Les levées du Directoire en Seine-et-Marne
p. 33-36
Texte intégral
1Beaucoup plus que les lois précédentes qui organisaient les levées de la Révolution en réponse à la conjoncture, la loi Jourdan1 du 19 fructidor an VI (5 septembre 1798) manifeste la volonté des législateurs de créer une institution. Ainsi sera-t-elle plus durable. La loi Jourdan fonde la « machine conscriptionnelle » dont Napoléon Bonaparte devait user et abuser et elle inspire les expériences postérieures en matière d’organisation d’une armée nationale jusqu’en 1872, c’est-à-dire jusqu’aux débuts de la Troisième République.
2Fondatrice, elle a aussi un rôle charnière car elle reprend l’œuvre révolutionnaire. Le constituant Dubois-Crancé, en affirmant dès 1789, lors de la discussion qui eut lieu à la Constituante sur la nature de l’armée, qu’en France tout citoyen devait être soldat et tout soldat citoyen, avait émis la théorie du service militaire obligatoire et universel. Il s’en fallut de beaucoup que cette théorie fût immédiatement appliquée et c’est seulement sous la pression des circonstances, c’est-à-dire du mouvement même de la Révolution, que les hommes politiques furent contraints d’instituer une armée nouvelle dont la configuration ne résultait pas d’une conception préconçue, du moins dans l’esprit de la plupart d’entre eux. Sa création eut lieu dans l’urgence, voire au milieu de circonstances tragiques (la levée de 1791 elle-même s’opéra dans cette atmosphère alors que la France n’était pas officiellement en guerre) et non au cours d’une période propice à une réflexion tournée vers le long terme.
3En même temps que les hommes de la Révolution tentent de créer une armée nouvelle, ils se trouvent confrontés à la nécessité de lever des hommes pour combattre l’Autriche et la Prusse d’abord, ensuite l’Europe coalisée. Si bien que toutes les lois touchant aux levées, même celle d’août 1793, comportent ce double caractère, institutionnel mais aussi conjoncturel : elles ne disent pas seulement ce que doit être l’armée de cette France en rupture avec l’Ancien Régime, elles prescrivent aussi d’enrôler des hommes, parfois dans les vingt-quatre heures : ce sont donc les modalités de ces levées qui reflètent le processus même de la Révolution. On mesure le chemin parcouru, de 1791 où l’on exige des volontaires triés sur le volet, citoyens actifs ou fils de citoyens actifs, présumés seuls capables de payer leur propre habillement et leur équipement, à août 1793 où tous les hommes, du moins les célibataires de dix-huit à vingt-cinq ans, sont requis. Mais la levée en masse, imposée sous la pression des sans-culottes, a aussi ce caractère de réponse à la nécessité qu’ont toutes les levées révolutionnaires. Égalitaire, du moins en théorie, elle réquisitionne tous les hommes de dix-huit à vingt-cinq ans mais, une fois la paix établie et une république constitutionnelle fondée, aucune de ses dispositions n’indique que l’on continuerait à lever annuellement le contingent des jeunes ayant atteint dix-huit ans pour remplacer ceux qui avaient désormais dépassé vingt-cinq ans.
4Après l’échec de l’an II la loi n’est pas reprise. Il n’y a pas de relève ou alors elle s’opère de façon limitée. Si bien que, dans la mesure où les hostilités continuent, leur poids pèse sur « ceux qui avaient eu le malheur d’avoir dix-huit ans accomplis le 23 août 1793 » selon les mots de l’historien Gustave Vallée2. C’est une des causes majeures de la fonte des effectifs des armées de la Convention thermidorienne et du Directoire.
5C’est alors qu’en nivôse an VI, le général Jourdan, député néo-jacobin de la Haute-Vienne et porte-parole du comité militaire, présente un projet de loi au Conseil des Cinq-Cents. Le traité de Campo-Formio ayant été signé peu de temps auparavant, ce n’est pas au cours d’une période de crise ni dans l’urgence que ce projet est discuté. Pour la première fois, le caractère institutionnel peut l’emporter sur l’aspect conjoncturel. Les législateurs agissent en vue du long terme et non dans le court terme car ils n’envisagent pas de lever des hommes en même temps qu’ils jettent les bases de la loi.
