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La toge et les armes

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Patrick Le Roux

Deuxième partie. Soldats et empire

Chapitre XI. Le ravitaillement des armées romaines sous l’Empire*

Texte intégral

  • * Paru dans Du latifundium au latifondo. Un héritage de Rome, une création médiévale ou moderne ?, A (...)

1Les questions sont simples : que consommaient les armées romaines, en quelles quantités ? où s’approvisionnaient-elles, selon quelles modalités financières ? comment acheminaient-elles et conservaient-elles les denrées ? Les réponses, malgré les insuffisances de la documentation, ne paraissent pas trop difficiles à trouver à la lumière de ce que nous pouvons savoir de l’armée et des normes romaines de la consommation. Les problèmes se compliquent quand il s’agit de sortir des ordres de grandeur et des schémas commodes pour apprécier l’environnement économique et les effets économiques du ravitaillement des armées. Autrement dit, même si théoriquement l’acheminement des fournitures aux armées ne soulevait pas d’obstacles insurmontables, comment s’insérait-il pratiquement dans les circuits de production et d’échanges qui étaient ceux de l’Empire romain ? Dans quelle mesure l’illustration de la question des approvisionnements des armées romaines apporte-t-elle des éclairages sur la nature même de l’économie impériale et sur les structures économiques qui la faisaient vivre, particulièrement les structures agraires ? S’agit-il d’ailleurs, comme pour le latifundium antique, d’une question à proprement parler d’ordre économique et essentiellement économique ?

  • 1 Je privilégie ici les problèmes d’ordre général, tout en sachant bien que les armées ne vivaient p (...)

2Pour tenter d’y voir clair, je me contenterai au départ d’un bilan, largement tributaire de nombreuses études qui ont, depuis une vingtaine d’années, attiré l’attention sur l’intendance militaire, concernant les données acquises ou probables en la matière. Ce n’est que dans un deuxième temps que j’essaierai de poser la question des « régions militaires », c’est-à-dire des zones de garnison1, et de formuler les réponses que suggère leur étude, pour en dernier lieu essayer d’évaluer la nature même des problèmes soulevés par le ravitaillement des armées romaines et les directions de recherche qu’il offre à l’approfondissement.

Le soldat consommateur

  • 2 R. W. Davies, 1989a, p. 187-206 = Britannia, 2, 1971, p. 122-142. Aussi M. Corbier, 1989, p. 229, (...)
  • 3 A. Tchernia, 1986, p. 11-19.
  • 4 Cf. A. Tchernia, 1986, p. 18-19 ; contra P. Middleton, 1983, p. 75 et suiv. Documents : Rom. Mil. (...)

3Depuis l’article de R. Davies2, on sait que le soldat romain bénéficiait d’une alimentation relativement variée. Les céréales constituaient assurément la base, mais la viande était loin d’être absente et le sel était indispensable. Le porc fumé, le fromage, les légumes secs (lentilles et fèves), l’huile d’olive et le sel faisaient sans doute partie de l’ordinaire. Les observations minutieuses des fouilleurs dans les camps indiquent que poissons, coquillages, gibiers de toute sorte, fruits et pâtisseries pouvaient compléter le menu. A. Tchernia a récemment repris la question de la consommation de vin en montrant que la posca était la boisson militaire par excellence3. S’il paraît acquis en effet que la posca n’est pas du vin sûr ou de la piquette, mais un mélange de vinaigre (voire de vin piqué) et d’eau, consommé à raison de 0,15 l de vinaigre par jour, il est plus difficile de savoir dans quelle mesure le uinum entrait effectivement dans la consommation journalière du soldat. Plusieurs documents et indices suggèrent que les camps importaient du vin en quantité non négligeable, même s’il vaut mieux renoncer à l’évaluation proposée naguère d’une ration moyenne d’un litre par homme et par jour4.

  • 5 R. Rebuffat, 1977, p. 409. R. W. Davies, 1989, note 5, p. 275. Le texte de Végèce, Epitoma rei mil (...)
  • 6 Tacite, Agricola, XVIII (sur l’épisode de la « flotte » improvisée, sans oublier la construction d (...)
  • 7 Cf. par ex. A. King, 1990, p. 126.
  • 8 Cf. le texte de Pline le Jeune, Panégyrique, XXIX, 5 : Emit fiscus quidquid uidetur emere. Inde co (...)
  • 9 Sur l’annone militaire, cf. M. Corbier, 1978, p. 294-296 ; surtout D. van Berchem, 1977 (avec la d (...)
  • 10 Cf. aussi H.-G. Pflaum, 1955, p. 144 = Scripta varia I, Paris, 1978, p. 74. Sur les discussions qu (...)

4L’alimentation quotidienne du soldat ne représentait qu’un volet des besoins militaires. Les chevaux, les bêtes de somme, les dromadaires ou chameaux (utilisés aussi comme bêtes de boucherie)5, consommateurs de fourrage, s’ajoutaient aux importations de cuirs et peaux. Le bois connaissait de multiples usages et devait être disponible en très grande quantité6. Les vêtements, l’armement, les équipements tactiques, la construction et l’entretien du camp mobilisaient de nombreuses ressources où les métaux se trouvaient en bonne place. Il est avéré que les ateliers de céramique sigillée de type italique à Lyon fournissaient dès le début de l’Empire les unités du Rhin en vaisselle7. Malgré cela, le ravitaillement en général était désigné, semble-t-il, par le terme copiae8. Comme pour l’annona, mot réservé a priori à l’approvisionnement de Rome, mais étendu à l’annona militaris à partir de Septime Sévère au plus tard9, le contenu précis de ces copiae dans les sources n’est pas sans obscurité. Assurément les céréales et en particulier le blé y tiennent le rang essentiel au point que l’annone se confond dans certains textes avec les fournitures de blé10, mais l’huile puis le vin ont été inclus peu à peu dans l’annone et une évolution parallèle des copiae paraît ressortir des textes.

  • 11 D’où le nom de XXXa Vlpia Victrix pour la deuxième des créations de l’empereur d’Italica.
  • 12 Cf. Y. le Bohec, 1989a, p. 2 ; H. von Petrikovits, 1975, p. 118-124 ; S. Mitchell, 1983, p. 135.
  • 13 Cf. R. Mac Mullen, 1980 ; K. Hopkins, 1980, p. 124-125 ; A. R. Birley, 1981, p. 39-43.
  • 14 Cf. G. R. Watson, 1981 [1969], p. 13 ; J. B. Campbell, 1984, p. 162-164.
  • 15 On sait que les soldes variaient beaucoup en fonction des grades et des unités (en dernier lieu, M (...)
  • 16 P. Le Roux, 1982a, p. 144-161 avec les compléments dans P. Le Roux, 1992b [ infra chap. XX].

5À s’en tenir à ces trois produits, on peut essayer de se faire une idée de ce que pouvait représenter la consommation théorique du soldat. Auparavant, il est nécessaire de préciser les bases de calcul et les marges d’incertitude. Sous le Haut-Empire, les légions ont oscillé entre 25 et 33 corps de troupes et l’on sait qu’à l’époque de Trajan les effectifs se montaient à 30 unités11. Malgré ce qu’on pourrait croire, il n’est pas simple de fixer un contingent légal et maximum à la légion. Selon les auteurs et selon les sources qu’ils privilégient12, les chiffres retenus, réels ou théoriques, varient entre 5 000 et 6 400 hommes13. Il semble légitime de préférer 5 500 hommes14, sans préjuger des grades, des hiérarchies et donc sans tenir compte des disparités qui existaient certainement dans les rations journalières15. Au début du IIe siècle, l’ensemble des légionnaires se serait alors monté à 5 500 × 30 = 165 000 hommes ; au début du IIIe siècle, ce serait 5 500 × 33 = 181 500 hommes qu’il faudrait dénombrer. Les unités auxiliaires sont plus difficiles à évaluer. En principe, pour des armées situées à la frontière de l’Empire, la proportion de soldats auxiliaires était de 50 ou 55 % de l’effectif total, mais dans la péninsule Ibérique, par exemple, on ne comptait qu’un tiers d’auxiliaires pour un effectif global de 8 000 hommes environ16. Il est, là encore, légitime d’envisager, à l’échelle de l’Empire, un doublement des effectifs légionnaires par le recrutement auxiliaire ce qui nous autorise à proposer une moyenne de 330 000 à 360 000 hommes au IIe siècle et au début du IIIe siècle. Les garnisons de Rome (prétoriens, urbains et vigiles), les flottes ne sont pas incluses dans ces calculs.

