1D’une certaine manière, cette intervention revêt un caractère introductif, dans une optique et selon des modalités qu’il convient de présenter d’entrée. Spécialisé dans l’étude des rapports entre histoire, espaces et cultures politiques sous la Troisième République1, je me propose, à l’échelle d’une période et d’un courant plus récents2, d’esquisser une réflexion sur ce que, pour la France de l’Est (Alsace, Lorraine, Franche-Comté et Champagne), ont pu représenter les mutations de l’espace frontalier, le rapport à la nation et les débuts de l’enracinement gaulliste. Même si l’histoire du RPF a paru rendre celui-ci en partie aléatoire, il n’en reste pas moins que l’élan initial a été tel qu’il suscite nombre d’interrogations. A priori, l’espace politique, marqué par le souvenir des luttes, des guerres et des souffrances infligées à la population, était de nature à favoriser l’essor du gaullisme. Encore faut-il, pour autant qu’une communication permette d’en cerner les contours, examiner plus précisément cette spécificité, en se situant à la fois dans la longue durée et dans le temps court – ou intermédiaire – de l’action politique. Il sera peu question ici de certains aspects de la mémoire, Odile Rudelle analysant sous ce rapport la place de l’Alsace-Lorraine3, ni du cas précis d’un certain nombre de départements présentés par d’autres intervenants. L’accent sera mis sur les configurations de l’espace et du temps, l’étude portant principalement sur les années comprises entre 1945 et 1951, en relation avec un horizon historique plus large allant pour l’essentiel – de manière nécessairement cursive pour les temps les plus éloignés – de 1814-1815 à la fin de la Quatrième République. Pour ce faire, il sera question successivement du poids de l’histoire, sous le signe de la frontière et des « bastions de l’Est », des caractères du surgissement du gaullisme et des formes d’expression d’une culture politique.

Les temps, les courants et les horizons

2Si l’on peut, comme l’a fait François Audigier dans son introduction, esquisser une sorte de géographie quasi intemporelle de l’Est vu par le général de Gaulle, une approche principalement diachronique est susceptible d’être retenue. Dans un premier temps, l’unité éventuelle de la France de l’Est au regard du passé retient l’attention, selon une perspective générale. Le thème principal est lié à la proximité plus ou moins grande, mais réelle par comparaison avec d’autres composantes de l’espace national, de la frontière avec l’espace germanique, ou l’Allemagne. Sous cet angle, la frontière est bien évidemment associée au souvenir des guerres, notamment – pour ce qui relève de l’époque contemporaine4 – depuis le cycle révolutionnaire et impérial5. Durant une partie du dix-neuvième siècle, un certain bonapartisme, présent dans la France de l’Est6, s’explique en partie par les souvenirs des victoires, malgré les revers, ces derniers étant situés pour l’essentiel en 1814-1815. Certes, il serait de mauvaise méthode de mettre directement en relation ces caractéristiques et le tropisme gaulliste qui s’affirme dans la même région plus d’un siècle plus tard mais des recoupements assez généraux, en termes de culture politique, ont pu être effectués. Ainsi Serge Berstein écrit-il : « Le gaullisme du RPF apparaît […] comme une forme rénovée par le baptême de la Résistance et de la France Libre de la vieille démocratie plébiscitaire7. » Encore s’agit-il ici de culture plus que d’espace politique.

