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La consistance du social

 | 
Danilo Martuccelli

Chapitre IV. Critique de la domination

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1La sociologie a un grand objet de critique – la domination sociale, qui lui octroie une mission et une vocation particulières. Sous l’emprise du problème de l’ordre social, la question a toujours été de savoir où enraciner une alternative d’émancipation à partir d’une situation de domination décrite comme forte, globale et unitaire. Dans cette vision, toute la vie sociale est supposée activement façonnée par le pouvoir d’une classe ou d’une idéologie dominante. Or, l’ontologie de l’intermonde remet en question non pas la notion de la domination, mais un modèle intellectuel de la structure socio-logique de la domination.

2Le concept de domination a longtemps désigné un type particulier de rapport social basé sur deux grands traits : la subordination personnelle d’un individu à un autre et le consentement donné par le dominé à cet assujettissement. Rien d’étrange alors à ce que le modèle par excellence de la domination ait été pendant des siècles le rapport entre le maître et l’esclave. En tout cas, c’est en partant de cette relation que la pensée sociale d’abord, la sociologie ensuite ont dégagé la notion de domination, l’arrachant de son univers initial pour la rendre opérationnelle pour les sociétés capitalistes industrielles. Cela s’est accompli, schématiquement, au travers de deux ruptures théoriques majeures.

3La première, que l’on peut associer à l’œuvre de Marx, opère la transition d’une subordination personnelle du type maître-esclave à la subordination impersonnelle des contraintes systémiques du type capital-travail. Rien n’illustre mieux à rebours la profondeur de cette transformation, et l’héritage dans lequel il se place, que le rôle constant, étrange et ambigu, que joue la référence à l’esclavage dans les travaux de Marx. Il lui a constamment fallu montrer, au moins métaphoriquement, que le prolétariat éprouvait, malgré les changements, une domination semblable – en tout cas aussi contraignante – à celle qu’avaient connue jadis les esclaves.

4La deuxième rupture concerne la manière de rendre compte du consentement donné par les dominés dans un univers d’individus affranchis. Qu’y a-t-il dans la domination qui pousse des individus libres et égaux par principe à accepter de se subordonner à quelqu’un d’autre ? Bref, il s’agit du passage de l’univers peu problématisé du consentement à l’univers conflictuel de la légitimité – bien mis en lumière par Weber. Pourquoi des individus libres obéissent-ils à quelqu’un d’autre ? De la psychanalyse au fonctionnalisme, de l’idéologie à la violence symbolique, c’est cela qui fait toujours « scandale ».

5C’est donc à partir de ces deux grandes modifications que la sociologie a cerné la structure socio-logique élémentaire de la domination. Elle est un type de rapport social, marqué par une dynamique particulière de contrainte et de consentement, défini par l’opposition de deux (ou de plusieurs) acteurs, liés par une relation de causalité ou de responsabilité croisée, instaurant plus ou moins durablement, et de manière structurelle, les uns comme dominants et les autres comme dominés.

6La spécificité de l’intermonde contraint à mettre entre parenthèses le lien entre ces différentes dimensions : non pas comme l’aboutissement possible de l’analyse (il n’y a aucune raison d’affirmer que l’on ne parviendra plus à établir des rapports antagoniques de ce type), mais comme point de départ nécessaire de l’étude. Pourtant, la remise en question d’une représentation homogène et globale de la domination ne doit à aucun moment se traduire par un excès inverse, lorsqu’en prenant acte de la diversité des situations et des contextes, on soutient de manière péremptoire l’absence de toute conception structurelle de la domination. Peut-on s’en tenir là ? Peut-on vraiment dire que les rapports de force ne sont qu’un résultat contingent dépendant exclusivement de l’inégalité de ressources dont disposent, au gré des situations, les acteurs ? Ne faut-il pas, par contre, reconnaître que la domination passe par une série de rapports sociaux définissant de manière plus ou moins durable et structurelle des positions sociales au sens fort du terme ?

7L’ontologie de l’intermonde part de la mise en évidence de l’existence de situations que leur consistance met relativement à distance d’un jeu immédiat de stratégie ou de contrôle. La prise en considération de cette réalité entraîne une série de mises au point théoriques. La plus importante consiste à reconnaître que les expériences de domination ordinaires se jouent en deçà des capacités et des volontés directes de pouvoir des groupes dirigeants, mais également en deçà des manifestations et des mouvements de contestation des groupes dirigés.

8Il faut en effet faire l’économie d’un principe de cohérence globale de la domination, supposé organiser de manière totale et verticale les sociétés. Le lien entre la classe dirigeante et la domination n’a été, et d’ailleurs avec des excès notoires, que le propre d’un moment historique, et notamment d’une conceptualisation de la vie sociale qui, sous l’emprise du modèle de l’ordre, permettait un travail d’imputation globale. Du coup, il faut reconnaître que les mouvements sociaux de contestation ne parviennent pas non plus, à mettre en question l’ensemble des dominations à l’œuvre. Il faut se garder de conclure que là où il y a de la domination, il y a de la résistance. L’assertion est très loin d’avoir la véracité qu’on lui prête trop souvent, et les contre-exemples historiques sont abondants. Mais son ombre a eu un poids interprétatif important et a fini par imposer un type de lecture réductrice des conflits, où les principales formes d’action collective s’interprétaient exclusivement en relation avec les grands axes de la domination sociale, qui, eux, se lisaient à partir de leur contestation effective. Or, l’intervention croissante des modes de contrôle dans la vie quotidienne ne peut plus être saisie, entièrement, à partir d’une étude centrée essentiellement sur l’état des luttes sociales propres à une période historique. Elles ne permettent pas de rendre compte de l’ensemble des manifestations ordinaires de la domination. Il faut dès lors prendre acte de l’existence d’un nombre important de situations quotidiennes qui, malgré leur caractère structurel, ne sont pas reliées, ou difficilement et temporairement, à des formes actives de contestation sociale.

9Entre une domination comme système, c’est-à-dire comme projet global et homogène, et la fin de la domination, il est toujours possible d’étudier la domination comme un phénomène structurel mais non plus systémique. S’il existe bel et bien des relations de pouvoir dans toute relation sociale, le pouvoir – en fait, la domination – n’est pas l’enjeu de toutes les relations sociales. L’oubli de l’une ou de l’autre de ces réalités mène à des affirmations lénifiantes sur le social (par l’élimination des conflits) ou à des aberrations idéologiques (lorsque toute la vie sociale est interprétée comme une énorme machine de contrôle). En tout cas, la prise en considération de l’intermonde social exige de séparer analytiquement diverses questions traditionnellement associées entre elles.

  • 1 Ces défis n’épuisent nullement toutes les facettes contemporaines de la domination. Mais, au-delà (...)

10Ce travail passe par huit grands défis intellectuels1. En tout premier lieu, il faut que la sociologie soit profondément consciente de la nécessaire distance qui la sépare d’une posture critique. En deuxième lieu, l’étude de la domination, une fois débarrassée de l’idée d’une idéologie dominante, confronte l’analyse à une famille large et paradoxale de consentements critiques. Le troisième défi oblige à reconsidérer la nature des coercitions asymétriques auxquelles sont soumis les acteurs, mais celles-ci ne peuvent plus être saisies, partout et toujours, comme une conséquence de la volonté d’un autre acteur. En quatrième lieu, l’étude de la domination doit reconnaître la spécificité de la dynamique établie entre quelques grandes positions structurelles, divers états sociaux transversaux aux précédentes, et le différentiel d’épreuves subjectives qui en résultent. Ce qui ouvre à un cinquième défi, à savoir le nécessaire renouveau de nos rhétoriques politiques, et derrière lui, à une reconsidération de notre univers utopique (sixième défi). En septième lieu, l’analyse de la domination, aujourd’hui comme hier, doit s’attarder à remettre en question l’imagerie fondatrice sur laquelle s’étend la domination – hier, la rationalisation ; aujourd’hui, la réactivité. Enfin, la sociologie doit être davantage et autrement concernée que par le passé par la production d’une solidarité, une communication des malheurs à distance supra-nationale (huitième défi).

Premier défi : la séparation de la sociologie et de la posture critique

De la sociologie critique

11La sociologie critique a toujours affirmé que le propre de son apport émancipateur découlait directement de la connaissance qu’elle produisait. Pendant longtemps en effet, le cœur de sa démarche a été de montrer les conflits cachés derrière l’ordre, de critiquer les images d’une modernité conquérante s’identifiant au progrès, et la confiscation par les élites du monopole de la Raison. La sociologie, avec bien plus de force que d’autres disciplines, a su montrer tout ce qu’il y avait de domination dans ce processus, mettre en évidence la part d’ombre de la modernisation, mais surtout, jusqu’à quel point l’exploitation et l’aliénation étaient consubstantielles aux sociétés industrielles des classes. Dans l’histoire de la pensée sociale c’est bel et bien la formule de Marx du passage de l’« apparence » à l’« essence » qui a le mieux synthétisé cette « pensée du soupçon », cette volonté critique de dévoilement de la domination, au point de devenir, sous des modalités diverses, le modèle critique par excellence des sciences sociales.

12Ces démarches ont toujours eu en effet la prétention d’opérer un dévoilement comme une critique s’énonçant au nom de la réalité elle-même. C’est ce qui fait d’ailleurs la force et la séduction si particulières du marxisme, ou de toute autre variante « scientifique » de la critique. En tout cas, le marxisme a su, mieux que n’importe quelle autre tendance, avant ou après lui, exprimer en termes progressistes cet attachement, au fond nostalgique, à l’« essence », en trouvant l’expression littéraire permettant de s’approprier une fois pour toutes, et de manière « scientifique », le sens de la réalité. Pour Marx déjà, et encore davantage pour sa longue et hétérogène descendance critique, il s’agit de dévoiler la commune mystification à l’œuvre dans tous les domaines sociaux (économie, politique, religion).

13Pendant longtemps, il n’y a pas eu de possibilité valable de critique en dehors de ce monopole d’énonciation de la réalité. L’attirance pour une conception scientifique de l’histoire et le développement des forces productives, ont poussé Marx à entretenir, tout au long de sa vie, une profonde méfiance envers toute représentation « non adéquate » du réel. La distance entre l’essence et l’apparence fonde même la légitimité du projet scientifique en liaison étroite, voire en fusion, avec la volonté critique de l’intellectuel. Dans tous les cas, c’est la connaissance des faits, et le dévoilement de la réalité, qui permettent de comprendre et de faire l’histoire. Pendant longtemps il n’y aura pas d’épistémologie critique possible en dehors de cette césure entre la vérité et la fausse conscience. De différentes manières, il s’agira toujours de dévoiler la domination derrière les apparences de l’ordre social (rapports de classe, exploitation, rationalité déguisée…).

14Il serait exagéré de dire que le modèle du dévoilement dans son inspiration proprement marxiste a déterminé toutes les variantes de la sociologie critique postérieures. Et pourtant, la sémiologie de la libération part presque toujours d’un « soupçon », de la conviction intime qu’il faut « arracher » les hommes à l’emprise d’une conception dominante du monde, le plus souvent implicite, et les aider à se forger une vision alternative consciente. Sinon, les individus restent plongés dans les évidences d’une conception du monde qu’ils ne problématisent guère, et qui les contraint à penser de manière désagrégée et occasionnelle, sous l’influence d’une vision imposée et mystificatrice.

  • 2 Pour des variantes contemporaines de cette attitude, cf. Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon, (...)

15Si la séparation avec les postulats les plus ouvertement métaphysiques de cette vision a été consommée, le modèle du dévoilement reste toujours actif. Le sociologue, en tant que scientifique, est celui qui rappelle la réalité contre les rêveries ou les ignorances des acteurs, notamment dans sa capacité à déceler les mécanismes profonds ou cachés de fonctionnement de la vie sociale. Mais il est aussi celui qui met à mal les prétendues réalités idéologiques de la domination en mettant au grand jour ses défaillances et ses contradictions, en montrant notamment les écarts faramineux entre les discours officiels et les réalités sociales. Autrement dit, le projet proprement scientifique, celui de démonter les mécanismes générateurs des phénomènes sociaux, serait toujours la meilleure garantie de la force d’une sociologie critique2. Sa vertu majeure est justement de pouvoir juguler les dérives de la critique par la force de la vérité scientifique, en se méfiant de toutes les représentations inadéquates de la réalité, y compris celles que produisent les idéologues critiques. C’est toujours de la connaissance scientifique des faits, et du dévoilement de la réalité qu’elle assure, qu’est supposée découler la seule véritable critique de la domination. La force critique de la sociologie critique ferait corps avec la pratique scientifique la plus scrupuleuse.

Sociologie et posture critique

  • 3 Pour un plus long développement, cf. Danilo Martuccelli, « Sociologie et posture critique », dans (...)