  • 17 Par ex. K. Hopkins, 1980, p. 116 qui donne 300 000 hommes seulement. Pour la discussion, A. R. Bir (...)
  • 18 Depuis le livre de E. N. Luttwak, 1976 [éd. fr. Paris, 1987], les études sur la frontière ont beau (...)
  • 19 Cf. aussi R. Mac Mullen, 1980, p. 454.

6On doit regretter les décalages qui existent entre l’évolution des conceptions globales sur l’armée romaine et les présupposés qui sous-tendent les calculs d’effectifs. Ce n’est que par préjugé qu’on peut inférer de ce qu’on appelle la paix romaine un tableau minimum des effectifs au nom de ce qui serait un souci d’économies17. Un examen attentif des documents conduit, en effet, aujourd’hui à mieux cerner la complexité et la diversité du rôle des armées provinciales et à renoncer – même si c’est parfois avec excès – à une analyse réductrice de la stratégie impériale d’Auguste au Ve siècle18. Les calculs d’effectifs doivent, me semble-t-il, prêter plus d’attention aux suggestions des registres conservés sur papyrus et aux indices épigraphiques qui montrent que les effectifs n’étaient concentrés au camp dans leur totalité qu’en cas de crise ou de menace extérieure. Le chiffre de 350 000 hommes19 est même au IIe siècle un chiffre plutôt sous-évalué que surévalué.

  • 20 On peut se reporter à l’article « modius » du Daremberg et Saglio, III, 2, 1904, p. 1957-1958 ; Cf (...)
  • 21 En Égypte, la ration était de 4 modii ; cf. L. Wierschowski, 1984, p. 169.
  • 22 R. W. Davies, 1989, p. 191, sur le pain. Si aujourd’hui il faut 750 g de farine blanche pour faire (...)
  • 23 Cf. R. W. Davies, 1989, p. 187 et suiv. Le papyrus du VIe siècle, P. Oxy. 2046 = A. H. M. Jones, 1 (...)
  • 24 G. E. Rickman, 1980, p. 102-104 ; P. Garnsey et R. Saller, 1987, p. 78-79, apportent des données v (...)
  • 25 Par latifundium je n’entends qu’un ordre de grandeur théorique qui ne préjuge en rien de ce que re (...)
  • 26 Pour d’autres évaluations, L. Wierschowski, 1984, p. 161-172.

7Si nous adoptons donc un effectif moyen de 350 000 hommes nous pouvons calculer ce que devaient être, en données brutes, les besoins en blé des armées provinciales. En se fondant sur les rations romaines distribuées aux 200 000 bénéficiaires des frumentationes, on peut tabler sur 60 modii ou boisseaux de 6,55 à 7,12 kg de grain par soldat et par an20. Ce sont ou 393 kg ou 427,2 kg de grain, soit un peu plus d’un kilogramme par jour qu’étaient censés consommer les soldats. Cependant, les rations romaines concernaient des pères de famille et le soldat qui ne consommait pas que du pain de froment recevait aussi d’autres aliments. Il n’est donc pas sûr que ces bases de calcul ne soient pas trop élevées21, alors que le grain était transformé en farine puis en pain consommé frais et non rassis22. Cependant, comme il s’agit de données non corrigées ne tenant pas compte des pertes éventuelles, des doubles rations, on peut penser qu’elles fournissent un ordre de grandeur susceptible d’étayer le raisonnement23. À raison de 393 kg pour 350 000 soldats, on obtient un total de 137 550 t de grain annuellement nécessaires. Les rendements moyens qu’autorisent les estimations à partir des maigres informations dont on dispose, sont voisins de 5 quintaux à l’hectare24, soit 500 kg ou une demi-tonne. Ce sont donc 137 550 × 2 = 275 100 ha ou 1 072 890 jugères qui étaient indispensables à l’approvisionnement en grain annuel des légions et auxiliaires, soit l’équivalent de 1 072 latifundia de 1 000 ha ou de 3 900 jugères25. 7 860 m2 suffisaient à produire la ration d’un soldat et une superficie de 4 323 ha couvrait les besoins d’une légion de 5 500 hommes ; 377,28 ha nourrissaient une cohorte quingénaire26.

  • 27 Cf. A. H. M. Jones, 1964, p. 628-629 et note 44.

8Un papyrus du VIe siècle27 a beau proposer une base de calcul pour des rations de vin et d’huile, il est difficile de parvenir à des évaluations convenables concernant la consommation militaire de ces denrées. Sept centilitres d’huile par jour représentent une consommation annuelle de 25,55 l par soldat, ce qui nous donne le contenu d’une Dr. 20 pour trois soldats et donc environ 1 850 amphores pour une légion dans le même temps. Ce sont 111 000 amphores à peu près que nécessitait chaque année l’ensemble des 350 000 soldats du IIe siècle. Si on calcule que six oliviers produisaient le contenu d’une amphore, on obtient le chiffre de 666 000 oliviers, ce qui ne fait guère plus de 9 250 ha d’olivettes à raison de 72 arbres à l’ha. Dans le cas de figure d’un rendement de moitié par olivier, on ne dépasserait pas 12 500 ha ou 1 850 olivettes de 3 400 jugères.

  • 28 Cf. A. Tchernia, 1986, p. 360.

9Pour le vin, les bases de calcul sont théoriques étant donné la ration de 15 cl de posca non diluée par jour et l’ignorance de ce que représenterait le taux d’un litre de vin par jour du papyrus du VIe siècle. Mais il n’est pas sans intérêt de calculer que 350 000 litres quotidiens exigeaient 1 277 500 hl à l’année. Rapproché d’un rendement moyen de 21 hl à l’ha28, ce taux indique qu’il fallait l’équivalent de la production de 60 833 ha pour satisfaire à la demande militaire, soit 2 372 vignes de 100 jugères chacune.

  • 29 R. W. Davies, 1989, p. 191.
  • 30 L’Epitoma de Végèce montre bien comment et combien les problèmes différaient dans le cas d’une arm (...)

10On peut conclure que ces quantités, tant en blé qu’en huile et en vin, n’avaient rien d’extraordinaire et qu’il n’est pas étonnant qu’en apparence l’Empire n’ait pas eu trop de difficultés à approvisionner une armée qui formait 0,5 % d’une population de 70 millions d’habitants29. Toutefois, même relativement modeste, la consommation de vin exigeait proportionnellement plus d’investissements et d’efforts que l’huile et le blé. L’armée romaine constituait l’équivalent d’environ 70 cités ordinaires, mais, sans doute, mieux nourries que la moyenne des cités provinciales. Elle était en concurrence avec les populations civiles et avec Rome et l’Italie. Surtout, ce ne sont là que des données globales ne prenant pas en compte les déplacements, les expéditions, les crises militaires, les situations exceptionnelles qui entraînaient automatiquement des problèmes nouveaux et une modification des données de l’approvisionnement30. La situation de conquête, comme dans le cas de la Bretagne d’Agricola, posait des problèmes particuliers qui n’étaient pas forcément les plus difficiles à résoudre. Les méthodes d’acquisition des denrées pesaient donc autant, sinon plus, que la production elle-même, mais on doit, avant de mesurer les impacts, examiner l’évolution même des régions militaires pour apprécier les éventuelles difficultés du ravitaillement.

Les régions militaires et la production

  • 31 Cf. ILS, 2288 = CIL, VI, 3492 qui donne un état de la répartition des légions sous les Sévères. En (...)
  • 32 Cf. pour les chameaux, R. W. Davies, 1989, p. 154 et suiv. R. Rebuffat, 1977, p. 409 ; pour les gi (...)

11Les chiffres les plus élevés de la consommation militaire moyenne, sans être négligeables, ne sont pas excessifs à l’échelle de l’Empire et on ne doit pas oublier que les garnisons étaient dispersées entre une vingtaine de provinces ou ensembles provinciaux31. Sans doute, les effectifs les plus importants étaient-ils concentrés de la Bretagne à la Dacie, mais cela ne constituait qu’un peu plus de la moitié du total (17 légions). Du point de vue géographique il existait, cependant, des décalages et des disparités. Si les céréales étaient assurément partout représentées, il n’en allait pas de même de la vigne et de l’olivier. En revanche, chaque zone offrait des avantages et des particularités locales qui étaient mises à profit par les intendances militaires qu’il se soit agi de montures et de bêtes de somme ou d’animaux de trait ou d’autres ressources, alimentaires ou non32.

