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L’Alsace-Lorraine dans le système de mémoire du Général de Gaulle

p. 43-52


Texte intégral

1En acceptant l’intitulé de cette communication, – l’Alsace-Lorraine dans le système de mémoire du Général de Gaulle – François Audigier a pris un risque dont je le remercie, mais dont je ne suis pas sûre qu’il ait mesuré l’ampleur, puisque moi-même, n’avais ni évalué l’usage stratégique que Charles de Gaulle faisait de la Mémoire, ni perçu l’alchimie dont l’Alsace-Lorraine fut créditée, puisque sa vie connut là une succession de succès achevés et de malheurs exemplaires, les jours glorieux de 1945 ayant vite été suivis de l’échec de ses propositions – qu’elles soient relatives à l’organisation européenne, lancée à Strasbourg en octobre 1945, ou à celles des institutions de la République reformulées à Épinal en septembre 1946, avec le ton polémique du mépris de fer. Aussi, après avoir rappelé le rôle de l’Alsace-Lorraine dans une Mémoire modelée à façon, nous limiterons-nous aux deux années allant de mai 1945 à avril 1947, de la Victoire du Gouvernement d’unanimité nationale à la création à Strasbourg du Rassemblement du Peuple Français, dont le rapide succès fut impuissant à peser sur l’évolution à court terme de la IVe République. Et la surprise sera alors de voir que cette limite permet non seulement de percer le mystère de la résistance du Temps long, paradigme d’une famille dont trois générations ont combattu pour l’Alsace-Lorraine1, mais aussi de découvrir que cette fermeture patriote de la parenthèse ouverte en 17892, restitua aux Français le bénéfice de leur longue mémoire nationale, mémoire d’honneur et de civisme, mémoire réconciliée, prête à devenir le socle d’une Fraternité enfin retrouvée.

La mémoire de Charles de Gaulle : une Histoire interprétée

2Charles de Gaulle a une pensée politique articulée non pas au regard de la division horizontale droite-gauche mais au regard de la profondeur d’un Temps – le passé, le présent, l’avenir – mobilisé pour une action définie comme le service de la continuité française. Mais loin d’être une donnée, cette « continuité » d’une France dont, avec les catholiques libéraux du Correspondant, il croit qu’elle a les promesses de la vie éternelle3, est le fruit des nombreux combats menés contre les « catastrophes » d’une Histoire qui n’appartient qu’à Dieu : « Nous ne faisons pas l’Histoire » dit-il à Cotonou en janvier 1944, « Nous vivons dans l’action, Notre pays a été divisé… ce n’est la première fois… c’était inévitable dans les circonstances traversées… laissons le passé à l’Histoire et regardons le présent qui s’appelle la guerre etc ».

3Alors quelle peut être la place de la Lorraine et l’Alsace dans une continuité si souvent malmenée ? Il y eut la Guerre de Cent ans, sauvée par la figure de Jeanne, la Lorraine4 ; il y eut les Guerres de religion, divisant la chrétienté en catholiques et protestants ; présents dans l’Alsace conquise par les armées royales, ils resteront, lors de la Révocation de l’Édit de Nantes de 1685, protégés par les princes protestants qui arrêteront les persécutions à la frontière. La France monarchique en prend acte, faisant vivre dans ses armées un régime de fraternité patriote inscrit dans la France et son armée qui note, qu’à côté de la croix de Saint-Louis donnée aux catholiques, la décoration du « Mérite » avait été créée pour les réformés5. De Gaulle saura s’en souvenir.

