1Commençons par énoncer quelques généralités, en manière de fausses évidences. Être esclave, c’est être soumis à l’arbitraire le plus absolu ; les rapports sociaux se déploient à l’intérieur d’un système qui ne connaît que la force brute. La police étant l’exercice de la force réglée, il ne semble pas y avoir de place pour elle dans le système de la plantation. Énoncé paradoxal, qui peut se décliner selon deux modalités parfaitement contradictoires. Si les établissements européens aux Antilles sont présentés comme de gigantesques ateliers de production, et même à la limite comme un univers concentrationnaire, tout est disciplinaire, tout est police. Mais si l’on considère que la loi (le droit commun) ne concerne qu’une poignée de personnes (les habitants, les propriétaires, les maîtres, et même les maîtres blancs), alors l’obéissance à la loi, posée comme finalité de l’institution policière (nous restons toujours dans les généralités) ne saurait avoir de sens que pour très peu de monde. Et le monde colonial serait un monde hors-la-loi, de la permissivité, de la police réduite au strict nécessaire.

2L’écrasante majorité de la population (les esclaves) n’a aucune capacité juridique ; réduite au rang d’objets, d’ustensiles, dont l’identité s’exprime toute entière par la corporalité, elle est au cœur de ce paradoxe. Elle n’est pas concernée par la loi (il ne saurait y avoir de loi commune que pour les libres1), mais elle est pourtant la cible de règlements2 stricts3. S’il n’y a pas une, mais des populations coloniales, il n’y a pas non plus un seul espace, l’univers de la plantation qui focalise généralement les analyses. Il faut aussi envisager les lieux périphériques de la plantation : les routes (les « grands chemins »), les mornes boisés refuge des communautés de nègres marrons, et surtout les villes.

3Dans son ouvrage La ville aux îles, la ville dans l’ile, Anne Pérotin-Dumon a fort bien saisi les limites d’une certaine forme d’historiographie coloniale :

« Érigée en seule forme d’organisation des sociétés antillaises, la plantation a pris des connotations totalitaires. Dans une série de travaux en sciences sociales – sociologie, économie – publiés dans les années soixante, le concept de société de plantation s’est prêté à une interprétation unidimensionnelle du passé. Plantation et esclavage y sont devenus le spectre implacable d’un passé qui hante le présent des Antilles. Il s’agissait de sociologues et d’économistes recourant à l’histoire : ceci engendre presque par définition une vision réductionniste du passé... »

4De la plantation monstrueuse à la négation de la société tout court, il n’y a qu’un pas. Il a été franchi par le sociologue gallois Gordon K. Lewis qui, en 1983, continue à exclure la possibilité « for such a society to develop into a genuine community, with common interests binfing all of its members into a coherent civic whole4 ». Le présent chantier de recherches est parti d’une interrogation sur la maréchaussée de Saint-Domingue. Quelle pouvait bien être la spécificité d’une maréchaussée coloniale5 ? Que signifiait la transposition d’une force militarisée du maintien de l’ordre au cœur des sociétés esclavagistes ? à prévenir, puis à réprimer les révoltes d’esclaves, pourrait-on se voir répondre, toujours avec cette même force d’évidence... mais en oubliant que le quotidien d’un siècle d’histoire ne fut tout de même pas essentiellement constitué de révoltes serviles !

5La maréchaussée coloniale, du moins dans les Antilles, s’organise au tournant du XVIII^e siècle. Jusqu’alors, comme le fait remarquer Moreau de Saint-Méry, le maintien de l’ordre est assuré par l’état-major6. C’est un gouvernement militaire d’un type un peu particulier, dont la fonction est fondamentalement la protection du commerce. Dans le champ historique, une période déterminante pour notre sujet se situe pendant et immédiatement après la Guerre de Sept Ans (les années 1756-1769)7. Les contradictions explosent, bien entendu, au cours de la décennie révolutionnaire ; cependant il est essentiel de bien comprendre la logique des institutions d’Ancien régime, et d’analyser également les contradictions au sein de ces institutions, pour mieux saisir ce qui se joue dans la décennie révolutionnaire.

6Il a donc été choisi d’exposer dans ses grandes lignes la réflexion sur les colonies modernes comme « état de police » d’un type un peu particulier. Ensuite, sera dressée une présentation plus descriptive des institutions policières coloniales dans leurs structures, comme dans leurs objets d’intervention. Pour ce faire l’enquête se construit surtout sur les documents de la collection Moreau de Saint-Méry aux Archives Nationales, ainsi que sur le traité, fort instructif à plus d’un titre, d’Émilien Petit, Traité sur le gouvernement des esclaves, qui date de 1777. La période sélectionnée est donc celle des lendemains de la Guerre de Sept Ans, lorsque s’ébauche une tentative maladroite et chaotique de transition de l’établissement de commerce européen à l’Empire, du comptoir élargi au territoire administré. Quelle place pour la police dans cette construction impériale ? Il faudrait enfin recenser des cas concrets du fonctionnement de l’appareil policier colonial, ce qui suppose un dépouillement d’archives plus abouti. Cette enquête n’en est qu’à ses débuts.

