La mise en place de la « machine conscriptionnelle » (an VIII-an XIV)
p. 113-114
Texte intégral
1Parvenu au pouvoir, Bonaparte hérite d’un instrument qu’il ne modifie pas fondamentalement et dont initialement il n’use que modérément. Jusqu’en vendémiaire XIV, ce sont trente mille hommes seulement qui sont enrôlés chaque année dans l’armée active.
2Le contexte politique et diplomatique explique cette modération. Après les victoires de Marengo et surtout de Hohenlinden, une sorte de pause s’instaure dans les relations de la France avec l’Europe, marquée par le traité de Lunéville et par la paix d’Amiens. Aucune levée n’a lieu en l’an IX et, au cours des premières années du Consulat, le départ effectif des conscrits s’effectue avec plusieurs mois, voire un ou deux ans de décalage par rapport au moment exact où leur classe aurait dû partir. Ainsi, c’est en l’an XI que partent les conscrits de l’an IX (car la classe de l’an IX avait fini par être appelée) et ceux de l’an X, en l’an XII que partent les conscrits de l’an XI.
3Ces observations méritent cependant qu’on leur apporte quelques nuances. Si le fardeau de la conscription est encore léger, trente mille hommes de réserve sont ultérieurement exigés de la classe à laquelle on réclame d’abord trente mille hommes d’active. Or la plus grande partie de ces réserves est ensuite mise en activité par des levées complémentaires. Toutefois, même dans ce cas, c’est au maximum soixante mille hommes qui sont prélevés sur chaque classe et ce maximum n’est jamais atteint jusqu’à l’an XIII. Par ailleurs, l’échelonnement dans le temps disparaît pour l’active : c’est en l’an XII que partent les conscrits de l’an XII, et ainsi de suite dans les années suivantes.
4C’est au Corps législatif qu’il revenait de fixer le contingent puisqu’il n’était pas question, comme c’était d’ailleurs le vœu de la loi Jourdan, qu’une classe parte en totalité. Auparavant les assemblées du Directoire avaient, elles-aussi, décidé du nombre d’hommes à lever, la troisième levée directoriale étant un cas à part puisqu’elle pouvait s’apparenter à une levée en masse. Un arrêté des Consuls ordonne ensuite le départ effectif de ce contingent. On peut donc distinguer deux phases dans les levées consulaires, l’appel et la mobilisation, et lors des premières levées un certain temps s’écoule entre ces deux étapes.
5Le poids de la conscription commence à s’alourdir au début de l’an XIV et à partir de cette date apparaît une pratique de la conscription qui s’écarte par ses abus de la modération des années consulaires.
6Il ne suffisait pas que des textes disent le nombre d’hommes à enrôler sous les drapeaux, encore fallait-il que ces hommes fussent effectivement présents à l’armée. Les termes d’« avalanche » ou d’« océan » ne sont pas excessifs pour désigner la succession de règlements et circulaires produits par et autour de la « machine conscriptionnelle ». Cette inflation législative et réglementaire traduit le désir d’efficacité inspiré de l’expérience des difficultés survenues lors des levées directoriales, elle est aussi l’expression de tâtonnements pour arriver à une perfection jamais atteinte, l’idéal étant qu’aucun conscrit n’échappe aux mailles d’un filet qu’on espère voir se resserrer de plus en plus. Or, même si le poids des levées consulaires est relativement modeste, il existe dans certains départements des résistances de toute nature à la conscription.
7Des lignes directrices peuvent cependant être dégagées du maquis des textes et des règlements. En dépit de retours en arrière, la progression de la centralisation est frappante. Au niveau local, l’organisation et le recrutement, en somme toute la vie des conscrits jusqu’à leur départ du département, sont maintenant aux mains d’autorités nommées par l’État, en l’occurrence les préfets, chevilles ouvrières de la conscription, les maires étant rapidement dépossédés de leur pouvoir en la matière, tout comme les conseils généraux et d’arrondissement auxquels un rôle avait été confié temporairement. Nommés le 11 ventôse an VIII, les préfets sont tenus de rejoindre leur poste le 17 mais ils n’y sont pas encore parvenus que déjà les deux circulaires des 17 et 21 ventôse leur disent que leur tâche primordiale relève du domaine militaire1.
8Il est vrai que, si l’on en juge par l’exemple de la Seine-et-Marne, la levée de l’an VIII est un cas particulier puisque, lorsqu’elle s’effectue, la passation des pouvoirs n’est pas encore faite et que, du moins dans ce département, ce sont les rouages de l’ancien gouvernement qui l’exécutent avec zèle et ponctualité. Mais, à partir de l’an X et en l’an XI, en dépit de quelques essais qui vont dans le sens contraire, le préfet a la haute main sur toutes les phases de la conscription, que ce soit la répartition, la désignation ou la réforme des conscrits.
9Il faut souligner le fait que, même si ce sont les plus hautes autorités du Département qui mettent en œuvre la conscription, même si elles représentent l’État, il s’agit d’autorités civiles. Les autorités militaires ont leur mot à dire mais le général commandant de division a sous ses ordres plusieurs départements ; dans un seul, son autorité ne saurait être que limitée. Certes, dans chaque département, il existe un officier supérieur chargé de seconder le préfet depuis l’an VIII et, à partir de l’an X, sont nommés un capitaine et des lieutenants de recrutement dans chaque arrondissement mais ils sont de simples collaborateurs du préfet et des sous-préfets2.
10Cette prédominance du pouvoir civil sur le pouvoir militaire, tant que les jeunes gens ne sont pas sous les drapeaux, est, sous une forme modifiée, un des legs de la période directoriale, en fait un héritage essentiel de la période révolutionnaire.
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