16Cesser de raisonner les événements sociaux sous l’emprise de l’idée de l’ordre social invite à interroger autrement les liens entre le travail de la sociologie et les besoins de la critique. En fait, la sociologie et la posture critique ne doivent jamais se confondre3. Il existe une série de tensions structurelles entre la sociologie et certaines dimensions, peut-être les meilleures, de la critique. Pour la première, la vraisemblance de la connaissance produite, ainsi que la volonté de fidélité à la réalité sont de rigueur ; pour la deuxième, les adhésions morales et les colères personnelles sont centrales. La sociologie n’existe que lorsqu’elle permet de mieux saisir la réalité ; la critique, très souvent, suppose l’évocation d’un autre monde. La sociologie est obsédée par la réalité et elle ne peut, en aucune manière, prendre de la distance à son égard ; la critique, à l’inverse, doit tôt ou tard se libérer intellectuellement d’elle. Si la sociologie a besoin d’une certaine conception de la vérité, c’est qu’elle se mesure en se confrontant à la réalité ; les mérites de la critique comme levier de l’action sont davantage fondés sur sa force de persuasion, sur ses capacités à convaincre, sur l’indignation morale qu’elle suscite, en dépit parfois même de l’invraisemblance relative des faits avancés. Dans ce sens, la posture critique ne peut pas se nourrir exclusivement de résultats de recherches et les études sociologiques n’ont jamais garanti la justesse de ses prises de position. Et inversement, la justesse d’une posture critique peut aller souvent à l’encontre des exigences d’une démarche sociologique.

  • 4 Mario Vargas Llosa, L’utopie archaïque (1996), Paris, Gallimard, 1999.

17Souligner ainsi avec Weber que la sociologie en tant que science fait œuvre de clarification, et qu’une fois les perspectives morales choisies, elle est contrainte à des exigences de rigueur scientifiques communes à un corps professionnel, est sur ce point une position certainement juste, mais insuffisante. En effet, la tension intellectuelle entre le travail sociologique et la posture critique est, davantage encore que la relation entre la fiction romanesque et la réalité sociale, une véritable affaire de contrebande4. À terme il s’agit, en effet, de faire passer, sans garde-fous, une volonté pour une vérité. Dans sa forme achevée, ce que la posture critique « ajoute » au monde dépasse incommensurablement ce que l’on en retire avec les études sociologiques. Et paradoxalement, les images critiques ainsi construites frappent parfois les esprits d’autres acteurs, se transformant alors, véritablement, en forme de connaissance du réel. Le mystère et la mystification de toute posture critique, c’est qu’au moment même où elle est supposée décrire la réalité, elle est en fait en train de la recréer toujours, de l’inventer parfois. C’est pourquoi lorsqu’on y regarde de près, les postures critiques rendent rarement véritablement compte du monde. Souvent excessives ou approximatives, plus figuratives que démonstratives, elles n’en ont pas moins une incroyable force d’énonciation et d’évocation. On peut mettre en cause le bien-fondé de la réalité économique de la plus-value, on peut difficilement faire l’impasse sur l’évocation charnelle qu’elle a transmise de l’exploitation. Après tout, l’œuvre probablement la plus profonde de critique que les sciences humaines ont produite dans le vingtième siècle, celle de Foucault, est, jugée sociologiquement, d’une incroyable invraisemblance. Et pourtant, ses obsessions personnelles ont fini, comme peu d’autres représentations l’ont fait, davantage il est vrai dans les milieux intellectuels, par devenir des formules plus ou moins quotidiennes de notre perception de la réalité.

18La posture critique, dans ses meilleurs moments, prend ainsi des libertés importantes vis-à-vis des exigences de la vérité, en faisant au moins recours à trois grandes ressources narratives. D’abord, et en rapport étroit avec le mode d’argumentation à l’œuvre dans le récit cinématographique, elle utilise de plus en plus des images qui vont d’autant mieux éclairer le réel qu’elles s’en éloignent ostensiblement dans un premier moment. Depuis Rousseau jusqu’à Foucault, en passant par Marx, Lévi-Strauss et l’école de Francfort, les exemples sont abondants. Par là-même d’ailleurs, la posture critique se met immédiatement à l’abri de justes remarques signalant ses limites ou ses exagérations. Ensuite, son pouvoir de persuasion passe évidemment par l’emploi de formules plus ou moins littéraires s’adressant davantage à l’émotion et au sentiment d’injustice des lecteurs. La critique ici est plutôt morale, et dans le vingtième siècle, en dépit de tous ses égarements politiques, ce fut l’essentiel de l’attitude sartrienne et de la beauté terrifiante de plus d’une des formules dont il a gardé pour toujours le secret. Enfin, une certaine critique, à la lisière des sciences humaines, accepte, avec plus d’honnêteté que les deux précédentes, qu’elle est une forme d’extrapolation imaginaire, qui d’ailleurs très souvent se présente littérairement comme une œuvre de fiction dystopique. On peut penser évidemment à Kafka, Orwell et Huxley, mais aussi à McLuhan, Debord et Baudrillard.

19Ces stratégies critiques, en dépit de leurs évidentes limitations sociologiques, parlent parfois davantage que les laborieuses études de la sociologie. Certes, pas de la même manière et pas avec les mêmes effets. Il n’empêche que leur pouvoir d’évocation est parfois presque inversement proportionnel à leur degré de vraisemblance. À l’inverse, l’étude sociologique, si elle parvient à restituer fidèlement une situation sociale, voit s’épuiser souvent presque immédiatement son attitude critique dans ce qui n’est tout au plus qu’une dénonciation de souffrances ou d’opportunités inégalement réparties. Les sociologues ne peuvent pas ainsi ne pas critiquer fortement les postures critiques, qu’ils jugent à juste titre exagérées, et souvent tout simplement fausses ; tandis que les tenants des postures critiques ne peuvent pas ne pas soupçonner de conformisme une discipline dont le critère même de vérité scientifique limite l’imagination critique.

20Il est difficile d’accepter que la posture critique se nourrisse exclusivement de résultats d’enquêtes, de chiffres, ou d’expériences de recherches. Mais après les leçons du vingtième siècle, on ne peut pas accepter non plus l’emprise de discours intellectuels déconnectés des faits sociaux, et de ce point de vue, les progrès des sciences sociales sont bien réels, puisqu’en informant davantage les perspectives critiques, elles sont parvenues à rétrécir l’espace de l’énonciation sans contrôle. Et pourtant, l’exigence de la posture critique est tout à fait souhaitable dans la sociologie. Elle permet au sociologue enfoui dans ses exigences professionnelles de prendre du recul, en le protégeant quelque peu de la tentation de céder au scientisme. Surtout, la dimension critique est nécessaire pour empêcher que la sociologie ne succombe à l’expérimentation systématique, la transformant en une activité futile et disciplinairement solipsiste. La posture critique est le sens moral de la sociologie.

21Nous n’en avons certainement pas fini avec les excès des positions partisanes et idéologiques, là où la sociologie se transforme en une activité d’engagement mimétique, enfermant le chercheur, d’autant plus qu’il a recours à l’excuse suprême de la scientificité de ses études, dans des obsessions personnelles jamais ouvertement acceptées ni discutées comme telles. Mais c’est le rétrécissement de la vocation critique de la sociologie, avec tout ce qu’il entraîne et suppose, qui semble aujourd’hui guetter davantage, et plus durablement, son horizon.

  • 5 Les sciences sociales ont été à la fois conscientes et aveugles de cette distinction. Rien ne l’ex (...)

22La posture critique ne se confond jamais avec la sociologie5. Elle se targue d’avoir d’autres critères de validation et de participer avant tout à la promotion de visées éthiques souhaitables et émancipatrices. Et pourtant, et en dépit de la force de cette démarcation, la connaissance sociologique peut, en tant que telle, inclure, dans la production de connaissances, un souci critique. Mais il doit toujours rester subordonné à ses propres exigences intellectuelles. En fait, l’articulation entre la visée émancipatrice de la posture critique et l’exigence absolue de la sociologie de se référer à la réalité n’est possible qu’au prix d’une révision de leur subordination à une conception stable de l’ordre social. Tout en reconnaissant donc le bien-fondé de leur distinction, il est nécessaire de parvenir à rendre compte autrement de leurs possibilités de rencontre.

Deuxième défi : dominations et consentements critiques

  • 6 Karl Marx, Friedrich Engels, L’idéologie allemande (1845), Paris, Éditions sociales, 1976, p. 44.

23Une représentation globale et homogène de la domination est inséparable d’une conception de l’idéologie dominante. Au-delà des différentes manières dont on peut la concevoir, elle est ce par quoi une classe ou un système de domination se cachent et se voilent, puisqu’en tant que « production de la conscience », elle fait partie du processus de connaissance et de méconnaissance constitutif de la domination sociale6. Au fond, il n’y aurait pas de domination sans mécanismes qui en assurent l’occultation et la dissimulation. Et s’il n’y a nul besoin d’épouser, comme ce fut le cas du marxisme, une conception avant tout manipulatrice et instrumentale de l’ordre symbolique, par contre, l’univers de l’idéologie suppose toujours l’existence d’une réalité à deux niveaux. Nous sommes bel et bien dans le modèle critique du dévoilement. L’idéologie se cantonne à la « surface » des choses, sans parvenir à comprendre et saisir la « réalité ». Et pourtant, elle est toujours susceptible d’être percée à jour par une connaissance scientifique de la réalité. Malgré son emprise, elle n’est qu’un voile évanescent, un résultat, toujours circonscrit et partiel, d’une totalisation assurée par une unification culturelle de nature historique au service des acteurs dominants. La critique est ainsi immédiatement un moyen de libération : il s’agit de montrer l’existence de rapports sociaux inégaux derrière les Grands Touts.

24En fait, prise dans les exigences intellectuelles du problème de l’ordre social, l’idée du consentement octroyé à la domination a dû être surtout abordée à partir des divers mécanismes cachant la nature de l’imposition culturelle. La domination contraint les dominés à se définir avec les catégories qu’elle impose, qui parfois même s’inscrivent, au-delà de leur conscience, sur leur corps et ses automatismes les plus réflexes. La domination inscrit ainsi dans l’ordre du monde un mode de fonctionnement durable, devenant « naturel » et « évident ». À terme, les dominés consentent, sans même s’en apercevoir, à se saisir avec les langages imposés par le pouvoir. La domination devient dès lors légitime. Cette conception prend donc racine dans l’idée d’un système culturel unitaire, ou d’une idéologie dominante, ou encore d’un consensus culturel imposé globalement par les groupes dirigeants.

  • 7 Nicholas Abercrombie, Stephen Hill, Bryan S. Turner, The Dominant Ideology Thesis, Londres, George (...)
  • 8 Le point est important puisque si l’on peut convenir de l’unité culturelle des élites, de leur com (...)

25Or, dans la réalité sociale, une série de constats majeurs minimise la pertinence de cette représentation. En tout premier lieu, et même si certains auteurs continuent à défendre l’hypothèse de l’existence d’une idéologie dominante, il faut désormais reconnaître que l’imposition idéologique ne se réalise pas dans des termes aussi homogènes et globaux qu’on ne le laisse entendre – et plus largement qu’elle n’a jamais pu se réaliser ainsi dans le passé, étant donné notamment les limites traditionnelles de sa diffusion et l’importance des mécanismes de contestation. En réalité, il est plus juste d’affirmer que l’idéologie dominante n’a opéré que comme un mécanisme culturel de fédération et de cohésion des groupes dominants, plutôt que comme un mécanisme de fabrication de la conscience des dominés7. Bref, les idées de la classe dominante ne sont que les idées de la classe dominante, leur donnant justement une plus grande cohérence sociale et culturelle, mais elles ne sont pas nécessairement les idées majoritaires d’une société8.

  • 9 Daniel Bell, Les contradictions culturelles du capitalisme, (1976), Paris, PUF, 1979 ; aussi Claus (...)

26En deuxième lieu, il est de plus en plus difficile de nier la désagrégation d’un système global et unique d’imposition culturelle. Si la vie sociale est toujours susceptible d’être analysée comme étant sous l’emprise de différents modèles d’imposition, ils sont désormais rarement synchronisés entre eux. Les acteurs sont constamment sollicités et tendus entre des demandes contradictoires. Bell est un des premiers à l’avoir formulé en insistant sur les disjonctions entre les exigences culturelles du modernisme (l’épanouissement du Moi), les principes de la société politique (la participation) et les impératifs de la production (bureaucratiques et hiérarchiques9).

  • 10 Luc Boltanski, Laurent Thévenot, De la justification, op. cit.; Luc Boltanski, L’amour et la justi (...)