4La Révolution va tout changer. Transformant l’État royal conquis par Turenne6 en État national, elle voit surgir en Alsace des chefs tels Kellermann7, officier mettant sa science de militaire d’ancien régime, au service des armées victorieuse de Valmy, ou Rouget de l’Isle qui, en garnison à Strasbourg, compose le Chant de guerre pour l’armée du Rhin, destiné à devenir cette Marseillaise, entonnée pour dire l’unité de la patrie. Mais, la continuité de l’État ayant été brisée par une Révolution inapte à concilier l’élan des nouveaux principes avec les règles d’une vie politique régulière, une ère d’instabilité s’ensuivit qui, oscillant entre anarchie et dictature, sera celle d’un siècle où, en moins de deux générations comme sera dit à Bayeux8, la France a souffert sept invasions. La dernière, celle de la « catastrophe » de 1940, fut suivie d’une Occupation sans merci, en particulier en Alsace-Lorraine dont les jeunes, déclarés Allemands, seront enrôlés jusque dans les régiments des SS9. Mais « l’âme » de la France veillait, et le sursaut de la France libre et de la Résistance culminera lors du retour victorieux des campagnes de Lorraine et d’Alsace des Ière Armée Française et 2e DB, formées pour moitié, dira-t-il en 1946 devant l’Assemblée constituante, de ces « garçons » d’Afrique du Nord qui « par suite de consignes absurdes et criminelles, s’étaient opposés au pays lui-même et à ses alliés10 ». Tel est le bienfait de la campagne d’Alsace de l’hiver 1944-45.

5Bien avant le jugement d’Oradour (1953), ces mots du Chef d’un Gouvernement d’unanimité nationale, étaient la réponse à un Édouard Herriot s’offusquant en janvier 1946, de la présence d’une légion d’honneur accrochée aux cercueils de combattants revenus d’Afrique du Nord où ils avaient fait partie des 1 346 morts, lors des combats contre le débarquement américain11. La campagne d’Alsace, avec les épisodes de l’entrée de Leclerc à Strasbourg12 ou de l’ordre de résister donné à de Lattre en dépit des Alliés13, avait eu un pouvoir salvateur ; elle illustrait la vertu de transformative du Temps long, celui qui avait manqué à ces garçons pour que, à l’image de tant d’autres – ainsi du général Juin dont les victoires de Tunisie ou d’Italie ont fait oublier son voyage à Berlin de 1941 – ils aient le temps d’obéir à des chefs restés fidèles au devoir national.

6Polymorphe, la mémoire de Charles de Gaulle est donc celle d’un stratège jouant du souvenir autant que l’oubli, de façon à ne mobiliser que ce qui oriente vers un avenir d’unité nationale, lui-même soumis aux exigences d’une Liberté, appelée « grandeur ». Avant de voir les applications précises faites pour l’Alsace et la Lorraine, deux provinces qu’il se garde de confondre, voici deux exemples de cette Mémoire à façon, autorisée par le paradigme du Temps long, l’un de stratégie militaire, l’autre de tactique politique, l’un traitant des places fortes bâties par Vauban, l’autre de Clémenceau, le Père la Victoire de 1917-18.

Rôle historique des places françaises14 : le Temps de la résistance

7Paru en 1924, dans la Revue militaire française, cet article traduit la volonté d’un homme qui ayant choisi la carrière des armes pour se mettre au service de l’unité nationale, entreprend de raconter l’histoire de France autour d’un sujet consensuel. Lu aujourd’hui, l’article devient une sorte de mélange entre La France et son Armée et l’Appel du 18 Juin. En effet, le destin des places voulues par Vauban est utilisé pour montrer comment renverser une situation en transformant un délai en esprit de résistance. Une fois achevée la conquête de l’unité territoriale, y lit-on, Vauban pense à l’avenir en bâtissant autour de la France, un système articulé de places prévenant tout risque. Et de montrer que si leur bon entretien avait accordé la paix aux frontières, l’habitude de mener les guerres hors du territoire avait, à l’inverse, conduit à les négliger, voire à les critiquer, sauf par Carnot qui, l’ayant écrit en 1788, saura plusieurs fois utiliser le temps donné par la « résistance » de ces places pour « remettre de l’ordre dans l’armée du Nord et la porter en avant ». Et le capitaine de multiplier les exemples tirés des guerres de Napoléon ou de 1870 – où la résistance de Belfort fut un modèle – tandis qu’en 1914 la France « dépourvue de fortifications permanentes » fut fort heureuse de trouver les vieux forts de Paris, Maubeuge et Verdun qui, ralentissant l’armée allemande, aidèrent à la victoire de la Marne. Et l’article de se clore sur une phrase martiale quant à l’existence de fortifications cristallisant l’esprit de résistance d’un peuple. Étonnante conclusion du futur propagandiste d’une armée de mouvement, mais leçon d’un stratège sachant qu’en cas de revers, le recul peut devenir chance si, stimulant la résistance il se transforme en mouvement orienté vers… les surprises qui sculptent l’avenir.