  • 33 Sur ces problèmes, cf. Y. Le Bohec, 1989a, p. 234-235 ; P. Le Roux, 1982a, p. 109-118.
  • 34 Cf. F. Bérard, 1992, p. 100-102, surtout, où est présentée une synthèse provisoire qui, dans un so (...)

12C’est avec raison qu’on relève aujourd’hui l’absence d’activités productives des armées qui devaient pouvoir se consacrer à leurs missions quotidiennes liées à l’entraînement, à l’administration, à l’intendance, à la police ou à la surveillance des routes. En ce qui concerne la fabrica des camps, comme en ce qui concerne les prata, il n’y a aucune preuve qu’il se soit agi d’activités de production, malgré ce qui est dit parfois. Des réparations, l’entretien des machines et des armes conviennent mieux que la fabrication proprement dite. Quant aux prata, ils servaient surtout à faciliter l’élevage et à nourrir commodément les animaux de toute sorte qui accompagnaient les armées, probablement aussi les chevaux des cavaliers33. Les agglomérations qui se développaient autour des camps, canabae ou uici34, jouaient un rôle particulier sous le contrôle strict des autorités militaires et abritaient une population attachée en majorité au service de l’unité voisine ; elles ne servaient pas à produire pour l’armée ou à nourrir les légions et les corps auxiliaires. Fabrica, prata, canabae ou uicus n’étaient pas étrangers aux besoins matériels des corps de troupes et à ce titre avaient une dimension économique ; ce n’était pas l’essentiel et l’armée romaine comptait sur l’extérieur et sur les populations civiles pour subvenir à ses besoins.

  • 35 Le chiffrage des productivités comparées des zones militaires est impossible. L’impression qui pré (...)

13Que constate-t-on quand on cherche à observer ainsi l’évolution des régions militaires entre Auguste et le milieu du IIIe siècle ? Il faut dire que, dans l’ensemble, les zones militaires de l’Empire n’ont que peu donné lieu à des études sur leur environnement économique et humain et son évolution. On a privilégié les forts, les signes d’une présence militaire, sans chercher à décrire les relations que ces forts et ces camps pouvaient entretenir avec les régions avoisinantes et l’arrière-pays en dehors des ressources minières et des carrières. Il ne peut donc s’agir ici de prétendre à un tableau précis et complet35. On peut cependant tenter de scruter les quelques exemples disponibles.

  • 36 Cf. D. J. Breeze et B. Dobson, 1987.
  • 37 D. J. Breeze et B. Dobson, 1987, p. 203.
  • 38 D. J. Breeze et B. Dobson, 1987, p. 206. P. Garnsey et R. Saller, 1987, p. 91, suggèrent, quant à (...)
  • 39 C. R. Whittaker, 1989, p. 45 ; mais cf., supra note 18, pour des réserves sur ces conclusions.

14En Bretagne, la zone du mur d’Hadrien se prête à quelques remarques utiles36. On constate qu’il a été installé dans une zone relativement peuplée, où existait une agriculture active qui, bien que souvent tournée vers l’élevage, n’ignorait pas les céréales37. Avec la construction du mur, il semble que certains établissements indigènes, loin de décliner, ont grandi et aux environs même du mur, on a retrouvé, assure-t-on, des indices de la pratique de labours38. La zone militaire a favorisé la croissance d’agglomérations comme Carlisle, Corbridge et Vindolanda. Si, dans un rayon de 100 km au sud, il n’y a pas d’indice que se soient développées des villes importantes en dehors d’Eburacum-York, on ne doit pas conclure au vide et à la dépression économique, alors que C. R. Whittaker rappelle que les prospections signalent que le mur séparait deux zones écologiquement distinctes, le sud étant bien pourvu en terres arables et le nord représentant une zone de prairies39.

  • 40 E. M. Wightman, 1985, p. 105 et suiv.
  • 41 Cf. J. Slofstra, 1983, p. 85-87.
  • 42 C. R. Whittaker, 1983, p. 115.
  • 43 C. R. Whittaker, 1989, p. 65 et suiv.
  • 44 L. Wierschowski, 1984, p. 164.
  • 45 Ibid.

15Du côté du Rhin, les éléments d’appréciation semblent plus nombreux. Après une phase d’installation et de stabilisation, on observe l’essor de plusieurs agglomérations civiles qui prennent la suite d’établissements militaires ou se développent à proximité de la zone militaire elle-même. Les colonies de Vetera, sous Trajan, de Cologne, sous Claude, en témoignent ainsi que Batauodurum (Nimègue), Mayence (Mogontiacum), sans oublier les nombreux uici entre Rhin et Neckar. Surtout, on constate une expansion de l’urbanisation et de l’économie rurale d’une importante partie de la province de Belgique et notamment de la partie orientale, où Trèves joue un grand rôle40. On a noté que la moitié des uillae de Belgique connues ont été construites dans la deuxième moitié du Ier siècle, mais que la plupart prenaient la suite d’anciens établissements ruraux et qu’elles n’étaient pas toutes de très grands établissements41. On a encore noté que sur la basse Moselle, dans la vallée du Main, la Wetterau, dans la région des Champs Décumates, la production agricole s’était accrue et on a décelé, au début du IIIe siècle, un changement d’activités, dans certaines fermes de la région de Trèves, de l’élevage à la culture42. La frontière comportait trois zones habitées : le delta et le Rhin inférieur avec les Bataves et les Cananéfates ; la zone centrale depuis la Lippe jusqu’au Rhin-Neckar, densément peuplée ; le Sud, avec la Forêt-Noire et les Champs Décumates favorables à l’agriculture43. Enfin, à la suite de L. Wierschowski44, on constate que la Wetterau a été progressivement dépossédée de son peuplement indigène et a connu un développement des établissements civils parallèle à celui de l’occupation militaire, au point qu’on a pu repérer plus de 200 uillae pour le secteur Rheingau-Wetterau45.

  • 46 F. Jacques, 1991, p. 130-131.
  • 47 A. Tranoy, 1981, p. 239-241.
  • 48 Ibid., p. 35.
  • 49 Strabon, III, 3, 5-7 et Dion Cassius, LIII, 29 ; aussi Pline l’Ancien, Histoire Naturelle, VIII, 1 (...)
  • 50 R. Rebuffat, 1977, p. 402-407. Voir aussi, R. Rebuffat, 1988.

16En Afrique, le camp de Lambèse se trouve dans la même zone que la colonie de Timgad, au pied des Aurès, et, malgré le vide relatif des cités dans l’ensemble de la région46, ce ne sont pas les aptitudes agricoles qui sont fondamentalement en cause. En Hispania, la zone de León-Rosinos de Vidriales, associée à Astorga, Bedunia et Lancia, n’a guère fourni que quelques uillae47, mais on ne doit pas en conclure trop rapidement à la médiocrité agricole, d’autant que les prospections systématiques font encore défaut. La zone des « páramos », prolongée par la Tierra de Campos, offrait certainement des productions variées48 ; Strabon et Dion Cassius rappellent qu’au moment de la conquête, le blé, l’orge et les chevaux constituaient des ressources importantes de l’Asturie-Cantabrie49. En Orient, on le sait, la situation était originale ; si, comme en Tripolitaine50, les forts y étaient placés dans les zones limitrophes du désert, les garnisons étaient installées dans les villes de l’arrière-pays : c’était le cas à Antioche de Syrie, à Bostra, à Palmyre ou à Melitène et Satala, le long de l’Euphrate et en Arménie. La garnison légionnaire de l’Égypte fut pour l’essentiel cantonnée en permanence à Nicopolis, dans les faubourgs d’Alexandrie.

  • 51 R. W. Davies, 1989, p. 167 et suiv. ; K. R. Dixon et P. Southern, 1992, p. 158-162 et p. 215.
  • 52 R. Rebuffat, 1977, p. 395-419.
  • 53 Ibid., p. 407.
  • 54 C. R. Whittaker, 1989, p. 65-76, particulièrement.
  • 55 C. R. Whittaker, 1989, p. 23-50, en réaction contre E. N. Luttwak (cf. supra note 18).
  • 56 Cf. B. Isaac, 1990, p. 198-218 et 372-418, sur les principes de la stratégie romaine en Orient.

