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Gaullisme et gaullistes

 | 
François Audigier
, 
Frédéric Schwindt

Première partie. De Gaulle, les gaullistes de l'Est : héritage historique et rapport symbolique à l'espace

Les gaullistes et la République démocratique allemande (1949-1973)1

Chantal Metzger

Texte intégral

  • 1 Avec l’accord des organisateurs, nous présentons cette intervention, qui sort complètement du cadr (...)
  • 2 Charles de Gaulle, L’armée de métier, Paris, Plon, 1971, p. 29.
  • 3 Charles de Gaulle, Discours et messages, Paris, Plon, t. 3, 1970, Lyon, 7 avril 1947.

1Dès 1934, Charles de Gaulle notait, dans L’armée de métier : « l’unité allemande favorisée par nos illusions, scellée par nos désastres, confirmée par notre hâte à limiter la récente victoire a mis le colosse à même de se ruer vers l’ouest d’un seul élan et sans délai2 ». Aussi ne peut-on pas être surpris de le voir déclarer, à l’issue de la Deuxième Guerre, mondiale : l’Allemagne « ne doit pas redevenir le Reich, c’est-à-dire une puissance unifiée, centralisée autour d’une force et nécessairement amenée à l’expansion par tous les moyens3 ». La création de deux États allemands en 1949 remplit partiellement cette condition. Et tout le monde connaît la boutade attribuée à François Mauriac et parfois même au général de Gaulle : « J’aime tellement l’Allemagne que je préfère qu’il y en ait deux ! »

  • 4 MAE, Europe, 1944-1960, Allemagne, vol. 681 Document no A/13552, Commission permanente du traité d (...)

2Les rapports entre les puissances occidentales et la République démocratique allemande sont fixés en décembre 1949. La Haute Commission alliée, organisme de liaison et de consultation entre les cinq gouvernements signataires du traité de Bruxelles, s’oppose « à la reconnaissance de jure ou de facto et tient le Gouvernement soviétique pour responsable des actes du régime en Allemagne orientale dirigés contre les biens et intérêts occidentaux situés dans cette zone4 ». Et la ligne politique française, tout particulièrement celle du général de Gaulle, reste entre 1949 et 1973 marquée par cette « doctrine » de la non-reconnaissance.

  • 5 De Gaulle n’aime pas la Prusse, cet État conquérant qui a défait la France en 1870, il a plus d’af (...)
  • 6 Michaël Stürmer, « De Gaulle, l’Allemagne et l’Ostpolitik », Actes des journées internationales te (...)

3Le Général n’envisage aucun contact direct avec cet État, qu’il appellera souvent « Prusse » ou « zone soviétique5 ». Mais peut-on vraiment déclarer comme l’écrit Michaël Stürmer qu’il « pouvait la rayer en pensée de la carte de l’Europe6 » ? Il est permis d’en douter car la RDA est toujours présente en filigrane dans les relations que le Général entretient, après son arrivée au pouvoir, avec la République fédérale. Par-delà la non-reconnaissance officielle, des contacts officieux existent néanmoins entre la France et la RDA. Elle attire aussi de nombreuses personnalités – notamment des Gaullistes – de l’autre côté du mur. À la fin des années soixante, certains Gaullistes vont exiger de leur gouvernement plus de souplesse vis-à-vis de la RDA et ceci avant même la signature des grands traités qui ont marqué l’Ostpolitik de Willy Brandt !

Un statu quo et une non-reconnaissance qui rassurent de Gaulle

  • 7 MAE, Europe, 1949-1955, Allemagne vol. 568 ; Rapport « la France vue en Allemagne orientale en 195 (...)
  • 8 Ibid.
  • 9 Neues Deutschland, 30 mai 1950, article « Solidarité avec le peuple français en lutte ».

4Si de Gaulle ne reconnaît pas la RDA et ne se rendra jamais dans ce pays, il est en revanche connu des Allemands de l’Est. Il est considéré comme l’homme politique français qui « a essayé de mettre sur pied une dictature néo-fasciste, subventionnée par les impérialistes américains et qui a abandonné, en 1953, la présidence de son parti après son échec7 ». Le Gaullisme serait, selon eux, « un mouvement anticommuniste, apparenté au fascisme, dirigé par de Gaulle et rattaché au camp impérialiste8 ». L’arrivée au pouvoir du général de Gaulle, en juin 1958, rassure et inquiète à la fois les autorités est-allemandes. Elle les rassure car ils se souviennent de ses prises de positions contre la Communauté économique du charbon et de l’acier, « ce méli-mélo de charbon et d’acier », contre la Communauté européenne de défense et de sa volonté d’indépendance, mais elle les inquiète aussi, car comme l’écrit Neues Deutschland, il s’agit d’un réactionnaire, d’un homme aux idées préhistoriques et d’un ennemi de la démocratie9.