Georges Clémenceau : gaulois ou laïc ?

8Inséparable du destin de l’Alsace-Lorraine, la vie de Clémenceau eut deux faces, celle du roc gaulois et celle du laïc sectaire. Né à la politique avec la révolution du 4 septembre, ce médecin devenu maire de Montmartre pendant le siège, va détester Jules Ferry, membre du Gouvernement de la Défense nationale et maire d’une ville qui doit rester libre, alors que le Vendéen rêve de rejouer le Salut public de l’An II. Élu à l’Assemblée Nationale qui votera la paix, Clémenceau démissionne avec Gambetta, plutôt que de voter l’abandon de l’Alsace-Lorraine. Réélu en 1876, il décide de briser Gambetta, devenu constitutionnel, puis Jules Ferry qui faisant voter la Séparation de l’Église et de l’École, refuse celle d’avec l’État15. Si bien que même sénateur, Clémenceau devra attendre 1906 pour diriger un ministère laïc qui applique la loi de Séparation et écrase le syndicalisme révolutionnaire. Renversé en 1909, il reporte sa haine de Jules Ferry contre Poincaré, lorrain qui, devant l’urgence de l’année 1917, l’appellera au ministère qui deviendra celui de la Victoire.

9Lecteur du Correspondant d’avant 1914, prisonnier de 1916 à 1918, et combattant en Pologne en 1920, Charles de Gaulle est mieux au fait des « discordes » d’avant 1914, que du ralliement catholique autour de Clémenceau. Si bien que son échec de 1920 à la présidence « l’attriste » d’autant moins qu’il pense que Deschanel a « toutes les aptitudes » lui qui est « marié avec des enfants16 ». Mais revenu en France, lisant les Discours de guerre et les comparant à ceux de Poincaré, il comprend son rôle dans une Victoire, dont le souvenir va le nourrir, au point d’être mobilisé pour appeler à la résistance de 194017. Si bien qu’en 1962, voulant convaincre de la nécessité de modifier le mode d’élection du président de la République, et oublieux de son premier mouvement, il cite en exemple de mauvais choix, l’échec de 1920. Il ne connaissait plus que le Père la Victoire, sur la tombe duquel il ira en mai 1946 dire sa dette passée et fêter l’anniversaire de la Victoire. Mais, mémoire oblige, il taira ses espoirs constitutionnels. « Vieux gaulois acharné à défendre le sol » dit-il mais, sachant combien sa passion anticléricale l’avait coupé des catholiques, il fait précéder l’hommage de celui à Jeanne, sainte fille de notre peuple. Et c’est en Lorraine, à Bar-le-Duc et Épinal, sous la protection de Poincaré et Ferry, qu’après Bayeux, il ira tirer les leçons des souffrances de la guerre. Mais, auparavant, l’Alsace aura eu la primeur de son rêve européen.