17Le dossier est mince et décevant et ce n’est qu’avec prudence qu’on peut avancer quelques conclusions en partie hypothétiques. La fragilité de nos connaissances est soulignée par les fournitures de chevaux à une armée qui devait compter au minimum 50 000 montures servant aux cavaliers d’aile, aux cavaliers de cohorte, aux cavaliers légionnaires et aux officiers. Malgré ces effectifs importants, nous ne savons à peu près rien des sources d’approvisionnement en dehors des prises aux ennemis. Les mêmes ignorances surgissent à l’heure de décrire les circuits de ravitaillement en fourrage, quand on a calculé qu’une aile de cavalerie consommait, sans doute, 600 tonnes d’orge par an51. Comme le suggère aussi l’étude sur le limes de Tripolitaine52, les zones militaires ont connu une évolution et une transformation économique et sociale à laquelle l’armée n’était pas étrangère, puisqu’on propose même de parler de « symbiose53 ». En outre, C. R. Whittaker54 a insisté récemment sur le caractère ouvert des frontières qui constituent des zones économiques originales où les échanges étaient stimulés par diverses incitations alors que n’est pas assuré, à mon avis, le fait que le tracé de la frontière ait enregistré des différences écologiques et économiques de part et d’autre55. En effet, les situations militaires aux frontières montrent que Rome, pour mieux contrôler des territoires, situés de chaque côté de ses lignes de garnison, disposait ses unités au milieu des zones jugées peu sûres ou instables, dans le but d’étendre sa domination vers l’extérieur, tout en fixant les populations intérieures56. Au bout du compte, malgré échanges et traits communs, les niveaux d’intégration économique et politique différaient sensiblement selon qu’on appartenait de fait ou non à l’Empire, ce qui n’est pas contradictoire avec l’affirmation que la frontière restait une zone ouverte et traversée par de multiples échanges qui n’étaient pas sans influence sur les externi.

  • 57 Ce qui n’implique pas que l’armée ait été le seul facteur de transformation et de développement ; (...)

18Ce que signale l’évolution de ces zones frontières, c’est un progrès commun de la sédentarisation et de la colonisation agricole. Elle illustre le rôle pacificateur et d’incitation économique de la présence militaire qui a ainsi contribué à l’essor de la production et des échanges57. Cela ne veut sûrement pas dire que les sites des camps légionnaires avaient été choisis en fonction des préoccupations économiques ; tout au plus, les autorités militaires cherchaient-elles à tirer parti à la fois d’un site favorable et de disponibilités environnantes en matière de fourrage, de bois et de friches ou pâtures, de terrains de chasse.

Circuits annonaires et circuits économiques

19Dans la mesure où les quantités consommées globalement et régionalement par les diverses armées apparaissent comme assez aisément maîtrisables, dans la mesure où les régions militaires ont, semble-t-il, fait l’objet d’une restructuration économique au cours de l’Empire, il est légitime de se demander si l’administration, chargée des approvisionnements militaires, a favorisé la mise en place de circuits stables qui ont, de ce fait, engendré des structures de production et d’échanges adaptées, contribuant à l’essor de grands domaines voués à la production pour les armées. Autrement dit, y a-t-il eu une politique du ravitaillement militaire qui a influencé l’évolution des structures agraires, consciemment ou non ?

  • 58 Cf. C. Nicolet, 1991, p. 119-141.
  • 59 Cf. F. Bérard, 1984, p. 282 et suiv. Aussi, supra note 10. Le terme d’annona pour désigner le ravi (...)
  • 60 S. Mitchell, 1983, p. 139-140 : le verbe utilisé est πσρέχω, qui indique la fourniture et non la s (...)
  • 61 Par ex. J.-M. Carrié, 1977, p. 375-377. P. Garnsey et R. Saller, 1987, p. 92-93. Grâce aux divers (...)
  • 62 Strabon, III, 4, 20.
  • 63 Tacite, Histoires, IV, 21-26 ; Rom. Mil. Rec., 10-11, par ex.
  • 64 Tacite, Agricola, XIX et XXII, 2-3. En outre sur les horrea militaires : G. E. Rickman, 1971, p. 2 (...)
  • 65 Tacite, Histoires, IV, 22-26.
  • 66 Tacite, Agricola, XXII, 2-3.

20Volontairement un peu abstraite, la question est à la fois riche d’implications et décourageante au regard de la documentation. Avant même toute analyse de type économique, on doit reconnaître l’absence de témoignage d’une organisation centralisée s’occupant de ces questions d’intendance. Le fait que le trésor impérial ou Fiscus ait été mis à contribution pour l’achat des blés publics – le frumentum mancipale58 – et des blés militaires ne signifie pas que la statio Annonae et son préfet s’occupaient de redistribuer l’ensemble aux destinataires et se chargeait donc aussi de l’approvisionnement des castra. Outre que divers exemples montrent que les déplacements impériaux59 et les déplacements de corps expéditionnaires60 n’étaient pas confiés en principe pour le ravitaillement hors d’Italie à la préfecture de l’Annone, la donnée essentielle tient à la diversité même des sources d’approvisionnement bien connue : impôts, achats, réquisitions et indemnisations, liturgies61, alors que l’Annone romaine privilégiait des sources précises comme l’Afrique et l’Égypte, pour les céréales, et la Bétique et l’Afrique pour l’huile. Le ravitaillement des armées était une affaire provinciale et incombait à chaque garnison, voire à chaque unité. Le procurateur mentionné par Strabon62 servait à financer les opérations et à assurer les rentrées fiscales. Tacite suggère par de nombreuses remarques ce que soulignent les papyrus63, à savoir que si l’armée n’avait pas un rôle comme producteur et comme négociant, chaque armée provinciale devait se procurer par ses propres moyens le ravitaillement dont elle avait besoin en déléguant ses soldats et ses centurions pour collecter les fournitures et les faire convoyer. La vie d’Agricola, malgré le caractère particulier inhérent à une situation de conquête, permet de comprendre ce que devait être le système utilisé. Quelle que fût la source des blés, ils devaient être acheminés vers les greniers publics, distincts des greniers militaires installés dans les castra, approvisionnés aussi directement en temps de guerre et de danger64. On peut penser qu’ainsi une partie était dirigée normalement vers les camps et que les compléments étaient prélevés sur les horrea de la province. L’épisode de la sécheresse et des basses-eaux du Rhin, ayant provoqué l’échouage d’une cargaison de blé65, indique que la fin de l’été était un des moments importants de l’approvisionnement, ce qui autorise à penser qu’au sortir de l’hiver, il fallait opérer des réapprovisionnements. Cependant, nous n’avons pas la preuve que l’intendance militaire stockait ainsi de grandes quantités dans les camps. Il est plus vraisemblable que, pour éviter les pertes, on ne faisait entrer que les quantités nécessaires pour quelques mois seulement ; le fait qu’Agricola ait prévu des vivres pour un an66 était exceptionnel et lié à l’insécurité du pays.

  • 67 Cf. le « parum prouisum » de Tacite, Histoires, IV, 22, 4.
  • 68 On rappellera ici le rôle de la Bessarabie et de la Crimée pour l’approvisionnement des armées dan (...)

21La logique voulait, à partir du moment où les moyens à la disposition de l’armée et de l’administration lui permettaient, quoi qu’il arrivât, de se procurer le ravitaillement nécessaire, que fussent privilégiées les sources locales et régionales d’approvisionnement. Cependant, cette tendance ne s’est imposée que progressivement et n’a pu prévaloir qu’avec la stabilisation de la distribution des garnisons provinciales au IIe siècle. Encore faudrait-il être sûr qu’alors les camps étaient au complet et que l’envoi de détachements en mission ou en expédition, un volant fluctuant d’absents pour des motifs divers, ne perturbait pas les règles de fonctionnement ni les prévisions67. Comme le suggèrent les textes et les rôles militaires et d’autres papyrus, les armées provinciales n’étaient jamais installées une fois pour toutes et de façon immuable dans leurs garnisons et les circuits de l’approvisionnement militaire devaient autant s’attacher aux situations de mobilité et de déplacement qu’aux camps proprement dits. Parallèlement, en cas d’imprévu, de crise climatique ou de fléau, il fallait pouvoir compter sur des livraisons extérieures faciles à transporter rapidement68.

