Les premiers évêques du Mans, depuis les Fastes épiscopaux de Louis Duchesne
p. 109-119
Texte intégral
1L’œuvre de L. Duchesne sur l’origine des Églises de Gaule a été considérable en son temps, il y a un siècle environ, et fait autorité encore aujourd’hui. Dans sa thèse de 1992, sur Monseigneur Duchesne1, Brigitte Waché a montré la place de ce savant dans l’évolution de la sensibilité religieuse de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Elle évoque notamment le choc provoqué par ses positions, l’établissement scientifique de listes épiscopales et l’analyse critique des Vies de Saints et des Passions. L. Duchesne montrait que les sièges épiscopaux en Gaule avaient été fondés pour la plupart entre le IVe et VIe siècle. Ce travail s’inscrivait d’ailleurs dans le droit-fil de l’œuvre des savants français des XVIIe et XVIIIe siècles comme Lenain de Tillemont2 ou l’abbé J. Lebeuf3. Déjà, moins de vingt ans avant lui, l’abbé Alexandre de Meissas avait formulé des mises au point vigoureuses qui l’avaient fait classer dans une « école historique » par les tenants d’une soi-disant « école légendaire ». Ces derniers cherchaient seulement à maintenir, sans preuve, des traditions vénérables et des légendes parfois dénuées de vraisemblance, dans le but de faire remonter aux temps apostoliques les premiers évêques de France4. Dans cette période de tension, L. Duchesne publia le second tome des Fastes épiscopaux de l’ancienne Gaule qui concerne les provinces de Lyonnaise et d’Aquitaine5.
2Il m’a paru intéressant de faire le point, cent ans après, sur la recherche des origines de ces premières communautés, à partir d’un cas particulier, l’Église du Mans, non seulement parce que la dédicataire et l’auteur de cet article appartiennent à l’Université du Maine, mais surtout parce que la querelle a été vive dans notre province. Certes elle l’a été partout, comme B. Waché l’a répertoriée : en Provence, avec la légende de Marie-Madeleine, dans le diocèse de Sens, en Poitou et ailleurs. La controverse au Mans a commencé très tôt, peut-être à cause du foyer intellectuel de l’abbaye de Solesmes où dom Piolin publie son Histoire de l’Église du Mans, où un autre moine, dom Chamard relance dès 1873 la discussion sur l’origine apostolique des Églises de Gaule6. Quelques années plus tard, A. de Meissas lui répond au Congrès archéologique tenu au Mans en 1878, et polémique avec le R. P. de Boylesve dans la Semaine du Fidèle (!)7. Dom Chamard va établir des relations tumultueuses avec Duchesne pendant plus de dix ans8. Des clercs comme l’abbé Livet, curé de Notre-Dame-du-Pré9 ou le chanoine G. Busson10 défendent avec virulence ce qu’ils croient être « la tradition » de l’Église du Mans.
3Toute cette agitation a eu un côté positif. Elle a développé la recherche et la publication des textes : les Gesta Aldrici dès 188911 et les Actus en 190112. Les chartes contenues dans ces deux œuvres avaient bénéficié d’une remarquable étude de J. Havet13 publiée post mortem en 1893 et 1894. Il faut attendre ensuite plus d’un demi-siècle pour que des travaux reprennent cette question : W. Goffart14 en 1966, suivi de la critique de J. van der Straeten15. À la même époque, des textes importants sont publiés : la Translatio S. Liborii dans plusieurs versions parallèles16 et la Translatio Sanctae Scolasticae17. Il faut attendre ensuite 1980, la thèse de Ph. Le Maître18, suivie des publications de M. Weidemann qui donne en 1986 une nouvelle édition véritablement scientifique du testament de Bertichramnus (S. Bertrand)19, suivie de celle des Actus et des Gesta Aldrici20. Nous nous proposons de revenir sur l’histoire de ces débuts en étudiant trois points.
État de la documentation au IXe siècle
4Les sources écrites sont nombreuses, mais difficiles à utiliser. Elles remontent pratiquement toutes à l’œuvre que l’on connaît sous le nom de Actus pontificum cenomannis in urbe degentium. L’évoquant L. Duchesne écrivait : « Ce n’est pas un livre sincère, mais c’est un livre précieux21 ». Rédigé au IXe siècle, il retrace en effet « l’histoire des évêques du Mans depuis leur installation dans la ville ». Il est composé d’une série de notices appelée Gesta, accompagnées de documents, de commentaires et, le cas échéant, d’indications topographiques. Un des chapitres des Actus, les Gesta Aldrici, qui subsiste à la fin de l’œuvre, a été publié à part, sous forme d’un livre indépendant et plus complet. Cette biographie de l’évêque Aldric (832-857), a été écrite de son vivant pour la plus grande partie, selon J. Havet, en insistant sur la période la plus florissante de sa vie, de 832 à 840. Cette histoire n’est conservée intégralement que dans un seul manuscrit22 que recoupe en partie le chapitre des Actus.