L’Alsace : lieu d’alchimie de l’Histoire

10Que représente l’Alsace pour lui ? Essayons de comprendre en comparant. Dans la première page des Mémoires, il se dit Lillois de Paris. Lille où il est né, renvoie à la famille, aux vacances, au petit monde du Correspondant ; tandis que Paris, où son père enseigne, est la Ville de culture au rayonnement universel. À ces données héritées, la Normandie aura ajouté la note de la légitimité puisque c’est sur le sol des ancêtres, son père et sa mère reposant à Ste Adresse, qu’eut lieu le miracle de sa rencontre avec un peuple qui, connu pour sa réserve, l’ovationna sans détours. En quelques heures, il avait incarné l’Autorité de Justice, capable de mettre en place une Administration qui, dès le 30 juin, abolit d’un arrêté signé à Bayeux par François Coulet, Commissaire de la République, les effets de quatre années de scandaleuses discriminations18.

11Le rapport de Charles de Gaulle à l’Alsace et à la Lorraine est différent. Moins affectif, il est bâti autour de la mémoire militaire, politique et juridique d’une France royale devenue patriote au nom de la libre disposition et du consentement éclairé, si bien que « les mesures d’annexion de fait naguère prises unilatéralement par le gouvernement du Reich… n’ont aucune valeur » déclare-t-il en janvier 1945, puisque les « populations n’ont jamais cessé d’être françaises ». La suite est aussi ferme : si les opérations les ont placées dans une zone occupée, elles restent protégées par les conventions de La Haye et si des « violences étaient exercées contre des Alsaciens ou des Lorrains sous prétexte qu’ils auraient manqué à leur devoir de sujets allemands » ces actes seraient considérés comme crimes de guerre. Ainsi parlait une France républicaine qui avait su transformer le Temps en Droit, la continuité en perpétuité.

12Mais, on l’a vu, l’Alsace et la Lorraine ne pouvaient se limiter à ce présent d’ombre. L’extrême des souffrances les poussait à imaginer un avenir autre, une France où le Rhin, loin de diviser, unirait, devenant le lien d’une Europe occidentale à bâtir. En d’autres termes l’Alsace serait le lieu d’une nouvelle alchimie de l’Histoire, où « la mélancolie du passé » et « l’incommodité du présent » deviendraient regard d’avenir, de façon à ce que « l’Alsace française » soit tête de pont d’une « France rhénane ». Tels sont les mots prononcés à Strasbourg le 5 octobre 1945, en écho de ceux qui avaient été prononcés à Trèves deux jours auparavant où l’objectif de la « reconstruction » avait été proposé et présenté comme une tâche commune de restitution de la vie normale au point de vue matériel, religieux et administratif. Et le lendemain à Baden-Baden, devant l’armée d’occupation, il déroule le rêve westphalien d’une France reprenant sa vocation historique auprès de territoires qui, de par leur nature font corps avec elle – rive gauche du Rhin, Palatinat (qui prolonge notre Alsace) Hesse, Prusse rhénane et Sarre. L’alchimie de l’histoire sera autre : en 1949 la République fédérale naît de l’unification des trois zones occidentales d’occupation, rejointe en 1956 par la Sarre. Double préalable qui permit le déjeuner de Colombey de septembre 1958, au cours duquel un vieux chancelier, Allemand de Rhénanie, accepta de jouer le jeu de l’Europe en prélude au traité franco-allemand de 1963 qui, dans le long terme décennal, révélera sa fécondité.

13Si la mémoire de l’Alsace est celle d’un patriotisme ouvert à l’Europe, celle de la Lorraine, plus politique, est celle de l’État royal devenu républicain, celle d’un patriotisme, domaine commun et indivis, que mieux que Jules Ferry, arrêté dans sa marche, il voudrait transférer vers les institutions républicaines.