22Pour la période où le recours aux ressources locales était devenu la norme, on doit s’interroger sur les liens que pouvaient entretenir les économies régionales avec les nécessités de l’approvisionnement militaire. Les garnisons du Rhin et d’Afrique, grâce à quelques études approfondies, se prêtent à des remarques éclairantes, mais fragmentaires. L’Égypte, bien que dans un contexte particulier et privilégié, apporte une documentation liée à des situations concrètes, mais souvent marquée par la dimension fiscale et administrative des problèmes.

  • 69 Cf. L. Wierschowski, 1984, p. 163 et suiv. ; J. Slofstra, 1983, p. 80 et suiv. ; E. M. Wightman, 1 (...)
  • 70 C. R. Whittaker, 1989, p. 55-71, et 1983, p. 114 et suiv.
  • 71 G. Forni, 1953, p. 85-102 ; Y. Le Bohec, 1989a, p. 71 et suiv.
  • 72 Cf. les inscriptions du Rhin et des Gaules sur les marchands : par ex. ILS, 2472. Toutefois, l’uti (...)
  • 73 E. M. Wightman, 1985, p. 131 et 162 et suiv. On se demandera, cependant, dans quelle mesure la Bel (...)
  • 74 J. Slofstra, 1983, p. 85 et suiv.

23Sur le Rhin, on observe une évolution progressive des structures agraires dans l’arrière-pays, résultat à la fois de l’installation des colonies romaines et de la transformation des sites indigènes69. En outre, la zone frontière subit des changements provoqués par des échanges contrôlés par l’armée et effectués le plus souvent dans son intérêt70. Ce rôle des armées attire l’attention sur des mécanismes possibles de mutation pour lesquels, il faut le souligner, la part d’hypothèse et de vraisemblance est indispensable, par la force des choses. La fixation progressive des garnisons et la présence de colonies comme Trèves, Cologne ou Vetera ont dû susciter peu à peu un renforcement des liens entre vétérans et descendants de vétérans et soldats en activité. Avec le temps, les vétérans ont préféré rester dans la région où ils avaient servi plutôt que de retourner dans leur lointaine patrie, devenue d’ailleurs de moins en moins lointaine71. Cette population « militaire », en partie devenue propriétaire, en partie venue grossir les rangs des negotiatores72, a fourni une infrastructure économique et humaine susceptible de contribuer au ravitaillement des garnisons et de mettre à profit la dynamique enclenchée par la présence de l’armée. L’écart croissant observé par E. Wightman entre la Belgique orientale, favorisée, et la Belgique occidentale73 trouve en partie son explication dans un tel phénomène. Des domaines ruraux se sont constitués, souvent à la suite d’établissements indigènes, qui ne couvraient pas, apparemment, d’importantes superficies. Cela est d’autant plus vraisemblable que les promotions sociales vers les ordres supérieurs de la noblesse impériale ne paraissent pas avoir été nombreuses, ni spectaculaires dans les provinces concernées. Au contraire, comme le suggère J. Slofstra74, le modèle italien ne semble pas avoir prévalu et la prédominance des petites et moyennes uillae suggère une organisation et un mode d’exploitation différents de ceux que révèle l’Italie.

  • 75 F. Jacques, 1991, p. 128 et suiv.
  • 76 Cf. en particulier F. Bérard, 1992, p. 80 et suiv. ; CIL, XIII, 6541 = ILS, 7098.
  • 77 CIL, VIII, 2478 = 17969 et p. 953 ; Y. Le Bohec, 1989b, p. 369 et 539.
  • 78 Voir les marques trouvées en Sicile = CIL, X, 8045, 12 ; cf. Y. Le Bohec, 1989b, p. 369.

24En Afrique, la proximité de Timgad et de Lambèse renforce l’impression de solidarité et d’échanges réciproques. Mais ce qui frappe, c’est évidemment, comme l’a montré F. Jacques, la présence importante de domaines impériaux qui ont pu se transformer en uici et en cités au IIIe siècle75. Elle éclaire certains traits, décelables aussi dans les Germanies, qui permettent de supposer un développement important du domaine impérial : les Champs Décumates, le saltus de Sumelocenna-Rottenburg, la mention du solum Caesaris et d’un uicus Aurelianus76 en sont quelques indices. En revanche, l’exemple de L. Minicius Natalis, légat de la IIIa Augusta en 104/10577, devenu propriétaire d’olivettes dans la zone où il avait été chargé d’installer un fort, montre que les chevaliers et les sénateurs fonctionnaires pouvaient mettre à profit leur mandat pour arrondir un patrimoine foncier qui n’était pas obligatoirement tourné vers le ravitaillement militaire78.

  • 79 J.-M. Carrié, 1977, p. 391.
  • 80 H. Geremek, 1969, p. 53-70.
  • 81 Cf. D. van Berchem, 1977, p. 337-339 (discussion).
  • 82 Cf. aussi J.-M. Carrié, 1977, p. 380.

25En Égypte, outre l’aisance du Fisc79, on a souligné que la priorité était donnée aux céréales sur les terres ousiaques, c’est-à-dire sur les terres impériales80. Celles-ci se sont développées à partir de l’époque de Néron-Vespasien, mais on constate un développement parallèle d’une grande propriété privée d’origine Alexandrine. Le deuxième élément est celui de l’annone militaire qu’il convient de considérer comme la part de l’impôt foncier versée en nature et destinée à l’armée81. La date de son apparition est controversée, mais le dossier révèle qu’il s’agit plutôt d’une mesure de nature fiscale que d’une mesure destinée à faciliter le ravitaillement militaire qui ne posait pas vraiment de problèmes pour son organisation82.

  • 83 A. Tchernia, 1987, p. 331-332 ; J. Remesal Rodríguez, 1986 p. 113-205.
  • 84 J. Remesal Rodríguez, 1986, p. 27-79.
  • 85 Cf. cependant, F. Jacques, 1990, p. 892 et suiv.
  • 86 Histoire Auguste, vit. Sev., XVIII, 3 ; J. Remesal Rodríguez, 1986, p. 104.

26Le ravitaillement ne pouvait pas être satisfait par les régions voisines des garnisons dans tous les domaines. S’agissant du vin et de l’huile, on a bien montré que les armées de Bretagne et des Germanies devaient compter sur les Gaules, l’Espagne citérieure et la Bétique83 ; le vin n’était de toute façon pas considéré au départ comme un produit de première nécessité en dehors de la posca et il n’y a pas la preuve qu’il ait fait l’objet de distributions gratuites même à Rome. Si l’étude des amphores permet d’affirmer la continuité d’exportations d’huile de Bétique en direction de la zone militaire des Germanies84, si nous connaissons un certain nombre de provenances, les renseignements sur les producteurs et sur les commerçants sont malheureusement absents ou presque85. Le seul élément dont on puisse être à peu près sûr est qu’il s’agissait d’un commerce non directement lié à l’armée, même si la présence de l’armée a influencé le développement d’un tel courant d’échanges. On est dans l’incapacité de mettre en relation les fluctuations des volumes avec une éventuelle extension du domaine impérial, ni de jauger, pour l’approvisionnement militaire, les effets de la décision par Septime Sévère de livrer gratuitement des rations d’huile à la plèbe romaine86.

  • 87 J’entends simplement par là que, contrairement à ce qu’on lit parfois, la « rationalité économique (...)

27Il est évident que le ravitaillement des armées n’obéissait pas, à proprement parler, à une logique économique87, mais il n’est pas moins évident que la logique administrative qui présidait à son organisation intégrait de nombreux facteurs d’ordre économique. La nécessité de pouvoir compter sur des surplus immédiatement disponibles en quantité suffisante impliquait la volonté de mobiliser efficacement ces ressources sans compromettre l’existence même des sujets et des cités. Aussi, ce que semble privilégier l’évolution, renforcée par la contribution du secteur impérial dans l’Antiquité tardive, n’est autre que la part croissante de deux sources fondamentales : le circuit local alimenté par des propriétaires attachés à l’armée, désireux de continuer une tradition de service de l’Empire et pouvant jouer de leurs relations et patronages ; le domaine impérial susceptible de compléter les apports de la fiscalité et disposant, par l’intermédiaire des loyers et des redevances, de surplus qui ne demandaient qu’à être écoulés rapidement. Pour des produits plus spécifiques, tels que l’huile et le vin, à l’image du blé de Rome, l’administration a tablé sur les grands centres de production traditionnels depuis les Julio-Claudiens, sans qu’on puisse dire quelle fut la part – sans doute croissante – du domaine impérial dans cet approvisionnement.