3Pour mettre en évidence la spécificité de la France de l’Est au regard du gaullisme, il convient – d’autant que le bonapartisme n’a plus guère d’influence dans la région après l’effondrement du régime impérial8 et que la « démocratie républicaine9 » y domine – de tenir compte d’autres jalons, en quelque sorte intermédiaires. En elle-même, la guerre de 1870-1871 a certes suscité de nombreuses références, souvent indirectes, dans les discours politiques, ou, plus ouvertement à l’occasion de commémorations, contribuant à définir certains traits de l’identité historique de la France de l’Est10. Si elle ne semble plus tellement, après 1918, productrice de références aussi prégnantes qu’avant le premier conflit mondial11, ce point de vue doit être nuancé, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, le souvenir des combats a, selon l’expression de Louis Mairry à propos du Doubs, laissé des « traces profondes et durables12 ». Elles correspondent à la fois à l’expérience des contemporains dans la zone des combats, à certains aspects de l’histoire locale et à la transmission de la mémoire, dans un cadre familial ou scolaire. La dimension littéraire du souvenir, en liaison, dans bien des cas, avec la « crise allemande de la pensée française » étudiée par Claude Digeon13, a vraisemblablement occupé une place importante lors des années de formation et de jeunesse du futur général de Gaulle. C’est en partie sur cet arrière-plan culturel, sinon politique14, que se dessine la dimension « barrésienne » du gaullisme15, la césure de 1918, à cet égard, étant sans doute fortement atténuée. Correspondant à une période un peu plus longue, tout au moins à l’échelle biographique16, l’influence de Lyautey doit également être rappelée, même si elle est inégalement présente auprès du général de Gaulle17.

4Il existe également, et peut-être principalement – une dimension militaire et historique dans les conceptions de Charles de Gaulle, au sujet de la France de l’Est. L’une des analyses les plus précises se trouve dans un article paru en 1925 dans la Revue militaire française en décembre 1925. La réflexion, qui se rapporte à la longue durée et englobe un large espace (y compris le Nord) concerne le rôle de la « fortification permanente dans la défense du territoire français au Nord et à l’Est depuis que, l’unité nationale étant réalisée, la France a atteint sensiblement les limites qui sont aujourd’hui les siennes, c’est-à-dire depuis trois siècles18 ». Il ne nous appartient pas ici d’étudier en détail cet article qui, du règne de Louis XIV à l’après-guerre, passe en revue nombre de lieux, de chefs de guerre et de figures de l’art des fortifications (Vauban, Gouvion Saint-Cyr, Séré de Rivières). La formule finale, en tout cas, est frappante : « Une porte a livré passage à tous les malheurs qui frappèrent la France à travers son histoire, c’est la porte par où avaient fui les enseignements du passé19. » Certes, les termes du débat ont quelque peu changé par la suite, compte tenu de l’édification de la ligne Maginot et de ce qui est advenu en 1940. toujours est-il que de manière plus ou moins explicite, de nombreuses perspectives concernant la France de l’Est sont héritées du passé.

5On peut d’ailleurs se demander dans quelle mesure les candidats et les élus gaullistes, sous la Quatrième République, ont été sensibles aux représentations, non seulement de l’Alsace et de la Lorraine, mais de l’Est, qui ont pu influencer le général de Gaulle. Peut-être la lecture de certains de ses écrits ou discours a-t-elle fait impression sur des personnalités appartenant à des générations plus jeunes.

6En tout cas, compte tenu de l’âge de la plupart d’entre elles et du retentissement des deux conflits mondiaux dans la France de l’Est, certains candidats et élus de l’après 1945 ne pouvaient qu’être sensibles aux souvenirs des combats et des souffrances postérieurs à 1914. Point n’est besoin ici d’y revenir en détail. La ligne de front au temps de la guerre de position, traversant la France de l’Est, les destructions subies dès le début du conflit – le bombardement de la cathédrale de Reims a suscité une émotion considérable – les ravages autour de champs de bataille célèbres – comme Verdun20 – ont conféré à la France de l’Est une dimension plus tragique qu’auparavant, quelles qu’aient été la joie et l’émotion suscitées par le retour de l’Alsace et de la Moselle. La place des anciens combattants de 1914-1918, plus encore que dans d’autres régions, a sans nul doute amplifié cette sensibilité historique propre à la France de l’Est.

