l’UNAR. Ainsi, bien des membres de ce groupe venaient de l’ancien Parti social-français du colonel de la Rocque et ralliés désormais au général de Gaulle.

13Le choix d’André Bord semble bien avoir été déterminé une nouvelle fois par sa voisine, Emmy Weisheimer, ancienne d’un réseau de passeurs, rentrée de déportation. Celle-ci était alors secrétaire de René Radius, adjoint au maire. Elle logeait Clairette Ricout, la secrétaire de l’Union gaulliste. C’est Emmy Weisheimer qui fit connaître André Bord à René Radius, personnalité déjà influente du mouvement gaulliste. Les deux jeunes femmes invitèrent André Bord à l’hôtel de ville le 7 avril, lorsque le général de Gaulle y annonça la création du RPF. Bord assista à cet événement historique dans le salon qui ouvre sur le balcon où de Gaulle s’adressait alors à la foule rassemblée sur la place Brogly. Tous les notables du gaullisme, tels les députés Michel Kauffmann et Camille Wolff étaient présents. Bord a été présenté à Clostermann et à bien d’autres, y compris lors de la réception qui a suivi au restaurant La Mauresse.

Un cadre dynamique et influent du RPF du Bas-Rhin

14Durant les jours qui suivirent, les structures du RPF furent mises en place. C’est ainsi qu’Ernest Hanselmann, ancien agent du réseau Andalousie, devint le délégué pour le Bas-Rhin. Mais les anciens de l’UNAR comme Cremer, Schott, Orttner ou Silberzahn ne voulaient pas passer la main et prétendaient diriger le RPF. Tout en adhérant à ce parti, ils ont maintenu une structure parallèle, l’Union démocratique de la rénovation française (UDR). Hanselmann fut rapidement remplacé par l’ingénieur Pierre Gilliot, replié à Limoges durant la guerre. C’est ce dernier qui nomma André Bord à un poste de permanent du parti, spécialement chargé de la propagande. André Bord pense que Malraux, son ancien chef à la Brigade Alsace-Lorraine, est probablement intervenu dans ce choix. Le voilà installé dans des bureaux ouverts au centre-ville, au numéro 20, rue du Marché-aux-Grains avec cinq autres permanents. À la fin de 1947, le RPF du Bas-Rhin comptait 14 000 adhérents. André Bord travailla ensuite avec le général Mazoyer, le successeur de Gilliot.

15L’activité du nouveau permanent politique consistait alors à établir et à gérer le fichier des adhérents qui compta rapidement 600 étudiants dirigés par Georges Gilliot, le fils de Pierre et par Pierre Weisenhorn, futur député UNR du Haut-Rhin. André Bord avait aussi la charge des cotisations ainsi que de la recherche de ressources financières. Enfin, il s’occupa de mettre en place des structures sur le plan régional et local. Il orienta la commission de propagande vers le milieu ouvrier avec René Sager comme responsable de l’action ouvrière. C’est ainsi que des sections ouvrières furent mises sur pied dans les entreprises des faubourgs. André Bord déclare avoir pris très au sérieux le projet gaulliste en direction de la classe ouvrière. Il était alors très engagé dans la « gauche » du parti et fréquentait les réunions animées à Paris par Capitant et Vallon. Il a aussi été convoqué par la cellule Malraux pour assister à des séances de formation et d’information. Voilà qui a sans doute contribué à parfaire la formation d’André Bord qui était resté sans instruction secondaire. Ainsi, à ses débuts, André Bord se situait à l’aile gauche du mouvement gaulliste.

16André Bord monta aussi une organisation avec des sportifs, milieu qu’il fréquentait assidûment, notamment le basket-ball. C’est ainsi qu’il devint aussi un dirigeant de ce sport, bientôt au niveau départemental. Il réussit à obtenir l’adhésion au RPF d’Ignace Heinrich, vice-champion olympique à Londres en 1948 dans l’épreuve-reine du décathlon. Il créa le comité des sports du RPF qui tissa des liens avec des athlètes nationaux comme Micheline Ostermeyer, championne olympique du saut en hauteur en 1948 aussi.