Principes généraux de la réglementation coloniale en matière de police

7Toute réglementation puise son inspiration dans l’édit de Colbert de mars 1685, improprement appelé Code noir. Il convient de bien rappeler sa véritable appellation et surtout de souligner les incertitudes de cette appellation, puisqu’il est tantôt présenté comme Édit pour la police des Isles françaises de l’Amérique, tantôt comme Ordonnance du Roi concernant la discipline de l’Église, et l’état et qualité des nègres esclaves, aux isles de l’Amérique.

8Il y a donc à la fois des dispositions qui touchent au contrôle des corps des esclaves pour les contraindre au travail agricole, le seul état qui soit véritablement envisagé étant celui de cultivateur, et les limites de ce contrôle, les bornes au-delà desquelles le dépendant réifié devient sujet de plein droit (il faut insister sur le terme « de plein droit », car c’est sur cette question que reposent au siècle suivant les ambigüités sur la lecture de l’Édit) : l’affranchissement et le baptême. L’édit de Colbert de mars 1685 marque donc une intervention, que nous pouvons appeler « régalienne », sur un terrain juridique qui était alors en friche, le territoire colonial étant largement une zone de non-droit. Son inspiration romaine a été amplement signalée par les meilleurs auteurs, en insistant notamment sur le fait que la régulation des rapports maîtres-esclaves n’avait strictement aucun caractère racial ou racialiste8. Je pense qu’il faut lui ajouter une autre dimension, paternaliste, qui est celle du gouvernement domestique. Les jésuites ont notamment développé ce modèle, avec, là aussi, des références aux auteurs de l’Antiquité, Xénophon ou l’agronome latin Columelle. Les esclaves sont membres de la maisonnée, l’oikos, ce qui suppose des obligations réciproques qui seules légitiment l’autorité du maître sur l’ensemble de la maisonnée, libres et non-libres. Les esclaves obéissent et travaillent. En retour, ils reçoivent vêtements, nourriture, soins corporels, assistance spirituelle. Les châtiments sont toujours mesurés et proportionnels à l’infraction. La plantation devient, chez ces auteurs, le cadre idéal de la famille patriarcale, discours vétéro-testamentaire à l’appui9.

9Ainsi, l’intervention juridique du Ministère, dans un domaine qui relevait jusqu’alors de la seule compétence domaniale, définit-elle un espace de référence qui peut tout à la fois réguler la condition servile et tracer la voie pour en sortir. Nulle préoccupation humanitaire, en l’occurrence, ne guide le législateur10. L’interlocuteur unique reste le maître, mais il faut éduquer celui-ci en lui montrant que la conservation du système esclavagiste impose une retenue de sa part, qui lui sera d’un bien meilleur rapport que l’exercice d’une libido dominandi sans frein. C’est l’apprentissage élémentaire de l’économie politique. Au cours du XVIII^e siècle, les porteparole des colons vont infléchir ces préceptes, pour les couler dans une interprétation beaucoup plus racialiste, pour élaborer ce Code noir qui fige la condition servile dans une essence ethnique, la fameuse « tache indélébile11 ». Le discours religieux reste présent, bien sûr, mais comme idéologie pure qui sert à légitimer la ségrégation raciale.

10Ainsi le Traité sur le gouvernement des esclaves, paru en 1777, de la plume d’Émilien Petit, qui se présente comme député des Conseils supérieurs des colonies, consacre l’essentiel de ses deux volumes à exposer des règlements de police, d’une part, à commenter ces règlements de la façon suivante, d’autre part12. « On regarde, comme matières de police générale, dit-il, l’origine de la propriété, et du domaine des maîtres sur les esclaves » ; la nature de cette propriété ; l’incapacité civile des esclaves ; l’affranchissement des esclaves ; le passage des esclaves en Europe. Si nous nous arrêtons aux deux premières sections, Petit va chercher à définir ce qui fonde la police domaniale, c’est-à-dire le pouvoir quasi-absolu du maître européen sur ses esclaves africains : « Section première ; de l’origine du domaine des maîtres sur les esclaves ».

11La propriété des maîtres paraît se légitimer par le prix, que les importateurs sont autorisés à recevoir pour la jouissance de l’esclave, que des achats subséquents, également autorisés, mettent dans le commerce. C’est l’acte de vente qui légitime ce pouvoir domanial ; police et propriété se confondent, sans que l’on sache si l’une découle de l’autre, ou inversement, puisque Petit va longuement établir par quels privilèges l’acheteur est fondé à jouir de son bien. Quant aux justifications morales, l’auteur reprend l’habituel discours d’auto-justification, se débarrassant sans complexes, notons-le, de la rhétorique idéologique religieuse :