  • 10 Charles de Gaulle, Discours et messages, op. cit., 9 juin 1948.
  • 11 Jacques Soustelle, 28 ans de Gaullisme, Mayenne, éd. de la Table ronde, 1968, p. 340.

5Ce que de Gaulle craint, depuis la fin de la guerre, c’est avant tout la réapparition du Grand Reich sous une forme ou sous l’autre, une « unité allemande réalisée une fois de plus autour de la Prusse, mais cette fois d’une Prusse totalitaire liée corps et âme à la Russie soviétique ainsi qu’aux États “populaires” de l’Europe centrale et balkanique… Si le Grand Reich devait reparaître… de cette façon-là, menée par un tel régime, englobé dans de telles alliances, où seraient désormais les chances de la France10 ? » La Russie a construit, estime-t-il, un État satellite allemand combinant la force soviétique et le dynamisme germanique et comme le résume fort bien Jacques Soustelle, dans ses Mémoires, pour les Gaullistes, « le danger principal sinon unique pour l’Europe et pour la France, réside dans la poussée impérialiste russe11 ». L’État est-allemand pourrait faire à son profit l’unité allemande.

  • 12 Raymond Aron, Mémoires, 50 ans de réflexions politiques, Paris, Presses Pocket, 1990, p. 353, réfl (...)
  • 13 Ibid., p. 383.
  • 14 Ibid. p. 388
  • 15 Raymond Aron, op. cit., p. 602.

6Ces appréhensions sont partagées par un autre Gaulliste de la première heure, Raymond Aron. Le philosophe connaît bien l’Allemagne d’avant-guerre, il y avait été lecteur en 1931. La question allemande le préoccupe et il l’évoque à plusieurs reprises dans ses Mémoires et dans ses articles du Figaro. Pour lui, « le partage de l’Allemagne ne se séparait pas de celui de l’Europe elle-même et le premier durerait aussi longtemps que le second12 ». Au début de la guerre de Corée, Aron compare les deux Allemagnes à la Corée mais il pense, comme de Gaulle, que « la soviétisation d’un tiers des Allemands en RDA assure à Moscou tout à la fois une protection et une base d’offensive en direction de l’Ouest13 ». Bien avant l’Ostpolitik, Aron a une vision prémonitoire, quand il écrit que « le statu quo serait déstabilisé du jour où il serait reconnu14 ». Il redoute tout particulièrement un rapprochement entre la RFA et l’URSS. S’il ne constitue pas un danger immédiat en 1953, il l’est du moins à long terme, car ce nouveau Rapallo permettrait une réunification qu’il ne souhaite pas. Comme l’ambassadeur André François-Poncet, Raymond Aron s’oppose à certains aspects de la politique extérieure du général de Gaulle. Il juge ses thèses sur l’Allemagne « à la fois anachroniques et irréalistes15 ». De Gaulle a, selon lui, tort d’opposer Européens et Atlantistes. Son anti-américanisme l’aveugle et l’empêche de comprendre la réalité de la situation à l’Est de l’Europe et notamment en RDA. Il ne saisit pas la spécificité du régime soviétique et pense qu’il passera comme tous les régimes despotiques.

La réunification : « destin normal du peuple allemand »

  • 16 Cité dans Maurice Couve de Murville, Le monde en face, entretiens avec Maurice Delarue, Paris, Plo (...)
  • 17 Werner Scholz, « La politique de détente et de coopération entre l’Est et l’Ouest sous de Gaulle à (...)
  • 18 MAE, Europe, 1956-1960, RDA, no 32, Tél. de Guillier de Chalvron, ministre délégué, adjoint au che (...)

7Dans sa conférence de presse du 25 mars 1959, le président de la République évoque déjà le problème de la réunification. C’est, estime-t-il, « le destin normal du peuple allemand ». « Mais en attendant que cet idéal soit atteint… les deux parties du peuple allemand devraient pouvoir multiplier entre elles les liens et les relations dans tous les domaines pratiques » et ceci « en dépit des différences de régimes et de conditions16 ». Et de préciser « les transports, les postes, l’activité économique, les lettres, les sciences, les arts, les allées et venues de personnes etc. feraient partie d’arrangements qui rapprocheraient les Allemands à l’intérieur, au profit de ce que j’appellerai la “chose allemande” qui leur est après tout commune en dépit des différences des régimes et des conditions17 ». Son attitude face à l’Allemagne de l’Est est claire : il tient au respect des frontières de l’Oder-Neisse et à l’interdiction de tout armement atomique pour l’Allemagne18. Mais il rejette de façon catégorique la reconnaissance de la RDA, s’oppose à la remise à celle-ci du contrôle des communications entre Berlin-Ouest et le reste de l’Allemagne et à la transformation de Berlin en ville libre. Il précise, comme l’avait déclaré son ministre des Affaires étrangères, l’ancien ambassadeur à Bonn, Maurice Couve de Murville, lors de conférence des ministres des Affaires étrangères à Genève du 22 mai 1959, que la partie ouest de Berlin ne fait pas partie de la RFA.