7Si celle-ci n’est évidemment pas la seule, à partir de l’été de 1940, à subir le joug de l’occupation allemande, le sort de l’Alsace et de la Moselle, et celui de la partie de la zone occupée correspondant à la France de l’Est prolonge et amplifie le temps des souffrances. Après la Libération, le général de Gaulle, à l’occasion de certains de ses voyages dans l’Est, ne manque pas de rappeler le passé tragique de tout ou partie d’une région qui occupe une place importante dans sa « géographie historique21 ». Il ne m’appartient pas ici de présenter les discours de Bar-le-Duc et de Commercy, que commente Pierre Barral. Je me bornerai à citer la brève intervention prononcée à Robert-Espagne, le 28 juillet 1946. Le général de Gaulle y évoque « La terre de Lorraine, de la Meuse, du Barrois […] argile faite aux douleurs22 ». À cette époque, la menace nazie n’est plus, mais, outre les souvenirs récents, le sentiment d’un danger est loin d’avoir disparu. La liste Krieger d’union gaulliste d’action démocratique et républicaine, en Moselle, a utilisé une affiche « historique » illustrée par trois portraits d’Allemands – le dernier en date étant Hitler – et comportant le slogan : « Le danger vient de l’Est23. » En 1947, on le sait, dans son célèbre discours de Rennes du 27 juillet, consécutif à la création du RPF – elle-même écho à la mémoire de la France de l’Est, à certains égards24, le général de Gaulle évoque un autre danger, susceptible de concerner au premier chef cette partie de la France, même si elle n’est pas mentionnée en tant que telle, lorsqu’il souligne la présence des forces soviétiques, située à « à peine la longueur de deux étapes du tour de France cycliste des frontières françaises25 ».

8À la fois dans le champ symbolique et sémantique de la souffrance et du sacrifice et à l’échelle de l’exaltation patriotique, un emblème synthétise le souvenir et incite à l’action politique : il s’agit évidemment de la croix de Lorraine26. Placée en quelque sorte au cœur de la France de l’Est27, inscrite dans la très longue durée, et associée aux récents combats, elle est – nous aurons l’occasion d’y revenir – très présente lorsque les candidats gaullistes se manifestent auprès des électeurs.

9De manière plus générale, la complexité de l’espace historique et symbolique de l’espace de la France de l’Est apparaît sans doute davantage avec le recul et en tenant compte de la genèse des cultures politiques, des différentes formes d’articulation ou d’emboîtement entre les strates du passé et les images qui leur sont associées. Pour la population de la France de l’Est, il est vraisemblable que seuls quelques grands repères apparaissaient significatifs au lendemain du second conflit mondial, alors même qu’elle était traumatisée par l’ampleur des destructions et les difficultés de la vie quotidienne. Il convient à présent d’aborder les relations entre un tel contexte et l’affirmation du gaullisme d’après-guerre dans l’espace étudié, en examinant tout d’abord, de manière aussi synthétique que possible, les rapports entre le personnel, la géographie et l’histoire politiques.

Les parcours et le surgissement

10À première vue, on peut considérer que les succès électoraux du RPF dans la France de l’Est, surtout à l’occasion des élections municipales de 194728, constituent une sorte d’aboutissement d’un passé politique dont les grandes lignes ont été retracées et qui constituerait une forme de cristallisation – ou de précipité apparu presque soudainement. Mais il faut observer la situation de plus près, en s’interrogeant sur les identités et les trajectoires des candidats gaullistes. Quelques observations peuvent être formulées, à la lumière de travaux plus spécialisés, sans qu’une approche prosopographique détaillée – ce n’est pas ici notre sujet – soit entreprise.