5Je n’entrerai pas ici dans les débats sur la composition de l’œuvre et son auteur ou, vu l’ampleur de la tâche, l’équipe de clercs qui a assuré le travail et qu’on ne connaît pas. On gardera l’essentiel des résultats en continuant à parler d’auteur par simplicité. Les Actus sont indéniablement l’œuvre d’un faussaire du IXe siècle qui présente son histoire de l’Église du Mans depuis les origines, comme si chaque notice avait été rédigée par un contemporain, ce qui est évidemment une imposture23. Le faussaire a deux objectifs : le premier est de remonter la fondation de son Église aux temps apostoliques en la rattachant à l’Église romaine : l’évêque fondateur, peu important et mal connu voire oublié, devient alors le personnage central de cette histoire. Mais plus encore que ce désir d’ancienneté et de prestige, notre écrivain veut défendre et augmenter les biens de l’évêché, d’où les nombreux documents, souvent faux, qu’il fournit pour prouver ses assertions. Beaucoup sont des actes de donation ou de confirmation en faveur de la res Gervasii et Protasii, l’Église du Mans. L’ancienneté de l’Église renforce la vraisemblance d’une propriété épiscopale importante acquise dès les premiers siècles. Pour la période mérovingienne, Gesta Aldrici et Actus nous ont conservé 46 actes dont 15 sont sûrement faux ; sur les 31 autres, beaucoup sont interpolés, mais utilisables et quelques actes anciens sont tout à fait authentiques24. Plusieurs de ces textes ont une valeur documentaire exceptionnelle comme le plus connu, le testament de Bertichramnus (Bertrand), de mars 61625. Les Gesta Aldrici et les Actus reproduisent aussi deux des plus anciennes chartes, celles de l’évêque Domnolus de 572 et 581. Il faut y ajouter des actes carolingiens, contemporains des rédacteurs, qui nous renseignent sur la topographie et les monuments.
6Il me paraît établi que l’auteur des Actus au début de son travail ne savait rien de l’histoire lointaine qu’il allait raconter, hormis quelques anniversaires d’évêques et quelques traditions pieuses. Il connaissait plusieurs évêques du VIe et VIIe siècle, sans ordre chronologique, et un peu mieux les évêques plus récents26. Pour écrire la vie de Julianus, il démarque une partie des miracula de S. Fursy27, remplaçant les lieux-dits par des localités sarthoises sans motifs apparents28. Les seuls éléments sérieux de cette Vie sont le titre d’évêque de Julien, la date de sa depositio dans la zone cémétériale du Mans où se dressait une basilica, construite en son honneur29. Ce petit édifice est antérieur à la basilique funéraire des Saints-Apôtres, où reposent la plupart des autres évêques. À quelle époque placer son épiscopat ? On ne possède aucun élément pour le déterminer.
7Notre auteur donne plusieurs versions de la liste épiscopale, des indications fantaisistes dans les notices des premiers évêques ; il fabrique de pseudo événements, n’hésitant pas à dédoubler l’évêque le plus connu, Victurius (saint Victeur) avec un Victurus qui serait son père ! Il fait intervenir S. Martin 50 ans après sa mort ce qui prouve qu’il ignore tout de la chronologie. Cependant il n’utilise pas l’Histoire de Grégoire de Tours ni les actes des conciles régionaux30.
Les recherches au IXe siècle
8Pourtant, notre auteur fait des recherches et découvre, probablement sur leurs stèles, les inscriptions funéraires des évêques Victurius et Turibius, qu’il copie dans les Actus. Elles sont d’autant plus intéressantes qu’il ne les a pas comprises car ce sont deux dates consulaires de l’Antiquité tardive.
9Pour Victurius,
– Kl. Septembris Fausto iuniore et Longino bis consulibus ( = 1er septembre 490)31
10Pour Turibius,
– XVI Kal. Maias p (ost) c (onsulatum) Viatoris VV CC ( = 16 avril 496)32
11Notre auteur donne la durée de son épiscopat qui est évidemment la suite de l’inscription :
– Hic sedit in praedicta sede annos V, menses VI, diesque XVI33
12Turibius est donc le successeur immédiat de Victurius (alors que les listes épiscopales le mettent à la seconde place et Victurius à la sixième !)34. Son pontificat de cinq ans, six mois et seize jours fixe son ordination au 30 septembre 490 qui tombe un dimanche comme le demandent les conciles, après une vacance d’un mois.
