1Comment les comportements des élites urbaines, sur une période longue ou courte peuvent-ils générer de la confusion sociale voire du désordre urbain, lorsque la politique et son corollaire moderne (places, privilèges, domination sociale, élections, promesses, serments) se trouvent en jeu ? Comment la politique au sommet de l’État, traduite dans un espace urbain par des symboles, des personnes nommées, peut provoquer le désordre et « l’intranquillité publique » ? La politique, normalement art de conciliation, se révèle alors impuissante à créer de l’ordre, sous la forme d’un intérêt supérieur, garant du calme des populations. Lors de crises, les anciennes querelles et les nouveaux prétextes réapparaissent au grand jour, sur le théâtre urbain, miroir implacable de l’actualité politique, par exemple entre 1814 et 1816, lorsque le charivari à la tête du pays se reproduit avec ses splendeurs et ses misères dans une ville de province, assez loin de la capitale pour souffrir de désinformations, trop près de la capitale pour ne pas subir son influence perturbante.

2Orléans, puisqu’il s’agit de cette ville, a vécu, ou plutôt subi ces traumatismes des changements brusques de régimes accompagnés du cortège de transfuges politiques. L’opportunisme, la versatilité idéologique, ou tout simplement le suivisme prudent ou couard, c’est selon, vécu au sein de la préfecture du Loiret, entre 1814 et 1816, prouvent que la stigmatisation de l’autre sous le vocable de la « Girouette » n’a pas été réservée à l’air vicié de Paris. Partout où la politique s’est exprimée dans toute sa complexité et ses visages multiples, les hésitations, les changements de camp, les trahisons, les volte-face politiques ont été monnaie courante. Pire même, dans cette ville de province où les marqueurs identitaires constituent des formes de reconnaissance et d’acceptation visibles d’une notabilité forcément plus restreinte que dans la capitale, les changements de camp n’en étaient que plus remarquables et commentés.

3Ce premier constat permet de soutenir aussi bien la proposition inverse : les phénomènes de contrainte induits par la construction du « qu’en dira-t-on », à ce point fédérateurs des habitus provinciaux, ont pu retenir certains d’exprimer trop librement les modulations de leur pensée en fonction d’une pression sociale qui leur imposait une hypocrisie de surface, une attitude de silence prudente qui finirait par payer, le calme revenu, et serait transformée alors en sagesse distante de la mêlée confuse des joutes politiques. Dans ce cas, la moins grande présence de preuve de ces tergiversations n’indique pas tant la marque d’une absence de débats contradictoires dans les consciences des provinciaux qu’une autre façon de régler ces conflits intérieurs de façon différente que dans les grandes villes, où le « protagonisme », la mise en scène du moi-politique, permet la prise de plus grands risques politiques1.

4Pour autant les girouettes de province ont bien existé et le cas d’Orléans et des pics de tensions, traduits par des troubles à l’ordre public que connaît la ville entre 1814 et 1816 subitement rattrapée par le tragique de l’Histoire peuvent constituer un jalon supplémentaire dans les études renouvelées sur l’invention de la politique dans la période complexe de l’après-Empire, de la confusion parisienne aux désordres locaux2.

5Une hypothèse de travail est ici soutenue : il se s’agit pas de réduire les questions d’ordre public et d’ordre social à travers le filtre de l’action de la police urbaine et du maintien de l’ordre qui en constitue la bonne marche, mais d’émettre l’idée que d’autres éléments constituent de façons moins visibles, mais peut-être plus structurantes, les éléments de fondation d’un ordre. Dans ce créneau étroit mais riche en archives, il convient de se demander, à partir de la construction de l’emprise des élites sur le mode de fonctionnement administratif et bureaucratique de la ville, relayée par le jeu de la sociabilité mondaine et signifiée dans tout le jeu de la domination sociale et symbolique, comment les passages de l’Empire à la Monarchie en 1814, puis l’expérience des Cent-jours et de la seconde Restauration ont pu être vécus à 120 km des Tuileries, épicentre des tremblements de terre politiques ? Comment l’ordre urbain a pâti de ces transformations brusques et violentes de régime, et quelle part a été celle des élites urbaines jalouses et constituées depuis longtemps3 ?

6Comment la cohésion ou la division des notables au sommet d’une petite société urbaine peuvent-elles créer une ambiance capable d’influer sur l’ordre urbain ? De quels moyens dispose l’historien pour mesurer la façon dont la déliquescence des élites citadines provoque un climat de sédition et de relâchement que tous constatent et dont chacun peut profiter ? La ville devient un laboratoire d’observation encore plus intéressant dans le cas d’une cité aussi conservatrice qu’Orléans et a priori peu encline aux désordres. Classes moins laborieuses, classes moins dangereuses ? C’est à voir... tentons une hypothèse : classes fortunées, classes indisciplinées... groupe social repu, groupe élitaire corrompu ? La méthode de travail se construit progressivement et poursuit son cheminement dans l’interrogation du rôle des élites dans les désordres de la France depuis les années 17704 ? Classes dominantes, classes presque... délinquantes donc, si le mot parait trop fort, l’étude des attitudes de fait hors-la-loi, des élites réduites à s’inventer des systèmes de justification permanents au fur et à mesure des changements de régime, ne permet pas de considérer, d’un strict point de vue légal, autrement le comportement des élites locales, parfois violemment affrontées5.

7Afin de mener à bien la vérification de cette hypothèse, il s’agit dans un premier temps, d’éclairer le cadre de 1814-1815, deux années mouvementées dans la ville d’Orléans soumise bien plus que d’autres de par sa position stratégique, porte méridionale de Paris, aux aléas des changements de régimes, et des invasions armées qui confèrent à la scène une dimension éminemment dramatique. Il sera ensuite possible d’étudier, sur le plan local, comment les archives de la police révèlent au niveau le plus quotidien de la patrouille, les désordres que la politique entraine sur l’ordre public et social. Dans un troisième temps au travers d’une source originale, le journal de l’abbé Pataud, déposé aux archives départementales du Loiret, il sera possible de montrer comment un acteur et un observateur local, avec un regard d’une rare acuité, traduit sans aménité mais avec une juste ironie, les défaillances, les abandons, les renoncements, les petites et grandes trahisons des élites orléanaises, hélas point seules et annonciatrices d’une longue histoire des effondrements des élites françaises devant l’adversité des crises et des chutes de régimes, coupables de graves désordres à l’ordre public dans la res publica du XIX^e siècle naissant jusqu’au milieu du XX^e siècle.