27En troisième lieu, la thèse du voile cognitif présente trop de faiblesses. Comment négliger, comme l’ont notamment montré les études de Boltanski, l’accroissement des compétences critiques dont font preuve les acteurs aujourd’hui ?10 Comment une réalité désormais aussi « dévoilée » pourrait-elle être active avec autant de force après plus d’un siècle et demi d’interpellation critique ? En fait, le problème majeur est de comprendre simultanément cette expansion des compétences critiques et le maintien de la domination. C’est cette équation, et les différents équilibres qu’elle peut prendre, qui doivent devenir l’objet majeur de la réflexion. Les acteurs continuent quotidiennement à consentir, à fonctionner, à respecter la plupart des autorités en place. Cependant, les dominations ne se vivent plus que très rarement avec l’évidence prêtée jadis aux formes durablement légitimes. Bien entendu, nous sommes très loin de vivre dans un monde d’égalité, mais la perception critique des relations de subordination s’est indéniablement accrue. Elles doivent alors être renforcées constamment, se rendant par là-même de plus en plus visibles, et de moins en moins naturelles. Le travail de sape critique ayant progressivement pénétré le sens commun, du coup, intellectuellement, plus aucune domination ne va de soi, à moins qu’elle ne se justifie par de strictes considérations fonctionnelles. La situation est étrange et paradoxale : en quelque sorte, si on regarde par exemple du côté des pratiques sociales, et notamment dans l’entreprise, on peut avoir à la fois le sentiment d’être dans une phase de pré-légitimation (les statuts hiérarchiques sont parfois acceptés avec une facilité déconcertante) et dans une phase de post-légitimation (aucune domination n’est plus vraiment intellectuellement acceptable).

  • 11 James C. Scott, Domination and the Arts of Resistance, New Haven & Londres, Yale University, 1990.

28Mais il faut aller au-delà de ce seul constat de l’expansion de nouvelles compétences critiques. En effet, et en quatrième lieu, l’idée que la domination se maintient par le biais de l’intériorisation d’une idéologie dominante est probablement l’affirmation la plus discutable de la sociologie de la domination. Les fantaisies, les rêveries, les rumeurs, les blagues, le renversement imaginaire des situations (le « monde-à-l’envers » si fréquent parmi les esclaves ou les mouvements millénaristes), l’art de la dissimulation, bref, tous ces discours ou pratiques occultes (hidden transcripts) sont bien des manières d’exprimer une colère, une humiliation ou une désapprobation que la domination réprime11. Il s’agit en fait d’une autre forme de prise de parole des dominés, plus constante et sournoise que celle, plus classique, de la mobilisation collective, une forme moins visible que leurs « discours publics ». D’autant plus que la capacité effective dont les couches dominantes ont fait preuve pour juguler cette parole est toujours limitée : des maisons isolées d’esclaves aux quartiers ouvriers, en passant par les groupes de femmes ou la prolifération des blagues dans les régimes totalitaires, aucune forme de domination n’a été capable de les éradiquer définitivement. C’est dire qu’il n’existe pas nécessairement de naturalisation de la domination, ni d’adhésion spirituelle des dominés, mais plutôt un accord apparent entre leurs pratiques et l’ordre social en place.

29D’ailleurs, le respect apparent des règles n’est pas contradictoire avec le désir réprimé des dominés de bouleverser l’ordre social, car ces règles sont souvent tout simplement saisies comme des règles coutumières sans implication d’un point de vue subjectif. Autrement dit, et contrairement donc à ce que la thèse de l’idéologie dominante souligne d’habitude, le monde imaginaire et discursif des dominés échappe toujours à l’emprise d’une inculcation culturelle homogène. La conclusion s’impose d’elle-même : les dominés sont moins limités au niveau de la pensée et du discours qu’ils ne le sont au niveau de l’action et de la lutte politique.

  • 12 Zygmunt Bauman, Culture as Praxis, Londres, Sage Publications, 1999, notamment l’introduction.

30Ces constats, tellement massifs au long de l’histoire, et désormais si visibles dans les sociétés contemporaines, sont si permanents que l’on ne peut que s’interroger sur la séduction de la thèse de l’idéologie dominante. Sa force procède de son lien intime avec le problème de l’ordre social. Tant que l’on reste au sein de cet univers de représentation, elle apparaît comme un élément indispensable à l’agencement des conduites. Certes, il existe toujours des traits culturels marquants dans toute société, ainsi qu’une diversité conflictuelle de projets d’imposition culturelle, mais leur présence n’implique pas l’existence d’une idéologie dominante unique et globale. Il ne faut pas considérer l’idéologie, voire la culture, comme une totalité cohérente, remplissant un rôle fonctionnel uniforme dans le maintien de l’ordre social12. Nous ne vivons pas dans un univers de ce type – même si une bonne partie de la sociologie a de la peine à le reconnaître et à en tirer les conséquences qui s’imposent. D’autant plus que défendre l’hypothèse d’une idéologie dominante stricto sensu suppose d’affirmer (mais surtout de démontrer) que l’ensemble des signes et des symboles de la vie sociale est, non seulement véhiculé par de grands groupes internationaux de communication ou articulé par les diverses institutions, mais surtout qu’il est, dans son ensemble, au service de l’imposition d’une vision visant à remplir un rôle hégémonique. Mais l’acceptation de l’idée de l’absence d’une idéologie dominante mène à une tout autre conclusion qu’à la thèse de la fin de l’idéologie. Fortement idéologique dans sa formulation, celle-ci laisse sous-entendre la possibilité de l’expansion d’un consensus rationnel et dépourvu de distorsions liées aux croyances. Nous n’en sommes toujours pas là…

31Prendre acte de cette situation contraint à une nouvelle caractérisation du problème du consentement des dominés. La domination ne se « cache » plus derrière une apparence trompeuse. En fait, elle n’est que cette apparence trompeuse. Elle n’est rien d’autre que la dispersion des événements, des codes, la discontinuité des pratiques, la profusion et l’éclatement des signes rebelles à toute insertion dans un tout organisé. La domination ne passe plus alors nécessairement par l’acceptation d’un contenu ou par une intériorisation d’un corpus bien précis de normes. C’est pourquoi, pour désigner ce processus, il faut parler de la mise en place d’une hégémonie en creux : nous assistons non seulement à la mise à mal d’une imposition culturelle uniforme, mais plus largement à une domination qui fait de moins en moins appel à une soumission par consentement, et de plus en plus l’économie de toute forme d’imposition de nature culturelle. Au point que dans les années à venir un des buts majeurs du travail critique consistera à socialiser des pratiques de domination qui tout en étant à la fois transparentes et critiquées restent, pourtant, toujours actives. Surtout, il faudra développer une phénoménologie élargie des états de conscience des dominés : abandonner l’idée d’un voile cognitif constant au profit d’une multiplicité de figures cognitives allant de la méconnaissance à la reconnaissance active et impuissante des formes de domination à l’œuvre. Nulle métaphore n’est probablement aussi juste pour désigner cette situation que celle d’un labyrinthe de verre dans lequel les individus, tout en voyant « tout », ne peuvent paradoxalement que s’égarer toujours, littéralement submergés par tout ce qu’ils peuvent regarder, du fait même de cette transparence absolue. C’est par la transparence, et au travers de compétences critiques croissantes, qu’adviennent aussi, parfois, paradoxalement, l’opacité et le maintien de la domination.

32Il faut sortir de l’idée de l’existence d’un lien nécessaire entre un système unique de représentation et la reproduction globale d’un ordre social. En dépit des efforts pour les circonscrire, il est difficile de contester l’explosion des textures à laquelle nous devons faire face et le caractère parfaitement contradictoire des messages qui nous sont adressés. Ce qui revient à dire que la domination s’exerce désormais moins par le biais du consentement, que par des contraintes de plus en plus éprouvées et présentées comme des contraintes. Il serait certainement faux d’affirmer qu’aucun système de domination culturelle n’est plus de mise. Dans bien des domaines, la vie sociale reste marquée par des principes sociaux et culturels opérant comme un véritable moule auquel les individus doivent s’adapter. Cependant, au sein de l’intermonde, la domination ne trouve plus son noyau principal dans une idéologie unique, mais dans un ensemble de contraintes, qui en dépit de leur malléabilité, sont parfois vécues comme étant indépassables par l’acteur. C’est lorsque la vie sociale cesse d’être éprouvée comme élastique que la domination s’impose.

Troisième défi : connexions et déconnexions du pouvoir et de la domination

33Des différentiels de pouvoir importants existent entre les acteurs individuels et surtout collectifs, et bien des acteurs dirigeants sont animés par des projets globaux de domination. Cependant, le constat d’un intermonde élastique contraint également à modifier, comme nous venons de le voir à propos de l’idéologie dominante, la représentation de l’emprise effective de leur pouvoir.

34Considérée au travers du problème de l’ordre social, la domination procède de la force des contraintes externes produites par l’engrenage même des rapports sociaux ou par le biais du dessein volontaire d’un groupe dirigeant. Dans la sémiologie du pouvoir sur laquelle repose cette vision, l’action des classes supérieures s’inscrit de manière directe, mécanique et homogène dans la vie sociale. Pour étrange que cela puisse paraître, les limites du pouvoir, ainsi que les multiples processus de contestation actives, n’entament en rien le bien-fondé de cette vision organique de la domination. Or, de même que l’encodage culturel lors de l’émission ne permet pas de prévoir entièrement les différents décodages effectués lors de la réception, le pouvoir ne s’inscrit nullement de manière immédiate comme domination sur la vie sociale – qui n’est pas une pure pâte de cire modelable à volonté.

35La capacité du pouvoir a presque toujours tendance à être sur-évaluée. Or, les mécanismes de diffraction de son action dans l’intermonde ne cessent de se multiplier. Il faut donc complexifier, sans aucunement le nier, le lien entre l’emprise d’un acteur dirigeant, les projets de domination stricto sensu et les situations éprouvées par les acteurs. Ici aussi, à un haut niveau d’abstraction, l’action est à saisir au travers de différentes figures de décalages. En tout cas, l’analyse de la domination n’est pas réductible à l’étude du pouvoir. Il existe un ensemble de dominations ordinaires se jouant en deçà des pouvoirs et des volontés directes de contrôle des groupes dirigeants. Savoir « qui » domine ne permet plus de comprendre entièrement « comment » les individus sont dominés. Le lien entre ces deux réalités n’a été que le propre d’un moment historique et d’une conceptualisation particulière de l’ordre social.

  • 13 Pour cette formulation de l’exploitation, cf. Luc Boltanski, Eve Chiapello, Le nouvel esprit du ca (...)

36En réalité, la complexification des liens entre pouvoir et domination exige de ne plus chercher du seul côté de l’exploitation le modèle explicatif par excellence. Celui-ci suppose qu’une partie du rapport social d’exploitation soit déniée ou invisible, systématique et non pas réductible à un face-à-face sous contrainte, et surtout que l’avantage que retirent les uns provienne effectivement d’un dommage, ou d’une non-rétribution, subis par les autres13. Or, les aspects de la domination sont désormais trop divers pour être ramenés, toujours et partout, à une telle théorie. Bien entendu, l’exploitation est toujours à l’œuvre dans des domaines circonscrits et sous des formes diverses, mais il devient de plus en plus difficile d’interpréter l’ensemble des épreuves de domination à partir de ce type de perspective.

37La nature de l’intermonde conteste l’idée que l’ensemble des dominations découle de l’imposition d’un modèle unique instrumenté, grâce à leurs pouvoirs, par les groupes dirigeants. Bien entendu, leurs facultés d’intervention sont bien réelles. Mais comment méconnaître qu’aucune concentration absolue de pouvoir n’informe entièrement la vie sociale ? Elle est au contraire parcourue par différents types de pouvoir, mis en place par différents acteurs, produisant des additions et des neutralisations diverses, établissant un jeu particulier entre le pouvoir et la domination. Parfois, la dernière est saisissable plus ou moins directement à partir du premier ; d’autres fois, elle le déborde.

  • 14 Pour une des versions les plus suggestives de ce processus, se plaçant dans la continuité notammen (...)

38Pourtant, l’idée que le pouvoir instaure l’ordre social comme conséquence directe de ses capacités de contrôle exerce une étrange fascination intellectuelle. Au point que, même lorsque les évidences de ses limites s’imposent, une certaine posture critique veut y chercher, encore et toujours, les raisons cachées de sa vigueur. Souvent, cela se fait à l’aide de notions comme celle de la récupération. L’ordre social n’est plus alors simplement décrit comme rigide et fixiste, mais décentralisé et déterritorialisé, un système ou un Empire de gestion « des identités hybrides, des hiérarchies flexibles et des échanges pluriels » à partir de réseaux de commandement14. L’« ordre » devient tentaculaire, une structure systémique dynamique et souple, articulée horizontalement, sans dehors possible, sans centre directeur, mais s’imposant cependant, toujours et partout… De cette vision absolutiste du pouvoir et de l’ordre, il est difficile de s’empêcher de penser que la séduction tient plus d’une réassurance psychologique, voire d’un processus de socialisation dans une culture politique de contestation, que d’une démonstration scientifique. Pour ses défenseurs, il est à proprement parler inadmissible de reconnaître les limites et les impasses du contrôle dans les temps modernes. Du coup, la reconnaissance du mouvement derrière l’ordre, des multiples défaillances quotidiennes du pouvoir, les turbulences diverses, sans être forcément niées, sont néanmoins littéralement renversées dans leurs significations afin de les rendre compréhensibles, en fait compatibles, avec l’idée d’un contrôle décrété comme total et absolu malgré l’ensemble tous azimuts des désordres et des incertitudes quotidiennes.