17L’activité fébrile en vue de multiplier les adhésions, de toujours créer de nouvelles sections du RPF dans le département, y compris au niveau des communes, sa légendaire disponibilité finirent par faire d’André Bord, jusque-là dans une position modeste, un homme d’appareil indispensable et influent. En juin 1949, l’organe du RPF, Le Rassemblement, le présentait comme le secrétaire départemental du parti. C’est ainsi qu’il signait son courrier à partir de 1949 au moins, alors qu’il déclare aujourd’hui avoir été en réalité l’adjoint au délégué départemental. Son rôle demeura cependant limité à la région, même s’il avait des antennes à Paris. Il siégea au Conseil départemental au moins depuis avril 1949. L’année 1950 fut celle où l’influence d’André Bord se précisa. Il n’avait que 28 ans. Au cours du mois de janvier, il anima des réunions publiques qui s’adressaient aux ouvriers avec deux autres militants dont Schott, puis au personnel de l’hôpital civil de Strasbourg, le 10 janvier.

18La situation de celui qui faisait fonction de secrétaire général du RPF du Bas-Rhin n’était pas aisée ; c’est ce qui ressort de son rapport d’activité adressé à Paris pour la période du 1er février au 5 mars 1950. André Bord y accusait les élus du mouvement d’avoir « lâchement trahi leur collègue » (il s’agit de Louis Schott battu aux élections cantonales à Strasbourg) « et le général de Gaulle ». Dans ses fonctions, André Bord n’a cessé de s’en prendre aux notables élus sous le label gaulliste mais qui sont, selon lui, avant tout des bourgeois opportunistes.

19En juin de cette année, il participa aux Assises nationales du RPF à Paris. À l’automne, Bord fut élu vice-président du groupement des arrondissements de Strasbourg-Ville dont le président réélu était Louis Schott. L’on repère la trace d’une première intervention à la tribune de l’assemblée du groupement. Fin novembre, il prononça sans doute son premier discours de politique générale au niveau du groupement de Strasbourg. Il y aborda des questions intérieures et extérieures ainsi que les élections législatives à venir l’année suivante. En décembre, André Bord organisa le congrès départemental. Enfin, il participa aux travaux du conseil départemental en janvier 1951. L’ascension se poursuit. Il était alors proche de Louis Schott, l’homme du parti qui représentait les militants. Bord aussi se situait de ce côté et voyait avec méfiance les notables élus qui prenaient de plus en plus de liberté avec la stratégie du général de Gaulle. Début 1951, il devint le gérant du journal départemental du parti, Le Rassemblement d’Alsace.

Le collaborateur strasbourgeois de Koenig

20André Bord n’était pas encore en situation de briguer un poste d’élus en 1951. Cela était réservé à des notables ou à des personnalités « parachutées ». Les deux anciens « parachutés », Capitant et Clostermann durent laisser leur place au profit d’un seul, le général Koenig. Déjà les notables locaux traînaient les pieds. On ne sait rien des sentiments des militants face à l’arrivée de ce nouveau candidat extérieur à la région. Et comment réagira l’électeur ? Bref, l’arrivée de Koenig se fit discrètement, à l’abri de la presse et donc des partis adverses qui auraient pu exploiter ce nouveau parachutage. Le général descendit à la dernière station avant Strasbourg, à la gare de Saverne où l’attendait justement André Bord que sa position privilégiée de permanent du parti rendait toujours disponible. Ce contact s’avéra capital pour ce dernier parce qu’il semble avoir bénéficié immédiatement de la sympathie et de la confiance de Koenig qu’il installa dans la villa d’un grand industriel strasbourgeois, la future permanence du député.