8Ainsi dans le théâtre que constitue la cité Orléans de 1814 et 1815 se joue le résumé d’une histoire de France, avec des groupes dominants sans cesse à la recherche du bouc émissaire unique ou multiforme, pour trouver de bonnes raisons aux affaires qui ne vont jamais assez bien ou pour exprimer leur angoisse sécuritaire, obsession des « honnêtes gens » en place, apeurés par le brigandage rendu possible par la guerre, et son cortège de soldats maraudeurs et déserteurs. Ou bien le coupable est un homme au dessus d’elles, roi ou empereur, et elles se résignent à ce sort parisien qui s’impose à toute la France prenant leur mal en patience, le transformant en épreuve morale et chrétienne, ou bien les coupables sont désignés sous la forme d’une masse indistincte et populacière, au-dessous d’elles, inconnue et inquiétante, jamais entièrement contrôlable, toujours prompte à la sédition, à la violence désordonnée. L’intérêt ici est la réduction de la scène sur laquelle se joue le drame, comme si une loupe était fournie à l’historien, comme si la visibilité des postures des uns et des autres dans une petite ville de province rendait encore plus dramatique l’histoire de cette petite république orléanaise des girouettes de province, à l’échelle 1 est-il possible d’écrire.

Orléans dans la tourmente européenne

9L’histoire urbaine de la cité se révèle d’autant plus intéressante qu’elle mêle trois niveaux géographiques différents6. Le premier réside dans la conjoncture internationale et adverse que doit affronter la France. Orléans subit de plein fouet les revers militaires de l’Empire et se trouve aux premières loges de la catastrophe, subissant déjà le poids de l’occupant prussien en 1815. Il ne faut donc pas mésestimer cet aspect de l’histoire de cette ville, verrou du marché des céréales parisiennes, frontière entre un nord et un sud de par sa position sur la Loire, lieu stratégique pour le contrôle des voyageurs se dirigeant vers la capitale. La chronologie de cette dimension du jeu de la guerre dont Orléans subit de graves conséquences, s’étend de février 1814 à septembre 1815. Dès le mois de février 1814, Orléans redoute l’attaque de près de 1800 cosaques précédés d’une épouvantable réputation de pillage systématique des villes prises d’assaut. Cependant la détermination du chef de bataillon Cuniet et le sens de l’organisation du maire Crignon-Désormeaux permettent à la ville de se défendre et si l’épisode belliqueux de la libération d’Orléans est manifestement moins connu que celui du XV^e siècle, il ne semble pas moins devoir être porté à l’actif des soldats et des hommes de la garde qui, le 18 février, repoussent les cosaques leur infligeant par la Porte de Bourgogne, dans les vignobles de Saint-Jean-de Braye, une perte de plus de 160 hommes contre un seul du côté orléanais !

10De suite après le clivage se construit. Le préfet Pieyre qui s’était retiré du champ de l’action, revient de Beaugency à Orléans avec les chefs de ses bureaux et les papiers de son administration. Ceux qui possèdent des terres et demeures ailleurs, avaient quitté la ville, attentistes, pour ne revenir qu’à la mi-avril 1814 une fois le Premier Empire effondré. Les « braves » orléanais qui, avec leurs richesses, leurs équipages et leurs familles avaient abandonné la cité avec précipitation au seul nom de cosaque, reviennent une fois certains que l’attaque russe a été repoussée et le tyran dépossédé de sa couronne impériale. « On remarquait avec pitié que ces personnages levaient la tête plus haut que ceux qui avaient payé de leur personne dans la défense de leur foyer, et fait le coup de feu avec les cosaques ; il semblait à voir ces premiers avec leur air altier, qu’ils étaient les auteurs des grands événements arrivés en France et même en Europe », remarque Lottin, historien connu de la cité, laissant supposer les rancœurs et ressentiments sociaux que la lutte contre l’ennemi avait fait apparaitre.

11Ce contexte toujours effrayant, au sens littéral, de la présence d’une armée étrangère sur le territoire et surtout d’une armée aux portes d’Orléans se reproduit de façon encore plus dramatique l’année suivante en 1815, avec, cette-fois ci, l’occupation non moins traumatisante des Prussiens dès le mois de juillet, relayés au mois de septembre par les Bavarois. Orléans ville occupée, Orléans est une ville où règnent des corps de troupe d’occupation qui rançonnent (600 000 francs), qui emprisonnent, qui prennent des otages. La ville se divise profondément entre ceux qui reprochent déjà aux partisans de la monarchie d’être les collaborateurs des ennemis de la France. Ces derniers ne demeurent pas silencieux, insistant sur le fait que la présence des étrangers n’est due qu’à la démesure de l’ogre corse qui a entrainé l’Europe dans un bain de sang, obligeant les puissances étrangères à venir rétablir l’ordre jusque dans la France en restaurant la famille légitime des Bourbons7.

12Cet élément militaire exogène, facteur de troubles et d’ordre forcé à la fois, ne peut faire oublier l’autre dimension militaire du contexte : la surprésence de militaires français dans la ville, objets d’autres troubles plus politiques cette fois. Bien qu’encasernés, ils n’hésitent point à sortir à leur guise et à affirmer dans les cabarets surtout, leur attachement au « Petit caporal », sources de rixes. Cette présence militaire devient encore plus vive lorsque subitement Orléans rejoint la grande histoire. N’est-ce pas ce qui se passe lorsqu’après la défaite de Waterloo, le maréchal Davout décide d’installer son quartier général au château de la Source, au sud de la Loire et de construire la résistance jusqu’au mois d’août suivant, créant un objet de tensions supplémentaires à Orléans dont les ponts deviennent des enjeux stratégiques de première importance. Développant tout un jeu de passages clandestins de la Loire, les partisans de l’ex-empereur réfugiés sur la rive sud du fleuve passent soit en barque, soit à la nage, des brochures censurées pour entretenir dans la ville l’esprit de revanche et l’espoir d’un retour de Napoléon. Ce cadre militaire posé, conséquence d’une conjoncture internationale provoquant de graves dysfonctionnements de l’ordre public, il convient désormais d’aborder la dimension nationale du problème avec ses brusques changements.