39Derrière cette réduction analytique, logeait une stratégie, indissociablement intellectuelle et politique, d’imputation générale des responsabilités, par le biais presque exclusif d’un raisonnement de nature causal. Un processus rendu de plus en plus obscur par la complexification propre à la globalisation et les différents phénomènes d’interdépendance qui la caractérisent.

40En tout cas, la réalité de cette déconnexion pose le défi de rétablir, au-delà de la causalité, une imputation politique en termes de domination. Et dans ce sens, la stratégie qui consisterait à la saisir à travers une série de corrélations standardisées – notamment sous forme d’une addition d’inégalités donnant lieu à quelques grands profils sociaux paraît d’un secours limité. Par là, on aura de la peine à définir la nature exacte des dominations abordées et le principe d’imputation politique défendu.

Quatrième défi : la dynamique entre les positions, les états et les épreuves

  • 15 Pour un bilan critique de la notion de classes sociales, cf. François Dubet, Danilo Martuccelli, D (...)

41Pendant longtemps, la notion de classes sociales a permis de présenter la société comme constituée par de grands groupes sociaux, autour d’une distribution inégale des ressources et de différentes communautés de vie. La dynamique de l’inégalité sociale était bien reflétée par ces grandes catégories sociales, relativement bien définies. Or, face aux changements actuels, notamment ceux liés à la globalisation, la domination peut de moins en moins être analysée et décrite dans ces catégories15. Il devient insuffisant de la cerner exclusivement par une structure unique de positions, et surtout de se restreindre aux seuls découpages nationaux.

Global et local

  • 16 Ce que Robertson a dénommé comme la «glocalisation ». Cf. Roland Robertson, Globalization, Londres (...)
  • 17 Pour une présentation de ces positions, cf. David Held, Anthony MC Grew, David Goldblatt, Jonathan (...)

42La situation contemporaine est marquée, et le sera pendant les prochaines décennies, par une tension croissante entre le global et le local. D’un côté, des forces et des acteurs de différentes natures, poussent vers l’intégration globale. De l’autre côté, des espaces locaux d’autonomie ou de résistance se recréent sans arrêt. Le problème majeur d’un point de vue historique tourne ainsi autour des variantes de l’intégration du local et du global dans les divers domaines de la vie sociale16. Le primat de l’un ou de l’autre, en fonction des activités ou des positions étudiées, ne se transforme jamais véritablement en hégémonie unilatérale. Le lieu traditionnel du saisissement des positions structurelles, l’Etat-nation, est insuffisant, sans cesser pourtant d’être pertinent. C’est pourquoi vis-à-vis de la globalisation, ni la thèse des sceptiques ni la thèse des hypermondialistes ne sont recevables17. Si des tendances à l’émergence d’une économie globale existent (ayant la capacité de fonctionner comme une unité en temps réel à l’échelle planétaire), elles sont indissociables du maintien d’une série d’éléments proprement nationaux ou régionaux. Tout n’est pas global (et certainement ne le deviendra pas dans un avenir proche), rien n’est plus seulement local. Mais surtout, tous les domaines de la vie sociale n’ont pas une dynamique semblable : selon les activités ou les groupes étudiés, il faut observer, empiriquement, les « degrés » de global ou de local.

43Dans ce travail de conceptualisation transnationale, des catégories traditionnelles de la pensée sociologique sont à reprendre et à retravailler. Les analyses en termes de centre ou de périphérie, ou de système-monde, mettaient en évidence des périodes d’hégémonie stable caractérisées par de fortes relations hiérarchiques. La division du travail et sa traduction spatiale rendaient compte, par exemple, du développement du centre et du sous-développement des périphéries, et cette domination structurait durablement et de manière plus ou moins unilatérale le sens et le profit des échanges – marqués par l’association analogique entre centre-bourgeoisie et périphérie-prolétariat. Dans le domaine culturel, les formes symboliques pouvaient également se classer en fonction de leur insertion dans une hégémonie dominante censée être au service des acteurs centraux. Bien entendu, les meilleures analyses ne négligent nullement les transformations historiques de cette relation, mais toujours à l’intérieur de solides frontières analytiques entre le centre et la périphérie. Ce n’est que lors de moments de transition ou de crise que leurs relations sont bouleversées, et parfois renversées. De nouveaux centres émergent à la faveur d’une contre-hégémonie victorieuse des classes subalternes, d’une transformation des mécanismes de l’accumulation du capital, de changements dans l’équilibre géopolitique.

44Dans ces analyses, c’est le plus souvent un type et un stade d’industrialisation qui conditionnent les positionnements stratifiés des acteurs. C’est ainsi, par exemple, que dans les études classiques sur la dépendance des pays du Sud, le rôle central est toujours octroyé, en dernière instance, à l’industrialisation capitaliste dépendante. Dans les versions extrêmes, la seule unité d’analyse est à terme le système international lui-même puisque c’est la position dans le système économique mondial (liée à l’industrialisation tardive et à un mode de dépendance politique) qui détermine le degré de développement et le type de domination. Dans les versions plus dynamiques, les différences nationales renvoient, mais toujours dans le cadre général de la dépendance, à la spécificité des trajectoires de développement suivies par chaque pays en fonction de ses variantes internes.

  • 18 Martin Albrow, The Global Age, Stanford, Stanford University Press, 1997.

45C’est en continuité et en inflexion avec ces analyses, qu’il faut désormais reconnaître l’importance des facteurs supranationaux dans l’analyse sociologique. En dépit des évidentes inégalités de pouvoir entre les différents acteurs, l’idée d’interdépendance transforme en profondeur la capacité d’organisation au niveau global lui-même. L’interdépendance multilatérale et hiérarchisée invite donc à complexifier, sans l’annuler, la notion de centre. À la différence du modèle de la dépendance, où il garde une emprise générale sur le processus, aucun acteur n’est plus susceptible de réguler le niveau global et l’ensemble des interdépendances qui le constituent18. Plus simplement : la globalisation est une interdépendance de multiples réseaux, ou un engrenage des systèmes sociaux, mais le niveau global n’est pas, lui, vraiment, un système.

46Au modèle de la dépendance, privilégiant la relation entre un centre et une périphérie, il faudra moins opposer vraiment un modèle d’interdépendance global-local qu’établir, en fonction des situations, des dynamiques toujours asymétriques entre ces deux modèles. Surtout, il ne faut à aucun moment oublier que la dynamique entre le global et le local n’opère pas directement, mais filtrée, réfractée et détournée par une série de consistances sociales.

Positions structurelles

  • 19 Les modalités peuvent en être diverses. En fonction du poids octroyé aux dimensions transnationale (...)

47Quel système de places structurelles choisir ? Celui qui est susceptible de cerner le mieux les conséquences du capitalisme à l’heure de la globalisation puisque, sur ce registre, la nature proprement capitaliste des sociétés contemporaines est la plus importante. Du coup, parmi les variantes possibles, les échelles de positions sont, de manière schématique, à dégager en fonction de la nature des connexions ou des déconnexions structurelles des différents acteurs dans le processus de mondialisation19.

  • 20 Robert Boyer, Une théorie du capitalisme est-elle possible ? Paris, Odile Jacob, 2004.

48La phase historique actuelle se présente, notamment dans les pays du Nord, comme le mélange inégal d’un capitalisme libéré des contraintes de la protection sociale et le maintien, voire le renouveau, de l’État providence. C’est pourquoi l’analyse doit souligner à la fois l’intensification des interdépendances internationales et la diversification institutionnelle des sociétés nationales20. La globalisation transforme sans doute les anciennes configurations institutionnelles, mais elles résistent au travers de différents mécanismes (rémanences organisationnelles, conflits sociaux, cultures politiques…), ouvrant ainsi un espace particulier d’articulation entre le niveau global et local. Pour en rendre compte, l’analyse doit privilégier, au-delà de la multiplicité des arrangements institutionnels capables de coordonner les économies contemporaines, un double principe d’organisation des rapports sociaux. D’une part, elle procède de rapports sociaux sous l’emprise de la logique du marché (local et global) et d’autre part, de multiples rapports sociaux marqués par l’impact des politiques publiques. Évidemment, ces deux types d’organisation de rapports sociaux sont interdépendants. Mais analytiquement, le premier axe oppose essentiellement les groupes dirigeants aux groupes dominés dans des relations de travail. Aujourd’hui, les acteurs situés dans cet espace sont plus ou moins exposés directement aux contraintes du marché en fonction de leurs qualifications, du domaine de production, de la position de l’entreprise dans la hiérarchie de la sous-traitance. Dans ce registre, la ressource essentielle des acteurs est leur puissance économique et leur position sur les divers marchés. D’autre part, toujours sous la forme d’un idéal-type, le deuxième axe oppose les groupes supérieurs, noblesse d’État et groupes protégés, à ceux qui n’ont pu bénéficier des systèmes de protection ou qui n’en ont plus que des bribes. Ici, la hiérarchie des groupes sociaux est définie par la distribution des positions dans un vaste ensemble réglementaire de transferts sociaux qui sont une part croissante des revenus et de la définition de certains groupes : agents du service public, classes d’âge, élèves et étudiants, retraités, famille. Dans ce registre, la ressource principale des acteurs est leur influence politique.

49Longtemps, on a pensé que le processus d’intégration des sociétés industrielles renforçait lui-même le rapprochement des deux axes. Dans les années soixante-dix, en tout cas en France, l’État et le grand capital apparaissaient ainsi comme les deux faces du même ensemble, avec un État industrialisateur et entrepreneur et une forte circulation des élites entre les deux mondes. « En bas », le processus semblait parallèle avec l’extension des droits sociaux, du droit du travail, les mesures de redistribution établissant des niveaux de vie comparables. Or, il est insuffisant et inexact de conclure que les deux mondes se séparent progressivement, le premier apparaissant comme de plus en plus « ouvert » et « compétitif », le second comme étant de plus en plus « fermé » sur ses propres règles et se défendant par l’intermédiaire de ses capacités politiques et syndicales. En fait, les positions sociales sont toujours, aujourd’hui comme hier, même si c’est sous de nouvelles modalités, le fruit d’articulations diverses entre ces deux grands axes de rapports sociaux. C’est toujours par leur imbrication conflictuelle, au travers de quelques grandes tendances globales du capitalisme, que se consolide une pluralité des modèles nationaux.

  • 21 Pour des variantes de cette typologie, entre autres, cf. Will Hutton, The State We’re in, Londres, (...)

50De manière fort schématique, on peut ainsi distinguer quatre grandes positions structurelles, définies par le jeu entre le global et le local, dégagées notamment à partir du croisement entre placement et rentabilité dans la compétitivité économique d’une part et protections institutionnelles de l’autre21 : les compétitifs, placés dans des secteurs hautement productifs et jouissant d’importantes protections ; les protégés que le statut ou le secteur d’activité mettent, temporairement, à l’abri des secousses les plus directes de la mondialisation ; les précaires, des groupes que la productivité ou la qualification ne mettent pas à l’abri de la concurrence mondiale et dont la précarité du contrat de travail constitue une des principales « variables » d’ajustement économique ; enfin, les exclus, de véritables « sureffectifs » de l’économie placés en bas de la double hiérarchie : ils sont pauvres et exposés sur le registre des rapports de production, ils sont de moins en moins protégés par les mécanismes de redistribution et de transfert qui bénéficient surtout aux groupes qui disposent de ressources politiques importantes.

51Bien entendu, ce double axe des rapports sociaux est insuffisant pour caractériser la diversité réelle des capitalismes contemporains. Pour cela, comme les travaux de la théorie de la régulation le montrent depuis de décennies, bien d’autres formes institutionnelles sont certainement indispensables à prendre en compte. Mais ce n’est pas l’essentiel. Si la sociologie doit rester vigilante à la diversité des contextes nationaux et des compromis institutionnels dans lesquels se concrétisent ces positions, une interprétation se limitant à ce niveau restera nécessairement insuffisante. L’idée d’une pyramide positionnelle enlise notamment l’analyse dans un ensemble d’impasses. La formidable multiplication des positions intermédiaires rend en effet de plus en plus difficile de savoir parfois, qui est vraiment en « haut » ou en « bas ». Les positionnements hybrides s’accroissent, et les acteurs peuvent connaître, de manière simultanée et contradictoire, des mobilités ascendantes et descendantes dans divers domaines sociaux. Dans bien des situations, par exemple, il n’existe plus vraiment de frontière claire entre les salariés placés définitivement du « bon » et du « mauvais » côté puisque les frontières entre le noyau dur et la périphérie de l’emploi sont souvent mouvantes et floues, et les conditions de passage de l’un à l’autre redéfinies en permanence.