  • 19 Michel Debré, Gouverner, Mémoires, 1958-1962, Paris, Albin Michel, 1988, p. 419.
  • 20 Le Monde, 16 août 1961. Lors de sa conférence de presse du 5 septembre 1961, de Gaulle confiera au (...)
  • 21 Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, t. 1, Paris, Fayard, 1994, p. 160-161.

8Face à la construction du mur, les puissances occidentales n’ont pu que protester car comme l’écrit le Premier ministre de l’époque, Michel Debré « Que devons nous faire ? L’Union soviétique viole le droit des gens mais elle demeure dans la limite de ses pouvoirs. Au surplus, elle dissimule son action derrière celle du gouvernement de Pankow19 ». Maurice Couve de Murville abonde dans le même sens en jugeant que cet événement représente « quelque chose de sérieux », mais que vu l’exode des Allemands de l’Est vers l’Ouest, ce n’est pas « tout à fait inattendu20 ». Cette mesure résout, selon lui, le problème de Berlin. Le Général se contente de déplorer cette coupure entre les deux Allemagnes, la jugeant trop brutale. Il en voit le côté humain. « Elle révolte le bon sens », déclare-t-il en septembre 1962 à A. Peyrefitte avant de partir en Allemagne. « Des familles ont été séparées, des frères et des sœurs ont été éloignés les uns des autres et vivent dans des planètes différentes… L’Allemagne c’est comme un arbre dont le tronc se diviserait en deux branches et que l’on fendrait en son milieu pour laisser chaque branche vivre sa vie. Ca ne pourra pas durer très longtemps. Chacune des deux parties souffre de l’absence de l’autre. Naturellement, la partie orientale en souffre encore plus. Un jour ou l’autre, elle se révoltera. Bien sûr, l’intérêt égoïste de la France serait que l’Allemagne reste divisée le plus longtemps possible. Mais ça ne sera pas éternel. » Adenauer croit que cette division durera, il a tort, ajoute le Général. « La nature des choses sera la plus forte. L’Allemagne se réunira21. » De Gaulle apparaît à travers ces propos comme un visionnaire et un homme soucieux du sort de la population allemande.

  • 22 Il avait déjà reconnu la ligne Oder-Neisse dans sa conférence de presse du 25 mars 1959.
  • 23 AD Meurthe et Moselle, W 1296, no 14, dossier de presse sur le voyage du Président de la Républiqu (...)
  • 24 Dokumentation der Zeit, Berlin, 1968, no 415, p. 21.
  • 25 Maurice Couve de Murville, Le monde en face, entretiens avec Maurice Delarue, Paris, Plon, 1989, p (...)

9Lors de son voyage à Moscou, en juin 1966, de Gaulle refuse une nouvelle fois devant Brejnev de reconnaître la RDA, cette « construction artificielle », mais en revanche, il est le seul Occidental à juger que la frontière entre la RDA et la Pologne est irréversible22. Sa fermeté est approuvée par les reporters Georges Mamy et Sonia Lemaire de l’Est Républicain et Pierre Merry du Républicain lorrain23. Et Maurice Couve de Murville confirme, en janvier 1967, cette ligne politique. Puisque « nous ne considérons pas l’Allemagne de l’Est comme un État… Nous n’avons donc aucune raison de la reconnaître24 ». La France aurait cependant intérêt à développer des relations avec l’Allemagne de l’Est car si elle est « tenue par l’occupation soviétique sous un joug de Moscou impitoyable », elle « fait figure dans le monde soviétique… de puissance économique. De ce strict point de vue cette RDA vit dans des conditions plus ou moins normales ce qui est une réussite pour un système aussi absurde25 ». Couve de Murville ne se rendra pourtant pas en RDA en 1967 lors de sa tournée en Europe de l’Est et les Allemands de l’Est le lui reprocheront.

  • 26 MAE, Europe, statut de l’Allemagne, 27, Télégramme de Margerie, 29 décembre 1964.

10Les élites politiques – dirigeants politiques et diplomates et intellectuelles à l’instar de Raymond Aron s’intéressent donc surtout à la RDA dans le contexte international. Le sort des populations n’est évoqué que par André François-Poncet ou par de Gaulle. Aucune de ces personnalités d’envergure ne s’est rendue en RDA puisque la France respecte à la fois le principe de non-reconnaissance et la doctrine Hallstein. La reconnaissance de la RDA semble moins à l’ordre du jour que la réunification, une issue normale, une « nécessité » comme le déclare déjà le 28 décembre 1964 le président de la Commission des Affaires étrangères à l’Assemblée nationale, Maurice Schumann sur les ondes de Radio Monte-Carlo26.