Orléans dans le chaos national

13Le 4 avril 1814, la ville reçoit les arrêtés du gouvernement qui interdisaient dorénavant les emblèmes et armoiries de Napoléon. « Évidemment » dans sa déclaration du 14 avril, le maire d’Orléans affirme que les « vœux secrets de son cœur appelaient depuis quinze ans Louis XVIII sur le trône de la France8 ». Les changements des fonctionnaires les plus haut-placés du département peuvent commencer. Quelques jours plus tard, lorsque le 20 avril, Napoléon, en route vers l’île d’Elbe, passe à Montargis, M. V** se présente dans la cour de la préfecture et crie à tue tête « vive Louis XVIII à bas l’Empereur et son préfet ». Ce dernier est agressé par le partisan de la monarchie qui lui reproche de cacher la vérité. Le même jour, le préfet Pieyre, prévenu de l’arrivée de son successeur, quitte son cabinet et son hôtel pour se loger en ville en attendant son départ9. Le 21 avril arrive M. Auguste Talleyrand, nouveau remplaçant du préfet. Le 22 avril un nouvel organigramme de la préfecture est présenté. M. de Talleyrand, préfet, remplace Pieyre. De Kermelec devient sous-préfet, Olivier de Maisonneuve, secrétaire général, est désigné pour remplacer le baron Chaudruc de Crazannes. Brillard et Savart, conseillers de préfecture sont conservés, Rabelleau, conseiller de préfecture remplace Meunier. Afin d’assurer l’ordre public, le maréchal Gouvion Saint-Cyr et le général Dupont rejoignent Orléans pour garder la place et disposer la garnison à faire son devoir envers le roi.

14La situation semble stabilisée, et les élites, hier dévolues à l’Empereur, du moins en façade, affichent désormais leur fidélité au nouveau roi. D’ailleurs, au premier signe de crise, le 6 mars 1815, le conseil municipal d’Orléans, nomme M. Crignon-Désormeaux, maire, de Billy, de Sailly, Dufaur de Pibrac et Laisné de Villevêque, conseillers, députés pour porter aux pieds du roi Louis XVIII le serment de fidélité et de dévouement à sa personne sacrée. La mairie reproduit et fait afficher l’ordonnance du roi contenant des mesures de sûreté générale. Datée du 6 mars 1815, elle est rendue public le 8 mars par le préfet avec ordre de la diffuser le plus possible. Le texte fait de Napoléon un traître hors-la-loi que l’on peut fusiller sur le champ s’il s’aventure dans le Loiret. L’historien du XIX^e siècle Lottin soutient que cette ordonnance, lue aux prônes de toutes les églises d’Orléans, répandue avec une grande profusion, affichée et placardée presqu’à tous les coins de rue de la ville, fit très peu de sensations parmi les Orléanais. « La plus grande preuve que nous puissions donner de cette indifférence des habitants de cette ville, pour les intérêts de Louis XVIII, est que le même jour, plusieurs négociants d’Orléans ayant reçu, par le courrier des exemplaires imprimés de la proclamation que Napoléon avait faite au peuple français en mettant le pied sur le sol de la patrie, lisent publiquement à la Bourse ce texte10. »

15Le 10 mars 1815, les deux officiers supérieurs font une revue des troupes sur le Mail. Cependant, au moment d’exhorter leur troupe à marcher contre Napoléon, ils manquent de subir un mauvais sort et s’enfuient sur une barque, provoquant une manifestation de militaires défilant en désordre dans les rues, courroucés de voir leur héros ainsi maltraité. Les soldats brisent la barrière Saint-Jean et prennent la route de Paris pour y rejoindre l’Empereur sur la route qui le mène à la capitale, tentant d’entraîner avec eux de jeunes passants. Le 18 mars, une représentation extraordinaire au théâtre d’Orléans est donnée en réjouissance du retour de Napoléon en France. Les comédiens jouèrent Brutus et un vaudeville de circonstance. Des cris de « vive Napoléon » se font entendre à plusieurs reprises. La soirée se termine par la Marseillaise entonnée par M. Petit-Lafosse, magistrat renvoyé un an auparavant et premier président de la Cour Impériale, lequel étant debout dans une loge, donne le signal de l’enthousiasme poussé jusqu’au délire. Des spectateurs sortent de la salle, chantant sur la place de l’Étape et dans les rues voisines le refrain de cet hymne. L’effet inverse de l’année précédente ne manque pas de se produire avec force destitutions et nouvelles nominations de hauts fonctionnaires. Dès le 21 mars, l’Empereur réorganise et reconstitue le gouvernement et change les préfets et les maires des départements dont le zèle bourbonien est connu. C’est ainsi que le 24 mars, le comte de Talleyrand se retire dans les environs de la ville. Le conseiller de préfecture Brillard le remplace momentanément. Le 25 mars, le drapeau blanc qui flottait sur le portail de l’hôtel de la mairie d’Orléans est retiré de la vue des Orléanais.

16L’empereur nomme M. Leroy, avocat, préfet du département du Loiret. Cet administrateur arrive de suite à Orléans. Les conseillers de préfecture restent en place. Les autorités municipales ne sauraient de leur côté rester inactives. Le 18 avril, une séance extraordinaire du conseil municipal est réunie pour prêter le serment ainsi conçu : « je jure obéissance aux constituions de l’Empire et fidélité à l’Empereur11 ». Absents et présents se repèrent et dessinent déjà une source d’animosité pour les semaines suivantes. Orléans vit de façon chaotique ce retour de l’île d’Elbe. La municipalité et la préfecture tentent de couvrir les espaces réservés à l’affichage pour tenter de convaincre de la solidité du nouveau gouvernement. La promulgation de l’acte additionnel qui « libéralise » l’empire est rendue publique le 22 avril. La fête de Jeanne d’Arc devient l’occasion d’organisation d’un banquet dont le plan de table est soigneusement établi12. Le 13 mai 1815, une séance extraordinaire du conseil municipal est présidé par M. le comte de Sussy, commissaire extraordinaire de Sa Majesté. L’Empereur annonce le remplacement des membres du conseil qui n’ont pas prêté le serment à la séance du 18 avril et fait nommer Esnouf, président de la cour impériale, Latour, médecin, Doyen, receveur général, Haute-feuille, conseiller à la cour impériale, Huet de Froberville, propriétaire, Chartrain père, ancien notaire, Lambron, chirurgien en chef de l’hôpital général, Pitou, directeur des contributions indirectes, Ranque, médecin, l’abbé Pataud, auteur de l’histoire d’Orléans, Poupardin, propriétaire, Pillon, pharmacien, Barré, professeur de physique au lycée, Boyer, entrepreneur en bâtiment et Gauthier, négociant. Fromental est nommé chef de division à la préfecture, Moreau maître de la poste aux chevaux, Mareau jeune et Bimbenet deviennent avoués au tribunal de première instance, et Gaudry juge de paix. Tous prononcent la phrase rituelle : « Je jure obéissance aux constitutions de l’empire et fidélité à l’Empereur », et signent le procès verbal.