  • 22 Soulignons-le, les positions structurelles doivent garder une certaine simplicité analytique. D’ai (...)
  • 23 Il faut donc se garder de dissocier radicalement, comme Chazel l’a bien souligné, la notion de pou (...)

52Pourtant, et malgré ces limites, une telle interprétation est incontournable. Le problème n’est pas de complexifier une hiérarchie positionnelle unique. L’analyse doit toujours distinguer des positions structurelles, au nombre restreint, à partir de quelques axes jugés majeurs, établissant une distribution inégale des ressources et des coercitions structurelles22. Mais cette reconnaissance ne doit pas négliger tout ce qui revient aux élasticités contextuelles à la fois en termes de possibilités et de bornes. C’est cet espace d’action qu’il faut circonscrire de manière transversale à ces quelques grandes positions structurelles, afin de reconnaître la labilité foncière de la vie sociale. Et pourtant, et même si elles se révèlent insuffisantes au moment des analyses précises, il ne faut à aucun moment oblitérer l’espace des positions structurelles. Peut-on sinon vraiment accepter l’image d’un univers social où la distribution des ressources se ferait de manière « aléatoire » ? Mais de la même façon, peut-on accepter l’idée qu’une fois les cartes distribuées de manière inéquitable, les jeux sont nécessairement faits ?23

  • 24 Pierre Bourdieu, La distinction, Paris, Minuit, 1979 et La noblesse d’État, Paris, Minuit, 1989 ; (...)

53La cartographie structurelle participe d’une stratégie de recherche puisque les coercitions impersonnelles passent par l’analyse d’un différentiel de capitaux, de ressources, de biens, dont la distribution inégale peut se comprendre partiellement à partir des positions sociales24. C’est le différentiel de ressources affecté à chacune d’entre elles qui permet d’interpréter une partie de la domination sociale, et certains conflits entre groupes sociaux pour améliorer leur classement sur ce double axe des rapports sociaux. Et c’est le différentiel d’accès à la ressource la plus importante, de nature économique, qui explique toujours le mieux en dernière instance la domination dans les sociétés capitalistes.

54Reste pourtant à envisager la portée réelle de l’affirmation de l’existence d’une domination trouvant dans l’économie son véritable moteur. Au fond, et malgré des inflexions importantes, on est ici toujours dans le sillage de l’héritage du marxisme et du primat de la théorie des classes dominantes dans l’étude de la domination. Sur ce point, sa principale insuffisance ne provient pas de son insistance quasi exclusive sur l’analyse de l’exploitation capitaliste. Pour réductionniste qu’elle se soit parfois avérée, sa force est incontestable, comme le bien fondé de son effort. Sa limite principale, comme celle de toute sa descendance, est ailleurs. Elle est de vouloir tirer toutes les dimensions de la domination d’une théorie de l’exploitation pouvant trouver une représentation structurelle positionnelle stable et unitaire.

  • 25 C’est cela qui met notamment en cause la validité d’une analyse proprement classiste de la dominat (...)

55Le rôle du positionnement est central dans la compréhension de la domination – mais il n’est qu’un moment de l’analyse. L’étude sociologique a besoin de postuler l’existence de ces grandes places objectivement définies et en même temps elles ne sont ni suffisantes ni fixes, mais en tension permanente avec d’autres facteurs. Comme nous l’avons anticipé dans le chapitre précédent, la déclinaison analytique des places sociales doit ainsi distinguer entre d’un côté, des grandes positions structurelles et de l’autre côté, une série d’états sociaux à géométrie variable qui visent eux aussi à rendre les études de la domination opérationnelles, mais d’une autre façon. La stratégie de recherche doit ainsi à la fois définir quelques positions structurelles et en même temps prendre des libertés à leur égard. Le but n’est pas de dégager une liste exhaustive de positions, où viendraient se « loger » les individus, leur imposant uniformément des coercitions. Tout en reconnaissant leur importance, une étude centrée sur l’intermonde n’aborde ce niveau que comme un instrument provisoire de travail. Il ne s’agit pas de nier toute relation possible entre ces deux réalités analytiques, mais, en accord avec le différentiel des consistances contextuelles, de reconnaître le caractère non linéaire et non homogène de leur relation. Derrière la similitude des positions structurelles se cache parfois une grande divergence d’états sociaux25.

États sociaux

56L’inscription morphologique de la domination est intimement liée à une vision pyramidale de l’ordre social. En revanche, la reconnaissance de l’intermonde, contraint, répétons-le, non pas à abolir la pertinence analytique du niveau précédent, mais à en ajouter un autre. Dans ce sens, les états sociaux ne peuvent pas être ramenés à l’image trop simple d’une coupure entre les inclus et les exclus, les gagnants et les perdants, bref, à un nombre réduit de positions structurelles. Comprise de cette manière, la représentation est imprécise, voire même trompeuse, puisqu’elle cache la diversité des états sociaux désormais en présence.

57Les états sociaux sont en effet trop divers et multiples pour être ramenés à une théorie positionnelle structurelle, aussi complexe soit telle. Cependant, s’ils ajoutent un étage à la compréhension de la domination, ils sont toujours objectifs ; en revanche, ils ne sont plus superposables à une analyse pyramidale de la structure sociale parce qu’ils se glissent, de manière transversale, dans les élasticités de l’intermonde. Pour les cerner, il ne suffit pas de complexifier les systèmes de rapports sociaux, d’additionner les attributs des acteurs (classe, âge, sexe, ethnie). Il faut plutôt apprendre à les construire à partir d’analyses empiriques visant à comprendre, au plus près des expériences des individus, leurs manières de se forger (ou non) des espaces sociaux protégés. Les états sociaux viennent ainsi complexifier les positions structurelles.

58Comprenons-nous bien. Les quatre positions structurelles qui viennent d’être présentées sont à mettre en relation avec la nature des connexions, leur nombre et surtout le degré de contrôle qu’exercent sur elles, individuellement ou collectivement, les différents acteurs. Il est ainsi toujours possible de placer à une extrémité, tous ceux qui jouissent de bonnes connexions (en termes d’emploi, de revenus, de capacités, de protections institutionnelles) et qui surtout gardent un contrôle actif de leur situation, à la fois d’un point de vue économique et politique. À l’autre bout, tous ceux qui sont définis par de mauvaises connexions (faibles revenus), rares (faible densité relationnelle), perverses (liées aux activités informelles ou illégales) et surtout sans l’exercice d’un contrôle actif sur elles (parce qu’elles sont largement dépendantes des décisions sur lesquelles ces acteurs n’ont qu’une faible incidence politique). À un haut niveau de généralité, il serait ainsi possible de trouver, en apparence sans grande difficulté, un lien hiérarchique peu problématisé entre les différentes positions.

59Cependant, une analyse plus détaillée corrige immédiatement cette première lecture. Hormis pour une minorité durablement et globalement protégée, la plupart des individus ont le sentiment que leur position n’est plus imperméable au changement ni à la détérioration sociale. Les pratiques les plus diverses de protection apparaissent dans tous les domaines de la vie sociale. Le résultat est donc, si l’on en reste par exemple à ce seul registre, une dynamique particulière entre les connexions économiques globales et la transformation des principes et des mécanismes de protection sociale. Le phénomène est complexe puisqu’à côté d’un affaiblissement, voire dans certains cas d’un véritable démantèlement des droits sociaux, les dernières décennies ont également été le théâtre de l’octroi de nouvelles protections. En fait, plus que des changements quantitatifs, c’est la capacité grandissante des acteurs à jouer avec les risques sociaux qui s’avère importante. À terme même, paradoxalement, pour bien des acteurs sociaux, l’important n’est plus d’intervenir sur les événements mais d’apprendre à se mettre à l’abri des secousses du monde. Les processus qui se mettent en place ressemblent à la logique de la patate chaude, et passent par la capacité croissante qu’ont les individus et les groupes, à des degrés différents, d’orienter les risques vers les autres afin d’assurer leur propre protection.

  • 26 D’ailleurs, par le biais de variations d’échelles, la micro-histoire a montré la complexité du rap (...)

60Pour rendre compte de ce niveau, l’analyse doit viser à en établir les divers mécanismes, structuraux ou non. C’est en inscrivant les histoires des individus dans ce jeu multiple d’interdépendances, qu’il faut lire les états sociaux en présence. Plus qu’à un jeu à somme nulle, nous sommes confrontés à des effets en cascade, de la part d’acteurs sociaux qui se protègent et s’exposent différemment. La pluralité des états sociaux n’annule pas le bien fondé d’une analyse structurelle mais contraint à reconnaître les possibilités que l’intermonde octroie, notamment en termes du différentiel de capacités qu’ont les individus de se mettre pratiquement à l’abri du monde. Les différences entre acteurs proviennent de compétences cognitives diverses (entre ceux qui sont susceptibles ou non d’anticiper les risques), de la diversité des ressources pratiques dont ils disposent, du contrôle qu’ils gardent sur ces processus en se fabriquant des « niches », des « digues », des « prothèses », mais aussi de la qualité des « supports » dont dispose un individu. Les états sociaux, transversaux aux positions structurelles, ne modifient pas le placement social « objectif » d’un individu, mais désignent les manières dont les acteurs éprouveront la domination au sein de diverses chaînes d’interdépendance. Le but majeur est de parvenir à décrire de manière concrète et presque singulière l’effet des structures sur les actions au travers d’une pluralité de formes de diffraction26.

  • 27 Pourtant, si l’intermonde contraint à ajouter systématiquement ce niveau d’analyse, l’importance d (...)

61Les états sociaux sont donc à caractériser chaque fois à partir d’éléments spécifiques. Ils doivent être suffisamment opérationnels pour permettre d’établir des relations, voire d’impliquer des conséquences au niveau de la nature des épreuves subies par les individus. Parfois, bien évidemment, rien n’interdit qu’une superposition entre une position structurelle et un état social ne s’avère probante. Mais dans bien d’autres cas, au contraire, les états sociaux doivent être définis de manière transversale à la plupart des positions structurelles (ainsi que, bien évidemment, aux catégorisations sociales administratives d’une société). Tout en reconnaissant le rôle analytique des positions structurelles, le but des états sociaux est de décrire les phénomènes sous un angle particulier, afin d’accentuer le transfert et la mise en résonance des situations et des individus dans l’intermonde27.

62Les états sociaux ouvrent donc à une cascade de processus. La marginalité ou la centralité ne sont qu’une affaire de dimensions qui changent selon le domaine abordé (politique, économique, culturel) et l’échelle adoptée : en fonction des perspectives analysées une position centrale ici devient là une place marginale. Les figures des états sociaux sont ainsi subordonnées au besoin de l’analyse, mais elles seront toujours transversales aux différentes positions structurelles, elles-mêmes déjà transversales aux Etats-nations. L’analyse exige ainsi de briser la cloison souvent artificielle des clivages sociaux ou nationaux afin d’établir d’autres frontières plus significatives.

Les épreuves subjectives

  • 28 Il faut cependant se garder de la tentation inutile de transformer toute la vie sociale en une sém (...)

63Si les dominations restent structurelles, la perspective d’étude octroie une véritable centralité analytique aux épreuves personnelles. Aucun subjectivisme ne guette pourtant cette démarche puisqu’en dépit de leur dimension subjective, ces épreuves sont à mettre en relation avec des positions et des états confrontant les individus de manière inégale à un différentiel d’obstacles et de possibilités. En tout cas, lorsque l’étude de la domination ne peut plus se contenter de cerner la manière dont un acteur social exerce son pouvoir sur un autre, l’étude du différentiel des épreuves de domination subies par les individus doit être analytiquement placée au socle de la réflexion. Car si une imputation globale de son propre malheur à un tiers n’est plus toujours possible, les épreuves définissent par contre, toujours et partout, différentes formes de domination28.

64Dans ce sens, il faut reconsidérer les épreuves quotidiennes de la domination en les détachant du poids de l’imaginaire politique propre à la société industrielle, et de la relation générale de cause à effet établie jadis entre les diverses situations sociales. Au sein de l’intermonde, c’est justement la multiplication des figures hybrides entre les positions structurelles, les états sociaux et les épreuves subjectives qu’il s’agit de reconnaître et d’étudier. L’analyse de la domination ne doit plus supposer un lien immédiat, mécanique et nécessaire entre les uns et les autres. Les épreuves ne doivent donc pas être étudiées avant tout au travers d’une analyse en termes de configuration ou d’homologie. Ces notions cachent mal un réalisme peu problématisé établissant très vite une relation « causale » entre positions sociales et vécu subjectif. Il revient aux études empiriques de circonscrire la nature exacte des dynamiques, mais à côté de situations-type d’articulation homogène entre les niveaux, il faut reconnaître aussi l’existence de situations de déconnexion et de rupture. En bref, les individus sont confrontés, au sein d’états sociaux divers, à des épreuves semblables, ou à l’inverse, ils peuvent affronter des épreuves différentes au sein d’états sociaux semblables. Et cette dynamique elle-même ne peut plus être ramenée à ce qui se joue seulement entre le local et le global.