La Lorraine : vigile de l’État républicain

14Simple citoyen depuis sa démission de janvier 1946, de Gaulle est silencieux jusqu’au référendum constitutionnel de mai, où le NON gagne. La démocratie ayant clos le cycle des armes, il se découvre libre de participer au deuxième débat constitutionnel, en faveur duquel il espère mobiliser la mémoire de la Victoire militaire de façon à la transformer en confiance politique pour l’avenir. Ainsi après avoir parlé chez Clémenceau et à Bayeux en juin, ira-t-il à Bar-le Duc et Épinal, en août et septembre, deux villes de Lorraine, choisies pour que le souvenir de Poincaré et Jules Ferry patronnent deux discours majeurs, encadrant la Déclaration l’AFP du 27 août, avec laquelle il espéra peser sur la rédaction du texte présenté au peuple le 26 octobre 1946. C’est dire l’importance stratégique de la terre de Lorraine, argile faîte aux douleurs, dont la familiarité avec la souffrance, lui fait espérer la compréhension des espoirs formulés à Bayeux, à savoir que nos institutions démocratiques compensent par elles-mêmes les effets de notre perpétuelle effervescence politique.

15Il était déjà venu en Lorraine : dès septembre 1944, il avait été à Nancy, visitée juste après Orléans mais avant Lille, pour dire la joie d’une France redressée au point de marcher vers la délivrance de l’Alsace. En février 1945, il est à Metz, évoquant le choix de la Croix de Lorraine, comme symbole d’une France une et indivisible, désormais appelée à sa rénovation. Et là, il évoque le nouveau poids des femmes qui, appelées à leur premier vote à l’occasion des prochaines municipales, devraient aider à trier entre le périmé et le durable : Nous ne voulons plus être ce que nous fûmes, c’est-à-dire encombrés de querelles absurdes. Tous et toutes, fils et filles de la France, nous voulons être des frères et sœurs, travailler ensemble à ce qui nous est commun, au bien de chère la patrie. Le glissement de la fraternité des armes à celle des projets restitue à la fraternité sa vraie dimension de solidarité en raison d’une mémoire partagée. C’est dans la Lorraine de février 1945 que cet élargissement fut formulé pour la première fois, avec l’espoir de faire fructifier le souvenir du patriotisme militaire vers le mode plus durable du patriotisme institutionnel.

Bar-le-Duc (28 juillet) et Épinal (29 septembre 1946)

16Depuis le NON du 5 mai, le Général est en campagne : auprès des catholiques (le nonce Roncalli19) des laïcs (avec Jules Jeanneney20) des anciens membres de son cabinet21 ou des résistants22, tous sollicités au service d’une France pluriséculaire désireuse de reprendre son rang. Au point qu’à Bar-le-Duc, ville d’un Poincaré dont la politique extérieure n’avait su, ni éviter la guerre ni établir une paix durable, il préfère citer Tocqueville, libéral de tradition catholique, normand dont l’œil planétaire avait prévu la rivalité russo-américaine du XXe siècle. Mais il faut le dire, le discours du Temps long se révèle moins prémonitoire pour les relations internationales que pour l’avenir de la République. Bar-le-Duc fut choisi parce que le peuple des bords de la Meuse a de tout temps – comprenons depuis Jeanne d’Arc – su regarder les choses en face. Grâce à cette lucidité, il perçoit le rythme de la Guerre de Trente ans, dont les circonstances nous ont contraints à varier la tactique, tantôt au grand jour, tantôt dans la nuit de la clandestinité. Si ce tempo permet de redire l’unité des anciens combattants de toute sorte, l’analyse internationale qui suit n’est guère réaliste puisque, à la condition d’une Allemagne divisée, toujours refusée par les Alliés – s’ajoute une Europe harmonisée autour de l’entente entre Londres et Paris pour que, dominant leurs désaccords au Moyen Orient, soit retrouvé un équilibre mondial que l’apparition de l’atome rend plus nécessaire encore…