17Une réception d’une députation du collège électoral du département du Loiret est organisée le 4 juin 1815 dans la capitale, en présence de Napoléon, qui écoute une adresse lue par M. Lecoulteux. Le 5 juin le général Granjean, nommé maire d’Orléans, est installé par le préfet13. Tout s’enchaîne très vite dès lors. Le 21 juin 1815, la nouvelle des désastres de la bataille de Waterloo étant connue de manière positive et officielle à Orléans, le vent tourne et les brimés de la veille se montrent, attisant les tensions dans l’espace urbain. La circulaire de Carnot, ministre de l’intérieur par intérim, reproduit la copie de la déclaration de Napoléon au peuple français. Une proclamation et un arrêté du préfet sont imprimés sur un seul placard affiché et publié à Orléans le 23 juin. Le 8 juillet dans les fourgons des armées étrangères, Louis XVIII opère son retour... Par une ordonnance, il enjoint à tous les préfets des départements, nommés par Napoléon, désigné sous le nom de « Buonaparte l’usurpateur », ainsi qu’aux maires, aux adjoints et conseillers municipaux des communes du royaume, qu’ils aient à quitter sur le champ leur place. Il invite ceux qui occupaient ses fonctions avant son départ de les réoccuper sans perdre de temps. Dans le même mois, les membres de la cour royale de justice reprennent leurs sièges comme avant l’arrivée de Napoléon en France14. Dès le 9 juillet Talleyrand retrouve sa place de préfet, tandis que son prédécesseur se rend à Saint-Mesmin et correspond avec ses amis par l’intermédiaire d’un marinier. Le maire quitte sa place en refusant de signer les arrêtés qu’il avait pris pendant les Cent-Jours ; il est remplacé par Crignon-Désormeaux. Une observation de ce qu’il est convenu d’appeler la « valse des fonctionnaires » permet au niveau local de s’interroger non sur les places les plus exposées mais sur d’autres fonctions moins visibles et sûrement plus stables.

Orléans dans le désordre local

18Trois temps sont repérables qui disent trois postures différentes dans la relation entre le gouvernement et ceux qui devraient être ses serviteurs. En 1814, l’essentiel des organigrammes administratifs ne bouge pas ou très peu. Ensuite les Cent-Jours voient de grands changements mais qui ne sont pas effectifs et n’apportent que peu de bouleversement tous étant suspendus au sort de l’ultime campagne militaire. En revanche, durant l’été 1815, une « terreur administrative » se met en place avec une vraie politique de coup de balai comme pour mettre en acte la leçon de la trop grande clémence du printemps 181415. Tous ceux qui n’ont pas prêté serment à Napoléon, pour diverses raisons, dans lesquelles la prudence, l’attentisme et le calcul jouèrent une place importante, refont surface et peuvent se targuer d’une réelle fidélité au Roi revenu... En réalité certains n’avaient point quitté leur poste comme au tribunal de première instance, n’avaient pas prêté de serments à Napoléon, et pouvaient poursuivre leur tâche, confirmés à leurs postes par les ordonnances des 7 et 12 juillet. Se joue évidemment, de façon concrète, dans chaque chef-lieu de département, à Orléans comme ailleurs, un problème que la France doit affronter depuis la fin de la Convention en 1795 : quelle est sa capacité à disposer d’élites efficaces de rechange en temps de crise du régime, de telle sorte que les nouveaux appelés forts de leur fidélité aient tout de même assez de compétences administratives pour que leurs nominations n’entrainent pas des désordres publics qui induiraient le sentiment d’incompétence liée à la promotion des nouveaux dirigeants soutenant un nouveau gouvernement en quête de crédibilité, à défaut de légitimité ?

19Pour répondre à cette situation embarrassante, les nouveaux hommes forts détournent le regard du commun des mortels des sommets de l’administration et des lieux de désordre publics que sont les espaces de commandement, pour inventer une autre scène de l’ordre public, l’espace du public, celui de la rue comme objet primordial du contrôle des personnes et des esprits. Cette politique de contrôle de l’espace urbain met en jeu un nouveau rapport avec les acteurs du pouvoir. C’est bien connu, plus l’enjeu sécuritaire est présenté comme primordial par le gouvernant, moins le gouverné s’occupe des affaires du gouvernement...

20De symbole en symbole, petit à petit, la royauté reconquiert les signes du pouvoir et du prestige dans la rue. Ainsi le 27 novembre 1815, par ordre du maire, la girouette aux trois couleurs qui avait été mise sur la pointe du clocher de la cathédrale d’Orléans, à la place du bonnet rouge qu’on y avait posé en 1792, est descendue est remplacée par une grande croix dorée comme avant la Révolution... La girouette de la tour de ville, qui était tricolore, est peinte en blanc16. Les fonctionnaires sont à leur tour sommés de se mettre en état d’adéquation avec le nouvel « Ancien Régime ». Nombreux sont les témoignages de ceux qui affirment avoir servi pendant seize ans l’usurpateur dans l’intention de le tromper et déclarent avoir donné régulièrement aux agents du roi des renseignements sur la situation17. D’autres prétendent avoir contribué par tous leurs moyens à précipiter la chute du tyran corse de son trône frauduleusement usurpé. L’exercice étant largement partagé par de nombreux fonctionnaires dévoués dans un passé proche à l’Empereur, il est possible à l’historien d’imaginer les silencieuses connivences qui peuvent lier l’ensemble de ces personnes ayant tout intérêt de faire croire à leurs pieux mensonges... voire de s’en persuader. Surement, ceux qui prononcent ces discours savent bien le niveau de contrevérité qu’ils énoncent mais tous sont conscients que ce passage, fût-il quelque peu humiliant pour leur conscience, s’avère nécessaire pour conserver l’unité de l’appareil d’État dans un premier temps, garant d’un ordre public dans un second temps car l’aveu de tant de défections pourrait avoir des conséquences fâcheuses sur l’opinion et l’espace publics à contrôler dans un troisième et dernier temps.

21Plusieurs pistes sont possibles pour qui travaille sur le maintien de l’ordre public à partir des cartons conservés aux Archives départementales du Loiret dans la série des cartons cotés 2J 1987 à 2J 2005 intégrant toutes les questions de police afférant à la chose politique. Quelques thèmes apparaissent plus importants mobilisant l’énergie des policiers en place : les mouvements des voyageurs et les nouvelles qu’ils transportent depuis Gien, Montargis ou Pithiviers. Les sous-préfectures du département constituent leur premier souci et entretiennent une correspondance serrée avec la préfecture. Les voyageurs sont suivis, pouvant toujours cacher du matériel de propagande ou se révéler espions du parti adverse. La deuxième occupation des forces de l’ordre réside dans la neutralisation de l’espace public. Les policiers doivent, sans attendre, arracher les affiches à la main ou imprimées collées ou déposées furtivement sur les murs ou les arbres du Mail, lieu de continuel va-et-vient de la population orléanaise, espace du marché mettant au contact la ville et ses faubourgs, la cité et ses campagnes. Il y a là une activité importante de décryptage connu de ce que l’on appelle à l’époque « l’esprit public18 ». Évidemment, selon les circonstances impériales ou royales, ce sont les tracts du parti ennemi qui sont le plus rapidement décollés et pour le plus grand bonheur du chercheur, recopiés de façon consciencieuse donnant à lire ce qu’ont pu voir les Orléanais qui avaient eu le temps de les lire19.