  • 29 Évacuons un malentendu possible. Les épreuves renvoient à une dimension indissociablement institut (...)

65Les épreuves sont nombreuses mais il n’est pourtant pas impossible d’en tirer une conceptualisation de la domination. Surtout, elles ne sont nullement de pures expériences ou du vécu subjectif. Il s’agit d’obstacles divers, socialement produits, différentiellement distribués, que les individus sont contraints d’affronter. Et comme c’est le cas lors de toute épreuve, les individus peuvent, en se mesurant à elle, réussir ou échouer. Les épreuves ne sont donc pas « indépendantes » des positions et des états, mais elles sont hétérogènes au sein d’une même position et d’états semblables. Multiples, elles expliquent les sentiments pluriels qu’ont les acteurs puisque ce qu’ils gagnent d’un côté, ils peuvent le perdre ailleurs. En tout cas, c’est par rapport à elles que bien de leurs caractéristiques sociales et individuelles (en termes de genre, d’âge, d’état de santé, de ressources matérielles) prennent sens. Non pas directement, mais au travers de l’état social entourant l’individu. Le problème principal n’est pas dès lors uniquement de quantifier les ressources disponibles par les acteurs mais de saisir aussi en acte, c’est-à-dire au sein d’un état social, les épreuves effectivement ressenties par les acteurs29.

  • 30 Nous rejoignons ainsi, par un biais particulier, la réévaluation que Sen a faite des inégalités en (...)
  • 31 Il ne s’agit pas, non plus, de supposer, toujours et partout, une déconnexion entre les niveaux d’ (...)
  • 32 Simonetta Tabonni, Costruire nel presente, Milan, Franco Angeli, 1992.
  • 33 François de Singly, « Les habits neufs de la domination masculine », Esprit, n° 11, 1993, p. 54-64 (...)

66Du coup, il n’est pas impossible que des individus ayant les mêmes ressources, et dont la position structurelle peut paraître, mesurée à l’aune de quelques indicateurs objectifs, comme largement semblable en termes d’inégalités, puissent néanmoins être confrontés à des épreuves très différentes en fonction de variations interpersonnelles30. Et en sens inverse, et contrairement à ce qu’une vision rigide de l’ordre social laisse entendre, il se peut bien que des acteurs connaissant des positions structurelles et des états sociaux qui, mesurés en termes d’inégalités apparaissent comme objectivement désavantageux, puissent néanmoins donner lieu à des épreuves subjectives témoignant d’une plus grande maîtrise et capacité d’action31. Aucune image simpliste ne peut plus ainsi désormais, par exemple, rendre justice à la complexité des relations entre les sexes. Si à partir d’indicateurs objectifs, notamment en termes d’inégalités économiques ou professionnelles, et non pas scolaires d’ailleurs, un avantage structurel revient aux hommes, en revanche, d’un point de vue plus subjectif, comment ne pas reconnaître que ce sont aujourd’hui les femmes qui tirent le mieux parti des transformations des trente dernières années ?32 Cette capacité à s’acquitter mieux des épreuves les plus charnelles de la vie quotidienne donne aux femmes un sentiment de réalisation et de maîtrise certes particulier, mais qui est loin d’être négligeable. Surtout, en termes de rapports de domination, il faut reconnaître la complexité de la situation contemporaine33. Les femmes, en dépit des inégalités dont elles sont davantage la cible, ont une capacité de gestion au quotidien, de décision et de résolution qui contraste vivement avec les hésitations et le sentiment de dépossession de bon nombre d’hommes. Dans ce sens, et encore davantage si l’on pense aux retombées du mouvement féministe sur la vie des femmes, il est difficile de ne pas reconnaître le surplus d’initiative dont elles jouissent aujourd’hui, notamment à partir de leur plus grande capacité à changer les codes des relations humaines.

67L’analyse du différentiel de domination doit ainsi apprendre à raisonner au sein d’un intermonde multipliant ce type de figures, des processus simultanément ambivalents et contradictoires où se creuse une distance entre les réalités objectives et les épreuves subjectives. Les individus, même s’ils ont moins de capitaux et subissent plus d’inégalités, peuvent faire preuve de davantage d’initiative, bénéficier d’états sociaux plus protecteurs et tirer un parti subjectif plus grand de leur capacité à affronter certaines épreuves. À terme donc, la domination, dans le différentiel qui la constitue justement en tant que telle, ne prend tout son sens qu’à partir des études centrées sur une reconstruction analytique de diverses épreuves personnelles, à partir de quelques grands axes. Dans tous les cas, le modèle des positions structurelles retenues n’est qu’un indicateur, et ne permet qu’un saisissement fort insuffisant des épreuves ressenties par l’acteur.

68La domination se manifeste par des épreuves subjectives, non pas « en deçà » des positions structurelles, mais au travers d’états sociaux qui concrétisent son élasticité. Les unes et les autres se déclinent différemment selon les états sociaux qui, dans ce sens, sont tout autre chose que de simples variations contextuelles (comme peuvent l’être, par exemple, les situations). Elles sont la chair de l’interprétation sociologique, construites par l’analyse et dotées de malléabilités résistantes, suffisamment malléables pour faire d’elles autre chose que de simples positions structurelles, mais suffisamment résistantes pour empêcher leur dissolution dans de pures expériences ou vécus subjectifs.

69Les épreuves ne sont ainsi jamais des séquences existentielles intemporelles ouvrant la voie à une très douteuse connaissance de la condition humaine. Elles sont toujours à mettre en relation avec une position structurelle et un état social, même si leurs relations n’en découlent pas d’une manière homogène et clivée. Et pourtant, elles n’y sont pas non plus extérieures. Les épreuves condensent en abrégé une situation historique dont elles font entièrement et indissociablement partie. Le travail d’analyse doit justement permettre à l’acteur de comprendre en termes sociaux des expériences qu’il avait trop tendance à vivre comme personnelles, comme les études féministes ont su, bien avant et bien mieux que d’autres, le montrer. Le but est ainsi de parvenir à socialiser ces épreuves, leur ôtant une partie de leur charge négative, parvenant à faire que des dominations ordinaires qui ont aujourd’hui trop naturellement tendance à être ressenties comme des malaises psychologiques puissent, grâce en partie à la connaissance sociologique, être re-socialisées. En bref, il s’agit de cerner le différentiel d’épreuves socialement organisées et distribuées.

  • 34 Levons un malentendu éventuel. En ce qui concerne le moment proprement analytique de la déclinaiso (...)

70Entre les épreuves subjectives, les positions structurelles et les états sociaux, les relations sont complexes et multiples, allant de la subordination évidente au détachement problématique. C’est pourquoi il ne s’agit nullement de cerner l’histoire au niveau de la biographie, de transformer les tensions sociales et historiques d’une époque en épreuves morales et psychologiques. La dimension historique ne saurait aucunement se réduire à un drame existentiel. Bien entendu, on peut décider, pour des raisons méthodologiques, de saisir les structures historiques au travers des expériences individuelles, l’analyse s’emparant de la logique des coercitions à partir des trajectoires personnelles. Mais pour en rendre compte autrement que sous forme d’épreuves psychologiques et morales, l’analyse doit également cerner les différents mécanismes sociaux produisant ces épreuves – et ceci de la manière la plus concrète possible. En bref, il faut que la prise de vue « panoramique » aille constamment de pair avec le zoom en « gros plan » et que l’étude se penche à la fois sur les circonstances générales de la vie de l’individu et sur ses drames intérieurs. Néanmoins, parce que la vie sociale est soumise à un différentiel de consistances, il n’y a pas de relation univoque entre les positions structurelles, les états sociaux et les épreuves subjectives ; il existe une diffraction problématisée dont il faut constamment rendre compte34.

Cinquième défi : le renouveau des rhétoriques politiques

71Nos langages politiques sont eux aussi trop tributaires d’une vision particulière de l’ordre social. En témoignent à la fois l’épuisement du langage classiste et ses efforts agoniques d’aggiornamento, les discours hybrides des mouvements alter-mondialisation et leur volonté de mettre en place une nouvelle contre-hégémonie, propre à la « multitude » contemporaine, mais aussi les luttes sociales construisant, avec de moins en moins de vraisemblance, des adversaires cohérents et globaux.

72La prise en considération des caractéristiques de l’intermonde social, et la complexification qu’elle induit dans la relation entre le pouvoir et la domination, invitent à un réexamen du monopole de l’imputation des responsabilités comme principal outil rhétorique de critique.

L’épuisement de la politique binaire

  • 35 Cela ne fut possible qu’en s’appuyant sur des communautés et des valeurs traditionnelles : comme l (...)
  • 36 Alain Touraine, La voix et le regard, Paris, Seuil, 1978.

73La nouveauté de cette situation est pourtant toute relative. Faut-il vraiment rappeler que confrontés aux bouleversements de leurs référents traditionnels, les ouvriers ne vont que très progressivement se constituer en classe tout au long du dix-neuvième siècle ? Que les révoltes du XVIIIe siècle, causées notamment par l’augmentation du prix du pain, et fédérées au départ par la défense de droits féodaux, ne se transformeront que lentement en contestation contre un mode d’industrialisation35 ? Pourtant, et en dépit de l’importance de ce précédent historique, il faut aborder les essais contemporains sans parti pris, sans préjuger notamment de la manière dont ils parviendront ou non à donner forme à des conflits opposant deux grands acteurs autour d’un enjeu commun36. Pourquoi penser que l’histoire se répète et qu’encore une fois, comme hier, l’économie morale de la souffrance deviendra une économie politique de l’exploitation ?

74D’autant plus que lorsque l’analyse évoluait au milieu d’une société clivée en classes, elle retrouvait dans l’état de l’opinion publique un formidable levier. Les analyses sociologiques épousaient presque naturellement une conscience politique, souvent fortement préformée, de droite ou de gauche. Or, l’affaiblissement des traditions politiques ayant la capacité active de pré-structurer en quelque sorte les débats sociaux, change la donne sociale.

75De plus en plus, il faut construire le sens des événements parce qu’ils sont de moins en moins pré-organisés par des catégories plus ou moins spontanées, historiques et politiques, de compréhension du monde social. Le sens est de moins en moins immédiatement donné avec les événements, qui ne rencontrent plus systématiquement des catégories dictant leur orientation. Il émerge comme le résultat d’un travail actif, qui prend moins la forme d’une application des cadres que d’une production de repères, une forme de relation politique plus incertaine entre l’individu et le monde. Dans une situation historique de ce type, sauf pour un petit nombre d’acteurs très engagés dans les événements, ou autour de quelques grands thèmes divisant véritablement l’opinion publique, la principale attitude politique des individus est souvent une sorte d’irrésolution. La société est alors profondément divisée par un processus où, non sans paradoxe, tout le monde partage, au fond, bien des doutes. C’est ce consensus par défaut, cette hésitation insidieuse produite par l’indécision politique et sociale, que masquent toutes les positions qui s’acharnent à montrer la division insurmontable et durable d’une opinion publique. L’indécision est le sentiment politique le mieux partagé dans le monde d’aujourd’hui. Souvent, il n’y a pas deux camps, mais une seule masse d’irrésolus.

76Les événements ont de moins en moins d’homogénéité historique. De plus en plus, aucun récit ne vient surplomber les événements, aucune mémoire organisée ne se constitue, aucune analyse n’informe véritablement les faits en dehors, souvent, de narrations historiquement usées. Les événements restent désorganisés, subjectifs, et même si les témoignages ont plus d’un point commun, ils restent souvent, malgré tout, des témoignages irrémédiablement individuels, en deçà d’une interprétation collective organisée. Les demandes et les souffrances sociales ne parviennent pas à trouver les mots politiques nécessaires pour s’exprimer. L’irrésolution politique est à la fois la cause et la conséquence de cette situation. Certes, personne ne peut regretter les langues de bois politiciennes, mais on ne peut pas passer sous silence la crise profonde que cet état des choses révèle. Bien entendu, le vide contemporain n’a pas remplacé le trop plein idéologique d’hier. Mais une érosion progressive a bien lieu et c’est sur elle que se greffent, sans l’abolir, les discours des politiciens, des syndicalistes, des journalistes, des intellectuels. Souvent, aucun d’entre eux ne « colle » à l’événement, ou alors des discours opposés y « collent » simultanément.

77Cette situation explique à la fois l’enracinement et l’évanescence partiels des événements politiques, à condition d’inverser la perception dominante. L’enracinement est subjectif, l’évanescence collective. Plus simplement, les individus ont une pléthore de souvenirs personnels, tout en étant parfois dépourvus de toute mémoire collective organisée. Si l’ensemble des événements politiques que nous vivons depuis des années nous semble vite si lointain, si inconsistant, cela renvoie moins aux effets propres à une société du spectacle qu’à une crise des langages politiques. L’explication n’est pas à chercher dans l’effet induit par la multiplication des images mais dans la vie sociale elle-même. L’expérience subjective reste une expérience subjective et ne parvient parfois plus à s’organiser ni comme une expérience historique ni comme une expérience collective.