« On ne dit pas que cette propriété soit légitimée, parce qu’il faudrait, pour cela, que la vente du travail de l’esclave fût volontaire de sa part ; telle que l’était celle que les hommes, qu’on appelait, dans les commencements des colonies, des engagés, faisaient de leurs travaux, pour un temps défini, par forme de paiement des frais de leur transport, et de leur nourriture, pendant la traversée... Quelques considérations peuvent, cependant, excuser ce commerce. Les nègres, qu’on exporte des côtes de l’Afrique, sont, ou des prisonniers, ou des criminels, destinés à la mort, par la loi du plus fort, et qu’on réserve pour le commerce, au lieu de les faire mourir ; ou des esclaves indigents, sur lesquels les maîtres, ou les rois, ont droit de vie, et de mort ; de sorte que le sort de ces hommes n’empire par l’exportation, qu’autant qu’ils tombent dans les mains de maîtres inhumains, assez aveuglés par la cupidité, ou par les passions, pour les sacrifier au désir de plus grands revenus, ou à leurs caprices ; ce que le gouvernement peut prévenir. »

12L’une des intentions de Petit était de faire une comparaison entre la police des esclaves dans les colonies françaises, anglaises et espagnoles, pour montrer la supériorité de la législation anglaise, pour laquelle il n’y a pas d’édit royal pour borner l’exercice du droit domanial, et où les obligations religieuses des maîtres sont simple affaire de conscience, et non de loi :

« La police anglaise propose, seule, le moyen de constater la propriété des esclaves, dans les mains de ceux qui les achèteront, après la première vente par les importateurs. Cette disposition paraît devoir faciliter la réclamation des esclaves volés, recélés, ou fugitifs, et permettre de prescrire, par un bref délai, la possession des esclaves contre tous détenteurs, ou demandeurs, qui ne justifieront pas légitimement de la propriété. La loi de la Jamaïque n’affranchit pas l’esclave par le baptême, dont elle ordonne aux maîtres de les rendre susceptibles par des instructions, qu’elle veut être répétées, autant qu’elles sont généralement négligées. Cette disposition paraît inutile parmi des chrétiens. L’Écriture Sainte, bien loin de rien changer dans l’état de ceux qui embrassaient la religion chrétienne, leur commandait, en toute occasion, de remplir fidèlement les devoirs de leur état. Quelque favorable que les services d’Onésime à Saint Paul rendissent cet esclave fugitif, et converti, l’Apôtre le renvoie à son maître Philémon, en le priant de lui pardonner sa désertion. »

13Le « gouvernement des esclaves » se réduit à la police domaniale ; le champ d’intervention régalienne est un dispositif périphérique13. Petit souhaite développer une approche disciplinaire, organisée autour de la plantation posant l’équivalence nègre/esclave/cultivateur. Il néglige les considérables bouleversements induits à cette époque par l’évolution sociale ; une élite de propriétaires de plus en plus métissés, effet de la montée en puissance du groupe des libres de couleur ; des rapports de plus en plus complexes entre maîtres et esclaves urbains, gérants de sociétés de rapport, artisans, colporteurs, blanchisseuses, installé(e) s, parfois même propriétaires. Ils ont pu profiter des failles, ou des limites, de la police domaniale, mais deviennent, de façon de plus en plus manifeste, les cibles de la police régalienne. Dans un premier temps, celle-ci était à peu près exclusivement dans les mains du gouverneur, donc de l’administration militaire. Elle cherche désormais à devenir une institution à part entière, à l’image de l’évolution métropolitaine.

Les rouages de l’institution policière

14Les plus anciennes lois coloniales, et principalement le règlement du roi du 4 novembre 1671, ont donné l’exécution de la police aux juges inférieurs. La vérité est que dans le premier âge de la colonie, les États-majors l’exerçaient presque exclusivement, à moins qu’il ne fût nécessaire de prononcer quelques amendes, pour lesquelles ils renvoyaient aux juges14. Il y a donc, dans la police coloniale, plusieurs instances qui se superposent : un échelon légal en vertu duquel l’ordre public est confié au Conseil supérieur, qui délègue la pratique ordinaire (les contraventions, les amendes) à des juges de police. Pour des raisons d’efficacité, et d’effectifs, c’est le gouverneur qui exerce les fonctions de « haute police ». Dans le premier cas, la police se confond avec la justice. Dans le second cas, l’institution policière se confond avec l’institution militaire. Les magistrats de la principale ville des Antilles françaises essaient de définir ce qu’il faut entendre par « haute police » en délibérant sur l’article 21 de l’ordonnance royale du 24 mars 1763 : la « haute police » est attribuée aux chefs de la colonie, dénomination vague (le gouverneur ? l’intendant ?) qui esquive le problème. Comme ils le font remarquer, il n’y aucun tribunal qui relèverait de ces autorités supérieures, et qui se verrait attribuer une juridiction particulière.

15La religion, la police extérieure du culte, et la police des personnes qui y sont attachées, sont incontestablement des matières de « haute police ». Ensuite, gouverneur et intendant s’occuperont des concessions à donner aux habitants, de celles qui doivent être concédées de nouveau, par défaut de culture. Ils s’occupent de la police des côtes, des ports, bacs, passages de rivières et chemins (sauf pour le contentieux entre particuliers et communautés renvoyés devant les juges ordinaires)15.