22Un troisième souci constant des policiers est d’empêcher les rixes politiques en ville. Dans ces cas, micro-délinquance et activisme politique se mêlent en un écheveau parfois impossible à dénouer. Pour les policiers, l’hésitation n’est pas de mise, lorsque dans ces rixes se trouvent engagés ceux, déjà rencontrés, qui constituent le vrai cauchemar du policier orléanais : les militaires au cabaret, avec leurs chansons ou leurs bons mots, leurs défis et leurs provocations, leurs bravades et leurs brutalités, le plus souvent en faveur de l’armée impériale20. Nombreux sont les procès-verbaux de police ou simples notes qui mettent en scène le militaire et le « pékin » dans des propos ou des coups échangés qui mêlent presqu’invariablement la politique. Dans l’écrasante majorité des cas, le militaire est le soutien naturel du Petit Caporal. Il y a là une vraie focalisation, d’autant que moins les grades sont élevés et plus l’attachement à l’Exilé sur l’île de Sainte-Hélène est manifeste. Le danger que constituent le vétéran, le demi-solde est bien palpable dans ces rapports de police21. Encore faut-il reconnaître que ces incidents se produisent le plus souvent la nuit et dans des cabarets. La rue et son calme serait la quatrième fonction des policiers. Cet espace devient, à cette époque où la mémoire de la Révolution est encore vive, un lieu de confrontation directe entre l’ordre promu par les élites, d’abord dans le langage de l’acceptation politique d’un régime (toujours épié par les policiers en civil), ensuite dans le spectacle de ses symboles et de leur réception par la population indistinctement. Cet enjeu politique revêt une importance particulière car il en va de la perception par l’historien, de l’occupation de l’espace sensoriel public (l’audition et la vision, au travers des bruits et spectacles) pour mieux saisir un pan de la construction de l’ordre social qui n’apparaît pas immédiatement dans la source brute, mais dont l’évidence structure le rapport de police. Que voit-on, qu’entend-on en ville ?

23La ville constitue un spectacle politique à ciel ouvert, et chacun le comprend bien dans le ballet tragi-dérisoire des objets qui doivent faire sens d’un point de vue politique et démontrer à une population la capacité des dirigeants à contrôler l’espace citoyen22. Le contrôle commence déjà au niveau du papier administratif et officiel produisant des quiproquos administratifs plutôt coquasses lorsque l’Empereur est pris pour le Roi23.

24La surveillance se poursuit à un niveau nettement plus visible. Les objets à la mairie font partie de cette attention. Bustes, tableaux, drapeaux sont posés, puis descendus, remontés au grenier, ou ressortis, au gré des circonstances, le retard ou la superposition des symboles devant signifier le comble du désordre et comme toujours le risque, devant le vide du pouvoir, de voir d’autres désordres populaires et plus graves, justifiés par cette même absence de cohérence. Ensuite c’est au tour des enseignes sur la voie publique d’être contrôlées et vérifiées, surtout celles des débits de tabac, magasins officiels mais aussi des autres marchands : impérial devant remplacer royal ou le contraire et les mauvaises langues de remarquer que seules les lettres « ales » de la fin des mots sont défraichies, les autres toujours neuves...

25Les policiers semblent se prêter à ce jeu contradictoire appliquant tout à tour des consignes rigoureusement contraires. « Le 28 mars 1815... des tournées ont été faites dans toutes les rues des divers quartiers, pour faire disparaître des enseignes les signes de la royauté. Partout on a promis de s’en occuper aujourd’hui. La police veillera à ce que cette mesure soit strictement exécutée24 ». Le 30 mars tout le monde s’est exécuté il ne reste qu’au-dessus de la porte de la gendarmerie le mot « royale » et des fleurs de lys25. Quatre mois plus tard, le régime changé, il faut tout recommencer à l’inverse. Cette fois, le maire Crignon-Désormeaux, quelque peu rassuré, constatant l’absence de soldats français dans Orléans, ni sur la rive droite de la Loire, ni dans les environs de cette ville, fait monter au grenier le tableau en pied ainsi que le buste en marbre de Napoléon. Il fait aussi enlever le drapeau tricolore du portail extérieur de l’hôtel de la mairie pour le remplacer par le drapeau blanc. Le préfet Talleyrand avait fait ôter celui qui était à la porte de la préfecture et mit à son chapeau la cocarde blanche, ainsi que le maire et les royalistes les plus dévoués, dont quelques-uns furent alors injuriés et poursuivis par des Orléanais présentés sous le terme de « populace » dans les rapports officiels.

26La seconde Restauration, tirant mieux les leçons du passé démontre sa sensibilité à la politique des signes. Une lettre du 24 septembre 1815 du ministère de la police enjoint la recherche et la destruction de tous les emblèmes du gouvernement précédent. Une lettre du 30 novembre 1815 demande que tous les exemplaires du catéchisme à l’usage de toutes les églises de France où des prières pouvaient être adressées à l’Empereur soient récupérés. Dans une correspondance datée du 12 septembre 1815, le secrétaire de préfecture, Rabellau, rappelle aux sous-préfets que tous les insignes et emblèmes de la Révolution et du dernier gouvernement doivent être rapportés à la préfecture. Quant à tous les bustes de Napoléon qui traînent dans les bâtiments publics, leur seule conservation est un scandale qui peut entretenir des espérances criminelles. Il faut donc les détruire, sauf ceux qui présentent un intérêt particulier au niveau du fini et de la perfection de l’art. Cocardes, planches et poinçons, estampes, formes, matrices, que les commerçants ont pu conserver sont dans le même cas. De plus, il est enjoint de faire une surveillance particulière dans les maisons privées au sujet de ces mêmes objets26. Ainsi, le préfet mobilise tous les fonctionnaires du département pour assurer la collecte exhaustive de tous les objets qui pourraient rappeler le règne précédent. Éloigner des yeux pour tenter d’effacer de la mémoire le souvenir du passé récent semble être une nouvelle politique qui se doit d’inventer un nouvel ordre urbain, fondé sur le même désir d’ordre et de sureté publics que le précédent mais alimenté à une source différente : celle de la légitimité bourbonienne inscrite dans l’histoire monarchique de France27. N’est ce pas là une des formes de la modernité politique ?