78La difficulté n’est pas forcément nouvelle, mais dans la société industrielle, la profonde convertibilité entre le point de vue des analystes et celui des acteurs a eu tendance à l’estomper. Les acteurs n’ont jamais parlé le langage des sociologues, mais ces derniers interprétaient la vie sociale à l’aide de concepts et d’espaces positionnels qui n’étaient jamais en rupture radicale avec l’expérience sociale des acteurs. La nouveauté ne provient donc pas de la distance croissante entre les analystes et les acteurs, c’est même le contraire qui est vrai (grâce à la ré-appropriation du savoir social par les individus), mais procède plutôt d’un univers étrangement ouvert et opaque.

Langages et souffrances

  • 37 Nancy Fraser, « From Redistribution to Recognition ? Dilemmas of Justice in a ‘Post-Socialist’ Age (...)

79La prolifération de langages visant à exprimer dans des termes moraux les expériences de domination illustre bien nos manques de compréhension politique. Le problème devient même parfois davantage le respect dû à la personne que l’injustice collective. Derrière cette situation, c’est peut-être moins une tension entre luttes de redistribution et luttes de reconnaissance qui s’exprime37 que des difficultés individuelles dont nous sommes pour l’instant incapables de cerner la véritable nature politique. Pris dans l’imagerie de la domination comme structure socio-logique antagoniste, nous ne savons pas encore les comprendre, parce que nous ne les avons pas encore construites politiquement. Au fond, de plus en plus d’acteurs veulent se faire respecter individuellement face à un système qui ne les respecte pas collectivement, sans être capables la plupart du temps de faire appel à une rhétorique autre que celle du respect lui-même. Par ce recours, au milieu de l’affaissement du discours classiste, ils visent à donner une résonance collective à des expériences de frustration individuelle.

80Mais on pourrait également penser à tous ces discours sur la victimisation, et la volonté commune à bien des acteurs, dans leur incapacité à cerner un adversaire, de proposer une autre voie de socialisation des épreuves de domination auxquelles ils sont confrontés. Certains présentent toute leur vie sous le sceau d’une série de malchances impossibles à éviter. Les dominés s’énoncent alors comme écrasés par une fatalité. Ils sont des victimes, avant même d’être des acteurs. Mais cette logique ne prend plus toujours la forme d’un destin ; elle se présente plutôt comme étant l’issue d’une série d’accidents. Parfois, on frôle cependant une déresponsabilisation absolue de l’acteur à l’aide d’une surprenante instrumentalisation du discours des sciences sociales. Le sort du dominé n’est plus qu’une malchance due aux autres. L’excès de cette stratégie qui mélange impuissance, mauvaise foi et parfois cynisme, doit être mis en relation avec les transformations que connaît la domination. La victimisation, en tant qu’attitude de contestation sociale, est un curieux mélange de « coup d’épée dans l’eau » et de « révolte » sociale, souvent sous forme d’implosion sur soi. Étrangement, dans ces récits, l’intermonde cesse alors d’être un univers élastique et devient un monde rigide et fermé.

  • 38 Pour une présentation élargie de ces expériences, cf. Danilo Martuccelli, « Figures de la dominati (...)

81Bien des dominations ordinaires s’éprouvent désormais en deçà des langages politiques constitués. Les malaises ne parviennent plus entièrement à s’exprimer dans un langage préétabli et prennent la forme de poussées d’affects collectifs, d’étranges bricolages idéologiques, d’une demande de respect aussi globale que creuse, voire d’implosions silencieuses ou de malaises psychologiques38. En fait, enfermés dans les exigences désormais impossibles de l’ancienne structure sociologique de la domination, nous ne savons plus vraiment comment instruire politiquement le malheur individuel et collectif, comment faire pour transformer bien des souffrances en injustices.

82Les rhétoriques disponibles glissent désormais souvent sur les acteurs, puisqu’elles sont encore trop centrées sur une recherche de causalités, incapables donc de reconnaître la nouveauté du défi actuel. En tout cas, dans bien des situations, l’expérience de la domination ne peut plus, ni définir une figure bien circonscrite de l’adversaire, ni mettre en œuvre une véritable théorie de l’exploitation. Désormais, c’est aussi à des états de domination sans responsable direct que les individus sont confrontés. Évidemment, ce processus ne prône aucune déresponsabilisation des acteurs, mais oblige à transformer la nature de l’analyse. À défaut, l’étude de la domination est évacuée au profit d’une conception trop systémique, enlevant toute pertinence à la notion. La vie sociale serait constituée d’actes en chaîne, effectués au sein d’organisations où chacun réalise ce que l’on attend de lui, sans visée morale ou globale, finissant par inscrire dans la réalité tout un ordre de contraintes. Ou, exactement à l’inverse, l’impossibilité d’établir les rapports sociaux en présence, avec toutes les médiations nécessaires, se referme, soit sur une quête obsessionnelle de la désignation de responsables – toujours plus lointains, insaisissables, et sans visage – soit sur la découverte de boucs émissaires – toujours plus proches, saisissables et impuissants. C’est la conséquence inévitable d’un vécu individuel qui est de plus en plus difficilement imputable directement à un tiers, sinon fort lointain et invisible. Parfois, il ne reste alors d’autre recours que de mettre en cause les « élites » ou de transférer la culpabilité ou la faute vers la société en général, c’est-à-dire tout le monde et personne. La culpabilité ainsi comprise devient flottante et vide. Son caractère diffus, omniprésent et impossible à désigner, rend bien des conflits sociaux opaques. Paradoxe : c’est au moment même où l’interdépendance des phénomènes sociaux se consolide que se répandent tous azimuts ces discours croisés de responsabilisation et de déresponsabilisation des acteurs.

83Derrière cette difficulté, c’est une manière intellectuelle de rendre compte de la domination qui devient progressivement insuffisante. Son caractère diffus et omniprésent rend en effet souvent impossible la désignation des responsabilités croisées entre les acteurs. Il faut dès lors dissocier trois problématiques trop souvent mélangées. D’abord, l’étude sociologique de l’acteur dirigeant reste toujours un domaine nécessaire et central dans l’analyse de la domination sociale. Ensuite, l’analyse effective des manières dont les projets de domination agissent ou non dans la vie sociale introduit un niveau de réalité irréductible au premier. Enfin, l’analyse doit également rendre compte de ce que, tout en étant soumis à un nombre fort important de coercitions, les acteurs sont bien souvent dans l’incapacité, pour des raisons historiques et structurelles, de parvenir à lier directement leur sort à un projet de domination mis en place par un autre acteur. Et laisser entendre qu’il s’agirait d’un projet global de contrôle opérant à l’insu des acteurs n’est qu’une formulation intellectuelle arbitraire, ne s’appuyant, à terme, que sur une étrange confiance dans le fonctionnalisme.

84La forte intégration de ces trois ordres de réalité n’a vraiment concerné que les sociétés industrielles de classe et leurs rhétoriques politiques. La vie sociale y a été comprise comme un espace de conflit entre acteurs soumis à des coercitions systémiques et impersonnelles. L’importance historique de cette attitude et la centralité intellectuelle du marxisme dans ce processus n’ont pas besoin d’être rappelées. Et pourtant, il s’agit davantage d’un mode d’intelligence politique de la société que d’une véritable explication sociologique. Nous devons apprendre à nous détacher de la séduction narrative de la lutte des classes – d’une histoire de la domination réduite au seul choc des volontés entre acteurs.

85Le but n’est plus alors d’établir un lien nécessaire et suffisant entre les dimensions du système et les expériences des acteurs, mais en tenant compte du propre de l’intermonde, de cerner un ensemble de processus structurels, éprouvés au quotidien, et qui ne peuvent pas dans leur intelligence analytique être ramenés directement à l’action d’une classe dominante ou à une étude des formes de contestation sociale. Pour cela, l’ancienne rhétorique politique est souvent d’un recours limité. Bien des expériences actuelles de domination s’avèrent même réticentes à une imputation de nature causale et exigent la décantation d’une autre grammaire politique, où un rôle majeur reviendrait au différentiel d’épreuves auxquelles sont soumis inégalement les individus. La rhétorique binaire ne disparaîtra certainement pas dans un avenir proche. Mais désormais il faudra apprendre à traduire différemment au niveau politique le vécu de la domination.

Sixième défi : l’horizon utopique

L’introuvable agent de l’histoire

86Au projet de dévoilement proprement dit, la sociologie critique a souvent associé la volonté de repérer dans la vie sociale un acteur, en fait, un Sujet historique, capable, tout en faisant partie d’une société donnée, de s’y opposer radicalement. Ce récit spécifique a toujours octroyé un rôle majeur à un sujet de l’histoire, qu’il s’agisse de la bourgeoisie ou du prolétariat, avant qu’il ne s’étende à bien d’autres groupes sociaux – le Tiers-monde, les nations opprimées, les femmes, les groupes ethniques, les minorités sexuelles, certains mouvements politico-religieux. En tout cas, au vu de l’histoire du vingtième siècle, le modèle de l’émancipation n’a cessé de connaître une trajectoire pendulaire. À des affirmations péremptoires sur la vigueur du Sujet historique ont succédé des étapes de doutes et de désespoir. Parfois, la difficulté à donner un visage à l’acteur de l’émancipation a fait basculer la pensée critique dans une pure attitude de refus et de rupture.

87Emplis de pessimisme, et ne parvenant plus à identifier le nouveau Sujet historique, les analystes se désintéressent alors progressivement des luttes sociales réelles au profit de postures intellectuelles de plus en plus radicalisées, prenant des formes ouvertement utopiques ou esthétiques. Ce fut pour beaucoup, comme on le sait, le constat historique à la fois initial et final de l’école de Francfort, et de son marxisme sans prolétariat. L’analyse ne tarde pas à se radicaliser et à s’assombrir, au fur et à mesure que la classe ouvrière perd progressivement toute position privilégiée en tant qu’acteur révolutionnaire. À terme, la question de l’introuvable agent révolutionnaire finit par mener Horkheimer et Adorno à une voie sans issue, affirmant sans cesse le caractère absolu de la domination dans la société administrée, à un repli philosophique pessimiste à l’image de Schopenhauer – comme chez Horkheimer –, ou encore à une fuite en avant vers l’esthétique – comme chez Adorno.

  • 39 Il s’agit ainsi, par exemple, de libérer la libido de toute canalisation vers la reproduction ou l (...)

88Mais on peut également penser à la crise du Sujet historique et aux avatars de la « révolution libidinale » qui secouent surtout la France de l’après mai 1968 (et au retour renouvelé de certaines de leurs variantes dans le mouvement d’alter-mondialisation). La volonté de « libérer » la révolution de toute répression productiviste ou d’« œdipinisation », commence par vider le projet de faire l’histoire de tout contenu pratique, puis une fois les rhétoriques du changement épuisées, se renverse dans un discours critique obscur, constitué par de purs effets d’écriture. L’émancipation serait à associer à de mystérieux « flux » qui jailliront de partout, se répandant sur toutes les surfaces, des « schizes », des « rhizomes », des « multitudes » diverses, impossibles à enfermer puisque réactives à tout ordre. La volonté de faire l’histoire connaît ici sa forme extrême : elle se dénaturalise même, et ne peut plus annoncer un quelconque changement. À terme, le projet révolutionnaire de Marx s’inverse. D’une volonté politique d’explosion sociale et de transformation violente d’un système social, il se transforme en flux non maîtrisables qui se limitent à une sorte d’implosion permanente, inconciliables avec toute norme39.

89Mais l’éclipse de l’agent historique se transforme aussi dans des dérives dogmatiques appelant à un refus radical du monde. Les différentes formes de fondamentalisme et d’intégrisme dont la modernité est cycliquement l’objet en attestent. S’appuyant sur un « haut » projet de contestation, notamment dans leur volonté de renversement politique des élites en place, ces mouvements sont animés par des visions verticales et autoritaires, rigoristes et rigides, néocommunautaires et antidémocratiques. Ils ont souvent accompagné la modernité comme sa face d’ombre et leur renouvellement actuel ne doit pas faire oublier la profonde continuité historique sous-jacente à ces projets de rupture.