La RDA : un pays qui attire les Gaullistes et la majorité gaullienne

  • 27 Les dossiers du ministère des Affaires étrangères à Paris renferment de nombreuses lettres envoyée (...)
  • 28 MAE, Europe, 1961-1970, RDA, 189, Rapport du ministre délégué auprès du gouvernement militaire fra (...)
  • 29 Ibid.
  • 30 Ibid.

11« Il faut avoir vu la DDR » titre la Berliner Zeitung du 13 septembre 1963. Le pays est en effet devenu un pôle d’attraction. Et les Français sont de plus en plus attirés par « le pays des emmurés » que ce soit par désir de transgresser l’interdit, par curiosité ou par soutien moral à la population ou au régime. Les parlementaires français de tout bord politique accourent pour voir le mur27. À leur arrivée, les autorités les prennent en main et ils suivent un itinéraire bien précis : visite d’une exposition – comme celle qui est organisée, en 1962, à Berlin Est pour dénoncer la présence dans les secteurs occidentaux d’« une dangereuse tête de pont de l’OTAN28 » –, d’une usine ou d’une coopérative paysanne de production LPG (Landwirtschaftliche Produktions-genossenschaften). Ils sont ensuite conviés à saluer les officiers et les soldats qui montent la garde au pied du mur, porte de Brandebourg et ils ont l’honneur de signer le livre d’or. Après ces visites imposées, ils sont reçus par les autorités : maire de Berlin-Est, président ou vice-président de l’Assemblée du Peuple et parfois même Willi Stoph ou Walter Ulbricht. Presse, radiodiffusion et même télévision est-allemande ne manquent pas d’exploiter largement leur venue. Lors de son séjour en septembre 1962, le maire de Brest, M. Lombard, un indépendant paysan, déclare qu’une solution du problème allemand passant par l’annexion de la RDA « comme l’envisagent les militaristes de Bonn est absolument impensable29 ». Et la presse est-allemande d’insister sur l’étiquette politique de ce notable, membre de la majorité politique. Le ministre délégué à Berlin, Jean Le Roy, juge « regrettables ces déplacements de parlementaires ou d’élus communaux français en DDR ». Il constate que « plusieurs de nos députés ne paraissent pas être conscients de l’effet ainsi produit en zone orientale par leurs déclarations publiques30 ».

  • 31 Corine Defrance, Raymond Schmittlein, « Leben und Werk eines französischen Gründungsvater der Univ (...)

12Les déclarations des parlementaires sont maladroites mais rarement déformées. On leur a montré les grandes réussites du régime : fermes modèles, usines pilotes, établissements scolaires d’avant-garde. Intellectuels et savants sont également touchés. À l’issue d’un colloque qui se tient à Paris le 25 novembre 1961, est votée une résolution reprenant l’essentiel des propositions soviétiques sur Berlin et Raymond Schmittlein31, président du groupe UNR à l’Assemblée nationale et membre des Échanges franco-allemands, y fait une déclaration en faveur de la reconnaissance de la RDA par la France. Ces prises de position de parlementaires, d’intellectuels connus ont une certaine résonance à l’étranger et sont utilisés par la RDA à des fins de propagande, notamment dans les pays francophones non engagés. Radio-Tunis mentionne ainsi la proposition de Schmittlein le 12 février 1962.

  • 32 MAE, Europe 1961-1970, RDA, no 190, télégramme de l’ambassadeur R. de Margerie, 6 février 1964.
  • 33 Ibid. Selon le Generalanzeiger de Bonn, 3 novembre 1963 : 160 parlementaires britanniques et 90 me (...)
  • 34 MAE, Europe 1961-1970, RDA, no 187, Rapport de Le Nail, ministre délégué à Berlin au MAE, directio (...)
  • 35 Jacqueline Thome-Patenôtre (1906-1995) fut sénatrice de Seine et Oise de 1948 à 1958, députée radi (...)
  • 36 G. Bouvard, « Fünf Jahre Gaullismus und die Folgen », dans Deutsche Aussenpolitik, Berlin, 1964, 5 (...)