13Les Actus donnent aussi la durée de l’épiscopat de Victeur qui pourrait également avoir été copiée sur sa stèle :
– hic autem sedit […] annos XLI menses VI diesque X = dimanche 20 février 44935
14Malheureusement les catalogues nous en donnent deux autres versions :
– catalogue des Gesta : sed. annis XL menses VII dies XVI = dimanche 15 janvier 45036
– catalogue des Actus : b.V. eps. s. ann. XL m. VI d. XIII = jeudi 16 février 45037
15Il est difficile de choisir entre les trois dates, la première paraît être la source des deux autres, et donc la plus vraisemblable. De toute façon Victurius eut un épiscopat particulièrement long puisqu’il participait au concile d’Angers38 en 453. Une durée de 40 ou 41 ans est vraisemblable et il semble bien que cette inscription ait été relevée sur la stèle.
16C’est probablement à cette époque qu’Aldric voulait transformer la vieille ecclesia en une grande et belle cathédrale. Il entreprit de reconstruire l’abside en l’agrandissant39 et remania la partie occidentale où il installa un autel dédié à S. Jean-Baptite. Pour consacrer les nombreux autels qu’il y avait installés, il décida de chercher les corps des saints locaux dont il faisait par ailleurs écrire l’histoire. Les clercs de l’évêché procédèrent à des exhumations et joignirent ainsi l’archéologie à l’épigraphie. Aldric consacra les nouveaux autels en juin 83540. Il y plaça des reliques de Julianus, Turibius, Pavatius, Liborius dans l’un, Victurus et Victurius dans l’autre, l’ordre est celui des Gesta Aldrici rédigés après 840, le même ordre que celui des Actus !
17Il n’avait probablement prélevé que des reliques des corps « inventés » car l’année suivante, il accepta de donner un corps entier à l’Église de Paderborn, à la demande de son évêque, Baduradus, avec l’accord de l’Empereur Louis le Pieux. Nous connaissons bien cet événement grâce à la translatio sancti Liborii dont nous possédons trois relations41 de participants saxons ou francs, dont un clerc manceau, le diacre Erconradus. Les envoyés de Paderborn furent accueillis solennellement le samedi 29 avril 836. Avec les clercs manceaux, les délégués se rendirent en procession à la basilique funéraire des Saints-Apôtres (Saint-Victeur). Aldric s’était réservé le choix du corps à offrir. On procéda à l’exhumation, sans doute l’ouverture des sarcophages, et à la présentation des corps. Selon les témoins, il y avait de nombreux corps saints42, des évêques pour la plupart. Avec S. Liboire, on donna aux délégués, selon l’Anonyme de Paderborn, des reliques de Pavacius et Gundanisolus43, qualifié plus loin de confessores Christi dans le manuscrit d’Avranches44. Dans la soirée, en suivant le corps de saint Liboire porté sur un brancard, on regagna la cathédrale où se déroulèrent les vigiles, et le lendemain la messe du dimanche 30 avril. L’après-midi, on monta en procession à l’abbaye Saint-Vincent. Le lundi matin 1er mai, après avoir conclu « un pacte amical de fraternité perpétuelle », les délégués regagnèrent Paderborn avec les reliques. Les récits décrivent avec insistance les fêtes religieuses centrées sur Liborius, les nombreux miracles qui se réalisent en son nom. Le but est évidemment de mettre en valeur le don de l’Église du Mans à celle de Paderborn, et Liborius est qualifié de quatrième évêque de la ville par Erconrad suivi par le manuscrit d’Avanches, simplement d’évêque45 par l’Anonyme de Paderborn, alors qu’il n’est plus jamais question de Pavacius ni de Gundanisolus.