28L’annone militaire n’offre qu’un dossier partiel et fragmentaire à la réflexion et les questions sans réponse soulignent les lacunes des prospections et des recherches approfondies dans les zones militaires du monde romain à quelques exceptions près. Le raisonnement débouche a priori sur une question qui est aux antipodes de l’économie puisqu’elle permet de s’étonner de ce que le ravitaillement de l’armée romaine ait été si peu coûteux en moyens et en argent au point qu’on se demandera si l’évaluation des effectifs n’est pas trop faible. Il n’y aurait pas à s’étonner ainsi que le IVe siècle ait pu les augmenter, même s’ils n’ont pas été alors quadruplés. Cependant, on ne peut pas oublier – mais, par le biais de l’in uictum, l’administration récupérait les fournitures – que la solde constituait une source de dépenses lourdes, à laquelle s’ajoutaient donatiua et autres cadeaux ; là se situait le poids financier de l’armée. On ne peut pas omettre, non plus, que ces dépenses n’étaient pas nécessairement analysées en termes de pertes et profits économiques. Elles faisaient partie des techniques de gouvernement dont la maîtrise était le signe de la puissance et du pouvoir. On en revient au raisonnement non économique qui est finalement susceptible de rendre compte de l’existence de circuits qu’il faut bien qualifier d’économiques. On est donc conduit à souligner l’étroite imbrication des divers registres et à se poser la question de la légitimité d’une distinction entre un « marché libre » et un « marché subventionné ». Est-ce-que la présence d’individus libres, impliqués dans un commerce à longue distance, suffit à définir un marché libre ? En fait, le negotiator agit à titre de priuatus, mais accomplit des fonctions jugées d’utilité publique et à ce titre suscitées et tolérées par l’État. La frontière, mince, entre gestion privée du domaine public et gestion publique du domaine privé me paraît la plus apte à rendre compte du fonctionnement de l’économie et du fonctionnement de l’État. Loin d’être réglée par l’uniformité, la vie économique de l’Empire romain s’inscrivait dans des contextes très divers qui pouvaient s’ignorer et interférer également. De ce point de vue, alors que rien n’indique que le latifundium autre qu’impérial ait pu être l’acteur privilégié du ravitaillement militaire, il n’y a pas à se demander pourquoi ? Il faudrait d’ailleurs s’assurer qu’il existait une forme caractéristique de latifundium, ce qui impliquerait qu’on tienne compte de la dualité du statut de la terre et de la propriété qui était, certes, privée en droit, mais qui était toujours susceptible, en fonction de la demande sociale, de se transformer en bien public, c’est-à-dire d’être mis au service de la collectivité ou de l’État en fonction de la conjoncture. Enfin, le point de vue romain sur l’Empire se nourrissait de deux perceptions différentes, à la fois complémentaires et contradictoires : d’une part, celle qu’engendrait la conscience d’un espace impérial unifié et solidaire, à utiliser dans sa globalité ; de l’autre, celle qu’engendrait la pratique qui conduisait de fait à le morceler et à l’organiser au gré des intérêts fluctuants de l’imperium.

Bibliographie

Post-scriptum

Bibliographie : Á. Morillo Cerdán (dir.), Arqueología militar romana en Hispania, II, Producción y abastecimiento en el ámbito militar, León, Universidad de León, 2006 ; P. Cosme, L’armée romaine VIIIe s. av. J.-C. – Ve s. ap. J.-C., Paris, Armand Colin, coll. « Cursus », 2007.

P. 193, sur l’annone : récemment, entre autres, M. Christol, « Annona Vrbis : remarques sur l’organisation du ravitaillement en huile de la ville de Rome au IIe siècle ap. J.-C. », dans M. L. Caldelli, G. L. Gregori, S. Orlandi (dir.), Epigrafia 2006, Atti della XIVe Rencontre sur l’épigraphie in onore di Silvio Panciera con altri contributi di colleghi, allievi e collaboratori, Rome, Quasar, coll. « Tituli », 9, 2008, p. 271-298.

P. 195 : la tendance actuelle est à l’augmentation de l’optimum de population estimé de l’Empire romain, d’où le chiffre parfois proposé de quatre-vingts millions pour lequel il n’existe en réalité que des « impressions ». Cf. P. Le Roux,L’Empire romain, Paris, PUF, coll. « Que sais-je », 1536, 2010, p. 58, 2e éd.

P. 198 : l’évaluation de 50 000 chevaux pour l’ensemble de l’armée est sans doute au-dessous de la réalité, car des gradés et des officiers d’unités de fantassins possédaient des montures, sans compter les réserves indispensables au remplacement des animaux fatigués et les usages non militaires concernant les courriers, les dépêches et les déplacements rapides.

Notes

1 Je privilégie ici les problèmes d’ordre général, tout en sachant bien que les armées ne vivaient pas exactement dans les mêmes conditions (ne serait-ce que géographiques et climatiques) et que cela n’allait pas sans répercussions sur leur vie matérielle et quotidienne. De même, la chronologie ne doit pas être ignorée, mais il était impossible, dans le cadre d’une telle étude, d’apporter toutes les nuances nécessaires et plus encore d’entrer dans les longs débats méthodologiques que les différentes périodes suscitent. Le sujet se prête mieux, par ses dimensions, à un livre que je me promets d’écrire. On trouvera une brève synthèse sur le thème dans P. Garnsey et R. Saller, 1987, p. 88-95 ; ils insistent surtout sur l’importance des besoins militaires et sur le caractère local et régional de la plupart des fournitures tout en laissant entendre que le ravitaillement des armées devait peu à l’initiative privée.

2 R. W. Davies, 1989a, p. 187-206 = Britannia, 2, 1971, p. 122-142. Aussi M. Corbier, 1989, p. 229, où on ne tiendra pas pour assuré cependant que les prata et surtout le uiuarium étaient des témoins de la production de viande à des fins de consommation militaire ou autre.

3 A. Tchernia, 1986, p. 11-19.

4 Cf. A. Tchernia, 1986, p. 18-19 ; contra P. Middleton, 1983, p. 75 et suiv. Documents : Rom. Mil. Rec., 78, 64-71 ; AE, 1921, 1, de Thessalonique (sous Hadrien en 121-122), etc.

5 R. Rebuffat, 1977, p. 409. R. W. Davies, 1989, note 5, p. 275. Le texte de Végèce, Epitoma rei militaris, III, 3, mérite d’être cité : Hieme lignorum et pabuli, aestate aquarum uitanda est difficultas. Frumenti uero et aceti uel uini nec non etiam salis omni tempore necessitas declinanda, ita ut urbes atque castella ab his militibus, qui minus prompti inueniuntur in acie […] defendantur.

6 Tacite, Agricola, XVIII (sur l’épisode de la « flotte » improvisée, sans oublier la construction des camps). On citera surtout le cas de Inchtuthil (Écosse) où ont été utilisés 5 000 m ³ de rondins pour confectionner l’équivalent de 28 km de murs de baraquements. On ajoutera que le même camp a produit un entrepôt d’1 million de clous pesant 10 t ; pour équiper les tentes d’une légion entière on a calculé qu’il fallait 54 000 peaux de veau (cf. P. Garnsey et R. Saller, 1987, p. 89).

7 Cf. par ex. A. King, 1990, p. 126.

8 Cf. le texte de Pline le Jeune, Panégyrique, XXIX, 5 : Emit fiscus quidquid uidetur emere. Inde copiae, inde annona, de qua inter licentem uendentemque conueniat, inde hic satietas nec fames usquam. L. Wierschowski, 1984, p. 153.

9 Sur l’annone militaire, cf. M. Corbier, 1978, p. 294-296 ; surtout D. van Berchem, 1977 (avec la discussion qui a suivi), et J.-M. Carrié, 1977, p. 379.

10 Cf. aussi H.-G. Pflaum, 1955, p. 144 = Scripta varia I, Paris, 1978, p. 74. Sur les discussions que peuvent susciter l’emploi d’annona et de copiae : J. Remesal Rodríguez, 1986, p. 85-89 ; F. Bérard, 1984, p. 277-306. Ce dernier, p. 282, pense que le terme annona a pu désigner précocement le ravitaillement militaire. Toutefois, le texte du Panégyrique, XXIX, 5, autorise seulement à admettre que le ravitaillement impérial (castrensis) y était sans doute inclus et faisait partie épisodiquement des attributions du service romain quand l’empereur était à Rome où en Italie, ce qui n’était pas le cas de l’approvisionnement militaire.

