1De Gaulle Barrès ? Curieusement le sujet n’a guère fait l’objet d’études systématiques. À ma connaissance, aucune thèse n’a été écrite sur ce thème. On doit donc s’en remettre à des études fragmentaires, heureusement pour la plupart de qualité. D’une manière générale, l’influence de l’auteur du Culte du moi sur le Général a été négligée. Et pourtant dans une admirable lettre à Jean-Marie Domenach de Gaulle n’a pas caché sa dette envers Barrès : « Votre Barrés par lui-même, écrira-t-il le 23 décembre 1954 à Jean-Marie Domenach, je l’ai lu avec soin et, par là même, avec beaucoup d’intérêt. D’abord parce que c’est “lui” qui n’a pas fini de m’enchanter. Ensuite parce que c’est vous dont le talent me plaît, même quand il m’arrive de ne l’approuver point. Vous faites très bien voir et sentir cette espèce de déchirement de l’âme, si l’on veut ce désespoir, qui m’a toujours entraîné dans Barrès, qu’il a habillé d’une splendide désinvolture, mais dont je ne crois pas que l’effort doive s’éteindre parce que la décadence ne se confondra pas toujours avec la médiocrité. »

2Cette lettre le montre parfaitement : en Maurice Barrès c’est avant tout l’écrivain que de Gaulle appréciait, comme tant d’hommes de sa génération, de Mauriac à Aragon, de Léon Blum à André Malraux. La sensibilité du Général s’accordait à celle du romancier de l’Énergie Nationale. Barrès a toujours été hanté par le nihilisme. Tel apparaît aussi un certain Charles de Gaulle, celui auquel il arrivait parfois de douter – et qui apprit d’ailleurs à jouer magistralement de l’aveu de ses doutes. Éminemment barrésien est aussi le vieil homme vaincu par le suffrage universel en 1969 mais encore grandi par son respect des engagements pris avant la consultation. « Rien ne vaut rien, il ne se passe rien, et cependant tout arrive mais cela est indifférent. » Cette phrase, écrite par de Gaulle sur le livre d’or de l’ambassadeur de France en Irlande le 18 juin 1969, est de Nietzsche mais Barrès aurait pu la signer. Elle traduit en tout cas ce sentiment « d’à quoi bon » qui parfois s’emparait d’un de Gaulle « pénétré de l’insignifiance des choses », comme il l’écrit dans un passage célèbre de ses Mémoires de guerre.

3Faut-il aller plus loin ? Peut-on aller plus loin ? C’est-à-dire en clair établir certaines corrélations entre la conception de Maurice Barrès en matière nationale et cette « certaine idée de la France » dont de Gaulle n’a cessé de se réclamer ? Une évidence d’abord : à aucun moment de sa vie, le général n’a, de près ou de loin, paru se réclamer du nationalisme barrésien tel qu’il peut s’exprimer au moment du Boulangisme, de l’affaire Dreyfus et jusqu’aux alentours de la Grande Guerre. Si de Gaulle n’était pas totalement exempt des idées de son milieu, tout indique que l’antisémitisme lui était étranger, ce qui malheureusement n’était pas le cas de Barrès en ces années-là. Poussant l’analyse plus avant on peut même dire que le grand thème barrésien de la terre et des morts ne fut à aucun moment revendiqué par le général. Le passé, à ses yeux, commandait l’avenir, il l’a souvent dit, mais ni dans ses idées ni dans ses actes on ne trouve trace de ce déterminisme qui était celui de Barrès et qu’il a traduit en particulier dans le Roman de l’Énergie Nationale. De même ne trouve-t-on dans son parcours aucun indice permettant de penser qu’il adhérait le moins du monde à une conception, celle de l’auteur des Déracinés, enfermant l’homme dans son milieu d’origine.