13Roland de Margerie note que certaines de ces visites ont été durement commentées en RFA32 et à Berlin-Ouest. Seule, la Frankurter Allgemeine Zeitung, considère que « les escapades de quelques députés désavoués par la direction de leur parti n’ont guère de signification… c’est un spectacle bien plus irritant de voir des membres de la chambre des Communes possédant un nom et un rang se rendre en nombre à la Foire de Leipzig et y témoigner leur loyalisme à l’égard d’Ulbricht33 » ! Ces voyages se poursuivent à un rythme soutenu tout au long des années soixante et Ulbricht constate avec plaisir que « les parlementaires français sont les plus perméables à nos arguments et quand il y en aura suffisamment de gagnés à nos thèses, l’optique de de Gaulle en ce qui concerne Pankow évoluera certainement dans un sens favorable à nos revendications34 ». Cette déclaration d’Ulbricht suit de peu la visite à Berlin, en février 1964, d’une importante délégation conduite par Jacqueline Thome-Patenôtre35, vice-présidente de l’Assemblée nationale. Des députés UDR et plusieurs élus modérés en faisaient partie. La période est mal choisie, car ce voyage se déroule au moment où la France reconnaît la République populaire de Chine. Le gouvernement de Bonn craint que de Gaulle ne reconnaisse aussi la RDA. Le secrétaire général de l’UNR, Jacques Baumel doit donc rappeler à l’ordre les membres de son groupe et rassurer les dirigeants ouest-allemands en déclarant : « la réalité chinoise n’est pas Formose, mais la Chine continentale de Mao. En Allemagne, c’est la République fédérale qui est la réalité vivante de l’historien du présent et de l’avenir allemands, tandis que la zone soviétique est une sorte de Formose36 ».

  • 37 MAE Europe, 1961-1970, RDA, 188.

14La prise de position de Jacques Debû-Bridel, dans Notre République du 15 décembre 1967, illustre bien l’évolution de certains Gaullistes. Il a eu l’occasion d’admirer en RDA un « miracle économique comparable à celui de Ludwig Erhard à l’Ouest. Il y a noté, en outre, l’existence d’une mentalité profondément pacifiste due à une éducation antihitlérienne et démocratique. La division de l’Allemagne – phénomène nullement inhabituel puisque l’unité du Reich n’a duré que quatre-vingts ans – n’est pas près de disparaître. Il convient donc que la France sans aller jusqu’à une reconnaissance formelle du nouvel État, échange avec lui des missions commerciales et développe ses relations dans le domaine économique37 ».

  • 38 MAE Europe1961-1970, RDA, 72, rapport de Jean-Louis Toffin, 30 septembre 1965.
  • 39 Ibid. Rapport de Jean-Louis Toffin, novembre 1964.

15Les contacts sur le plan commercial sont anciens. Depuis le début des années cinquante, la France est présente à la Foire internationale de Leipzig. Les relations dans le domaine culturel se développent également et André Malraux en personne cherche à les favoriser. Le 1er septembre 1965, le ministre de la Culture téléphone à la direction politique du Quai d’Orsay, il veut prêter certains tableaux aux musées de Berlin Est qui lui en ont déjà prêtés, mais le directeur politique, Gilles Curien émet un avis défavorable. En revanche, quelques universitaires peuvent se rendre en RDA. Un maître de conférences de la Faculté des Sciences de Strasbourg, Jacques Henry Weil, obtient de la Direction générale des Affaires culturelles et techniques du ministère des Affaires étrangères, le droit d’assister au symposium sur les particules subcellulaires à Giessen38. L’invitation par le Théâtre universitaire de Nancy39 d’une troupe de RDA en novembre 1964 ne pose pas de problème majeur, vu le caractère strictement culturel de la manifestation mais les instructions sont strictes : les titres de voyages seront fournis par le Bureau allié de circulation de Berlin, la troupe sera représentée et mentionnée sous étiquette Allemagne ou Allemagne de l’Est, les emblèmes et drapeaux nationaux de RDA ne sont pas exhibés, l’hymne national ne sera pas joué et l’appellation RDA ne sera pas utilisée dans les procédures et publication du Comité d’organisation du Festival.

Georges Pompidou et les Gaullistes : les étapes vers la reconnaissance de la RDA

  • 40 MAE Europe, 1961-1970, RDA, 188, message de W. Ulbricht à G. Pompidou, 18 juin 1969, un message de (...)
  • 41 Achille Peretti avait été élu président de l’Assemblée nationale le 25 juin 1969, en remplacement (...)

16À la fin des années soixante, la situation a évolué. W. Ulbricht présentait depuis 1966 les vœux de la RDA à la France tous les 14 juillet 1966 sans obtenir de réponse. En 1968, le ministre des Affaires étrangères envoie un message au ministre délégué adjoint au chef du gouvernement militaire français de Berlin et lui demande de prier son interlocuteur habituel à l’ambassade de l’URSS de faire savoir à M. Ulbricht que le Président de la République a bien reçu son message et qu’il y a été sensible. Après son élection, le président Pompidou reçoit un télégramme de félicitations de W. Ulbricht40. Il souhaite une normalisation des relations France-RDA, un travail en commun pour la sécurité européenne, le développement de l’Europe ; les traditionnels vœux du 14 juillet suivent et le gouvernement français remercie toujours par le truchement de l’ambassade d’URSS. Au niveau gouvernemental, rien n’a donc changé. Mais en août 1969, Achille Peretti41 remercie dans un message rédigé en termes cordiaux Gerald Götting, président de la Chambre du peuple pour son télégramme de vœux.