18Dans le bilan post mortem d’Aldric46, un troisième texte décrit les recherches entreprises pour retrouver les corps des saints qui se trouvaient dans des « églises désertées ». L’abandon était un prétexte et un lieu commun pour justifier les translations. Les recherches visaient les deux basiliques funéraires et le petit monastère de Sainte-Marie entre le mur et la rivière. Les deux basiliques étaient desservies par des moines ; seul le petit monastère de Sainte-Marie où étaient inhumées sans doute les abbesses, était en ruine, puisque Aldric après l’avoir reconstruit et notablement agrandi, fit venir des moniales du monastère d’Entrammes pour y rétablir la vie religieuse. Aldric exhuma six corps saints : Julianus, Turibius, Pavacius, dont il donne la fonction – premier, deuxième et troisième évêques du Mans ; un Romanus, « sacerdos », et ministre de l’Église romaine ( ! ?) ; deux abbesses du monastère Sainte-Marie, Tenestina et Ada, ou Adrehilda, on ne savait pas bien, croyant que c’était la même personne sous deux noms différents ! L’auteur continue en mentionnant une partie du corps de Liborius, quatrième évêque, et la plus grande partie de celui de Haduindus47. Remarquons qu’il ne mentionne pas Victurius. Aldric transféra ces corps dans la cathédrale. Ce texte est surprenant, il semble décrire une troisième translation, mais n’est plutôt que le résumé de celles de 835 et 83648. Aldric réalisa enfin en 840 la translation du corps de S. Pavace et d’un bras de S. Liboire dans l’église du monastère de Saint-Sauveur qu’il avait fondé49.
19Sur le plan historique, les conclusions sont assez claires : des fouilles ont été menées dans les deux basiliques funéraires du suburbium manceau ; dans l’une on a sûrement trouvé le tombeau de Julianus. L’édifice dont nous possédons le plan50, une memoria, peut-être transformée en une minuscule basilique mérovingienne, ne pouvait contenir, outre le saint, qu’une ou deux tombes, à la rigueur. Les Saints-Apôtres était une basilique funéraire où l’on a retrouvé sans doute la plupart des corps, évêques, clercs, peut-être quelques laïcs. On a relevé dans le cimetière monastique de Sainte-Marie, ou dans l’église, les corps des deux abbesses. Des noms ont été plus ou moins mal lus sur les marbres. La vérité est qu’on ne savait rien sur la plupart de ces personnages. L’auteur des Actus met en place un ordre chronologique arbitraire. Turibius est désigné comme martyr et second évêque, ce qui est faux puisqu’il vit à la fin du Ve siècle après Victurius. Que sait notre auteur de Pavatius qu’un témoin de 836 désigne comme simple confesseur, personnage secondaire par rapport à Liborius, évêque à la sainteté éclatante ? Peu à peu, l’auteur en fait le troisième évêque. Certains disparaissent à peine les a-t-il mentionnés : Romanus, Gundanisolus. Il est seulement curieux qu’il n’ait pas mis plus en valeur Victurius dont il connaissait forcément l’importance.
20Avec les inscriptions et les exhumations, les clercs de l’entourage de l’évêque découvraient l’histoire de leur Église. Ils trouvèrent aussi des chartes. Aldric raconte comment, mis en possession de l’abbaye Saint-Vincent, il a trouvé dans le cartulaire les titres qui prouvaient que l’évêque Domnolus en était le fondateur51. Peut-être à cause de cette découverte, on chercha d’autres documents52. J. Havet a parfaitement mis en lumière comment, à partir de quelques chartes originales, l’auteur des Actus a réalisé des faux. Il n’est pas nécessaire de revenir sur cette enquête magistrale qui montre que des chartes authentiques ont servi de modèles à des faux. L’auteur des Actus les a commentées pour rédiger ses biographies d’évêques comme celle de Bertichramnus.
Les Gesta Innocentii
21Troisième point de notre enquête, la transformation de la huitième biographie des Actus, celle d’Innocentius53. D’autres chercheurs ont déjà observé qu’elle marquait un tournant mais il nous paraît particulièrement important. À partir des Gesta Innocentii, les Actus passent de textes courts (22 lignes pour Pavatiius, 27 pour Liborius, 41 et 18 pour les deux Victeurs, 62 pour Principius)54 à un texte beaucoup plus long (106 l.). Au contraire des premières biographies sans intérêt, racontant des lieux communs et des légendes absurdes, celle-ci rapporte des faits et fournit pour la première fois des documents. L’accroissement de la notice d’Innocentius vient en grande partie de la controverse concernant l’abbaye de Saint-Calais et le petit monastère, au Mans, de Sainte-Marie entre le mur et la rivière que l’auteur accompagne d’un dossier de pièces justificatives. Il le fait précéder de deux longs développements sur les constructions urbaines où le rôle de Victurius est mis en valeur pour la première fois.