16Autant dire que les magistrats coloniaux confinent la police régalienne à la périphérie de l’habitation et au domaine spirituel, là où les autorités métropolitaines cherchent à étendre leurs compétences en installant une juridiction unifiée et autonome, avec des moyens spécifiques. Il faut remarquer toutefois que la police des grandes villes coloniales est placée dans le champ de compétences des « chefs de la colonie », comme « police des ports », toute ville coloniale étant structurée autour de son port16. La tentative faite par Charles d’Estaing, gouverneur, et René Magon, intendant, pour unifier et rationaliser l’institution policière est fondamentale. Un bureau de police générale est installé, d’abord au Cap le 25 juin 1764, puis au Port-au-Prince, le 30 juillet 1764. Le bureau de police est composé du gouverneur, de l’intendant, du commandant en second, du procureur général, du procureur du roi, du juge de police. Tous les règlements généraux ou particuliers des villes et bourgs du ressort territorial de l’une ou l’autre circonscription y seront proposés, discutés et arrêtés, puis envoyés aux juges et syndics des différents lieux qui peuvent demander main forte à la maréchaussée pour les faire exécuter17.

17Le champ des compétences de la « police des villes et bourgs » est défini comme suit : « assurer l’ordre public, faciliter l’exécution des projets utiles, animer l’émulation de ceux qui peuvent les proposer ou les entreprendre, empêcher le refus des contributions communes... » C’est d’ailleurs par ce biais fiscal, à propos du recrutement des milices coloniales, que le conflit va se développer entre les autorités supérieures de la colonie et les représentants des colons18. Moreau de Saint-Méry fait remarquer que l’on s’acheminait, avec ce bureau de police générale, vers une forme d’acclimatation de la lieutenance générale de police. Les colons eurent finalement gain de cause ; sur requête du procureur du roi, les ordonnances continuent d’être prises par un juge de police qui fait partie du Conseil supérieur, et appliquées par des officiers de police, dans le cadre ancien de la sénéchaussée. Ces agents de police sont notoirement insuffisants pour le Cap ; deux inspecteurs, deux sergents et huit archers. Ces archers sont toujours des gens de couleur libres, au même titre que les archers de la maréchaussée qui appartenaient également à cette catégorie19. « Tous ces archers étaient pris parmi les gens de couleur libres ; mais, dès 1734, on permit de recevoir des esclaves, à qui ce service faisait acquérir la liberté20. »

18Organisation faible, par manque de moyens, et peu efficace par suite des limites occasionnées par l’extension de la prérogative domaniale à l’intérieur du territoire urbain. Les esclaves de ville, placés là par le maître comme investissement de rapport, mais hors de son contrôle, prennent de l’autonomie, et, toujours selon Moreau de Saint-Méry, multiplient les effractions en jouant de l’indétermination des champs de compétences policières. Par ailleurs, l’accès à l’affranchissement, beaucoup plus facile en ville, multiplie aussi les occasions de se soustraire à la police régalienne : quant aux esclaves, il semble que la police n’ait aucune fonction qui les regarde.

« Les nègres vont armés de gros bâtons ; ils tiennent des chambres à loyer, ils jouent, ils forment des assemblées, ils violent enfin tous les règlements, et les hommes de police sont spectateurs tranquilles de leurs contraventions. Ils arrêtent cependant le dimanche quelques nègres de la plaine, qu’ils accusent d’être sans billets ; parfois même, ils conduisent à la geôle des nègres de la ville, qu’ils ont arrêtés dans quelques patrouilles de nuit, mais ce sont des nègres qui n’ont pas le droit d’impunité, par le crédit de leurs maîtres ; car il y a tel esclave qui obtient les égards de la police, et souvent tel archer de police a, parmi les esclaves du sexe, une protectrice, qui a aussi ses créatures21. »

19Même si Moreau de Saint-Méry a tendance à exagérer fortement le laxisme et la débauche des villes coloniales, il n’en reste pas moins que la juxtaposition des domaines de compétences entraîne une complexité singulière.

La banalisation de l’intervention policière

20Parallèlement à l’essor de la prospérité sucrière, se multiplient au tournant du XVIII^e siècle les règlements de police qui vont concerner prioritairement les villes, la plantation restant soumise à une police domaniale. Ces règlements de police dessinent un espace commun, qui s’autonomise peu à peu. Les objectifs, les priorités et les structures sont fort peu différents de ceux de la police métropolitaine. Il y a donc une généralisation des mécanismes de contrôle du territoire et de la population, et ce, en faisant fi partiellement de l’exception tropicale. C’est en ce sens que le terme de « banalisation » s’impose. Il s’agit d’abord de dispositifs d’urbanisme ; hygiène, sécurité, délimitation des territoires.

Hygiène

21À titre d’exemple, l’ordonnance du juge de police de Saint-Marc, touchant les immondices de la ville, du 1^er mars 1766.