  • 42 François Mauriac fut en 1969 fondateur du Mouvement pour l’Indépendance de l’Europe, (MIE) mouveme (...)

17Dès janvier 1970, des pétitions réclamant la reconnaissance diplomatique de la RDA circulent. Celle de novembre 1970, la plus connue, recueille cinquante signatures, dont certaines sont illustres Parmi elles se trouvent celles de personnalités du monde des lettres comme Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, d’anciens ministres comme Pierre Cot, des savants comme Alfred Kastler, Pierre Joliot, des acteurs comme Michel Piccoli. Les signataires, en général de gauche, demandent l’établissement de relations culturelles, scientifiques, la normalisation des échanges sportifs et l’installation à Berlin d’une représentation commerciale officielle française. Le Mouvement pour l’Indépendance de l’Europe42, qui rassemble de nombreux députés gaullistes, dont les anciens ministres Jean Foyer, Pierre Messmer et le beau-frère du général de Gaulle, Jacques Vendroux, se prononce également en octobre 1970 pour la normalisation progressive des relations avec la RDA, une reconnaissance que certains membres de l’UDR comme R. Schmittlein ou François-Georges Dreyfus réclamaient depuis 1961.

  • 43 MAE Europe, 1961-1970, RDA, 188, Note de la sous-direction d’Europe centrale du ministère des Affa (...)
  • 44 Le Monde, 1er octobre 1971.
  • 45 L’échange d’ambassadeurs ne se fera qu’en 1974 après la ratification du traité interallemand. Le p (...)

18À cette date, l’Ostpolitik est en route et l’ostracisme a assez duré. Après la reconnaissance par le gouvernement fédéral de l’existence de deux États en Allemagne, les rencontres d’Erfurt et de Cassel et la signature du traité germano-soviétique en 1970, on est entré dans une ère nouvelle et le Quai d’Orsay constate que cette situation « à plus ou moins longue échéance, impliquera une révision de la reconstruction juridico-politique que les pays occidentaux avaient mise sur pied pour justifier leur attitude à l’égard de la RDA43 ». Dans ce nouveau contexte, le groupe d’étude des Échanges franco-allemands de l’Assemblée nationale accueille, en juin 1971, des parlementaires est-allemands. Et le président de la Commission des Affaires étrangères, Jean de Broglie, en rendant cette visite, avec une délégation de parlementaires français, déclare à la télévision est-allemande, le 29 septembre 1971, que « l’ensemble des députés français souhaite profondément une normalisation progressive des relations entre nos deux pays44 ». D’autres délégations est-allemandes seront reçues officiellement par Jean Lecanuet, président de la Commission des Affaires étrangères au Sénat et même par Alain Poher, prouvant ainsi que les parlementaires français étaient en avance sur leur gouvernement. Finalement la France ne sera pas le premier pays occidental à reconnaître la RDA, la Grande-Bretagne la devance de quelques heures, le 9 février 1973. Mais il faudra plus d’un an après l’établissement des relations diplomatiques, pour que Paris et Berlin normalisent complètement leurs rapports45.

Conclusion

  • 46 Conclusion de Pierre Maillard, dans De Gaulle en son siècle, op. cit.

19Reconnaître la RDA c’est entériner la division de l’Allemagne si chère à Charles de Gaulle au lendemain de la Guerre. Mais la position du Premier président de la Ve République avait bien évolué quand il prit ses fonctions en 1959. Après Schuman, il devint avec Konrad Adenauer l’artisan du rapprochement franco-allemand46. Il jugea alors la réunification de l’Allemagne possible, sous deux conditions : le respect des frontières et le refus d’une neutralisation de cette Allemagne réunifiée. Mais la jugeait-il nécessaire à court terme ?

  • 47 www.paneuropa.org consulté le 13 mai 2007, intervention de Jacques Baumel lors de la 3e Rencontre (...)