22L’auteur écrit que Victurius a déposé des reliques des saints Gervais et Protais dans l’ecclesia qu’il a entrepris d’agrandir et de restaurer. Ces reliques ont eu beaucoup de succès puisqu’elles deviennent les protectrices de la cité comme le prouve une pierre gravée, un onyx du VIIIe siècle au plus tard, montrant la ville encadrée des noms des deux martyrs55. Le texte précise qu’il a laissé l’œuvre inachevée et qu’Innocentius l’a reprise à son tour, à partir de l’arc « qui apparaît au milieu », (l’arc triomphal),… ab arcu qui… in medio apparet, in orientali parte inmaioravit, et reliquam partem occidentalem ipsius ecclesiae… exaltavit, allongeant la partie orientale (le chœur) et exhaussant la partie restante à l’Ouest (la nef)56. De sa description, on déduit que le bâtiment de Victurius était composé d’une nef ouvrant sur une abside par un arc triomphal, un plan bien connu au Ve siècle57. La suite montre que non content d’agrandir et exhausser, Innocent ajoute les deux bras d’un transept, plan plus habituel aux VIIe-VIIIe siècles58 qu’au VIe pour une ecclesia. À l’époque d’Aldric, en dépit des travaux déjà réalisés, une charte de 84059 montre qu’il fallait reconstruire l’ensemble de la cathédrale qui était vétuste60. C’est peut-être à ce moment qu’on observa les étapes de la construction à partir de l’arc triomphal, mais la situation était plus compliquée que les clercs ne l’imaginaient. Il est vraisemblable qu’un édifice a existé avant Victeur, l’ecclesia mater, qui a été longtemps désigné sous ce nom61. Victurius a élevé une seconde église dans laquelle il a déposé les reliques des martyrs Gervais et Protais ; elle devait être voisine de l’ecclesia mater. L’exemple de Tours montre qu’une église Saints-Gervais-et-Protais existait depuis le milieu du Ve siècle à côté de l’ecclesia proprement dite62. Au Mans ces deux édifices formaient aussi un groupe épiscopal auquel s’ajoutait une basilique Saint-Étienne connue par ailleurs63. Il avait disparu à l’époque d’Aldric et seule la titulature complexe de la cathédrale en gardait le souvenir : « N.-D. et S. Pierre, S. Gervais et S. Protais, S. Étienne. » Il ne subsistait plus qu’un seul édifice64, celui que voyaient les clercs, d’où la confusion de leurs explications. Mais d’où tenaient-ils leurs informations sur les constructions de Victurius ? Et pourquoi ne pas les avoir placées plutôt dans la notice de Victurius ?
23En dépit du style embrouillé et répétitif des Actus, le rôle de Victurius apparaît comme fondamental, conforme à l’importance de son épiscopat et à sa durée, 41 ans. Il a été choisi comme patron particulier par Domnolus qui invite Audoveus, évêque d’Angers pour célébrer sa fête le 1er septembre 581 dans sa basilique65 ; par Bertichramnus qui fait un leg important à sa basilique66 ; par Innocentius dont l’auteur des Actus mentionne qu’il « mérita d’être consacré évêque sur le siège de son patron, Victeur » : in sede patrini sui Victurii… episcopus sacrari meruit67.
24Les Gesta Innocentii attribuent également à Victurius la construction de la basilique funéraire épiscopale des Saints-Apôtres et où il repose avec ses « successeurs », que l’auteur ne précise pas (ce sont Principius, Innocentius, Haduindus, pour les premiers). L’auteur de la notice d’Innocentius ne mentionne pas de prédécesseurs ; celle de Victurus-Victurius déclare que Liborius y reposait : cette mention, peu fiable, indiquerait que Victurius y avait déposé le corps de son prédécesseur. Innocentius a décoré et agrandi l’édifice d’une nouvelle abside orientale où il a transféré le corps de Victurius (une glose maladroite y ajoute Victurus) et s’est préparé une place à ses côtés. C’est peut-être à l’occasion de cet événement que la basilique a pris le nom de Victeur, changement de titre dont on connaît de nombreux exemples. Grégoire de Tours dit que des miracles ont lieu ad huius sepulcrum, sur son tombeau68, dans la basilique. Au XIXe siècle, on a retrouvé lors des travaux d’aménagement du quai, les restes d’une salle de 10 m de largeur sur une longueur d’au moins 15 m, avec une abside de 5 m d’ouverture pour une profondeur de 5 m, soit un édifice assez modeste, d’époque mérovingienne69.
25De l’examen de la documentation, on peut tirer le bilan qui suit : Julianus est très probablement le premier évêque du Mans, mais à part la date de sa fête, le V des Kalendes de Février (28 janvier) et le mausolée où son culte est attesté dès le VIe siècle, on ne sait rien de lui ni de l’époque à laquelle il a vécu.