17Deux mois plus tard, à Épinal, le paradigme du Temps long est plus heureux, en insistant sur le rôle de vigile de l’État républicain, dévolu à ce môle de la patrie où depuis toujours, la pratique de la vie publique a fait le lien entre la liberté et la capacité de l’État et où les grandes pensées de Jules Ferry permettent de réfléchir à ce que doit désormais devenir la République. La référence à Jules Ferry signifie non un modèle à copier, mais une œuvre à continuer. Mis sous le patronage de l’Histoire de France en son entier, adressé aux fils et filles de la même mère, ce discours voudrait enseigner la Fraternité retrouvée d’une République, sauvée par l’application des principes de Liberté et d’Égalité. Liberté d’un peuple appelé dès que ce fut possible à élire ses conseils municipaux et généraux puis son Assemblée Nationale à laquelle, comme promis, ont été remis sans réserves les pouvoirs exercés depuis plus de cinq lourdes années. Égalité des hommes de toutes origines, appelés à participer au Gouvernement qui a sauvé la maison et même quelques meubles. Ce langage familial et patrimonial, évocateur d’un héritage à partager, est celui du Temps long qui fût nécessaire à la constitution de ce Bien commun, et donc à la Fraternité de ses héritiers qui pourront exercer entre eux une solidarité, qu’il se garde de confondre avec la Fraternité qui en est la condition préalable.

18Rompue à Varennes, par un pouvoir exécutif s’étant lui-même mis hors jeu23, la fraternité patriote a été rétablie par Carnot puis Gambetta et Ferry, ce dernier membre de la Défense Nationale de 187024 puis président du conseil qui fera inscrire dans les lois constitutionnelles de 1875, que la forme républicaine de gouvernement n’est pas susceptible de révision. Formule empruntée à la République américaine, dont la valeur se révélera en 1940 lorsque, devenue le socle de la France Libre, elle lui permit de dénier la légitimité de Vichy comme de rétablir une légalité héritière des justes lois de la République25.

19Tel est la continuité d’une République constitutionnelle fondée sur une Mémoire du Temps long de la liberté républicaine, honorant Jules Ferry, législateur d’une laïcité respectueuse de la liberté individuelle et inventeur des protectorats qui, après les désastres de 1763 ou de 1815, avaient redonné à la France la dimension planétaire retrouvée par l’Appel du 18 Juin ; Jules Ferry est renversé en 1885 et empêché d’y revenir en 1887, par un Clémenceau hostile au droit de dissolution, prérogative d’un pouvoir exécutif constitutionnel, séparé des représentants dont, à Épinal comme à Bayeux, le général de Gaulle fait la clef de voûte de ses propositions, en particulier au regard de l’avenir d’une Union Française, capable de concilier développement et progrès des peuples d’outre-mer avec la prééminence de la France pour ce qui est commun à tous.

20Tel a été le Système de mémoire d’un Charles de Gaulle, lucide devant la guerre mondiale de 1940, comme devant la décolonisation planétaire, même si les circonstances l’ont amené à « varier la tactique »… En septembre 1946, à la veille du référendum constitutionnel dont sortirait la IVe République, ce ne fut guère entendu, en grande partie en raison de la campagne forcenée d’un parti communiste, désireux de faire oublier sa collaboration de 1940, par la surenchère du parti des « 70 000 fusillés », de façon à intimider socialistes et démocrates-chrétiens, comme il l’écrit à Michel Debré en juillet 1946.

21Le Temps a passé. L’Histoire a repris ses droits sur la Mémoire. Il faut donc étudier maintenant les hommes et les femmes qui, en Alsace ou en Lorraine, ne se sont pas laissés intimider par une hostilité dont l’enjeu n’était autre que la mise au jour de cette longue Mémoire de la Liberté, dont l’Alsace de Leclerc et de Lattre comme la Lorraine de Jeanne d’Arc et Jules Ferry, étaient les dépositaires. Mémoire qui, non contente d’avoir engendré la lucidité du Général de 1940 et 1958, a semé les graines d’une Fraternité patriote indivise dont la transformation constitutionnelle reste toujours d’actualité…

Notes de bas de page

1 2 décembre 1946 : Lettre à Philippe de Gaulle pour le féliciter d’une légion d’honneur prenant la suite de celle de son grand-père Henri de Gaulle, lors pour la guerre de 1870-71, et de son père pour la guerre de 1914-1918.

