1Après son départ abrupt du 20 janvier 1946, le général de Gaulle observe pendant quelques mois un temps de silence. En mai, il quitte son séjour provisoire, dans le domaine de Marly, pour se réinstaller à Colombey-les-deux-églises. La maison de la Boisserie, dégradée pendant la guerre, a été remise en état par un effort tenace. « Cela n’aura rien d’imposant, écrit le propriétaire à son fils, mais ce sera confortable et convenable. » Bientôt il rentre en scène par des actes forts : la présentation d’un programme constitutionnel, à Bayeux le 16 juin 1946, et le lancement du Rassemblement du Peuple français, à Strasbourg le 7 avril 1947.

2Dans l’intervalle, des allocutions prononcées en Lorraine marquent des étapes de sa démarche et précisent les orientations politiques proposées à la nation. Leur style éclatant mobilise les références historiques, développe ses périodes rhétoriques avec souffle, jette des pointes d’ironie caustique. Le « nous » désigne tantôt la nation, dans toute son étendue et dans toute son histoire, tantôt, sous un pluriel conventionnel, l’orateur qui veut annoncer la voie à suivre.

Les références locales

3Cet homme rude qu’est Charles de Gaulle peut manifester une amabilité formelle qui déconcerte : c’est l’effet de l’éducation traditionnelle qu’il a reçue. Plus profondément, sa culture solide lui fait venir à l’esprit en tout lieu les épisodes fameux qui s’y sont déroulés dans le passé. Aussi, quand il parle dans une ville, alors et plus tard, il ne manque jamais de s’insérer dans sa tradition et d’évoquer avec complaisance ses grandes heures de jadis.

4Le 28 juillet 1946, l’occasion de sa visite dans la Meuse est un hommage officiel aux communes de la vallée de la Saulx, incendiées en août 1944 par la Wehrmacht en retraite. À Robert-Espagne, il cite le délicat poète Albert Samain : la terre de Lorraine, de la Meuse, du Barrois, est « une argile faite aux douleurs ». Et il s’exclame : « Douleur profonde ! il n’est que de voir les ruines accumulées autour de nous par la fureur de l’ennemi en déroute, de lire les noms des bons et braves Français qui périrent pour la France dans les quatre villages martyrs, de se trouver au milieu de ceux et de celles qui portent leur deuil glorieux et que salue aujourd’hui la patrie. Noble douleur ! Car rien n’est plus émouvant et réconfortant que de sentir monter de ces terres ravagées la volonté de renaître et la foi en l’avenir. C’est par là que la vallée de la Saulx sert la France tout entière en donnant l’exemple. »

5Puis à Bar-le-Duc, le chef-lieu proche, de Gaulle ancre sa réflexion générale dans le destin régional, avec une envolée flatteuse : « Pour regarder les choses en face, alors surtout qu’elles sont difficiles, aucun lieu ne convient mieux que les abords de notre Meuse. Non seulement parce qu’ils furent le théâtre de certains des événements les plus grands de notre Histoire, mais encore pour cette raison que le peuple qui les habite, le peuple de Lorraine, le peuple de Bar-le-Duc, a su de tout temps, garder intactes sa force d’âme et sa lucidité. » Et, dans la perspective large de « la guerre de trente ans, que nous venons de gagner », il rapproche les villages martyrs de la Saulx des « glorieux soldats ensevelis à Douaumont ».