26Victurius est le grand évêque du Mans, historiquement attesté. Il a été probablement ordonné le dimanche 20 février 449. Il participe activement à l’organisation de l’Église en prenant part à deux conciles provinciaux, à Angers (453)70 et à Tours (461)71. Il est destinataire de la lettre synodale des Pères du concile de Vannes dont on ignore la date (tenu entre 461 et 490) auquel il ne participe pas72. Grégoire de Tours rapporte qu’il a arrêté un incendie qui menaçait de détruire toute la ville, en faisant le signe de croix devant les flammes. Il laisse une œuvre de bâtisseur importante. Il meurt après un long épiscopat, de 41 ans probablement, le 1er septembre 490. Il est mentionné dans le Martyrologe hiéronymien à cette date comme évêque et confesseur73 et sur un authentique de relique de la fin du VIIe siècle74.
27Il me semble peu probable qu’il ait été le successeur immédiat de Julianus, mais nous ne savons rien du, ou des évêques qui l’ont précédé : la tradition qui donne Turibius, Pavatius et Liborius se trompe sûrement pour le premier et ne repose sur rien pour le second ; on pourrait aussi bien conserver Romanus ou Gundanisolus. Liborius est mentionné comme évêque en 836 et la réaction populaire qui regrette son envoi à Paderborn, semble le confirmer. Il ne serait pas impossible qu’il ait été inhumé le premier dans la basilique des Saints-Apôtres par son successeur, Victurius. Dans ce cas, il faudrait le placer dans le deuxième quart du Ve siècle, mais on ne sait s’il était le successeur immédiat de Julianus.
28Après Victurius et Turibius (490-496), la liste épiscopale devient plus sûre sinon plus précise au VIe siècle avec Principius (….511….), Innocentius (…..524 ?-533-559), Domnolus (559-581), Baudigisilus (581-586), Bertichramnus (586-616-623 ?), évêques de plus en plus connus grâce à Grégoire de Tours.
29Par rapport à L. Duchesne, il y a un siècle, le résultat est à la fois positif et négatif. Comme lui, nous avons cherché à nous fonder sur des documents sérieusement interprétés ce qui permet de faire des progrès (dates et durées épiscopales, compréhension des édifices) mais aussi de mettre en évidence des faits inventés, des dates erronées ou fantaisistes et des hommes dont personne ne sait rien. Nous découvrons, encore plus que nos prédécesseurs, que les auteurs du IXe siècle sont incompétents, sans culture et sans scrupule. Pourtant nous découvrons chez eux un désir de rechercher des documents, des inscriptions, de fouiller des tombes, de comprendre les monuments. Les Gesta et surtout les Actus présentent un extraordinaire mélange d’informations et de falsification qui a souvent poussé les chercheurs modernes à une attitude hypercritique que nous espérons avoir évitée.
Notes de bas de page
1 Brigitte Waché, Monseigneur Duchesne (1843-1922), historien de l’Église, directeur de l’École française de Rome, Coll. EFR 167, Rome, 1992. Cité Monseigneur Duchesne.
2 Mémoires pour servir à l’histoire ecclésiastique des six premiers siècles, 16 vol., Paris, 1693-1712.
3 Dissertations sur l’histoire ecclésiastique et civile de Paris, l, Paris, 1739, p. 163-210.
4 Voir la mise au point dans Monseigneur Duchesne, p. 191-193.
5 L. Duchesne, les Fastes épiscopaux de l’ancienne Gaule, 2, Paris, 1900 ; 2e éd., revue et corrigée, Paris, 1910.
6 Cf. Monseigneur Duchesne, p. 192.
7 Meissas adresse au R. P. des lettres qu’il réunit dans un tiré à part : Saint Julien et les origines de l’Église du Mans, cinq lettres, 16 pages, août 1878, Monnoyer éd., Le Mans.
8 Brigitte Waché, « Les relations entre Duchesne et dom Chamard », Monseigneur Duchesne et son temps, Actes du colloque organisé par l’EFR (23-25 mai 1973), EFR, Rome, 1975, p. 257-269.