11En d’autres termes, la question des antécédents – essentiellement à l’échelle individuelle, car il existe bien peu de dynasties politiques gaullistes en amont – doit être posée. Certains sont antérieurs à la Seconde Guerre mondiale et permettent de reconstituer des trajectoires qui ne sont pas uniquement marquées par les engagements du temps de guerre. Nombre d’exemples sont donnés, à cet égard, par Gilles Le Béguec, dans une contribution au colloque de Bordeaux, De Gaulle et le RPF29. Si la France de l’Est ne fait pas l’objet d’une approche spécifique, le croisement de cette étude avec celle de Jean-Paul Thomas30, permet d’observer une certaine continuité, pour ceux des candidats qui avaient une action politique avant 1940, avec la droite modérée et la droite nationaliste. Mentionnons par exemple l’appartenance de Philippe Barrès à la Ligue des Patriotes – qu’avait présidée son père après la mort de Paul Déroulède – et aussi au Faisceau31, de Robert Montillot, « député PRL-RPF de la Haute-Saône, ancien délégué général à la propagande du Parti républicain national et social de Pierre Taittinger32 ». Les engagements d’avant-guerre ont parfois été un peu différents : ainsi, le grand universitaire Marcel Prélot, député du Doubs en 1951, avait-il été un des chefs de file de l’ACJF et avait-il été un temps secrétaire administratif du groupe démocrate populaire de la Chambre des Députés33.

12Au titre des engagements, les plus connus datent évidemment de la guerre, de la France libre et de la Résistance34. Ils se sont parfois combinés avec des activités ou des sympathies antérieures, comme dans le cas du maire de Nancy, Lionel-Pèlerin35, mais ce sont les combats récents que les électeurs, selon toute vraisemblance, retiennent le plus36. En outre, la Résistance, en particulier, a été marquée par des formes de compagnonnage et par la formation de réseaux qui contribuent à situer, notamment, les membres du personnel gaulliste dans la France de l’Est. Un regroupement préalable, en quelque sorte, a pu s’opérer pour certains en relation avec l’UDSR, principalement en Alsace et en Moselle37.

13Bien évidemment, ces paramètres ne sont pas les seuls, et on peut aussi s’interroger, surtout dans la perspective d’une comparaison avec les notables modérés, sur les origines sociales des élus du RPF, dont, au sujet de l’Alsace, Alfred Wahl souligne le caractère modeste38. Mais, en relation avec l’espace politique de la France de l’Est, on abordera surtout les conditions de l’implantation. Dans une certaine mesure, la question de l’échelle chronologique, notamment durant la séquence 1945-1951, occupe une place centrale. En effet, si les scrutins locaux, dès 1945, peuvent être pris comme point de référence, les élections cantonales ont moins attiré l’attention que le scrutin municipal de 1947 – avec le triomphe de nombreux élus RPF, en particulier dans les centres urbains39 et surtout, dans une perspective prosopographique concernant plus souvent les élus nationaux que les élus locaux, le scrutin législatif de 1951. Car s’il est, y compris dans la France de l’Est, un semi-échec pour le RPF au regard des espoirs qu’il y avait placés, il permet d’une part de mettre en perspective la situation de personnalités gaullistes – là encore, nous n’entrerons pas dans le détail des parcours – et d’évoquer certains aspects des structures politiques sous la Quatrième République.