4Si de Gaulle doit quelque chose à Barrès c’est plutôt une certaine conception de l’Histoire de France. À la différence de Maurras, on le sait, Barrès faisait sien tout le passé national, y compris la Révolution. Pour lui l’histoire d’un pays ne se divisait pas et c’est l’une des raisons pour laquelle il ne fut jamais attiré par la perspective d’une restauration monarchique défendue par l’Action Française. De Gaulle tout au long de sa vie n’a jamais dit autre chose. Il n’est pas républicain au sens où l’entendaient les fondateurs de la III^e République ; le régime et son personnel lui inspireront même toujours une vive antipathie, attestée par ses carnets, mais comme Barrès et selon son expression il pensait que l’évolution du pays avait été telle au long du XIX^e siècle que les « puissances du sentiment », indispensables à la solidité du régime, inclinaient l’opinion dominante du côté de la République. On peut même aller plus loin et dire que, comme Barrès, de Gaulle souhaitait l’avènement d’une république purgée de ses tendances parlementaristes, dotée d’un exécutif fort. La seule et vraie différence entre les deux hommes était que Barrès avait finalement pris goût à l’atmosphère du Parlement : on sait qu’il fut longtemps député, d’abord de Nancy puis de Paris et que les séances de la Chambre lui inspirèrent des « choses vues » (Leurs Figures) où perce son intérêt voire sa sympathie pour des adversaires comme Jaurès (à côté, il est vrai, de commentaires assassins sur tel ou tel parlementaire moins doué).

5S’il y a une sorte de filiation intellectuelle et sentimentale entre le nationalisme de Barrès et celui de de Gaulle c’est donc, on l’a compris, par référence à l’évolution dernière de l’écrivain, celle qui le conduisit, pendant et après la Grande Guerre à se faire le chantre d’un patriotisme beaucoup plus ouvert que jadis. On a moqué certes cette évolution, on a mis en doute sa sincérité et l’on a pu dire qu’il avait fallu une effroyable tuerie pour voir Barrès revenir à la raison. Reste une certitude : à partir de 1914 et jusqu’à sa mort, il comprit que le sentiment national n’avait de sens que s’il incluait toutes les Diverses familles spirituelles de la France, pour reprendre le titre de l’un de ses derniers livres. Dans la nation Barrès voyait alors le produit d’une fusion sans exclusive de tous les courants existants. Dès 1916, il notait : « Le 2 août nous avons commencé de vivre d’une vie collective… Il semble que cette guerre ait découvert à nous tous quelque chose de plus profond que la loi religieuse. Chacun de nous, dans notre village, dans notre petit monde, nous cessons de nous classer en catholiques, en protestants, en socialistes, en juifs. Soudain quelque chose d’essentiel apparaît qui nous est commun à tous. Des Français ! Nous sommes le fleuve de France prêt à s’engouffrer dans un long tunnel d’efforts, de souffrances inconnues. »

6Cette profession de foi, de Gaulle aurait pu la signer. Mieux, il l’a mise en pratique très tôt. On sait d’où venait le général, on sait que sa mère voyait en Léon Blum une sorte d’antéchrist et lui-même trahit bien ses sentiments lorsqu’il observe à propos de Poincaré, l’autre « Prince Lorrain », « Un demi grand homme à la mesure de la République ». Pourtant il est de fait que de Gaulle comme Barrès sut surmonter les préjugés de son milieu. Dès le début de sa croisade en faveur de l’arme blindée il prit contact, on le sait, avec les hommes politiques de tous bords, y compris avec Camille Chautemps, incarnation d’un certain radicalisme qu’il ne portait pas dans son cœur. C’est l’époque aussi où s’approfondit l’amitié véritable et très profonde qu’il porta au colonel Émile Mayer, juif, libre penseur et comme lui en rupture avec le conformisme, le « désordre établi ». Que ces deux hommes, si dissemblables, aient pu s’entendre il y a là comme une illustration de propos de Barrès dans son livre testamentaire : Les diverses familles spirituelles de la France.

7Peut-être n’a-t-on pas évalué exactement quelle audace, quelle souplesse aussi, il fallut à cet officier général, manifestement traditionaliste et nourri de sentiments hostiles à la III^e République, pour faire taire ses préférences, travailler avec tant d’hommes qui, de Georges Boris à René Cassin venaient d’un tout autre univers que le sien. Sans doute y avait-il une part de calcul dans son attitude, sans doute lui arrivait-il de trahir ses pensées profondes en affichant son dégoût de la République parlementaire. Il reste qu’il fit ce choix, qu’il s’y tint notamment en accordant sa confiance à Jean Moulin. Pierre Mendés France qui devait ensuite s’opposer à lui avec vigueur lui donna toujours acte de cette attitude et le défendit contre ses amis du groupe Jaurès, prompts à le transformer en apprenti dictateur.