« Il y a plusieurs années qu’il n’a été pourvu à la propreté des rues de cette ville, et depuis la date de la dernière ordonnance qui a été rendue à ce sujet, les ouvriers et artisans qui ont occupé presque toutes les maisons, ont jeté devant leurs portes ; les menuisiers, tonneliers, charrons, etc., les rejets de bois, les cordonniers et selliers, les retailles de cuirs, les tailleurs les retailles d’étoffes, les capitaines de navires, la paille, emballages et immondices de leurs magasins, et même les bourgeois, marchands, et autres, les ordures et balayures de leurs maisons, de manière que par le laps de temps, ces ordures se sont accumulées, et ont formé des monticules dans plusieurs de ces rues, ce qui produit divers mauvais effets ; mauvaises odeurs, arrêt de l’écoulement des eaux pluviales. Il faut nettoyer le devant des maisons, et transporter les immondices, soit dans les savanes qui entourent cette ville, soit les enfouir dans les trous ou fossés qui s’y trouvent, soit dans la mer (et non au bord de la mer, comme il s’est jusqu’à présent indument pratiqué). Il faut faire disparaître les monticules, et combler les ravines, à peine de cinquante livres d’amende22. »

22La ville du Cap a joué un rôle pionnier en matière de règlements d’hygiène : par une ordonnance du 4 avril 1764 sur le nettoiement des rues, un véritable service public municipal est créé. Des tombereaux de police passent pour ramasser les immondices, avec des « nègres » (esclaves) spécialement attachés à ces tombereaux. Les propriétaires sont tenus de balayer devant leurs maisons et de placer les immondices au coin de l’« islet » (un carré de maisons dans ces villes au tracé géométrique). Les tombereaux de police commencent leurs rondes tous les jours à 7 heures ; les nègres qui y sont attachés enlèvent les gravats, les bêtes mortes, et les tas d’ordures. Ils sont appelés « nègres de police » et sont placés sous la sauvegarde du roi et de la justice, ayant un statut identique à ceux qu’on appellera plus tard les « nègres du roi23 ». Le service public garantit le privilège, dessinant ainsi les contours d’un statut particulier qui échappe au lot commun des esclaves, placés sous le régime domanial. Hygiène toujours, tous les règlements qui se rapportent aux animaux errants : toujours à Saint-Marc, l’ordonnance du juge de police touchant les chèvres, cochons, boucs, et cabris, qui errent dans les rues de la ville, datée du 16 octobre 1766 :

« Quand on plante des arbres, ils sont systématiquement détruits par ces animaux ; les arbres plantés pour la décoration publique et pour l’ombrage qu’ils donnent en souffrent également. Les propriétaires ont trois jours pour récupérer les bêtes ; passé ce délai, il sera ordonné aux cavaliers de la maréchaussée de courir sus, et nul ne pourra leur porter entrave24. »

23Une autre ordonnance concerne les chiens, le 5 décembre 1766 : « Enjoignons aux cavaliers de la maréchaussée de tuer le jour et la nuit, avec toutes autres armes que celles à feu, tous les chiens qui courent dans la ville25. » Il est en effet théoriquement défendu de garder des chiens dans la ville. Ces bêtes courent et vaguent dans les rues, empêchant nombre d’habitants de dormir. Les habitants sont tenus de garder ces animaux chez eux et de les attacher. Un arrêt du Conseil du Port-au-Prince, toujours à propos des chiens, daté du 12 novembre 1767, oblige tous les particuliers à faire tuer leurs chiens ! à la pièce est annexé le témoignage de deux archers de la maréchaussée, Jean et Claude, qui ont tiré un nègre des dents d’un chien. Par cet exemple, il devient clair que la sécurité est commune à tous les résidents, sans considération de leur condition.