21Au lendemain du scrutin victorieux pour Koenig, celui-ci fit d’André Bord un collaborateur, l’équivalent de ce qui est aujourd’hui un attaché parlementaire. À ce poste, ce dernier passa beaucoup de son temps à tenter d’éviter la rupture entre Koenig et les notables du parti local dont il demeurait d’ailleurs le « secrétaire général ». Tous les quinze jours ou trois semaines, il se rendait à Paris pour une séance de travail ; en fait pour rendre compte à son mentor de la situation politique générale dans le Bas-Rhin. Koenig venait en Alsace dans l’intervalle.

22André Bord a cru bon d’informer le secrétaire général du RPF, Louis Terrenoire, le 13 novembre, que la situation du mouvement allait devenir, à terme, catastrophique. Mais il ne s’en ouvrit pas davantage et conseilla à Louis Terrenoire d’entendre René Radius et Louis Schott. Le rôle départemental d’André Bord alla croissant ; c’est ce qui ressort du rapport du général Neuhauser, le délégué du RPF à Belfort, venu à Strasbourg pour évaluer la situation dans le Bas-Rhin à la demande de la direction nationale (30 mai 1952). Celui-ci nota que « pour des raisons de santé, le délégué départemental (depuis février) n’a pu, jusqu’à ce jour, prendre effectivement ses fonctions, son adjoint Bord, par contre, est très actif et est la cheville ouvrière du groupement »…

23À compter de 1952, André Bord se trouva plus que jamais au milieu de la tempête qui secoua le RPF alsacien et qui révélait l’ambiguïté de l’engagement gaulliste d’une partie des dirigeants et des électeurs de ce parti. En effet, l’électorat rural du RPF se composait majoritairement de l’ancien bloc libéral-protestant opposé au parti catholique, l’UPR avant 1939, le MRP après 1945. Ce bloc avait reporté ses voix dès 1946 sur les gaullistes par hostilité au nouveau parti catholique, le MRP. De leur côté, les notables du RPF, élus ou non, ne comprenaient pas la stratégie d’opposition systématique du général de Gaulle contre les droites. Aussi, au moment de l’investiture d’Antoine Pinay, certains ont-ils lâché de Gaulle parce que, disaient-ils à André Bord qui tentait de les raisonner, « nous devons participer, être avec le pouvoir », « faire avec ceux qui gouvernent ».

Fidèle à de Gaulle

24L’activité nationale d’André Bord semble avoir été limitée auprès de Koenig, y compris lorsque ce dernier entra dans le Cabinet Mendès France. Il avait pour fonction prioritaire de garder les arrières. Dans cette tâche, il resta fidèle à de Gaulle, de concert avec les militants proprement gaullistes issus de la Résistance et qui étaient davantage des citadins. Il se consacrait alors beaucoup à faire vivre l’orientation sociale du mouvement en cherchant des terrains d’expérimentation locaux de l’idée de l’association capital-travail. De fait, il réussit à implanter un syndicat gaulliste, notamment dans les usines des Forges de Strasbourg et de celles de Graffenstaden en débauchant des adhérents notamment de Force ouvrière.

25Après le renoncement de de Gaulle, André Bord conserva ses fonctions au parti des Républicains sociaux et siégea au Comité central où il se montra partisan, avec Michel Debré, de la non-participation au gouvernement. Roger Frey le fit alors nommer délégué régional pour L’Alsace-Moselle. Mais sa situation sembla d’abord confuse puisque le 4 mars 1954, il demanda à la direction nationale (Pierre Picard) s’il devait fournir aux Républicaux sociaux du département le fichier des adhérents du RPF. N’avait-il pas encore reçu l’assurance d’être réengagé dans ses fonctions départementales de permanent ou simple flottement consécutif au changement de dénomination et de nature du parti gaulliste ? En fait, il semble que le gros des troupes l’a soutenu, sans compter qu’il était protégé par Koenig.