27La sévérité de cette action est illustrée le 20 décembre 1815, lorsque l’ordonnance royale relative à la formation des cours prévôtales dans le royaume, destinées à juger sans appel tous les délits politiques est éditée : les condamnations étaient exécutées dans les 24 heures après leurs prononciation. Ainsi le 26 décembre, un jugement du tribunal de police correctionnel d’Orléans condamne à deux ans de prison le sieur Windolf, ingénieur du cadastre, et la veuve Riez, rentière ; le premier pour avoir conservé dans son armoire, et avec mauvaise intention, sa cocarde tricolore et les aigles brodées aux basques de son uniforme, la seconde pour avoir donné à lire à son lavandier une chanson faite en l’honneur de Napoléon et de son fils. Les deux condamnés sont conduits à la prison des Ursulines et pendant tout le trajet subissent les insultes d’une foule hostile : « à la guillotine les bonapartistes », « vive le Roi et les Bourbons ». Le même jour, une descente de police chez tous les libraires doit s’assurer de la disparition de tous les mauvais livres qui feraient l’éloge de l’ancien gouvernement28. Le clergé ne demeure pas en arrière, le 12 décembre en faisant savoir au recteur que des catéchismes qui rappellent les devoirs des enfants envers Napoléon risquent de circuler encore.

28L’ensemble de cette politique de « dénaoléonisation » et de « dérévolutionnement » de l’espace public culmine dans le grand autodafé, le « brulement » du 22 février 1816. Le préfet évoque la récolte et le « brûlement » du 22 février en présence des autorités judiciaires, civiles et militaires réunies pour l’installation de la cour royale, qui avait eu lieu le même jour29. Le procès-verbal du 24 février établit ainsi la liste hétéroclite de ce qui a été réduit en fumée. Un drapeau du département aux armoiries de l’usurpateur, 125 drapeaux tricolores remis par les communes, un tableau en pied de Bonaparte qui a décoré une des salles de la mairie d’Orléans, 576 cachets, tant au type de la République qu’à l’aigle, provenant de diverses administrations, deux bustes en marbre, sept bustes en plâtre de Bonaparte, 13 gravures et estampes, 24 aigles, tant en bois qu’en fer blanc, 670 boutons à l’aigle remis par l’administration forestière et le maître de poste, 74 plaques de cuivre déposées par les mêmes, quatre écussons de notaire et un timbre, 20 poinçons et un marteau à l’aigle déposés par le vérificateur des poids et mesures, deux bonnets de la liberté. Tout ceci est porté sur la place centrale du Martroy « où un bûcher avait été préparé d’avance pour leur brûlement30 ». Le préfet a poursuivi ses recherches les semaines suivantes et « j’ai maintenant l’assurance [précise-t-il deux mois plus tard] qu’il n’existe plus aucun signe proscrit dans le département ». Restent deux bustes en marbre de Bonaparte et de Marie-Louise dont la valeur artistique avérée empêche qu’on les détruise... Qu’en faire ?... Une enquête est d’ailleurs menée pour évaluer exactement la valeur du tableau de Gérard31.

29C’est là un pan peu connu d’une forme de vandalisme contre-révolutionnaire... dont l’histoire demeure encore à écrire. Il est tout de même aisé d’imaginer la forte charge symbolique de ce feu purificateur qui détruit en plein centre ville l’esthétique et les signes du pouvoir de Napoléon et qui par là même doit rappeler aux contemporains adultes, les scènes de déchristianisation de l’an II, où les objets du culte subissaient à leur tour le feu. Le ressentiment est à l’œuvre et le feu salvateur, royal et sacré à la fois, tente d’opérer telle une nouvelle tabula rasa : ou lorsque la Restauration utilise les stratégies pédagogiques et idéologiques de la Révolution et de l’Empire afin d’imposer sa nouvelle marque dans l’espace urbain purifié. Une fois le paysage de la ville nettoyé, c’est le reste du département qui devient une source de travail. D’Orléans, le 22 mai 1816, le préfet envoie une circulaire confidentielle à tous ses sous-préfets de Gien, de Pithiviers et de Montargis.

« Monsieur le sous préfet,
Quoique partout en conformité des dispositions présentées par mon arrêté du 18 septembre dernier, l’enlèvement et la destruction de tous les signes qui peuvent rappeler le règne de l’usurpateur ont dû être effectués ; il existe peut-être des intentions chez quelques individus et plus particulièrement chez les aubergistes et cabaretiers des estampes et des mauvaises images qui indiquent la représentation de Bonaparte, de Marie Louise, du Roi de Rome, des troupes de l’ex garde, des différentes batailles qui se sont données et non seulement dans des cénacles ouverts au public mais encore dans les chambres particulières qu’on affecte quelques fois à la réunion de côteries secrêtes32. »

30Les « napoléons du peuple » commencent déjà à circuler à ce moment, la bondieuserie impériale se mettant déjà à l’œuvre malgré ou grâce à la répression, pour mieux la défier. Cependant dès le printemps 1816, l’ordre des signes royaux règne et la restauration des signifiants bourboniens est assurée, à défaut d’avoir délogé des cœurs tous les signifiés de l’empire, voire de la Révolution et du jacobinisme, mot repoussoir, que l’on voit apparaître sous la plume des inspecteurs et du maire33... Mais comment s’assurer que le maintien de l’ordre en ville passe par une authentique adhésion à la monarchie, plutôt que par une indifférence morose de la part d’une population lasse de changements depuis 25 ans, ou pire, exprimant par son silence réprobateur la nostalgie d’une France maitresse de l’Europe ? Comment l’historien doit-il procéder une fois qu’il a décrit les archives policières et leurs rapports plus ou moins attendus et répétitifs, entre dénonciations des troubles, car il faut bien justifier de son salaire, et l’empressement à les résoudre, car il faut bien mériter son salaire ? Comment savoir si un ordre est vécu par les plus humbles qui ne laissent de traces, sous la forme de l’acceptation, de la contrainte, de l’indifférence ou de la critique pertinente ? Comment percevoir ce désordre des élites et les dégâts qu’il peut produire dans le tissu des sociabilités urbaines et la construction d’une hiérarchie sociale à défaut d’être acceptée, d’être intégrée par le plus grand nombre ? Seule une littérature du for privé permet d’approcher cela, loin du vacarme que peut provoquer l’article de journal, dans la sincérité du silence du journal personnel, la subjectivité des choix et des thèmes abordés étant déjà un signe de filtrage du réel que l’historien se doit de décrypter.