Sécurité

24Parmi plusieurs affaires, retenons l’arrêt du Conseil du Port-au-Prince, contre des individus usurpateurs de faux noms, coupables de violences, et leurs complices, datée du 3 juin 1766. Louis, se disant Louis de Mailly, comte de Flavacour, et Jean Chaigne, habitant au quartier de Jérémie, sont les principaux accusés. Le « soi-disant » comte de Flavacour a maltraité sur le perron du greffe le sieur Bureau, notaire royal du ressort de Jérémie, en l’appelant « gueux » et en menaçant de lui casser la tête avec la garde de son épée ; puis il est allé chez le sieur de la Mussetière, en proférant des menaces, pour se faire payer d’une créance ; prétextant d’avoir été forcé de lui livrer un nègre ; il s’est transporté ensuite devant la maison du palais le 9 février, il y a tiré son épée contre le sieur Lépine, commis au greffe du siège. Il a été trouvé en possession de pistolets de poche chargés. Il est condamné d’abord à 10 livres d’amende puis à être exposé au carcan, qui sera planté au centre de la place du bourg de Jérémie, un jour de marché, pendant trois heures, avec l’écriteau « perturbateur du repos public, vagabond, et usurpateur du nom de la maison de Mailly, comte de Flavacourt » puis banni à perpétuité de la colonie. Son complice Jean Chaigne est l’instigateur des violences commises par le prétendu Flavacourt contre Barreau de la Mussetière et Lépine. Il a fourni les armes et est soupçonné d’avoir excédé de coups de bâton, à la dernière barrière de son habitation, maître Armont de Janne, ancien juge et habitant du quartier de Jérémie, d’avoir suborné et recélé dans un lieu pratiqué sur son habitation à cet effet les nègres et négresses mentionnés au procès. Il est aussi condamné au carcan pour trois jours de marché consécutifs, trois heures par jour, puis conduit aux galères du roi pour devenir forçat à perpétuité. Son épaule droite sera marquée des lettres CAL, ses biens sont confisqués. Les personnes de couleur mentionnées, instruments passifs du trouble, sont également condamnées ; Francisque, esclave de Catherine, François et Simon, nègres esclaves du sieur Duflo, Marie-Anne, négresse esclave du sieur de la Mussetière, Lucrèce, esclave de Marguerite Duchemin, mulâtresse libre. Pourquoi ? La négresse Lucrèce a été convaincue de se rendre fugitive, puis elle a été subornée et recelée par Jean Chaigne. Le nègre Francisque a conduit nuitamment la nommée Lucrèce sur l’habitation de Jean Chaigne. Les nègres François et Simon, les négresses Marie-Anne et Lucrèce ont voulu se soustraire à l’obéissance de leurs maîtres. Ils seront marqués d’une fleur de lys à l’épaule droite, après avoir été battus et fustigés, nus, sur la place du bourg et les carrefours ; puis ils seront remis à leurs maîtres, les sieurs de la Mussetière et Jean Duflo. Ils peuvent se pourvoir pour faire liquider et statuer sur la non-jouissance de leurs nègres. Dans cette affaire, deux types de dommages sont pris en compte ; le dommage physique à la suite de la rixe et le dommage subi par le maître du fait de l’incitation des esclaves à se soustraire à la police domaniale (la jouissance de la personne des esclaves).

Délimitation des espaces

Boucheries

25On trouve dans l’ordonnance de police du Cap du 4 avril 1764, déjà citée, des dispositifs règlementaires sur l’abattage des animaux. Les propriétaires sont tenus d’assurer la propreté de leurs cours intérieures et d’en évacuer les eaux usées. Les bouchers de moutons et cochons ne doivent pas entretenir dans ces cours de plus grande quantité de bétail que celle qui est destinée à être tuée le lendemain26. Une décennie plus tard, une ordonnance du Port-au-Prince, datée du 13 décembre 1764, reprend le dispositif. Le système des boucheries de Port-au-Prince étant affermé, il est défendu au fermier de tuer, dépouiller, et de faire sécher des peaux et cuirs dans un quartier de la ville, ce qui répand une mauvaise odeur et excite les plaintes des particuliers. Le texte cherche donc à faire sortir les animaux de boucherie de la ville, à organiser un parc au bord du coteau à l’est de la ville, et à organiser à l’avenir leur abattage en ce lieu27.

Marchés

26De même, la police des marchés, tout comme dans la métropole, est à la fois l’objet d’une surveillance minutieuse et d’une rationalisation des espaces. La spécificité coloniale est redoublée du fait que, pour augmenter leurs revenus, les maîtres autorisent un certain nombre de leurs esclaves à faire du colportage, en réalité à écouler la production secondaire de la plantation. Le produit de ce commerce dérivé est partagé ensuite, l’esclave pouvant ainsi amasser un petit pécule qui lui permettra d’obtenir le rachat de sa liberté. Ces esclaves privilégiés (mais la source du privilège est totalement différente de celle des « nègres de police ») sont appelés « nègres pacotilleurs ». Là encore, la ville du Cap donne le mouvement ; une ordonnance datée du 11 mars 1763 défend aux pacotilleurs de monter des étaux sur la Place d’Armes et les renvoie au marché aux blancs, plus périphérique. Le marché de la Place d’Armes est trop tumultueux, en particulier les dimanches et fêtes. Désormais, les inspecteurs de police doivent veiller à ce qu’il ne soit reçu à étaler sur la Place des Armes les dimanches et fêtes que les personnes qui apportent des vivres ordinaires, et les marchands qui y étalent ordinairement et à place fixe28. La catégorie visée est plutôt ici celle des « pacotilleurs de navire », majoritairement de petits blancs qui écoulent frauduleusement les marchandises de contrebande introduites par les capitaines ou l’équipage.