26Il paracheva alors sa conquête des associations patriotiques en devenant président de l’UFAC du Bas-Rhin en 1955. Il mena une active campagne contre la CED dans tout le Bas-Rhin, tenant de nombreuses réunions publiques. Sa position dans l’entourage de Koenig lui conférait désormais une influence élargie au niveau national où il se décida à intervenir, en particulier sur la question de la participation au pouvoir qui continuait de diviser les dirigeants gaullistes. Avant le congrès de Bordeaux de 1956, il s’en est ouvert à Michel Debré, l’intransigeant. Ce faisant, il voulait contrer surtout Chaban-Delmas partisan de la participation au gouvernement.

27En attendant, le général Koenig obtint un rendez-vous avec le général de Gaulle pour André Bord. Avant le congrès, celui-ci tenait à faire part au général de la fidélité des militants de base à un moment où beaucoup de notables y avaient renoncé. Selon André Bord, le général lui aurait fait part de son pessimisme quant à l’avenir, affirmant que la « France était fichue ». Il voulait sans doute tester son interlocuteur. Très impressionné à l’évidence, André Bord se hasarda alors à prodiguer des encouragements. Il affirma avoir dit au général qu’il « aura été inutile de libérer l’Alsace, si c’était pour laisser tout tomber ». Il veut croire aujourd’hui que ses paroles avaient eu un effet positif sur le général. Quoi qu’il en soit, André Bord est sorti du bureau de de Gaulle conforté dans son combat contre la participation au pouvoir. Il rencontra ensuite Chaban, à Bordeaux, lors du congrès du parti afin de lui rappeler les sentiments du général. L’accès au maire de Bordeaux lui a été facilité par un conseiller de Chaban, ex-compagnon de résistance de Bord.

28Entre 1956 et 1958, André Bord continua de renforcer son influence sur ce qui subsistait comme militants. Au printemps de 1956, il semble que des difficultés aient surgi entre André Bord, le délégué départemental Gilliot et Jacques Foccart, le nouveau secrétaire général du mouvement gaulliste à propos des comptes financiers. Le 2 février 1956, Paris avait demandé les comptes financiers arrêtés à la date du 31 décembre 1955. Lors d’une rencontre avec Jacques Foccart début avril à Paris, Gilliot a dû reconnaître qu’il n’avait pu obtenir ces comptes de Bord et du comptable de la délégation du Bas-Rhin malgré ses relances. Mais c’est toute la situation personnelle d’André Bord que mit alors en question Jacques Foccart lorsqu’il écrit au trésorier national à l’issue de la visite de Gilliot : « J’ai appris avec beaucoup d’étonnement que Bord continuait à être permanent et que le comptable était toujours engagé. Il faut absolument que nous sachions où en est la situation de ce département et que je prenne après les décisions voulues pour mettre fin à cet état de fait. Voulez-vous donc écrire une lettre impérative à Bord sans faire état, bien entendu, de ce que j’écris plus haut car Gilliot me l’a dit tout à fait confidentiellement… »

29Quoi qu’il en soit, la situation d’André Bord n’était plus très claire comme le révèlent ses courriers à Jacques Foccart. En 1956, il utilise toujours le papier à lettre avec l’en-tête RPF, mais signe alors avec son seul nom, sans indication de fonction. À partir d’avril 1957, le courrier a pour en-tête UDRS et en 1958, on trouve UDRS ex-RPF. Quelquefois, André Bord signe comme secrétaire du général Koenig. Tout cela laisse à penser que Bord est la véritable cheville ouvrière d’une organisation en pleine incertitude et en panne d’identité.

30Mais déjà André Bord anticipait, comme en témoigne un courrier envoyé le 14 mai 1956 à Jacques Foccart où il demandait quelle attitude adopter devant les souhaits et désirs exprimés ici où là en faveur d’un « retour du général de Gaulle ». Foccart a répondu en rappelant qu’il « n’est pas question que le général de Gaulle revienne pour sauver le régime » (23 mai). Durant les mois suivants, André Bord ne cessa de réclamer une entrevue avec Foccart pour lui communiquer les signes favorables de l’opinion bas-rhinoise en faveur du retour du général. À partir de 1958, le contact semble de plus en plus fréquent et Bord exposa à Foccart qu’il agissait concrètement pour le retour de de Gaulle, notamment auprès des associations d’anciens combattants. Dès le 16 mai, il a fait voter une motion pour l’installation d’un « gouvernement de salut public, présidé par le général de Gaulle ».