2 Confidence faite à Harold Mac-Millan en 1943 à Alger, citée par J. L Crémieux-Brilhac, La France Libre, Paris, 1996, qui éclaire le tempo du discours de Bayeux (le temps de deux générations d’hommes), repris dans le tome 1 des Mémoires d’espoir (résoudre un problème vieux de 169 ans).

3 Odile Rudelle : « Charles de Gaulle et son Idée de la politique » in Revue Française de l’Histoire des Idées politiques, 1997, no 5.

4 2 juillet 1940 (Londres) ; 11 février 1945 (Metz).

5 La France et son Armée, Paris 1938.

6 5 octobre 1945, Sasbach (lieu du monument reconstruit).

7 La France et son Armée, Paris, 1938.

8 16 juin 1946.

9 Enrôlés dans une unité SS, impliqués dans le massacre d’Oradour, ils seront mis en jugement en 1953. Le 16 février une Déclaration du Général rappelle que puisqu’en dépit des Accords les Alliés n’avaient pas livré les chefs allemands à la Justice, la responsabilité était reportée sur ces jeunes – dont certains ont ensuite combattu pour la France –, ce qui lui faisait comprendre la douleur, d’une Alsace qui ne devait pas se voir infliger une autre blessure, préjudiciable à l’unité nationale (D. M. p. 563).

10 6 janvier 1946, réponse à Édouard Herriot à l’Assemblée Constituante.

11 Chr. Levisse-Touzé, l’Afrique du Nord : recours ou secours ? p. 700 cité par J. L Crémieux-Brilhac : La France Libre, Paris, 1996.

12 Télégramme à Leclerc du 23 novembre 1944.

13 1er janvier 1945.

14 Revue militaire française, no 54, 1er décembre 1925.

15 Odile Rudelle : La République absolue, Paris, 1982 et Clémenceau et la Justice, Paris, 1983.

16 Lettre de Rembertov, à sa mère, 27 janvier 1920. L’opinion favorable à Deschanel, ancien président de la Chambre et auteur de « La République nouvelle » où il défend les syndicats, la région et la RP est celle d’un lecteur du Correspondant où il était cité comme un espoir, dans les années 1910 de la campagne pour RP.

17 La France et son Armée, Dans ses Carnets (Paris 1980, tome 2) on suit la découverte de Clémenceau, lu dans ses Discours de Guerre, où il a été « la France » et la déception engendrée par l’Invasion, où Poincaré se montre « homme de textes », op. cit. p. 285-86.

18 Sur l’Autorité de Justice voir Myriam Revault d’Allonnes, Le pouvoir des commencements, Essai sur l’Autorité, Paris, 2006. Sur le rétablissement des droits civiques voir Françoise Decaumont : 30 juin 1944, le rétablissement des droits du citoyen, in D. Maus et O. Rudelle ; Normandie constitutionnelle, à paraître en 2007 chez Economica.

19 7 mai : « les jours que nous traversons marquent une étape importante dans le redressement notre Europe, si essentielle à la Chrétienté… ?… ce redressement ne répond-il pas… au désir de Notre Saint-Père… »

20 9 mai : invité à l’accompagner sur la tombe de Clémenceau, en compagnie de Michel Clémenceau.

21 3 juillet, Lettre à Michel Debré faisant référence à Ferry, Waldeck-Rousseau, Poincaré et Clémenceau.

22 8 juillet : Lettre à J. Baumel sur la nécessité de la séparation des pouvoirs.

23 Mona Ozouf : Varennes, la mort de la royauté, Paris, 2005.

24 Jules Ferry : la République du citoyen, présentation par Odile Rudelle, 2 tomes, Paris, 1996.

25 Fondation Charles de Gaulle : Le rétablissement de la légalité républicaine, Bruxelles, 1996, réédition 2004, et Emmanuel Cartier : La transition constitutionnelle en France (1940-1945), la reconstruction juridique révolutionnaire d’un ordre juridique « républicain ». Paris, 2005.

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