14Une fois ces considérations générales formulées, il est nécessaire d’examiner de plus près, à l’échelle de ce scrutin de 1951 et du processus qui y conduit, les conditions de l’implantation dans la France de l’Est des vingt-deux députés qui y sont élus40. Tout d’abord, si, à l’exception de Robert Montillot, député de la Haute-Saône de 1932 à 193641, aucun élu de 1951, au titre du RPF, n’avait détenu de mandat législatif dans la région sous la Troisième République, quelques-uns, en revanche, ont été élus parlementaires en 1945-1946 – comme Alfred Krieger ou Raymond Mondon en Moselle, par exemple. L’implantation relève bien du temps court, pour l’essentiel, ce qui se comprend aisément, dans le contexte de l’après-guerre et à l’échelle de cette famille politique. Pour les parlementaires, en raison de l’adoption du scrutin de liste, cette implantation ne peut être étudiée exactement dans les mêmes termes que sous la Troisième République, durant laquelle prédominait le scrutin d’arrondissement, mais le cursus honorum, si l’on peut dire, passe parfois par la conquête de mandats locaux42. On peut également s’interroger sur les liens entre militantisme et élections. Certains éléments, à ce sujet, peuvent être mis en évidence d’après le livre de Jean Charlot sur le gaullisme d’opposition. Au long des pages traitant de l’implantation locale, il établit un lien entre la présence d’une forte personnalité et l’essor du RPF. Il cite les exemples de Léon Delbecque dans le Nord et Jacques Chaban-Delmas en Gironde. Au titre de la France de l’Est, il n’existe pas, semble-t-il, de personnalité équivalente. Jean Charlot mentionne d’ailleurs une lettre d’André Astoux à Edmond Bricout43, en date du 11 juillet 1949, soulignant l’absence d’un véritable effort de développement. Toutefois, il existe dans l’Est des fédérations comptant des effectifs importants (2 370 cartes placées dans le Bas-Rhin, 5 000 en Moselle44), ce qui, à n’en pas douter, a facilité l’implantation et les succès des députés élus en 1951 : Michel Kauffmann, Pierre Koenig et Camille Wolffdans le premier de ces départements45, Alfred Krieger, Raymond Mondon et Jules Thinet dans le second. S’il n’existe pas nécessairement de relation déterminante entre le nombre des adhérents et l’issue des scrutins, force et de constater que le Bas-Rhin et la Moselle sont deux des quatre départements – avec le Haut-Rhin46 et les Vosges47 – de la France de l’Est où le RPF obtient trois députés en 1951. Il est vrai aussi qu’il s’agit d’une part d’un département particulièrement représentatif d’une identité frontalière, ainsi que de l’Alsace-Moselle, très sensible à la thématique gaulliste durant les années de l’après-guerre et au-delà.

15Sans doute était-il nécessaire, en relation avec notre sujet, de réserver une place à des considérations que l’on peut aussi mettre en relation avec la carte électorale48, d’autant que certains départements moins peuplés que ceux que l’on vient de mentionner ont apporté de nombreux suffrages aux candidats du RPF49. Il nous reste à présent à examiner les formes d’expression de la culture politique gaulliste dans la France de l’Est, notamment face aux militants et aux électeurs.

Cultures politiques, discours, concurrences

16Dans les conditions particulières qui sont celles de l’après-guerre, alors que le gaullisme politique représente une force nouvelle, la dimension symbolique est vraisemblablement très marquée durant les campagnes électorales.

17Avant même la création du RPF, l’usage de la croix de Lorraine, à cet égard, paraît fort répandu. Ainsi, en 1945, Jacques Baumel « jeune résistant inconnu […] se fit élire aisément par les Mosellans en agitant une croix de Lorraine », selon la formule de François Roth50. La croix de Lorraine a aussi donné son titre à un hebdomadaire vosgien51. Elle est de plus un élément du décor, par exemple lors de la visite du général de Gaulle à Nancy, le 31 juillet 194852. Des lieux emblématiques continuent à être fréquentés : ainsi, Verdun et Douaumont, lors de la commémoration du trentième anniversaire de la victoire, en juin 194853. À Sion, en mai 1950, le général de Gaulle s’entretient avec Philippe Barrès, avant de déposer une gerbe au pied du monument en l’honneur de l’illustre écrivain54.

18De nombreux discours, en outre, visent à entretenir la flamme, notamment en jouant sur des souvenirs historiques. En 1951, en dehors du général de Gaulle lui-même55, André Malraux se rend dans la France de l’Est, notamment à Saint-Quentin56. Et si, en dépit de campagnes parfois dynamiques57, les résultats sont jugés décevants à l’échelle nationale et, il est vrai, dans plusieurs départements de la France de l’Est, l’ancrage en son sein est à certains égards renforcé à travers l’organisation, au mois de novembre, des Assises nationales du RPF à Nancy58. Néanmoins, la presse gaulliste, malgré certaines initiatives59, semble éprouver des difficultés, et en tout cas être bien inégalement implantée60.