6À Épinal le 29 septembre, il commémore le deuxième anniversaire de la libération de la ville, devant une foule de 70 000 personnes. Place du Maréchal Foch, au bord de la Moselle, il rappelle avec émotion les épreuves du pays pendant la guerre : « Les Vosges viennent, encore une fois, d’offrir à la patrie le fidèle hommage de leur courage et de leurs sacrifices. Nul sol ne fut mutilé plus profondément que le vôtre. Nulle part la destruction des maisons, des fermes, des ateliers, des instruments du travail et de la vie n’a dépassé ce que vous avez subi. Aucune région n’a supporté une proportion supérieure d’hommes et de femmes déportés par l’ennemi – plus de 10 000 – de patriotes fusillés – plus de 3 000 – de pauvres gens chassés de chez eux – plus de 80 000 ! » Puis il célèbre la contribution des Vosgiens aux luttes qui ont assuré la Libération : « Dans les multiples combats livrés sur les arrières de l’envahisseur par nos forces de l’intérieur, point de faits d’armes plus magnifiques et plus utiles que ceux qui se déroulèrent ici, tels que, par exemple, l’attaque de Corcieux et de Taintrux, le 6 juin 1944, ou la défense de la ferme de Viombois dans les premiers jours de septembre. Dans les rangs de nos armées, combien furent vaillants les combattants de chez vous ! Ah ! si les Vosges eurent, pour finir, l’honneur d’offrir à la glorieuse 1^re armée française, à la vaillante 7^e armée américaine, à l’immortelle phalange de Leclerc, leur base de départ pour bondir jusqu’au Rhin, puis jusqu’au Danube, cet honneur, elles l’avaient bien payé ! »

7Ces « événements terribles », enchaîne l’orateur, doivent faire comprendre « quelle importance capitale revêt […] la manière dont s’organise et s’exerce la direction de la nation ». À cet égard, il se dit heureux en septembre de parler « dans ces Vosges qui furent et qui demeurent l’un des môles de la patrie, tant au point de vue de sa défense qu’à celui de son travail et de sa prospérité, dans ces Vosges qui ont tant souffert physiquement et moralement des défaillances antérieures, dans ces Vosges où l’on a toujours pratiqué la vie publique avec ardeur et raison, dans ces Vosges qu’inspirent encore les grandes pensées d’un Jules Ferry ». Après les temps de la guerre, cette louange diversifiée vise les temps de la paix : « à un moment décisif pour l’avenir de l’État, nous ne pouvions trouver pour en parler aucune ville qui, plus qu’Épinal, fût qualifiée pour nous entendre. »

Les affaires allemandes

8Dans cette marche frontière disputée depuis des siècles, de Gaulle sait en effet trouver un public plus attentif qu’ailleurs aux périls extérieurs. « En l’espace d’une vie d’homme, dit-il, nous avons été trois fois envahis par nos voisins d’outre Rhin. » Et il centre son discours de Bar-le-Duc sur « le règlement du sort de l’Allemagne ».

9Certes, au moment où il parle, « l’Allemagne, décimée à son tour dans sa population, ravagée dans ses villes, ses mines, ses usines, moralement chancelante sous le poids de ses crimes et de ses malheurs, occupée par de puissantes armées, n’est plus un sujet d’alarme immédiate pour les nations qui doivent bâtir la paix ». Mais, pour un regard lucide, « quelles que soient ses épreuves, l’Allemagne demeure l’Allemagne, c’est-à-dire un grand peuple, massivement installé au cœur de l’Europe, qui dans l’abîme se souvient des sommets et que le démon de la guerre pourrait tenter un jour si la chance lui était offerte de retrouver sa grandeur en conjuguant son ambition avec celle de quelqu’un d’autre ». Donc, « il ne suffit pas d’empêcher qu’elle soit directement menaçante, il faut encore faire en sorte qu’elle ne puisse être ni tentatrice, ni tentée ».

10Le président du gouvernement provisoire a revendiqué constamment et vigoureusement d’être associé aux Trois Grands dans l’administration du pays vaincu. Après la conférence interalliée de Potsdam, dont il avait été tenu à l’écart, il a enfin arraché pour la France un quatrième siège au Conseil de Contrôle et une petite zone dans le Sud-Ouest. Il l’a visitée avec quelque éclat en octobre 1945. à Bar-le-Duc, il répète à ce sujet : « nous ne saurions évidemment nous dispenser d’agir dans notre zone d’occupation suivant nos droits et nos intérêts, comme d’ailleurs, paraît-il, nos alliés de leur côté, ont commencé de le faire ».