Un témoin silencieux de la désagrégation de l’ordre social, urbain et public, l’abbé Pataud34

31Le personnage connu des érudits orléanais offre un parcours fascinant à démêler dans un journal personnel, possédé par les archives départementales. Sa devise est « nul jour sans écriture ». Pataud s’avère un formidable conteur, observateur, analyste, psychologue de la société orléanaise. Le 1^er mai 1815 il raconte qu’il dresse une chronologie du XVIII^e siècle et du début du XIX^e siècle et en profite pour se mettre en scène35. Le personnage, de par son parcours et surtout de par sa dimension double (civile et religieuse), possède un regard précieux de l’intérieur et de l’extérieur des institutions religieuses et publiques, laïc et clerc, protégé, exposé. C’est surtout quelqu’un dont la parole puise à plusieurs sources. Il est un homme cultivé, un professeur du lycée, un citoyen sollicité, et un lecteur très au courant de ce qui est produit à Paris dans le domaine de la littérature politique, par exemple :

« 12 mai 1815 : “Le Nain Jaune”, est le nom d’un journal qui cherche à concilier les suffrages de tous les partis. Il est impossible de faire de plus piquantes épigrammes contre les royalistes qu’il appelle “les chevaliers de la girouette et de l’éteignoir” n’y d’insérer dans un papier public des déclamations plus virulentes conte le nouveau chef des pouvoirs. Je ne sais pas si nous finirons par la guerre civile mais dans les deux partis il y a bien des trompettes qui sonnent la charge. »

32Le 8 aout il a acheté Le dictionnaire des girouettes, donc la toute première édition, dont il ne peut méconnaitre le caractère subversif, indiqué dans le titre même. « Le plan est bon, l’exécution pourrait être meilleure. En général, ces sortes de livres sont faits avec plus de mauvaises intentions que de vraie malice ; Les auteurs pressés de jouir travaillent avec trop de précipitation. Ces ouvrages abondent en mensonge de détails dont l’effet infaillible est d’affaiblir le petit nombre de vérité qu’ils établissent ». Parfois même il fait preuve de vraies informations et de contacts que l’on peut vraiment soupçonner d’être des mieux informés, surtout du côté de ceux qu’il appelle de façon moderne des « napoléonistes ». Ainsi :

« Le 1^er février 1815. J’ai passé la soirée avec un homme que je connais pour anti-royaliste et qui revient de Paris d’où ses affaires le mettent à même de fréquenter les gens instruits. Est-ce un fou est-il du complot ? Voilà ce que je me demande en écrivant cette note. Il parle positivement de la déchéance des bourbons, que dans Paris on s’accorde à regarder comme des ressorts usés. Il plaint le roi sans lui donner d’autre temps de règne que celui d’avril. Il soutient qu’au mois de mai il ne sera plus question de lui. Comment par qui sera-t-il remplacé, c’est ce qu’il ne dit pas il ajoute que le duc et la duchesse d’Angoulème sous prétexte de se rendre à Bordeaux, seront les premiers à quitter la France. »

33En mars 1815 le coup de théâtre se produit :

« Le 8 mars. Les prophéties sont accomplies. Tout marche à leur consommation. Chaque orléanais semble recevoir aujourd’hui sur la tête un coup de massue qui l’estourbit. Tous les journaux nous annoncent que Napoléon débarque à Cannes, non loin de Fréjus, au même lieu où il a abordé en revenant d’Égypte. Les royalistes sont aux anges parce qu’ils s’imaginent qu’avant d’avoir fait deux pas notre homme sera écrasé pour jamais, d’autres plus timides connaissant peut-être davantage l’esprit militaire, pleurent en s’écriant nous sommes perdus. Les journalistes annoncent le fait et déclarent en se ménageant une porte de derrière pour en sortir encore plus vils qu’ils ne sont entrés dans la carrière. »

34L’autre élément qui rend intéressant cet homme au moment d’étudier son regard sur l’ordre urbain est justement ce qu’il entend présenter sous la forme d’un détachement partisan pour ou contre une solution. C’est un homme qui se présente modéré, ce qui le rend soucieux d’ordre et également critique vis-à-vis de fauteurs de troubles au premier rang desquels il place sans hésiter les « ultracistes », les royalistes, les nobles, qui n’ayant retenu aucune leçon du passé allument les brandons de la discorde civile par leur irresponsable et arrogante tenue dans l’espace public. Pataud ne cesse de dénoncer les exagérés de tous partis comme des maladroits, lui-même devant en subir les conséquences fâcheuses.

« 11 juin 1815. Voilà le fruit qu’on recueille de n’être extrême en rien parce que je dis à tout le monde, qu’isolé dans mon cabinet de lecture, je ne connais pas assez les intérêts des nations pour prononcer dans le grand procès dont le jugement s’approche, par ce que je ne puis souffrir qu’on se permette des déclamations outrées contre Napoléon... je suis bonapartiste... un autre jour je suis royaliste... le fait est que véritablement je n’ai pas d’opinion excepté une haine bien prononcée contre tout genre de despotisme. Je juge Bonaparte d’après son acte additionnel. Il ne m’éblouira jamais ».

35Pataud sent bien le climat de guerre civile qui saisit la France, facteur de tous les troubles possibles et de tous les désordres en ville. Déjà le 16 mai, il avait noté qu’« il n’est pas rare de trouver de bons patriotes qui demandent une Saint-Barthélemy des nobles des prêtres et des riches négociants qui ne partagent pas leurs opinions. Me voila plus que jamais assis au juste milieu entre deux partis que je déteste également ». Il redoute un élément bien plus déstabilisateur selon lui que les deux partis visibles et opposés ; Pataud, redoute le troisième parti, celui invisible encore du jacobinisme et de la république. Le lecteur sent une angoisse non feinte de la part de l’homme d’Église qui se fait régulièrement insulter en tant qu’homme de Dieu, qui entend souvent « à bas la calotte » à son passage et ne peut s’empêcher de manifester sa peur au souvenir du bonnet rouge (20 et 25 avril). Finalement le verdict final approche : « Le 20 juin 1815 on avait parlé de victoire française, on y croyait par l’allongement de certaines figures, pour des raisons contraires, les bons français qui ne sont ni napoléonistes, ni royalistes fanatiques, craignent des revers qui entraîneraient la ruine de la France... le silence effraye... je crains ou la république ou l’entrée des étrangers. Dans le premier cas je prends mon bonnet de nuit pour l’abbaye, dans le second, il faut que je songe à mon testament ». Aveu intéressant car il dit la double crainte de désordre public, d’invasion, « par le bas de la société », la foule populacière imaginée dans sa violence désorganisatrice, ou une invasion arrivée de l’extérieur vécue selon le même mode d’épouvante de ce qui doit tout renverser et lui personnellement le tuer civilement ou moralement.