19Globalement – l’étude devrait assurément être menée de manière plus approfondie – la tonalité historique liée à l’espace régional n’est pas nécessairement la note dominante. Les orientations nationales du RPF, en particulier la critique du rôle des partis et l’anticommunisme61, répondent à des considérations plus générales, que certains électeurs considèrent peut-être comme moins appropriées en 1951, malgré l’effort de présentation thématique fourni par Georges Pompidou dans le recueil des discours et déclarations du général de Gaulle, La France sera la France, élaboré par ses soins62.

20Il existe également une sorte de rivalité discursive avec certaines autres forces politiques représentées dans la région. Si, durant la période considérée, le Parti communiste, dans la plupart des départements de l’Est, ne représente pas un rival majeur – l’opposition étant surtout de caractère national63 – et si les partis de gauche n’ont pas, en règle générale, un écho tel qu’ils puissent disputer aux gaullistes le terrain des références à l’histoire, la situation, vis-à-vis des modérés de diverses origines, est plus complexe. Le discours n’est pas toujours très différent. En tant que force ou que nébuleuse politique, ils balancent entre coopération et rivalité64 avec les nouveaux venus, et ils s’efforcent de préserver des réseaux parfois établis d’assez longue date. La rivalité peut concerner aussi le MRP. Sa teneur historique peut être plus forte, notamment lorsqu’il s’agit de l’Europe65, Elle revêt peut-être surtout un caractère électoral. En tout cas, la dispersion des courants, manifeste en 1951, rend assez difficile une étude comparée, dans la perspective de l’approche ici esquissée.

21Avec les dissidences postérieures66, l’accentuation du reflux67, puis la mise en sommeil du RPF, il devient évidemment moins aisé encore d’évaluer l’écho des considérations relatives à l’espace68 et au temps auprès de l’opinion, même si le général de Gaulle, à la Boisserie69 et en rédigeant ses mémoires, continue à attester d’une certaine forme d’ancrage. Celle-ci est à la fois liée, comme l’a souligné François Audigier dans son introduction, à un temps très long et à des représentations prégnantes pour de nombreux lecteurs - et susceptible de reparaître sous des formes en partie renouvelées au-delà de 195870.

22Dans l’ensemble, si la période ici abordée est relativement courte, à la mesure de la durée des combats électoraux du RPF, elle permet d’observer l’entremêlement de réalités et de considérations jouant sur des espaces multiples, la France de l’Est étant sans doute plus homogène, du moins à quelque distance temporelle, qu’elle ne l’est à l’aune des choix électoraux effectués sous la IV^e République. Si celle-ci n’a pas permis à une force politique gaulliste de s’implanter de manière continue, nombre de jalons ont été posés, principalement dans des centres urbains, et un certain nombre de symboles et de lieux caractéristiques ont été inscrits dans des discours et différents types de cadres politiques. Il n’en est pas moins permis de se demander, si, au-delà de quelques références largement répandues, et à l’exception de la trame historique liée aux écrits du général de Gaulle lui-même, la France de l’Est, durant la période considérée, ne relève pas d’une concurrence entre les discours des différents courants politiques et, plus généralement, d’une tension entre tradition et modernisation qui produit de nouveaux effets sous la Cinquième République. Selon Serge Bonnet, qui traite de la Lorraine – mais on peut éventuellement étendre la réflexion à l’ensemble de la France de l’Est – le « gaullisme de frontière […] traduction politique d’un patriotisme aux manifestations plus vives que dans la France du Sud ou de l’Ouest », se serait mué, la menace allemande s’estompant, ainsi que « les souvenirs des épreuves », en un « gaullisme d’ordre social71 ». Il n’est pas sûr que, pendant la période considérée, ces deux aspects n’aient pas été présents simultanément. Mais il est vrai que l’identité frontalière continuait à s’exprimer de bien des manières dans la France de l’Est. Sous des formes et des angles divers, elle perdure, tout en s’adaptant à de nouveaux cadres – les références et les souvenirs gaullistes s’intégrant en quelque sorte à la mosaïque des cultures politiques de l’Est et peut-être surtout à des paysages de mémoire.