11Pour l’Allemagne dans son ensemble, quelle solution promouvoir ? En février 1945, de Gaulle proclamait vouloir « s’assurer qu’aucune agression de l’Allemagne ne sera possible dans l’avenir » et il formulait en ce sens comme « essentielles » des exigences radicales : « la présence définitive de la force française d’un bout à l’autre du Rhin – la séparation des territoires de la rive gauche du fleuve et du bassin de la Ruhr de ce qui sera l’État ou les états allemands – l’indépendance des nations polonaise, tchécoslovaque, autrichienne, balkaniques ». C’était briser l’unité allemande réalisée en 1871 et vécue par trois générations.

12À Baden-Baden, le 5 octobre, le président du gouvernement provisoire répétait que la rive gauche du Rhin devait abandonner « l’idée d’une Allemagne groupée autour de la Prusse maintenant écroulée » et plutôt « faire corps avec la France ». « S’agit-il d’une annexion ? Non pas ; du reste, je ne veux pas jouer sur les mots. Ce doit être une union économique et morale, une présence, un contrôle indéfini. » Il y ajoutait même le vœu d’une influence sur le Pays de Bade et d’une participation à l’exploitation économique du bassin de la Ruhr. Lors d’une conférence de presse, quelques jours après, il reparlait de « celles des Allemagnes qui se trouvent actuellement sous notre responsabilité » ; avec, relevons-le, un pluriel significatif ! Le 14 janvier 1946 encore, au témoignage de Jules Moch (Une si longue vie), il prônait en conseil interministériel le détachement de la rive gauche et, pour la rive droite, « une Confédération » d’« entités » autonomes. Ce programme se plaçait dans la ligne du Foch de 1919 et l’amplifiait même. Dans sa magistrale biographie, Jean Lacouture le qualifiera plus tard d’« hyperbolique et irréaliste ».

13À Bar-le-Duc, il dit toujours : « La France a, vis-à-vis d’elle-même et vis-à-vis des autres, le devoir de s’opposer à ce que l’Allemagne redevienne l’État unifié et centralisé, c’est-à-dire le Reich, dont l’armature et l’impulsion furent toujours les conditions de ses belliqueuses entreprises. » « Comment pourrions-nous admettre que l’on rebâtisse maintenant, soit politiquement, soit économiquement – ce qui reviendrait vite au même – l’instrument qui fut celui de Bismarck, de Guillaume II et de Hitler ? »

14Toutefois le ton s’apaise ensuite pour souhaiter « un accord sincère, pratique, humain, au sujet de l’Allemagne ». L’accent est mis sur une structure décentralisée, articulée sur les territoires historiques : « Laisser les diverses et traditionnelles entités germaniques : la Prusse, la Saxe, la Bavière, le Wurtemberg, le Pays de Bade, les Hesse, le Palatinat, la Province Rhénane, les Provinces Nord-Occidentales, se ressaisir, s’administrer, s’orienter chacune pour son compte et à sa manière. » Implicitement et discrètement, c’est abandonner le détachement de la rive gauche du Rhin, que refuse la population, pour la solution globale d’un État fédéral moins menaçant que le Reich d’autrefois. En outre, cet État devrait accepter des sacrifices considérables : « placer sous autorité internationale l’immense arsenal de la Ruhr » ; « faire entrer dans l’économie française le bassin de la Sarre, dont une grande partie nous fut jadis arrachée » ; « attribuer à la Pologne une frontière occidentale qui compense raisonnablement les pertes subies par elle à l’Est ».

15Cette question allemande, le visionnaire de Colombey la situe dans une perspective planétaire : « la figure du monde a changé de fond en comble. » Aujourd’hui « l’Amérique et la Russie, riches en hommes et en ressources, compactes par leur territoire, naturellement protégées, l’une par d’immenses océans, l’autre par sa propre étendue, sont en vertu de leur masse sollicitées à une expansion qui, suivant l’éternel usage, se drape du manteau des doctrines, mais qui est en dernier ressort un déferlement de puissance ». Et le discours invoque une prophétie de Tocqueville, qui va devenir fameuse : « L’Américain se repose sur la force et la raison des individus ; le Russe concentre dans un homme toute la puissance de la société » ; « chacun d’eux semble appelé, par un dessein secret de la Providence, à tenir un jour dans ses mains les destinées de la moitié du monde. »