11 D’où le nom de XXXa Vlpia Victrix pour la deuxième des créations de l’empereur d’Italica.

12 Cf. Y. le Bohec, 1989a, p. 2 ; H. von Petrikovits, 1975, p. 118-124 ; S. Mitchell, 1983, p. 135.

13 Cf. R. Mac Mullen, 1980 ; K. Hopkins, 1980, p. 124-125 ; A. R. Birley, 1981, p. 39-43.

14 Cf. G. R. Watson, 1981 [1969], p. 13 ; J. B. Campbell, 1984, p. 162-164.

15 On sait que les soldes variaient beaucoup en fonction des grades et des unités (en dernier lieu, M. A. Speidel, 1992). Les sesquiplicarii, duplicarii, le triplicarius sont l’indice de différences qui ne se traduisaient pas nécessairement et toujours en nourriture effective.

16 P. Le Roux, 1982a, p. 144-161 avec les compléments dans P. Le Roux, 1992b [ infra chap. XX].

17 Par ex. K. Hopkins, 1980, p. 116 qui donne 300 000 hommes seulement. Pour la discussion, A. R. Birley, 1981, p. 39-43. Le texte de Tacite, Annales, XIV, 58, 3-4, invoqué parfois en faveur de faibles effectifs, est trop dramatique et s’inscrit dans un contexte trop particulier pour qu’on puisse en tirer argument.

18 Depuis le livre de E. N. Luttwak, 1976 [éd. fr. Paris, 1987], les études sur la frontière ont beaucoup évolué, réagissant contre la conception, dominante dans ce livre, d’une frontière linéaire et fondée sur une stratégie exclusivement militaire. C. R. Whittaker, 1989, en particulier, a souligné ce qu’avait d’arbitraire et de réducteur une analyse comme celle-là ; il m’a semblé, cependant, qu’il évacue totalement l’aspect militaire du problème sous prétexte de réévaluer le rôle de l’économie et des échanges et d’insister sur le caractère ouvert de la frontière. Le point de vue de B. Isaac, 1990, me paraît plus riche d’implications ; il suggère que les frontières romaines, qu’il se refuse à définir comme des lignes de défense, n’étaient pas non plus exemptes de toute définition stratégique, puisque Rome n’a jamais cessé de se considérer comme conquérante et comme appelée à étendre toujours plus loin son contrôle. Personnellement, j’objecterais à C. R. Whittaker le fait que, précisément, Rome fixait ses garnisons en position intermédiaire de façon à contrôler la totalité de la région où vivaient des populations de même souche et traditions communes et qu’il convenait d’affaiblir en les divisant territorialement. En ce sens, il est encore plus légitime de décrire les frontières comme des zones ouvertes (ce qui ne veut pas dire fixées arbitrairement et au hasard) qui ont été modifiées économiquement et culturellement par la présence militaire romaine.

19 Cf. aussi R. Mac Mullen, 1980, p. 454.

20 On peut se reporter à l’article « modius » du Daremberg et Saglio, III, 2, 1904, p. 1957-1958 ; Cf. aussi : G. E. Rickman, 1980, p. 4-10 ; R. Duncan-Jones, 1974, p. 146-147, et R. W. Davies, 1989, p. 191.

21 En Égypte, la ration était de 4 modii ; cf. L. Wierschowski, 1984, p. 169.

22 R. W. Davies, 1989, p. 191, sur le pain. Si aujourd’hui il faut 750 g de farine blanche pour faire un kilo de pain cuit, il n’en était pas de même dans l’Antiquité où les procédés de séparation de la farine proprement dite et du son par meule restaient assez grossiers.

23 Cf. R. W. Davies, 1989, p. 187 et suiv. Le papyrus du VIe siècle, P. Oxy. 2046 = A. H. M. Jones, 1964, p. 628-629 et note 44, doit être considéré comme surévaluant la ration normale, quels qu’en soient les motifs.

24 G. E. Rickman, 1980, p. 102-104 ; P. Garnsey et R. Saller, 1987, p. 78-79, apportent des données variées et mettent l’accent sur la diversité. Malheureusement nous ne saurions dire ce que représentaient les rendements régionaux autour des zones militaires ou dans les provinces voisines. Pour des comparaisons, cf. par ex. M. Aymard, 1973, où les rendements varient selon les régions et les terres de 4 à 15 quintaux environ à l’ha pour les céréales.

25 Par latifundium je n’entends qu’un ordre de grandeur théorique qui ne préjuge en rien de ce que représentait exactement un grand domaine. En prenant pour base le texte de Pline lAncien et le célèbre « latifundia perdidere Italiam » (Histoire Naturelle, XVIII, 35), qui marque une utilisation du terme devenue courante (encore : Velleius Paterculus, Memorabilia, IV, 4, 7 ; Sénèque, Ep., LXXXVIII, 10 ; Satiricon, LXXVII, 1), je proposerais d’établir un lien entre la réalité qu’il recouvre et l’œuvre de réorganisation sociale d’Auguste fixant à 1M de sesterces le cens sénatorial minimum. Aussi, alors que, comme le suggérait déjà Mommsen, le prix moyen d’un jugère (en Italie) était peu différent de 1 000 sesterces, le latifundium, reflétant la norme idéale de terre possédée par un sénateur, répondait à une superficie de 1 000 jugères, soit environ 250 ha. Outre son caractère daté, cette conception me paraît avoir l’avantage de proposer une norme à la fois économique, sociale et culturelle, en dehors du fait qu’elle s’inscrit dans un contexte politique proprement romain. Dans cette perspective, il n’est pas illogique de penser que peu à peu le domaine impérial s’est substitué au domaine sénatorial comme modèle latifundiaire, ce qui éclaire d’une manière nouvelle les règlements et les lois les concernant.

26 Pour d’autres évaluations, L. Wierschowski, 1984, p. 161-172.

27 Cf. A. H. M. Jones, 1964, p. 628-629 et note 44.

28 Cf. A. Tchernia, 1986, p. 360.

29 R. W. Davies, 1989, p. 191.

30 L’Epitoma de Végèce montre bien comment et combien les problèmes différaient dans le cas d’une armée en campagne et dans celui d’une armée en garnison. Il ne pêche pas tant par anachronisme que par optimisme, dans la mesure où il propose à l’armée romaine de retrouver les schémas qui avaient été ceux de la conquête, dans une situation qui est comprise comme une situation de reconquête et de retour à une attitude d’affirmation de la supériorité de Rome dont on ne pouvait douter, selon lui.

31 Cf. ILS, 2288 = CIL, VI, 3492 qui donne un état de la répartition des légions sous les Sévères. En termes d’organisation, les armées étaient des éléments périphériques, comme elles l’étaient en termes d’espace par rapport au centre romain et italien. Il n’y avait pas de système centralisé prenant en charge l’intendance militaire, ce qui n’est pas incompatible avec l’existence d’une comptabilité centrale des dépenses militaires relevant directement de l’empereur. Chaque secteur provincial devait certainement s’occuper de ses approvisionnements selon des modalités de mieux en mieux rodées au fur et à mesure qu’avance l’Empire.

32 Cf. pour les chameaux, R. W. Davies, 1989, p. 154 et suiv. R. Rebuffat, 1977, p. 409 ; pour les gibiers et les élevages, tableau dans R. W. Davies, 1989, p. 192 ; aussi K. R. Dixon et P. Southern, 1992, p. 210-211. Malgré l’étonnement que ce fait suscite légitimement, la documentation de tous ordres montre que l’Empire avait le souci de traiter son armée civique sur un pied apparent d’égalité ; ce type d’uniformisation a été favorisé par les déplacements fréquents des officiers, très italianisés, quand ils n’étaient pas Italiens, et porteurs des modèles culturels du centre qu’ils acclimataient dans la plupart des domaines de la vie matérielle de la périphérie.

33 Sur ces problèmes, cf. Y. Le Bohec, 1989a, p. 234-235 ; P. Le Roux, 1982a, p. 109-118.

34 Cf. F. Bérard, 1992, p. 100-102, surtout, où est présentée une synthèse provisoire qui, dans un souci louable de ne rien omettre, rend parfois les problèmes encore plus compliqués qu’ils ne le sont ; aussi P. Le Roux, 1992b. Le territorium, dans tous les cas, n’était jamais que le périmètre concret d’un espace occupé par des constructions humaines abritant des groupes voués à une même activité.