27Les « nègres pacotilleurs » sont plus particulièrement visés cinq années plus tard, par une ordonnance qui organise explicitement la police du marché de Clugny. Il faut la citer longuement, parce qu’elle exprime parfaitement l’uniformisation règlementaire à l’œuvre en cette période :

« Article 1 : Le marché de la place de Clugny sera la seule place du marché pour le comestible. Il y aura ouverture le dimanche. Il est en conséquence fait défense aux marchands de mouton, cochon, graisserie, poisson, her-bages, lapin, volailles, gibier et autres, de tenir étal ailleurs.
Article 2 : pour garantir un ordre certain, les places qui se trouvent entre chacun des rangs d’arbres sur la place du nouveau marché seront les seules possibles...
[... l’article 4 répartit les allées par type de produit] Article 5 : Les quatre carrés à l’intérieur de la place sont pour l’étalage des nègres de places, qui viennent les dimanches ; et pour l’empilage du bois, charbon, petit mil, paille et autres objets les jours de la semaine...
... Article 11 : Ce sont les inspecteurs de police qui sont personnellement chargés de veiller à l’application de l’ordonnance. À défaut à leurs sergents29. »

Spectacles

28Autre indice de banalisation des territoires urbains coloniaux, les théâtres se multiplient, non seulement dans les villes-relais comme le Cap ou Fort-de-France, mais encore dans des villes plus éloignées des grands axes de communication, comme Saint-Marc. Là, le dimanche 12 mars 1769, il y a eu beaucoup de désordre à la Salle de la Comédie. Plusieurs particuliers ont interrompu le spectacle par des réclamations, des cris déplacés, le bruit de leurs cannes sur le plancher et les bancs. Ce sont les officiers de la maréchaussée qui sont préposés à la police de la salle de spectacle30.

29Les loisirs importés, structurés en un lieu et en un temps donnés, comme le théâtre ou le concert, sont cependant exceptionnels. Le quotidien reste largement l’occasion des jeux de hasard, dans les espaces semi-publics que sont les auberges et cabarets, et, en ces mêmes lieux, mais pas uniquement, les bals. À Saint-Marc encore : le 5 décembre 1766, est publiée une ordonnance de police touchant le jeu. Dans certaines maisons de la ville, on joue à toutes sortes de jeux de hasard. Il est donc rappelé qu’il est fait défense à toutes personnes, de quelque qualité et condition qu’elle soit, et tout particulièrement les cabaretiers, et les aubergistes, de donner à jouer dans leurs maisons ; notamment aux jeux de dés, de pharaon, de lansquenet. Il sera requis cent livres d’amende, tant contre ceux qui donnent à jouer, ou souffriront qu’on joue chez eux, que contre les joueurs. De même, il est défendu à ceux qui possèdent des billards de laisser jouer chez eux après dix heures31.

Les bals des gens de couleur

30Ce sont les règlements les plus hybrides, témoignage à la fois d’une spécificité d’une politique du maintien de l’ordre colonial hantée par la perte du contrôle des corps, et de la banalisation à l’œuvre dans l’inflation règlementaire. L’Ordonnance du juge de police de Saint-Marc, touchant les bals des gens de couleur, du 5 décembre 1766, peut être prise comme modèle. Les assemblées de nègres, négresses, mulâtres, mulâtresses et autres gens de couleur libres pour danser occasionnent beaucoup de désordres et de tumulte ; c’est la crainte du rassemblement de personnes de couleur, qui échappe à la surveillance constante des autorités32. C’est déjà l’objet de l’article 16 de l’édit de Colbert. En réalité ces désordres sont occasionnés par certains blancs qui s’y immiscent, provoquant querelles et batteries. Sous prétexte de sécurité, transparaît la deuxième grande hantise des autorités coloniales, la confusion des couleurs, les rapports sexuels entre individus de couleur différente. Un grand nombre de blancs cherchaient effectivement à nouer des relations avec des femmes de couleur, à l’occasion de ces soirées, et les fréquentaient affublés de déguisements. Ces soirées sont organisées dans les espaces semi-publics : les traiteurs, cabaretiers, et aubergistes sont spécialement visés ; à peine de soixante livres d’amende pour ceux qui ont donné à danser, et trois jours de prison pour les danseurs.

31Plus globalement, cette répression récurrente de la sociabilité urbaine des affranchis fait écho à l’interdiction des rassemblements festifs d’esclaves, et donc à la crainte de la perte de contrôle des corps des dominés, les autorités formulant cette crainte sous des prétextes divers : conspiration, plans d’empoisonnement, superstitions africaines. Mais alors, les règlements de police visent le propriétaire, l’habitant, qui a toléré de tels rassemblements, à charge pour lui de les prévenir à l’avenir par les moyens à sa disposition. C’est autour de cette question, tout comme autour de celle du marronnage individuel (vagabondage, fuite), que le relais s’opère entre police domaniale et police régalienne. Les nommés Duc et Veuve Martin, habitants (propriétaires) sur les hauteurs de la ville de Saint-Marc, ont souffert un calenda (danse publique d’esclaves) dans la nuit du samedi 4 avril au dimanche 5 avril, qui était le jour de Pâques, avec attroupement de cent nègres environ. Le procès-verbal a été dressé par l’exempt de la maréchaussée, et une amende est prononcée contre les habitants qui ont toléré le calenda33.