16« Quoi donc peut rétablir l’équilibre, s’écrie de Gaulle, sinon l’Ancien Monde entre les deux nouveaux ? La vieille Europe qui, depuis tant de siècles, fut le guide de l’univers, est en mesure de constituer, au cœur d’un monde qui tend à se couper en deux, l’élément nécessaire de compensation et de compréhension. Les nations de l’antique Occident, qui ont pour artères vitales la mer du Nord, la Méditerranée, le Rhin, géographiquement situées entre les deux masses nouvelles, résolues à conserver une indépendance qui serait gravement exposée en cas de conflagration, physiquement et moralement rapprochées de l’effort aggloméré des Russes, aussi bien que de l’essor libéral des Américains, globalement puissantes par leurs ressources propres et par celles des vastes territoires qui sont liés à leur destin, plongeant au loin leurs influences et leurs activités, de quel poids pèseraient-elles si elles parvenaient à conjuguer leurs destins ; en dépit des griefs échangés d’âge en âge ? »

17À ses yeux, « une pareille harmonie implique d’abord l’entente de Londres et de Paris » : « Pourquoi ces deux compagnes de guerre ne s’accorderaient-elles pas dans la paix ? » Si « maints sujets d’importance capitale pour la France les séparent encore actuellement », un accord fondamental est possible entre « les deux bons et braves peuples de France et de Grande Bretagne, liés entre eux par tant de sacrifices communs, d’espérances semblables et d’estime réciproque ». Le discours de Bar-le-Duc élargit la tradition de l’« Entente Cordiale », que le traité de Dunkerque confirmera peu après. « Ce que j’avais voulu faire, confie de Gaulle à son secrétaire Claude Mauriac, c’était une fédération occidentale qui eût groupé, autour de la France et de l’Angleterre, toutes les petites nations de l’occident, Belgique, Hollande et l’Italie naturellement. » (Un autre de Gaulle).

18« Ce bloc, ajoute-t-il, aurait exercé un pouvoir d’attraction incoercible sur toutes les provinces occidentales allemandes, puisque aussi bien elles se voient séparées de la Prusse russifiée. » À Baden-Baden l’année précédente, il avait fait une allusion incidente au jour où l’Allemagne pourra « reprendre une place en Europe ». À Bar-le-Duc, le principe d’un État allemand n’est plus rejeté, mais la réconciliation avec la nation allemande dans son ensemble n’est pas encore à l’ordre du jour. Le dialogue avec les voisins d’outre-Rhin reste empreint d’une profonde méfiance. Le climat changera en 1950 par l’action du ministre mosellan Robert Schuman. Alors seulement de Gaulle saluera Konrad Adenauer comme « ce bon Allemand » qui lance « une sorte d’écho à l’appel de l’Europe, ruinée, disloquée, sanglante et qui appelle ses enfants à s’unir ». Et il suggérera, avec des précautions oratoires, « ce que pourraient donner ensemble la valeur allemande et la valeur française, celle-ci prolongée par l’Afrique ».

Les institutions

19D’autre part, le Libérateur a fixé un cap à Bayeux : « Une fois assuré le salut de l’État, dans la victoire remportée et l’unité nationale restaurée, la tâche par-dessus tout urgente et essentielle était l’établissement des nouvelles institutions françaises. » Car, disait-il, « il est nécessaire que nos institutions démocratiques nouvelles compensent, par elles-mêmes, les effets de notre perpétuelle effervescence politique » : « question de vie ou de mort, dans le monde et au siècle où nous sommes ».