20Paradoxalement, certains de ses vieux compagnons et de ses héritiers admettront difficilement, en octobre 1990, la réunification des deux Allemagnes. Et neuf ans après, l’un des plus fidèles d’entre eux, Jacques Baumel, s’interroge lors d’une rencontre Pan-Europe sur le transfert de la capitale allemande. En déclarant : « le fait de passer sa capitale de Bonn à Berlin a une profonde signification que peu de gens comprennent encore aujourd’hui. La charmante politique régionale rhénane, avec son vin blanc et son côté catholique, va devenir maintenant une grande puissance prussienne et, de Berlin, on ne voit pas tout à fait l’Europe et ses vastes étendues de l’Est comme on pouvait les voir de Bonn47 », Jacques Baumel reprend une rhétorique que l’on croyait oubliée depuis près de cinquante ans. Le transfert de capitale de Bonn à Berlin symbolise pour lui la résurgence de la Prusse, il ne s’agit plus du terme utilisé par de Gaulle pour parler de la RDA, mais du rappel d’un danger que la plupart des Gaullistes ont dû oublier après 45 ans de paix et 40 ans de construction européenne !

Notes

1 Avec l’accord des organisateurs, nous présentons cette intervention, qui sort complètement du cadre géographique et chronologique de ce colloque : la France de l’Est. Les Gaullistes sont certes évoqués, mais les frontières de l’Est de la France sont largement franchies puisque cette courte étude analyse la manière dont les Gaullistes et le premier d’entre eux, Charles de Gaulle, ont réagi face à l’existence de la République démocratique allemande.

2 Charles de Gaulle, L’armée de métier, Paris, Plon, 1971, p. 29.

3 Charles de Gaulle, Discours et messages, Paris, Plon, t. 3, 1970, Lyon, 7 avril 1947.

4 MAE, Europe, 1944-1960, Allemagne, vol. 681 Document no A/13552, Commission permanente du traité de Bruxelles, 15 octobre 1951.

5 De Gaulle n’aime pas la Prusse, cet État conquérant qui a défait la France en 1870, il a plus d’affinité avec les Allemands du Sud, les Rhénans et les Saxons. Il utilisera cependant l’expression « Deutsche Demokratische Republik » dans sa conférence de presse du 25 mars 1959.

6 Michaël Stürmer, « De Gaulle, l’Allemagne et l’Ostpolitik », Actes des journées internationales tenues à l’Unesco, 19-24 novembre 1990, De Gaulle en son siècle, t. V, l’Europe, Paris, la Documentation française, 1992.

7 MAE, Europe, 1949-1955, Allemagne vol. 568 ; Rapport « la France vue en Allemagne orientale en 1954 », d’après le Lexicon, Bd I, publié par l’Institut bibliographique de Leipzig, 1 136 p.

8 Ibid.

9 Neues Deutschland, 30 mai 1950, article « Solidarité avec le peuple français en lutte ».

10 Charles de Gaulle, Discours et messages, op. cit., 9 juin 1948.

11 Jacques Soustelle, 28 ans de Gaullisme, Mayenne, éd. de la Table ronde, 1968, p. 340.

12 Raymond Aron, Mémoires, 50 ans de réflexions politiques, Paris, Presses Pocket, 1990, p. 353, réflexion faite lors d’une conférence présentée devant des étudiants de Francfort/sur Main en 1950.

13 Ibid., p. 383.

14 Ibid. p. 388

15 Raymond Aron, op. cit., p. 602.

16 Cité dans Maurice Couve de Murville, Le monde en face, entretiens avec Maurice Delarue, Paris, Plon, 1989, p. 60-61.

17 Werner Scholz, « La politique de détente et de coopération entre l’Est et l’Ouest sous de Gaulle à la lumière des relations avec la RDA », Espoir, no 82, juin 1992, p. 140.

18 MAE, Europe, 1956-1960, RDA, no 32, Tél. de Guillier de Chalvron, ministre délégué, adjoint au chef du gouvernement militaire, Berlin, 2 juin 1960.

19 Michel Debré, Gouverner, Mémoires, 1958-1962, Paris, Albin Michel, 1988, p. 419.

20 Le Monde, 16 août 1961. Lors de sa conférence de presse du 5 septembre 1961, de Gaulle confiera aux journalistes que cette crise fait figure de « dérivatif à de grandes difficultés internes que rencontrerait l’Union soviétique », in Jean Chauvel, Commentaire, t. 3, De Berne à Paris (1952-1962), Paris, Fayard, 1973, p. 349.

21 Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, t. 1, Paris, Fayard, 1994, p. 160-161.

22 Il avait déjà reconnu la ligne Oder-Neisse dans sa conférence de presse du 25 mars 1959.

23 AD Meurthe et Moselle, W 1296, no 14, dossier de presse sur le voyage du Président de la République à Moscou. Les articles parlent d’entretiens « à fleuret moucheté », Est Républicain du 29 juin 1966, du « carcan de Yalta », Républicain Lorrain du 19 juin. De Gaulle s’est contenté de reconnaître la Ligne Oder-Neisse et de faire « plaisir » aux Polonais.