32Le règlement du Conseil Supérieur du Cap sur la police des esclaves, du 7 avril 1758, fait de cette question l’objet de l’article 1 :

« Fait défense à tous habitants de souffrir les assemblées et cérémonies superstitieuses, que certains esclaves ont coutume de faire à la mort d’un d’entre eux, et qu’improprement ils nomment prières ; à peine de trois cents livres d’amende contre les maîtres, procureurs, ou en leur absence, contre les économes, et assesseurs, qui permettront de telles assemblées ; et du fouet contre les esclaves qui y assisteront, pour la première fois, et de plus grandes peines, en cas de récidive34. »

33La crainte du rassemblement incontrôlé est redoublée par le fait que ces assemblées sont des « assemblées nocturnes », et aussi par l’ambiance sonore (tambours et sons de conques) qui accompagnent les danses. Les villes coloniales connaissent bien ce couvre-feu généralisé dont parle Alain Cabantous dans son histoire de la nuit35. La conjugaison de plusieurs phénomènes, l’attroupement, le bruit, le sexe, et la confusion des couleurs, participe à cette « anthropologie de la peur » mentionnée par le même auteur, tout en la poussant à son paroxysme36. Là encore comme dans d’autres espaces, le bruit constitue un paramètre important de règlement de l’ordre public. D’où encore cette obsession du contrôle des corps en mouvement, que traduit bien la fièvre de réglementation pour l’ensemble des territoires coloniaux, assez identique sur le fond aux mécanismes d’identification qui ont cours à la même époque sur le territoire métropolitain37. Voici par exemple un extrait de réglementation pour la police des esclaves de Guyane, de 1750. L’article 1 prévoit que les esclaves ne peuvent sortir la nuit des limites de l’habitation de leur maître. L’article 2 précise que le nègre envoyé acheter des marchandises devra être muni du billet et de la liste des marchandises. « Article 4 : Les nègres ouvriers envoyés dans les bois ou ailleurs devront être munis d’un billet. » Le titre II concerne les chasseurs. Il est en effet défendu d’envoyer des esclaves à la chasse, sans billet, indiquant en outre la destination :

« Article 2 : Le nègre qui sera employé par son maître à la chasse, sera porteur d’une permission par écrit, laquelle contiendra son signalement, qui sera son nom, son pays, et les taches ou marques qu’il pourra avoir sur le corps ; ou telles autres distinctives ; le signalement de l’arme dont il sera porteur, si c’est un boucanier, ou un fusil garni de cuivre, ou de fer ; et la quantité de poudre, qui lui aura été donnée, laquelle n’excédera pas une demi-livre38. »

34Ainsi, l’intervention policière reste à la fois respectueuse des arbitrages hérités des origines de l’établissement esclavagiste qui articule l’autorité domaniale et l’autorité régalienne, et soucieuse de répondre aux sollicitations nouvelles exprimées par les envoyés de la métropole. En témoigne la multiplication des règlements de police et les tentatives de restructuration des institutions policières, qui accompagnent la promotion des espaces urbains coloniaux au rang de terrain d’expérimentation d’une nouvelle politique coloniale.

35Les faits accumulés permettent d’envisager de nouvelles perspectives afin de caractériser les formes d’ordonnancement de la ville coloniale. Cette nouvelle politique, que j’appelle une conception impériale, comment se traduit-elle en matière de police ? Rappelant l’évolution parallèle que connut alors la Guadeloupe, à travers un rapport du procureur général du Conseil souverain de Pointe-à-Pitre, Coquille, sur la police urbaine (contrôle du port d’armes, établissement de la maréchaussée, patrouilles de nuit), Anne Pérotin-Dumon note :

« Renforcer les forces de l’ordre devant contrôler les esclaves signifiait l’introduction d’une innovation de taille dans les institutions de la colonie ; le gouvernement allait s’immiscer dans un domaine demeuré largement domestique ; l’autorité et le pouvoir de châtiment exercés par les propriétaires d’esclaves39. »

36Le phénomène ne concerne donc pas que Saint-Domingue, il concerne l’ensemble caraïbe. C’est l’époque du gouvernement de Charles d’Estaing, qui cherche à renforcer la défense en profondeur des colonies. Peu confiant dans le patriotisme des planteurs blancs, il pense que l’accès des libres de couleur au service militaire doit être facilité et renforcé, et que la ségrégation raciale est une faiblesse structurelle. Jusqu’alors, il y avait bien des milices d’hommes de couleur, mais elles étaient confinées à des tâches de police justement ; la chasse aux nègres marrons. Désormais, cette tâche est confiée à une force spécialisée, la maréchaussée, qui a bien d’autres fonctions. Le marronnage lui-même se transforme :

« Un marronnage urbain se développe qui présente de profondes différences avec celui des esclaves abandonnant l’habitation. L’écart entre les deux est un indicateur a contrario de la spécificité que revêt la condition servile en ville... ce moment où apparaît un marronnage assimilateur, soustendu par une notion bien différente de la liberté de celle dégagée par l’historiographie classique du marronnage et de la résistance40. »

37Fonctionnalité croissante, redéfinition des champs de compétences, extension des prérogatives régaliennes, il y a là une évolution qui fait sortir le territoire colonial de la zone de non-droit, pour le rapprocher de la métropole. C’est cette conception « impériale » qui ne préjuge en rien de la direction que lui donneront les évènements politiques ultérieurs.