20Le chantier a été ouvert, sur l’initiative du gouvernement provisoire, par l’élection en novembre 1945 d’une Constituante, dans le cadre défini par un premier referendum. Ses débats ont abouti à un projet fondé sur la prépondérance du pouvoir législatif dans un régime d’assemblée, qu’ont adopté socialistes et communistes. Mais les démocrates chrétiens du Mouvement Républicain Populaire ont appelé à le rejeter et le corps électoral s’est prononcé en ce sens, le 5 mai 1946. Pendant cette première phase, le général de Gaulle est resté silencieux, réservant à quelques proches ses commentaires goguenards et s’abstenant même de voter. Après la désignation d’une seconde Constituante, le 2 juin, il juge le moment favorable pour intervenir. À Claude Mauriac, il explique : « Je mettrai les Français en face de ma conception de ce que doit être la Constitution. Je mettrai les Constituants en face de leurs responsabilités. Et ils feront ce que je dirai. Ils ne pourront pas ne pas faire ce que je dirai. »

21Telle a été l’inspiration du discours de Bayeux : « que le général, dit joliment Jean Lacouture, mit deux mois à rédiger, vingt-sept minutes à prononcer, douze ans à remâcher et dix ans à mettre en pratique ». De ce grand classique, rappelons seulement la clef de voûte : « Du Parlement, composé de deux Chambres et exerçant le pouvoir législatif, il va de soi que le pouvoir exécutif ne saurait procéder, sous peine d’aboutir à cette confusion des pouvoirs dans laquelle le Gouvernement ne serait bientôt plus rien qu’un assemblage de délégations. » Il revient bien au contraire « au chef de l’État la charge d’accorder l’intérêt général quant au choix des hommes avec l’orientation qui se dégage du Parlement ». Et « à lui, s’il devait arriver que la patrie fût en péril, le devoir d’être le garant de l’indépendance nationale et des traités conclus par la France ».

22Dans la seconde Constituante, le MRP a gagné des sièges et prouvé que son consentement était indispensable. Mais la solidarité gouvernementale du tripartisme avec socialistes et communistes, ainsi que le désir répandu de sortir du provisoire, le retiennent de se montrer trop intransigeant. Il cherche donc un compromis et négocie un aménagement du texte, qui renforce sensiblement le rôle du président de la République et celui de la deuxième assemblée. Ceci ne saurait suffire à l’homme de Colombey. Pour son fils, dès le 30 juin, il a condamné sans pitié « le jeu sans issue des partis », « les illusions et les prétentions de tout ce que le pays sécrète en fait de politiciens » : « Je n’excepte naturellement de ce jugement aucun parti et n’attends rien d’aucun d’entre eux. C’est une malfaisance organique. » Dans deux déclarations communiquées à la presse, le 27 août et le 19 septembre, il développe une critique argumentée des dispositions prévues.

23Le MRP, qui a été perçu comme « le parti de la fidélité » à de Gaulle, se trouve dans un profond embarras. Ses leaders défendent une formule d’acceptation provisoire, « Oui et révision », et tentent d’y rallier le général. Pierre-Henri Teitgen, reçu par lui, se heurte à un refus, que confirme devant le groupe parlementaire le député Jacques Vendroux, frère de Madame de Gaulle. Des rumeurs contradictoires bruissent dans le monde politique, jusqu’à ce que la situation se dénoue le 29 septembre. À l’aube, le projet de Constitution est voté par 440 voix (dont 166 républicains populaires) contre 106 opposants ; il est soumis à un referendum fixé au 13 octobre. L’après-midi à Épinal, la condamnation du général de Gaulle prend, selon Le Monde, « le ton d’un langage direct et d’une franchise tranchante comme le fil de l’épée ».

24Face aux communistes, qui l’accusent de viser au pouvoir personnel, il se justifie : « Nous avons gouverné, en appelant à nos côtés des hommes de toutes origines. Nous l’avons fait, certes, avec autorité, parce que rien ne marche autrement, et nous avons sans rémission, mais non sans peine, brisé ou dissous à mesure toutes les tentatives intérieures ou extérieures d’établir quelque pouvoir que ce fût en dehors de celui du Gouvernement de la République. Peu à peu la nation avait bien voulu nous entendre et nous suivre. Ainsi furent sauvés la maison et même quelques meubles. Ainsi le pays put recouvrer le trésor intact de sa souveraineté vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis des autres. » Et il lance avec hauteur : « Nous accueillons avec un mépris de fer les dérisoires imputations d’ambitions dictatoriales. » Léon Blum commente dans un éditorial : « Entre la démocratie et lui, on enregistre comme une incompatibilité d’humeur. »