24 Dokumentation der Zeit, Berlin, 1968, no 415, p. 21.

25 Maurice Couve de Murville, Le monde en face, entretiens avec Maurice Delarue, Paris, Plon, 1989, p. 45-46.

26 MAE, Europe, statut de l’Allemagne, 27, Télégramme de Margerie, 29 décembre 1964.

27 Les dossiers du ministère des Affaires étrangères à Paris renferment de nombreuses lettres envoyées par le ministre délégué B. de Chalvron, puis par son successeur à Berlin, Jean Le Roy. Entre avril et septembre 1963, la France vient en tête des 41 pays dont les délégations ont visité la RDA, elle dépasse de loin avec 31 groupes ses alliés britanniques (10 groupes, en 2e position) et américains (3 délégations, en 14e position).

28 MAE, Europe, 1961-1970, RDA, 189, Rapport du ministre délégué auprès du gouvernement militaire français de Berlin Jean Le Roy au ministre des Affaires étrangères, direction Europe, 14 septembre 1962 : 13 parlementaires français venaient effectuer un voyage d’études d’une semaine en RDA, toutes les sensibilités étaient représentées : parmi eux se trouvaient 2 indépendants paysans, l’UNR (Deliaune), 3 MRP, 1 membre du PCF et des non inscrits.

29 Ibid.

30 Ibid.

31 Corine Defrance, Raymond Schmittlein, « Leben und Werk eines französischen Gründungsvater der Universität Mainz », in Michaël Kissener/Helmut Mathy (Hrsg) Ut omnes unum sint (Teil 1), Beiträge zur Geschichte der Johannes Gutenberg-Universität Mainz, Franz Steiner Verlag, Stuttgart, 2005, S. 11-31. Raymond Schmittlein (1904-1974) fut directeur des Affaires culturelles en zone d’occupation française, élu en 1951 député RPF du territoire de Belfort, il préside, de 1960 à 1962, le groupe parlementaire gaulliste à l’Assemblée nationale, avant de devenir vice-président de l’Assemblée nationale de 1962 à 1967.

32 MAE, Europe 1961-1970, RDA, no 190, télégramme de l’ambassadeur R. de Margerie, 6 février 1964.

33 Ibid. Selon le Generalanzeiger de Bonn, 3 novembre 1963 : 160 parlementaires britanniques et 90 membres de l’Assemblée nationale se sont rendus en RDA depuis début août.

34 MAE, Europe 1961-1970, RDA, no 187, Rapport de Le Nail, ministre délégué à Berlin au MAE, direction Europe, sur la propagande est-allemande en France, du 14 février 1964.

35 Jacqueline Thome-Patenôtre (1906-1995) fut sénatrice de Seine et Oise de 1948 à 1958, députée radical-socialiste de Seine et Oise puis des Yvelines de 1958 à 1978 et vice-présidente de l’Assemblée nationale de 1960 à 1968. Parmi les députés UNR de la délégation figurent Robert Hauret, Constant Lepourry, André Voisin et J. Hébert.

36 G. Bouvard, « Fünf Jahre Gaullismus und die Folgen », dans Deutsche Aussenpolitik, Berlin, 1964, 5, p. 382.

37 MAE Europe, 1961-1970, RDA, 188.

38 MAE Europe1961-1970, RDA, 72, rapport de Jean-Louis Toffin, 30 septembre 1965.

39 Ibid. Rapport de Jean-Louis Toffin, novembre 1964.

40 MAE Europe, 1961-1970, RDA, 188, message de W. Ulbricht à G. Pompidou, 18 juin 1969, un message de Willi Stoph suit le 25 juin.

41 Achille Peretti avait été élu président de l’Assemblée nationale le 25 juin 1969, en remplacement de Jacques Chaban-Delmas, nommé premier ministre. Il présidera cette assemblée pendant le reste de la législature jusqu’au 1er avril 1973.

42 François Mauriac fut en 1969 fondateur du Mouvement pour l’Indépendance de l’Europe, (MIE) mouvement de la gauche gaulliste hostile aux thèses fédéralistes.

43 MAE Europe, 1961-1970, RDA, 188, Note de la sous-direction d’Europe centrale du ministère des Affaires étrangères, 17 octobre 1970.

44 Le Monde, 1er octobre 1971.

45 L’échange d’ambassadeurs ne se fera qu’en 1974 après la ratification du traité interallemand. Le premier ambassadeur de RDA en France est Ernst Scholz, un anti-nazi de la première heure qui a participé activement à la résistance française et B. de Guiller de Chalvron est nommé premier ambassadeur de France en RDA.

46 Conclusion de Pierre Maillard, dans De Gaulle en son siècle, op. cit.

47 www.paneuropa.org consulté le 13 mai 2007, intervention de Jacques Baumel lors de la 3e Rencontre Coudenhove-Kalergi, Gstaad, 3-4 septembre 1999.

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