6Le projet primitif est modifié sous l’impulsion de Delbrel, député néo-jacobin du Lot, si bien que la loi votée le 19 fructidor an VI (5 septembre 1798) mériterait de porter le nom de loi Jourdan Delbrel et non celui de Jourdan que l’histoire a seul retenu.
7Lorsque cette loi est votée, le contexte diplomatico-militaire s’est singulièrement alourdi mais les mois de réflexion et de discussion qui l’ont précédée font qu’elle n’est pas un expédient3 et surtout qu’elle distingue le mode de recrutement, en ce cas la conscription, de la levée elle-même, ce que n’avait pu faire aucune loi de la période précédente. Elle reprend la théorie révolutionnaire du service militaire universel : tout Français est soldat et se doit au service de la Patrie. Mais ce principe ne passe que partiellement dans la pratique. Tous les jeunes gens d’âge « militaire », c’est-à-dire âgés de vingt à vingt-cinq ans, sont inscrits ensemble sur des tableaux, c’est-à-dire conscrits au sens littéral du terme. Auparavant, ce sont les termes de volontaire, de requis ou de réquisitionnaire qui avaient été employés car le mot de conscription avait disparu depuis le débat de l’automne 1789. Aucun homme n’échappe à cette conscription, même pas celui qui travaille dans les ministères ou les administrations, ni celui qui s’est marié avant le 23 nivôse an VI (12 janvier 1798).
8Est-ce à dire que la loi Jourdan va plus loin que les expériences révolutionnaires ? Non, car ces hommes ne partent pas tous. La loi prévoit que, chaque année, l’assemblée fixe par décret le nombre de conscrits à lever suivant les besoins. Ceux qu’on lève seront pris parmi les plus jeunes, c’est-à-dire ceux de la première classe – les conscrits étant répartis en cinq classes – la classe suivante ne rejoignant les drapeaux que lorsque tous ses cadets sont en activité. Chaque année, une classe est libérée, celle qui a désormais dépassé vingt-cinq ans, une classe, celle qui vient d’atteindre vingt ans, est conscrite. Quand on dit « libérée », il faut distinguer les conscrits de cinquième classe, qui ne sont pas en activité et qui effectivement reçoivent des congés absolus, et les incorporés de la même classe qui, en temps de paix, sont alors libérés comme leurs camarades mais qui en temps de guerre peuvent être maintenus dans les demi-brigades.
9Dans la lignée des Constituants, les néo-jacobins Jourdan et Delbrel veulent éviter à tout prix une militarisation de la société française qu’entraînerait à leurs yeux le service militaire exigé de chaque citoyen en temps « ordinaire » et qui, selon eux, ferait de la France entière une caserne. Il est donc abusif de prétendre, comme les hommes de la Troisième République qui se réclameront de la loi, qu’elle invente le service personnel obligatoire. C’est la conscription qui est universelle, non le devoir accompli en personne4. En temps de paix, le plus petit nombre possible d’hommes doit rejoindre les drapeaux, la levée en masse n’est envisageable qu’en temps de guerre, et encore, même dans ce cas, faut-il une situation d’une gravité exceptionnelle.
10Il faut reconnaître aussi que la loi présente des silences dont Napoléon Bonaparte saura fort bien tirer parti. En effet, si ses auteurs fixent à cinq ans le temps passé sous les drapeaux en temps de paix, ils avouent s’en remettre à « la sagesse des assemblées » pour la durée du service en temps de guerre. Or c’est lors d’une période de guerre quasi permanente que la loi sera appliquée à ses débuts.