31Fort d’une position renforcée et détenant solidement les reines d’un parti affaibli, André Bord parvint, semble-t-il sans peine, à s’imposer comme candidat de l’UNR à Strasbourg pour le scrutin législatif de 1958. Profitant du renoncement de Koenig à se représenter à la députation, il fut investi par les adhérents de la circonscription de l’ouest de la ville. Koenig l’y avait encouragé, ainsi que Roger Frey et Foccart. Mais cette investiture, il la devait d’abord à lui-même et à sa présence permanente sur le terrain politique. En revanche, le succès électoral fut le résultat de l’aura du général de Gaulle. André Bord avait 36 ans. Il était l’un des plus jeunes députés de la Chambre des députés. Sa carrière politique prenait une nouvelle dimension.

Conclusion

32Pour atteindre cette position durable au sommet du mouvement gaulliste et de l’État jusqu’en 1981 et sa domination quasi sans partage sur le Bas-Rhin et durant quelques années sur toute l’Alsace – seule la mairie de Strasbourg lui a échappé –, André Bord a disposé de trois principaux atouts qu’il a élaboré et mis en œuvre avant 1958 et notamment durant la période du RPF.

33Son premier atout est le résultat exclusif de sa seule volonté. Le fait de s’être engagé très jeune dans la Résistance, y compris combattante, lui a valu ensuite de pouvoir faire partie du cercle des « gaullistes historiques », un atout exceptionnel après 1958. Son deuxième atout procède de ses remarquables dispositions personnelles pour le contact et pour la constitution de réseaux et pour l’animation d’associations. Voilà qui a permis longtemps à André Bord de s’attacher de nombreux collaborateurs fidèles ainsi que des amis et notamment parmi tous ceux qu’il a croisés durant la guerre, un réseau qu’il a réussi à réactiver. Enfin, son engagement comme permanent du RPF en 1947 a fait de lui un homme d’appareil ayant un regard sur tout le fonctionnement et les hommes du parti. Cette position signifiait aussi disponibilité et donc présence constante sur tous les terrains décisifs. Elle est d’ailleurs classiquement considérée comme une voie privilégiée pour la montée vers le pouvoir.

34Au total, André Bord a été servi pour partie par les circonstances, la guerre et ses engagements. Mais il ne s’agissait là que d’une base qu’il a ensuite développée grâce à ses atouts personnels et grâce à une opportunité qui s’est avérée décisive, l’engagement comme permanent du RPF. En revanche, son positionnement initial à la gauche du gaullisme ne semble pas avoir constitué un atout, ni non plus un obstacle. C’est donc à un long travail obscur qui aurait pu ne jamais déboucher que se livra André Bord entre 1947 et 1958. Le retour de de Gaulle lui offrit l’opportunité chanceuse qu’il a su saisir.

Notes

1 Cette étude a été réalisée à partir d’entretiens successifs avec Monsieur André Bord et de la consultation de deux liasses aux archives de la Fondation Charles de Gaulle à Paris. Ont été sollicités aussi le témoignage de Monsieur Georges Gilliot, le fils de Pierre et de celui de Pierre Orttner, le fils de Louis-Philippe et dont les archives ont été précieuses notamment pour la période d’avant 1950.

2 André Bord, Un état d’esprit ; Propos recueillis par Dominique Witz-Habermeyer, Le Verger éditeur, Strasbourg 1993.

3 Voir la thèse de Jean-Paul Thomas, Droite et Rassemblement, du PSF au RPF, 1936-1938 : hommes, réseaux et cultures, ruptures et continuité d’une histoire politique, Thèse IEP, Paris 2002, à paraître aux Presses des Sciences Politiques.

Auteur

Professeur émérite d’histoire contemporaine à l’Université de Metz

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search