35 Le chiffrage des productivités comparées des zones militaires est impossible. L’impression qui prévaut est que les états-majors avaient cherché et réussi à concilier des exigences parfois contradictoires, comprenant l’environnement du camp défini selon des normes tactiques et stratégiques et les commodités de l’approvisionnement où rentraient en ligne de compte les axes de circulation et le moindre éloignement possible de terres susceptibles de dégager des surplus en céréales et en viande. L’emplacement du camp permanent n’était pas défini a priori en fonction de principes de défense ; il obéissait au contraire à des impératifs de déplacement rapide et de contrôle des espaces régionaux, ce qui contribue à expliquer que bien des camps aient pu donner naissance à des agglomérations urbaines : cf. P. Le Roux, 1992b, p. 232-237.

36 Cf. D. J. Breeze et B. Dobson, 1987.

37 D. J. Breeze et B. Dobson, 1987, p. 203.

38 D. J. Breeze et B. Dobson, 1987, p. 206. P. Garnsey et R. Saller, 1987, p. 91, suggèrent, quant à eux, que c’étaient essentiellement les terres méridionales de l’île qui servaient à l’approvisionnement des garnisons du Nord.

39 C. R. Whittaker, 1989, p. 45 ; mais cf., supra note 18, pour des réserves sur ces conclusions.

40 E. M. Wightman, 1985, p. 105 et suiv.

41 Cf. J. Slofstra, 1983, p. 85-87.

42 C. R. Whittaker, 1983, p. 115.

43 C. R. Whittaker, 1989, p. 65 et suiv.

44 L. Wierschowski, 1984, p. 164.

45 Ibid.

46 F. Jacques, 1991, p. 130-131.

47 A. Tranoy, 1981, p. 239-241.

48 Ibid., p. 35.

49 Strabon, III, 3, 5-7 et Dion Cassius, LIII, 29 ; aussi Pline l’Ancien, Histoire Naturelle, VIII, 166, pour les chevaux.

50 R. Rebuffat, 1977, p. 402-407. Voir aussi, R. Rebuffat, 1988.

51 R. W. Davies, 1989, p. 167 et suiv. ; K. R. Dixon et P. Southern, 1992, p. 158-162 et p. 215.

52 R. Rebuffat, 1977, p. 395-419.

53 Ibid., p. 407.

54 C. R. Whittaker, 1989, p. 65-76, particulièrement.

55 C. R. Whittaker, 1989, p. 23-50, en réaction contre E. N. Luttwak (cf. supra note 18).

56 Cf. B. Isaac, 1990, p. 198-218 et 372-418, sur les principes de la stratégie romaine en Orient.

57 Ce qui n’implique pas que l’armée ait été le seul facteur de transformation et de développement ; l’histoire des zones militaires montre seulement qu’elle a assurément joué un rôle particulier, soit directement soit indirectement et il semble bien, par ex., que la colonisation de la Dobroudja n’ait pas été sans rapport avec la présence des armées voisines (P. Garnsey et R. Saller, 1987, p. 90). Les capacités de mobilisation des ressources qu’elle représentait par ailleurs lui conféraient un poids économique essentiel.

58 Cf. C. Nicolet, 1991, p. 119-141.

59 Cf. F. Bérard, 1984, p. 282 et suiv. Aussi, supra note 10. Le terme d’annona pour désigner le ravitaillement impérial est ambigu et la relation entre les praepositi et la préfecture n’est pas aisée à déterminer quand la mission n’est pas provinciale.

60 S. Mitchell, 1983, p. 139-140 : le verbe utilisé est πσρέχω, qui indique la fourniture et non la simple livraison par les communautés provinciales ; AE, 1929, 1 ; aussi, SEG, 11, 412 et Dion Cassius, LIX, 16, 2, où il s’agit de déplacements de l’empereur.

61 Par ex. J.-M. Carrié, 1977, p. 375-377. P. Garnsey et R. Saller, 1987, p. 92-93. Grâce aux divers documents orientaux, nous pouvons déduire que les blés fiscaux représentaient un prélèvement de 10 % du produit de la terre, ce qui est peu en apparence, mais s’ajoute aux 25 % pour la semence, aux 25 ou 33 % pour la redevance et à la part des animaux. Quelle était exactement la part des blés fiscaux dans le ravitaillement militaire ? Nous ne saurions le dire. Les redevances perçues sur les domaines impériaux contribuaient-elles à réduire fortement les achats ? Nous savons qu’il existait pour le blé un prix du marché aux alentours de 1 denier le modius, mais ce n’est que par hypothèse qu’on dira que l’armée pouvait se procurer des céréales à un cours inférieur à celui du marché.

62 Strabon, III, 4, 20.

63 Tacite, Histoires, IV, 21-26 ; Rom. Mil. Rec., 10-11, par ex.

64 Tacite, Agricola, XIX et XXII, 2-3. En outre sur les horrea militaires : G. E. Rickman, 1971, p. 271-290, qui insiste sur la minceur du dossier pour le Haut-Empire.

65 Tacite, Histoires, IV, 22-26.

66 Tacite, Agricola, XXII, 2-3.

67 Cf. le « parum prouisum » de Tacite, Histoires, IV, 22, 4.

68 On rappellera ici le rôle de la Bessarabie et de la Crimée pour l’approvisionnement des armées danubiennes : C. R. Whittaker, 1983, p. 115.

69 Cf. L. Wierschowski, 1984, p. 163 et suiv. ; J. Slofstra, 1983, p. 80 et suiv. ; E. M. Wightman, 1985, p. 128-132.

70 C. R. Whittaker, 1989, p. 55-71, et 1983, p. 114 et suiv.

71 G. Forni, 1953, p. 85-102 ; Y. Le Bohec, 1989a, p. 71 et suiv.

72 Cf. les inscriptions du Rhin et des Gaules sur les marchands : par ex. ILS, 2472. Toutefois, l’utilisation d’affranchis comme intermédiaires nous échappe dans le cas des militaires et reste une éventualité à ne pas négliger.

73 E. M. Wightman, 1985, p. 131 et 162 et suiv. On se demandera, cependant, dans quelle mesure la Belgique occidentale ne participait pas à l’approvisionnement des armées de Bretagne.

74 J. Slofstra, 1983, p. 85 et suiv.

75 F. Jacques, 1991, p. 128 et suiv.

76 Cf. en particulier F. Bérard, 1992, p. 80 et suiv. ; CIL, XIII, 6541 = ILS, 7098.

77 CIL, VIII, 2478 = 17969 et p. 953 ; Y. Le Bohec, 1989b, p. 369 et 539.

78 Voir les marques trouvées en Sicile = CIL, X, 8045, 12 ; cf. Y. Le Bohec, 1989b, p. 369.

79 J.-M. Carrié, 1977, p. 391.

80 H. Geremek, 1969, p. 53-70.

81 Cf. D. van Berchem, 1977, p. 337-339 (discussion).

82 Cf. aussi J.-M. Carrié, 1977, p. 380.

83 A. Tchernia, 1987, p. 331-332 ; J. Remesal Rodríguez, 1986 p. 113-205.

84 J. Remesal Rodríguez, 1986, p. 27-79.

85 Cf. cependant, F. Jacques, 1990, p. 892 et suiv.

86 Histoire Auguste, vit. Sev., XVIII, 3 ; J. Remesal Rodríguez, 1986, p. 104.

87 J’entends simplement par là que, contrairement à ce qu’on lit parfois, la « rationalité économique » visant la rentabilité et le profit (les intérêts commerciaux ou agricoles) n’étaient pas les seuls en cause, ni toujours primordiaux, et qu’on ne peut pas confondre les comportements de l’intendance et de ses interlocuteurs avec ceux d’entrepreneurs modernes. Pour le reste, il va de soi que l’approvisionnement des garnisons, par la mobilisation des ressources et des énergies qu’il supposait, ressortait bien à ce qu’il est convenu d’appeler l’économie, comme il ne saurait être question de nier un souci d’organisation et d’efficacité minimal qu’il faut bien appeler de l’économie.

Notes de fin

* Paru dans Du latifundium au latifondo. Un héritage de Rome, une création médiévale ou moderne ?, Actes de la Table ronde internationale du CNRS organisée à l’Université Michel de Montaigne-Bordeaux III (17-19 décembre 1992), Paris, Diffusion De Boccard, coll. « Publications du Centre Pierre Paris », 25, 1995, p. 395-416.

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