11Bien plus qu’à propos des levées de la période révolutionnaire, il est possible de mesurer le succès ou l’échec de la loi Jourdan dans les départements car un bilan a été tenté par Antoine Audet Hargenvilliers dès 1806 à la demande de Napoléon. Il s’agit du Compte général de la Conscription5 dressé par ce personnage qui fut un des rouages essentiels de la « machine conscriptionnelle6 ». Ce rapport qui date vraisemblablement des premières semaines de l’an XIV s’étend bien au-delà de la période directoriale et permet d’esquisser une typologie de l’attitude des départements face à la conscription. Il est d’ailleurs la base du travail de Gustave Vallée sur la Charente, véritable somme dont nous avons dit plus haut tout l’intérêt. À partir du comportement d’un département particulier, jusqu’en 1808 du moins, l’historien s’élève à une réflexion générale sur la conscription et les réactions qu’a suscitées son introduction dans la vie de la nation7.
12Il n’est cependant pas possible de donner les chiffres exacts des enrôlés et des incorporés des levées directoriales puis des levées postérieures consulaires et impériales. En effet, même si la publication de Vallée est un compte rendu critique, plusieurs éléments incitent à formuler, bien davantage qu’il ne l’a fait, de nettes réserves à l’égard du travail d’Hargenvilliers. Certes, il demeure une base indispensable mais Vallée lui-même est obligé de confronter ses chiffres à ceux de la table des conscrits8 établie aussi par Hargenvilliers, mais en l’an IX à la demande du premier Consul, et à ceux du rapport de Daru en l’an X9. Or des différences existent, ne serait-ce qu’entre les chiffres qu’Hargenvilliers donne à deux périodes différentes. Suivant l’accent mis sur telle ou telle source, les historiens se trouvent en désaccord. Ainsi Erik Achorn s’en tient aux rapports des ministres de la Guerre du Directoire10. Le chercheur ne peut donc espérer obtenir tout au plus que des approximations en ce qui concerne les résultats de la conscription.
Notes de bas de page
1 Les lois et les décrets relatifs à la conscription directoriale, consulaire et impériale font l’objet d’un récapitulatif chronologique contenu dans l’annexe.
2 Gustave Vallée, La conscription…, op. cit., p. 15.
3 Ibid.
4 Annie Crépin, La conscription en débat…, op. cit., p. 24 sq. ; Défendre la France…, op. cit., p. 130 sq.
5 Archives nationales, AF IV 1123.
6 Antoine Audet Hargenvilliers (1768-1835) entre en 1793 dans les bureaux du ministère de la Guerre où il fait carrière. En l’an IV, il est adjoint au secrétaire général du ministère, en l’an V, il a la responsabilité de ce secrétariat. À partir du vote de la loi Jourdan, il est chargé de suivre tout ce qui est relatif à son application. Sous le Consulat et l’Empire, s’il ne dirige pas en personne la nouvelle administration dont l’organisation sera analysée plus loin, il est le subordonné immédiat des quatre directeurs généraux successifs, Lacuée, Mathieu Dumas, Hastrel, Fririon. Il se rallie à la première Restauration mais revient à l’Empereur au moment des Cent Jours et est mis à la retraite en juillet 1815 par la seconde Restauration qui supprime son poste. Il publie des ouvrages à propos de la conscription, Recherches et considérations sur la formation et le recrutement de l’armée en France en 1817, et, au début de la monarchie de Juillet, après avoir été entendu par la commission parlementaire chargée d’étudier le texte d’une nouvelle loi, Observations sur la base de répartition adoptée pour l’appel des 80 000 hommes pour la nouvelle loi de recrutement, en 1830.
7 Gustave Vallée a d’ailleurs publié le manuscrit original d’Hargenvilliers dont il s’était servi pour sa thèse complémentaire. Gustave Vallée, Compte général de la conscription de A. A. Hargenvilliers, publié d’après le manuscrit original avec introduction et notes, Paris, 1937.
8 Arch. nat., AF IV 1121.
9 Gustave Vallée, La conscription…, op. cit.
10 Érik Achorn, « La conscription de l’an VII et celle de l’an VIII », La Révolution française, 1924, tome 77, p. 341-348.
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