25Les républicains populaires qui prêchent le compromis ont droit, eux, à ses sarcasmes. Il serait surpris, dit-il, « qu’en fussent aucunement satisfaits beaucoup de ceux qui l’ont voté pour des raisons bien éloignées, sans doute, du problème constitutionnel lui-même. Car c’est une des caractéristiques étranges de la vie politique d’aujourd’hui que les questions s’y traitent non dans leur fond et telles qu’elles se posent, mais sous l’angle de ce qu’il est convenu d’appeler la “tactique” et qui conduit parfois, semble-t-il, à abandonner les positions qu’on avait juré de défendre. Mais nous, qui ne pratiquons point un art aussi obscur et qui pensons, au contraire, que pour la France, rien n’est plus important que de restaurer au plus tôt l’efficience et l’autorité de l’État républicain, nous estimons que le résultat acquis ne peut être approuvé parce qu’il ne répond pas aux conditions nécessaires ».

26En privé, il est plus brutal : « Je n’ai pas attaqué le MRP. C’est lui qui, ayant vaincu, en grande partie grâce à moi, m’a aussitôt trahi, par lâcheté et par faiblesse, alors qu’il lui suffisait de tenir bon pour emporter le morceau. » Claude Mauriac transmet ce message à son père, mais l’écrivain ne se laisse pas alors convaincre. Il manifeste son désaccord avec cette analyse dans l’article du Figaro qu’il intitule « La Recherche de l’Absolu ».

27Le discours d’Épinal proclame à nouveau « nécessaire que l’État démocratique soit l’État démocratique, c’est-à-dire que chacun des trois pouvoirs publics : exécutif, législatif, judiciaire, soit un pouvoir mais un seul pouvoir, que sa tâche se trouve limitée et séparée de celle des autres et qu’il en soit seul, mais pleinement, responsable ». Dans cette optique, « quelques progrès réalisés » ne suffisent pas à valider le projet de Constitution. En effet, « alors qu’il apparaît à tous à quel point l’État est enrayé, à la fois par l’omnipotence et la division des partis, est-il bon de faire en sorte que ces partis disposent en fait, directement, à leur gré et sans contrepoids, de tous les pouvoirs de la République ? » La conclusion est catégorique : « Franchement non ! Un pareil compromis ne nous paraît pas être un cadre qui soit digne de la République. »

28Pour finir, le débat est replacé dans la perspective des dangers extérieurs : « Dans ce monde dur et dangereux, où le groupement ambitieux des Slaves, réalisé bon gré mal gré sous l’égide d’un pouvoir sans bornes, se dresse automatiquement en face de la jeune Amérique toute débordante de ressources et qui vient de découvrir à son tour les perspectives de la puissance guerrière, alors que l’Occident de l’Europe est, pour un temps, ruiné et déchiré, la France et l’Union Française n’ont de chances de sauvegarder leur indépendance, leur sécurité et leurs droits que si l’État est capable de porter, dans un sens déterminé, une responsabilité pesante et continue. »

29De Gaulle enfoncera encore le clou par une ultime déclaration le 9 octobre : « Je souhaite ardemment, dans l’intérêt de la France, que les Françaises et les Français répondent : Non ! dimanche prochain. » Il entraînera dans son refus près de la moitié des électeurs républicains populaires et on observera aussi la poussée des abstentions, qui traduira la perplexité des citoyens partagés. Des six départements alsaciens et lorrains, seul le Bas-Rhin donnera une légère majorité positive. Mais, pour l’ensemble de la nation, le noyau dur du MRP fera pencher la balance pour assurer cette fois l’acceptation. Et ainsi s’installera définitivement la IV^e République. Le solitaire de Colombey n’est pas surpris de ces résultats, qu’il a exactement prévus. Il ne perd pourtant pas espoir : « à ceux qui seraient tentés, par scepticisme ou par résignation, d’accepter des institutions mauvaises sous prétexte qu’on pourra les réviser plus tard, je dis que l’Avenir n’appartient à personne, surtout par le temps qui court. En tout cas, l’Avenir n’appartient pas aux sceptiques et aux résignés. »