36D’ailleurs, du trouble il y en a, et le plus fascinant est lorsque le trouble public rejoint le trouble du récit autobiographique. De façon apparemment inexplicable du 3 juillet au 12 juillet 1815, Pataud raconte ses souvenirs... de l’après Thermidor, comme s’il ne se passait rien à Orléans, comme s’il n’avait rien à raconter de façon plus urgente que des souvenirs vieux de 20 ans, au moment où se joue le sort de la ville... véritable intermède proposé par Pataud qui se souvient de la Terreur et de la fin de la Convention de l’an III, comme par projection traumatique, en cet été 1815. En réalité, c’est une hypothèse de recherches, il semble que l’intensité de l’été 1815 est telle qu’il n’arrive pas à parler de ce qui se passe et c’est naturellement l’autre souvenir, tout autant traumatisant, du désordre qui vient, comme par substitution, sous sa plume, lui-même conscient qu’un monde bascule, comme si deux désordres se superposaient, 1794 et 1815, l’un dans l’autre. Son angoisse du présent indicible lui fait retrouver, comme inconsciemment, l’angoisse d’il y a vingt ans qui remonte à la surface de l’encrier où plonge sa plume, comme pour conjurer le sort de troubles, puis de répressions qui s’annoncent, en cet été au moins aussi traumatisant que celui de la sortie de Terreur... Et sur ce point encore Pataud ne se trompera pas.

37Le 12 juillet, il revient dans le réel. « Tandis que je m’amuse à retracer d’anciennes folies, il s’en passe de nouvelles dans Orléans d’une espèce assez étrange. Les bonapartistes sont vaincus, les royalistes triomphent pleinement mais en secret parce que le séjour et le passage des militaires français leur en impose. On ne voit encore ni cocarde blanche ni fleur de lys ». Le désordre public est à son comble, les troubles surviennent, on casse les vitres des chambres de lecture, les lycéens sont obstinés, les chansons sont violentes, les Prussiens se signalent par des pillages, la terreur des campagnes s’introduit en ville, le commerce est suspendu. Cette ambiance se maintient jusqu’à la fin du mois d’août : « le brandon de la guerre civile se jette sur notre ville ». La ville se présente profondément divisée, ses élites déchirées, opposées36. Certes, le lecteur perçoit bien dans la ville une sorte de goût des élites pour le bon ordre qui ferait pencher la ville pour une solution royaliste modérée et de fait la ville et ses principales familles semblent pencher de ce côté-là, mais ce serait faire fi d’un nouveau groupe apparu au gré de la Révolution et de l’Empire que Pataud désigne sous le terme générique de négociants, qui ne partagent surement pas l’ambition d’un retour à l’Ancien Régime qui leur verrait perdre leurs récents privilèges. L’observateur averti qu’est Pataud sent bien les vices de fonctionnement de cette société élitaire asservie par le système des prébendes impériales ou assoiffée de retrouver ce qu’elle considère comme ses privilèges d’Ancien Régime restauré. L’approche de l’hiver ne semble pas facteur d’apaisement des rancœurs et oppositions tenaces. Le 8 décembre :

« Les dénonciations vont bon train. Ce qui fait mépriser le parti qui se les permet indiscrètement c’est que les dénonciations ont pour auteur des individus qui veulent entrer à la place de ceux qu’ils marquent. Elles tombent particulièrement sur les précepteurs de campagne qui n’ont jamais d’opinion que la dominante... il est incroyable comme on se joue de l’existence des individus. On dirait qu’un diable malin se plait à profiter de son influence pour multiplier les mécontents. Il est vrai que les nobles triomphent ; leur dose d’orgueil se décuple. »

38Une société gangrénée par les années de servilité impériale et de suivisme royaliste se découvre dans ses turpitudes et son arrivisme avide, à sa façon provoquant les troubles, et le spectacle inquiétant pour qui sait voir, des désordres au sommet du gouvernement de la ville et de la déliquescence du sentiment d’appartenir à une même communauté. La conclusion de Pataud s’impose et permet de faire une synthèse, l’homme est assez intelligent pour, d’un trait de plume, faire coïncider le local, le national et l’international. Tout à coup, le petit théâtre d’Orléans devient comme un lieu de micro-histoire avant la lettre lorsqu’un fait local permet de dire et d’exprimer une vérité entière qui traverse toute une société37. La ville offre une vérité qu’un observateur avisé peut saisir et traduire sur la scène européenne.

39Le 9 mai 1816 (quelques 15 jours avant la fin définitive de son journal), Pataud revient inlassablement sur la cause primordiale du désordre selon lui, le manque de fermeté des élites de ce pays et de cette ville ayant provoqué le chaos et provoqué le vrai désordre social et urbain : « Il est juste que l’esclavage marche comme naturellement, à la suite de la rébellion ; que le factieux doit faire le sacrifice jusqu’à cette liberté prétendue dont il se disait l’apôtre et le défenseur. Tout a fléchi devant l’idole du jour. Le malheureux ne se contient plus que par les services qu’il rend ou les adulations qu’il prodigue au tyran après en avoir puni comme d’un crime ceux qui les adressaient au souverain légitime ». Alors, comme un homme ayant grandi à la fin du XVIII^e siècle, l’abbé Pataud livre sa conception de l’ordre, contre le nouvel ordre entrain de se construire, appuyé sur ceux qui se contentent d’imaginer la cité en paix lorsque les nantis ou les nouveaux riches ou les anciens riches se précipitent au pied du despote quel qu’il soit et font régner un ordre arbitraire pourvu qu’ils soient privilégiés38. Ceux-là sont les vrais fauteurs des désordres urbains, aux antipodes de la conception généreusement chrétienne et éclairée de l’homme de culture toute latine connaissant la valeur de la vertu romaine39. Pataud se rend bien compte des désordres et de la dé-moralisation que toutes les palinodies ont provoqués. Il y voit la raison fondamentale des désordres au sommet d’une société dont il comprend qu’elle n’est pas sortie de ses troubles, loin de là, tant qu’elle n’aura pas trouvé un système de valeurs adéquat à un projet collectif. Il faut reconnaître que seule la III^e République, à la fin du XIX^e siècle, par son programme volontariste d’instruction publique et civique saura, entre autres, se donner un système, entrevu par l’homme d’Église. Surtout Pataud dénonce ce prétendu ordre obsédé par la dimension sécuritaire, en pleine Terreur blanche, qui, pour mieux cacher la faiblesse de ses élites, construit la canaille comme responsable des blocages sociaux. Le 4 février 1816 il note que « Les prisons se remplissent mais on y conduit que des pauvres diables à qui l’hiver et la misère arrache ce qu’on appelle des cris séditieux ».

40La polysémie du terme ordre public semble parfaitement résumée dans cette ultime remarque de l’abbé observateur. La petite délinquance, pour effrayante qu’elle soit, n’est jamais que le symptôme des crises qui agitent des élites corruptibles, les groupes sociaux directement responsables de l’ordre et du paysage urbains... À Orléans comme dans le pays entier au XIX^e siècle, comme au XXI^e siècle.