8Cette parenté de comportement devait d’ailleurs être symbolisée par le ralliement au général, dès juin 1940, de Philippe Barrès, fils de l’écrivain. On sait qu’il écrivit la première biographie consacrée à l’Homme du 18 juin. Grand journaliste, rédacteur en chef du Matin, (poste dont il avait démissionné après les accords de Munich en signe de protestation contre la ligne de ce journal), Philippe Barrès, on ne le sait pas assez, avait été l’un des premiers journalistes français à dénoncer le péril hitlérien. Indépendamment de sa personnalité propre, attachante, le nom qu’il portait n’était évidemment pas indifférent au général. On le sentit bien après la guerre ; lors des assises du RPF, à Nancy, Philippe Barrès tint la vedette.

9Ce qui frappe enfin, lorsque l’on considère les choses avec recul, c’est de la part de Barrès et de de Gaulle une attitude sinon identique du moins comparable vis-à-vis de l’Action Française. Entre Barrès et Maurras, il y eut une longue amitié dont témoigne une importante correspondance (La République ou le Roi). Rien de tel entre de Gaulle et le maître à penser du nationalisme intégral. Les deux hommes étaient de générations différentes et les seuls indices de contacts plus ou moins directs entre le colonel de Gaulle et Maurras sont deux articles de ce dernier parus à la une de l’Action Française les 1^er et 3 juin 1940 – des articles très louangeurs. dans lesquels Maurras explique que les idées du colonel sur l’arme blindée et l’armée de métier lui avaient semblé excellentes mais qu’il s’était interdit de les défendre publiquement, de crainte de leur nuire ! Reste que vis-à-vis de Maurras l’écrivain et celui qui allait devenir le fondateur de la V^e République réagissaient à peu près de la même façon. Deux formules sont à méditer. On connaît celle, fameuse, du Général que Maurice Schumann attestait avoir entendu : « Maurras est devenu fou à force d’avoir raison. » On connaît beaucoup moins, en revanche, celle de Barrès, à propos de l’Action Française et que Philippe Barrès aimait citer : « Ces gens-là couperaient une forêt pour se faire une canne. » De Gaulle d’évidence pensait à peu près la même chose.

10À travers ces deux formules, on voit bien les similitudes des réactions de l’auteur du culte du moi et du général face à l’Action Française : Barrès n’adhéra jamais à l’Action Française, il refusait beaucoup de ses axiomes, à commencer par la segmentation de l’Histoire et la restauration de la monarchie. En définitive, seule la critique du parlementarisme, certaines affinités communes en matière littéraire et dans le domaine de la politique extérieure avaient rapproché les deux écrivains. Et de Gaulle a eu vis-à-vis de Maurras une attitude semblable. S’il s’est peu exprimé sur lui, une analyse de ses écrits et de sa politique laisse apparaître que, tout en étant hostile à l’antisémitisme de l’auteur de l’Enquête sur la Monarchie, il était, comme François Mauriac d’ailleurs, sensible à sa critique du système parlementaire, à la vision de la politique étrangère exprimée notamment dans Kiel et Tanger. Pierre Hassner dans un article remarquable a montré combien sa politique extérieure était imprégnée de principes maurrassiens.

11Dans l’expression du sentiment national, il reste que de Gaulle est clairement barrésien. « Ce lecteur de Barrès n’est pas un disciple de Maurras, a écrit Charles Morazé ; il apprécie les foules populaires auxquels jeune officier, il s’est parfois mêlé pour apprendre quelles imaginations les entraînent et comment des tribuns l’éveillent. » « S’il fallait conclure, je me dirais barrésien », a avoué Aragon en dépit de tout ce qui pouvait le séparer de son aîné. De Gaulle aurait pu reprendre ces mots, étant entendu que le nationalisme émotif dont il se réclamait devait aussi beaucoup à Charles Péguy, à qui, Barrès disait d’ailleurs : « Vous êtes notre patriarche. »