9 Voir ce qu’en pense A. Ledru, Les premiers temps de l’Église du Mans, Légende et Histoire, Le Mans, 1913, p. 64-65.
10 G. Busson, Les origines de l’Église du Mans, Saint Julien, extrait de la Province du Maine, Laval, 1906.
11 Gesta Aldrici, édit. Charles et Froger, Mamers, 1889.
12 Actus pontificum cenomannis in urbe degentium, éd. Busson et Ledru, Archives Historiques du Maine 2, Le Mans, 1901.
13 J. Havet, « Questions mérovingiennes, VII, les actes des évêques du Mans », Bibliothèque de l’École des Chartes, revue d’érudition, 54, 1893, p. 597-692 ; « VII, les actes des évêques du Mans (suite) », Bibliothèque de l’École des Chartes, revue d’érudition, 55, 1894, p. 5-60, « Appendice », ibidem, p. 306-336. Repris dans J. Havet, Œuvres I, Questions mérovingiennes, VII, les actes des évêques du Mans, Bibliothèque de l’École des Chartes, 47, Paris, 1896, p. 271-445.
14 W. Goffart,The Le Mans Forgeries, a Chapter from the History of Church Property in the ninth Century, Cambridge, Massachussets, 1966.
15 J. Van der Straeten, « Hagiographie du Mans, notes critiques », Analecta Bollandiana, 85, 1967, p. 473-516.
16 Translatio S. Liborii, Cohausz (éd.), La translation de Saint Liboire (836) du diacre Erconrad, Archives Historiques du Maine 14, Le Mans, 1967.
17 W. Goffart, « Le Mans, St. Scholastica and the literary Tradition of the Translation of St. Benedict », Revue Bénédictine 77, 1967, p. 107-141.
18 Ph. Le Maître, Le corpus carolingien du Mans, étude critique, thèse inédite, Nanterre, 1980.
19 M. eidemann, Das Testament des Bischofs Berthramn von Le Mans, vom 27 März 616, Untersuchungen zu Besitz und Geschichte einer fränkischen Familie im 6. und 7. Jahrhundert, Römisch-germanisches Zentralmuseum 9, Mainz 1986.
20 M. Weidemann,Geschichte des Bistums Le Mans von der Spätantike bis zur Karolingerzeit, Actus pontificum cenomannis in urbe degentium und Gesta Aldrici, 1, die erzählenden Texte ; 2, die Urkunden ; 3, Exkurse und Register, RGZM 56,1-3, Mainz 2002.
21 Duchesne,Les Fastes épiscopaux, éd. cit., p. 320.
22 Le Mans ms 99.
23 Voir J. Van der Straeten et Ph. Le Maître,op. cit.
24 M. Weidemann,Geschichte, op. cit., p. 181-187.
25 Éd. cit., p. 102-141 ; M. Weidemann, éd. cit.
26 Duchesne,Les Fastes épiscopaux, éd. cit., p. 321-322 et 325-327.
27 Furseus, Vita et miracula, Bibliotheca Hagiographica Latina 3215.
28 Voir en dernier lieu V. Guittet, Étude sur les plus anciens textes de la vie de S. Julien du Mans, Maîtrise, Le Mans, 1998, p. 99 sq.
29 Devenue plus tard l’église Notre-Dame-du-Pré
30 Duchesne,Fastes, éd. cit., p. 321-327, et p. 336, n. 4.
31 Actus, édit. cit., p. 49.
32 Actus, éd. cit., p. 42.
33 Actus, éd. cit., p. 42.
34 J. Havet, art. cit., p. 677-678.
35 Actus, éd. cit., p. 49.
36 Gesta Aldrici, éd. cit., p. xxi.
37 Actus, éd. cit., p. 7.
38 C. Munier,Concilia Galliæ (314-506), CC SL 148, Turnhout, 1963, p. 135-139.
39 Ph. Le Maître, « L’œuvre d’Aldric du Mans et sa signification (832-857) », Francia, 8, 1980, p. 43-64.
40 Gesta Aldrici, édit. cit., p. 16-17.
41 Cohausz (éd.), Le Mans, 1967.
42 Récit d’Erconrad, 2 :… in ecclesia sanctorum duodecim apostolorum…. multa sanctorum corpora humata sunt, édit. cit., p. 58.
43 Anonyme de Paderborn 9, éd. cit., p. 63.
44 Manuscrit d’Avranches 13, éd. cit., p. 83.
45 … quondam præsulis eiusdem urbis… Anonyme de Paderborn 8, éd. cit., p. 59.
46 Gesta Aldrici, éd. cit., p. 124.
47 Ibidem : Prescriptus quippe Aldricus iam dictæ urbis episcopus venerabilis invenit quædam corpora sanctorum VI quæ in desertis æcclesiis valde divinis officiis et luminaribus atque reliquis divinis cultibus negligebantur, quæ una cum consilio consacerdotum suorum in gremio suæ sedis æcclesiæ et in confessione senioris ejusdem æcclesiæ altaris decenter et rationabiliter collocavit, id est, corpus sancti Juliani præfatæ urbis episcopi et prædicatoris primi, et sancti Turibii prædicti episcopi Juliani successoris, sanctique Pavatii jam dictæ urbis tercii episcopi et prædicatoris obtimi, seu sancti Romani sacerdotes præcipui et, ut fertur, nepotis sancti Juliani et romanæ æcclesiæ ministri, quem etiam sanctæ Iuliæ fratrem nonnulli esse testantur, atque sanctæ Tenestinæ præcipuæ virginis, quæ et monasteriolum sanctæ Mariæ […..] sed et sanctæ Adæ, quæ et Adrehildis alio nomine nominatur, [………] et partem corporis sancti Liborii supradictæ urbis quarti episcopi et confessoris optimi, et maximam partem corporis sancti Haduindi.
48 Cf. Médiocre commentaire de ce texte au XIe siècle, dont il n’y a rien à tirer, Actus, éd. cit. p. 327-332.
49 Gesta Aldrici, édit. cit., p. 127.
50 Plan des fouilles de 1843-44 par l’abbé Livet, au moment de sa destruction, reproduit dans A. Ledru,Les premiers temps de l’Église du Mans, Le Mans, 1913, p. 62.
51 Gesta Aldrici, éd. cit., p. 21.
52 Sed postquam invenit traditiones et precarias sive privilegia et strumenta multarum cartarum in vestigario sive armario prædictæ æcclesiæ…. Gesta Aldrici, éd. cit., p. 45.
53 Busson et Ledru (éd.), p. 53-59 ; Weidemann (éd.), p. 50-55.
54 Je cite l’édition de M. Weidemann.
55 Le Blant,Nouveau recueil des inscriptions chrétiennes de la Gaule antérieures au VIIIe siècle, Paris, 1892, no 20, p. 24-28.
56 M. Weidemann, éd. cit., p. 50 ; cf. J. Biarne, s.v. Le Mans, Topographie chrétienne des cités de la Gaule des origines au milieu du VIIIe siècle, 5, Provinces ecclésiastiques de Tours (Lugdunensis tertia), par L. Pietri et J. Biarne, N. Gauthier et J.-Ch. Picard (éd.), Paris 1987, p. 48-50.
57 Cf. Les premiers monuments chrétiens de la France, 3 vol., Paris, 1995-1998.
58 Cf. Ch. Bonnet, les fouilles de l’ancien groupe épiscopal de Genève (1976-1993), Cahiers d’archéologie genevoise 1, Genève, 1993.
59 Charte de février 840, Gesta Aldrici, éd. cit., p. 195-196.
60 Ph. Le Maître, « L’œuvre d’Aldric… », art. cit., p. 51.
61 Dans les testaments de Bertrand et d’Hadouin.
62 L. Pietri, s. v. Tours, Topographie chrétienne des Cités de la Gaule 5, Province ecclésiastique de Tours (Lgdunensis tertia), par L. Pietri et J. Biarne, Paris, 1987, p. 27-28.
63 Actus, Testamentum Bertichramni,Busson et Ledru (éd.), p. 138.
64 J. Biarne, Le Mans, Topographie chrétienne, éd. cit., p. 48-50.
65 Charte du 4/9/581 : ego Domnolus, in Christi nomine episcopus, eum evocassem domno et fratri meo Audoveo episcopo Andecavae civitatis visitare sanctis liminibus patroni pecculiaris mei Victori episcopi… Gesta Aldrici, éd. cit., p. 26 ; M. Weidemann, éd. cit., p. 199.
66 Actus, Testamentum Bertichramni,Busson et Ledru (éd.), p. 138.
67 M. Weidemann, éd. cit., p. 50.
68 Gregoire de Tours,Gloria confessorum., 55, MGH srm I, 2, p. 330,
69 J. Biarne, « Le Mans, restes supposés d’édifices paléochrétiens », Les premiers monuments chrétiens de la France, 2, Sud-Ouest et Centre, Paris, 1996, p. 254-259.
70 C. Munier,Concilia Galliæ (314-506) Corpus Christianorum Series Latina 148, Turnhout, 1963, p. 137-139.
71 Ibidem, p. 143-149.
72 Ibid., p. 150-158.
73 AA SS, Nou. II, p. 480.
74 Publié par L. Delisle, Mélanges de l’École de Rome, t. IV (1884), p. 3.
Auteur
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Jacques Biarne
Professeur émérite d’Histoire romaine, Université du Maine, CESAM, Topographie chrétienne des cités de la Gaule.
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