90Face à ces fuites et ces ruptures, la tentation est alors grande pour la sociologie de se réfugier dans une pratique professionnelle débarrassée de toute illusion utopique ou alternative, au profit d’un travail mesurable et objectif. La prolifération des études sur les inégalités sociales, et la neutralité scientifique dont elles se réclament souvent, en sont aujourd’hui l’expression la plus manifeste. Rien n’en témoigne mieux d’ailleurs que la modification du mode d’intervention des sociologues, y compris critiques, dans l’espace public. L’intellectuel « traditionnel », énonçant sinon toujours le sens des événements, au moins leur objectivité et leur reproduction, voisine avec le spécialiste de sciences sociales, qui écoute les murmures des gens et dénonce les inégalités. Dans le premier cas, l’intellectuel s’efforce de précéder l’histoire, de dégager objectivement les éléments qui amèneront à sa transformation, il s’auto-décerne un rôle d’avant-garde, et vise par son regard à orienter la voix des mouvements. Le second écoute, et fait bénéficier ses interventions publiques des techniques de recherche propres aux sciences sociales ; il entend, parce qu’il sait entendre, en empathie avec la souffrance des autres ; il se légitime par le transfert de son savoir-faire professionnel, de ses compétences d’expertise, dans un domaine donné, sur la scène publique. Cette attitude, plus modeste, se généralise d’autant plus qu’elle permet aux sociologues de valider de manière croissante leurs prises de positions politiques par un appel aux résultats plus ou moins directs de leurs recherches. Ils se présentent alors, sinon vraiment comme des porte-paroles, au moins comme des interprètes fidèles des difficultés des acteurs. Or, la tendance à légitimer sa propre position à l’aide d’une connaissance scientifique méthodologiquement obtenue, ou à réduire l’analyse sociologique à une pure version du témoignage apparaît pour le moins limitée, d’autant plus qu’elle se produit au moment même où on peut constater une véritable usure des capacités de dénonciation sociale.

Au-delà de la révolution

91Lorsque la vie sociale est interprétée comme un univers rigide, le problème devient très vite une affaire de tout ou de rien. La révolution apparaît comme l’horizon nécessaire à toute libération. Bien entendu, des actions ponctuelles ont lieu, mais elles ne sont que des moments, de faible niveau historique, dans l’attente du grand changement. L’univers utopique est celui du dépassement et de la rupture, de la re-fondation radicale et du nouveau commencement.

92En revanche, la reconnaissance des élasticités contextuelles invite à comprendre que si l’appel à un changement radical peut s’avérer une impasse, à l’inverse, des marges d’initiative sont toujours possibles. En tout cas, la reconnaissance de l’intermonde modifie en profondeur la vision utopique. La rupture politique et sociale de l’ordre établi était basée sur la présomption de l’existence des limites structurelles de compatibilité d’un système social. Après maints épisodes tragiques, nous savons désormais que cette volonté de reconstruction radicale, toujours inachevée parce qu’au fond inachevable, est une démesure dangereuse. Et inutile.

  • 40 Alain Pessin, L’imaginaire utopique aujourd’hui, Paris, PUF, 2001, p. 181. Cette transformation mo (...)

93Une conception élastique de la vie sociale souligne les limites de toute volonté de quadrillage ou de transformation totale. Désormais, l’« espérance » réside moins dans la possibilité du dépassement que dans l’expérience irrépressible d’initiative des acteurs. D’ailleurs, cette transition est désormais visible parmi les utopies contemporaines – que Pessin caractérise comme « utopies d’aventure ». Un trait majeur les différencie : le passage d’un imaginaire de la résistance et du refus à un imaginaire de l’invention et de l’affirmation, un imaginaire instituant concevant la vie sociale comme un domaine « où tout est virtuellement expérimentable, où rien n’est encore fixé, ou du moins définitivement fixé dans des formes instituées40 ». La valorisation héroïque de la grande coupure cède ainsi le pas à une valorisation des brèches permanentes, sur un temps qui n’est plus suspendu mais en expansion continue, valorisant la différence et la contradiction à l’encontre de la volonté de système et de collection de l’utopie classique. L’initiative et la responsabilité de l’individu se trouvent ainsi au cœur des utopies contemporaines. Il ne s’agit plus, le plus souvent, d’attendre une liberté à venir mais d’effectuer des projets actualisant une liberté présente, qui, malgré ses limites, ne se pense plus comme une contre-société mais passe par la mise en pratique d’une sociabilité positive au jour le jour au travers d’une prolifération de projets.

  • 41 Remarquons que l’existence de cette possibilité ne présage en rien de son utilisation « utopique » (...)

94L’utopie n’est plus un rêve pour ailleurs et plus tard. Elle est un projet pour ici et maintenant. Certains s’empresseront de dire qu’il ne s’agit que d’une illusion, tant cette enclave utopique reste à l’évidence dépendante du reste de la société réelle41. Cependant, elle se réclame aussi d’une autre conception de la vie sociale qui rompt en profondeur avec les velléités, cette fois-ci vraiment illusoires, d’une société organique. À un monde social intellectuellement clos correspondaient les utopies de la clôture et de l’enfermement. Un monde social intellectuellement ouvert en appelle à des utopies d’aventures.

95Au fond, et à sa manière, il ne s’agit ici que de la transition, au niveau de l’imaginaire, d’un monde social pensé sous le signe de l’ordre à un autre, progressivement saisi dans et par ses élasticités multiples. Le combat frontal, la prise de parole, voire le conflit au sens large n’étaient que le corollaire immédiat d’un monde perçu comme solide, rigide, nécessaire, opposant inextricablement et inévitablement des groupes sociaux entre eux, évoluant au sein d’un univers social aux bornes rigides. Désormais, la rupture collective cède le pas à une série de brèches alternatives et de départs individuels ou collectifs. La mobilité devient ainsi un des versants majeurs du nouvel imaginaire utopique, puisque la reconnaissance d’un intermonde élastique invite, à côté de la mise en place des stratégies d’invention au quotidien, à l’exploration des conséquences bénéfiques d’une série de déplacements.

  • 42 David Held, Democracy and the Global Order, Cambridge, Polity Press, 1995 ; Jürgen Habermas, « La (...)

96Et ceci n’est pas seulement vrai pour les vies individuelles. Le même principe utopique doit être mis en pratique au niveau macro-sociologique. Ici aussi il faut réaliser à quel point l’action opère dans un intermonde à frontières poreuses, nullement infranchissables. En fait, les limites structurelles sont susceptibles d’être repoussées ou redessinées. Les alliances à explorer deviennent multiples et ouvertes dès que l’on prend acte du caractère non intangible des bornes. L’utopie, en tant qu’horizon des possibles, s’ancre en dernier ressort dans un sentiment de pouvoir qui naît lorsqu’on abandonne la représentation d’un monde rigide, à bornes immuables, dont l’espace national ou l’idée d’un marché (mondial) autorégulé sont encore l’incarnation suprême. Peu importe ici les stratégies exactes par lesquelles ces ouvertures se concrétiseront – au niveau régional, transnational ou cosmopolitique42. L’utopie doit désormais, elle aussi, épouser la malléabilité résistante de l’intermonde. Et à la différence de l’imaginaire révolutionnaire pour qui le franchissement des frontières systémiques était subordonné à l’idée exclusive de la rupture des limites d’un système, la nouvelle utopie sociale prend acte d’une myriade de formes de transgression et d’articulation possibles, tantôt conservant les anciennes frontières, tantôt en instaurant de nouvelles. Toutes les alternatives ne sont pas envisageables, mais plus aucune borne indépassable (les structures ou les systèmes) n’en limite désormais l’action. La stratégie du conflit social comme voie exclusive de l’action politique, sans perdre de sa pertinence, cède cependant du terrain à d’autres logiques susceptibles d’explorer d’autres mécanismes de mise en question des limites des faits sociaux. Le champ de force et le différentiel de puissance entre acteurs existent, mais les possibilités croisées d’alliance (entre acteurs étatiques, organisations non-gouvernementales, grands groupes économiques, mouvements d’opinion…) en deçà ou au-delà des seules frontières nationales ou des uniques impératifs de la rationalité économique (en fait, d’une forme de définition de celle-ci), sont inscrites dans l’élasticité irréductible de la vie sociale. Sous l’emprise de l’idée de l’ordre social, l’analyse a fini par renverser l’ordre de priorité. Les bornes sont transitoires et poreuses ; l’élasticité, irrépressible et permanente.

Septième défi : critique de la réactivité

97L’étude de la domination doit toujours s’acquitter d’un travail central : la mise à plat de l’imagerie du contrôle qui la sous-tend. Elle est fondée sur un récit affirmant que les hommes sont capables de parvenir à un contrôle global sur la vie sociale. Dans ses formes extrêmes, et dans les moments les plus troubles, cette imagerie a même pu nier la possibilité de toute résistance du monde aux desseins collectifs.

L’imagerie de la rationalisation triomphante

98La vision d’une domination globale et homogène va de pair avec l’idée d’une modernisation associée à un projet d’extension illimitée du pouvoir, par le biais notamment d’une rationalisation dont l’expansion fut présentée comme à la fois redoutable et imparable tout au long du vingtième siècle. Le pouvoir, comme rationalisation des conduites, pouvait même s’inscrire autant dans l’environnement social que dans l’intériorité des individus. L’idée a eu le charme fou des formules critiques simples. Les sociétés industrielles, soit par le biais de l’homo sovieticus, soit par celui de l’homme unidimensionnel soumis aux impératifs de la consommation, avaient été capables de programmer le type d’individu dont elles avaient besoin. Un individu domestiqué, en tout cas pour ce qui concerne le capitalisme occidental, se déplaçant d’un objet de consommation à un autre, d’une frustration à une autre, se bernant lui-même dans la quête impossible d’un bonheur existentiel par l’appropriation d’illusions appelées marchandises. Les individus auraient perdu toute volonté de maîtrise autonome de leurs vies, toute capacité de production d’univers utopiques permettant d’échapper ou de résister à la programmation de leur existence par les grands appareils de gestion économique et culturelle. Pour paradoxal que cela puisse aujourd’hui paraître, les représentations les plus extrêmes de cette description de la vie sociale se sont répandues au moment même où se mettaient en place de nouvelles formes de contestation collective, et où, surtout, on commençait à prendre acte des limites croissantes du projet de rationalisation moderne.

  • 43 Alain Touraine, Production de la société, Paris, Seuil, 1973.

99Il faut accepter l’idée que nos sociétés ont plus de capacité d’action sur elles-mêmes que toutes les autres sociétés qui les ont précédées dans l’histoire43. Et pourtant, cette extension rend nos sociétés particulièrement sensibles aux limites du pouvoir qu’elles connaissent. S’il est absurde de nier les considérables différentiels de pouvoir dont jouissent les acteurs, aucun d’entre eux, pour puissant qu’il soit, n’est désormais capable d’imposer véritablement sa volonté, du domaine domestique à la sphère internationale. C’est même le paradoxe liminaire du pouvoir au sein du processus de rationalisation : il ne s’est jamais autant accru, il n’a jamais été aussi faible. On peut alors reconnaître que le pouvoir est partout, mais aussi comprendre qu’il n’y a plus de capacité d’application directe globale de la volonté des groupes supérieurs à tous les autres. Ce n’est pas seulement la vie sociale dans son ensemble qui ne peut pas être régulée par une domination unique, comme en atteste l’effondrement du totalitarisme dans le vingtième siècle. Mais même dans des domaines plus sectoriels, comme l’économie ou la culture, les problèmes posés échappent souvent au pouvoir de régulation globale de toute couche dirigeante. En tout cas, l’analyse sociologique a sans arrêt montré les limites de ce projet de maîtrise, en soulignant, par exemple, toute l’irrationalité réelle des organisations derrière les discours de la rationalisation.

Le contrôle et l’initiative

  • 44 Danilo Martuccelli, Dominations ordinaires, op. cit., chapitre iii.

100Les études ont ainsi établi, pour chaque situation, une dynamique particulière entre le pouvoir et l’initiative. Cette dernière dépend étroitement des consistances sociales et dans ce sens, elle est une représentation profondément sociologique, contrairement à l’idée de liberté qui appartient plutôt à l’univers politique. L’initiative, à la différence de la liberté, accepte d’emblée une hiérarchie plus ou moins grande de degrés, en fonction des compétences et des opportunités réelles. Mais y compris dans des situations extrêmes, l’initiative et sa possibilité restent au cœur de la domination. La comprendre en profondeur force même à la distinguer de simples marges de manœuvre. Son existence, contre l’emprise d’un imaginaire rationalisateur moderne, est sans doute un acquis majeur de bien des études. Cependant, le freinage, le sabotage, le jeu avec les règles, les manières diverses de consommer, les multiples formes de détournement domestique, les résistances scolaires ou politiques ne rendent pas complètement justice à cette dimension. Parce qu’elles l’ont trop considérée du point de vue des dominants, ces analyses n’ont pas toujours souligné ce que cette dimension signifie en termes subjectifs, y compris dans les activités qu’en principe, on pense de plus en plus soumises à la rationalisation et au contrôle. L’initiative permet très paradoxalement de comprendre l’action au sein de situations sur lesquelles, globalement, l’individu n’a pas de contrôle et qui pourtant, dans leur saisissement direct, et suite à l’élasticité de l’intermonde, lui donnent un surcroît de sentiment de maîtrise personnelle. La raison ultime ne provient pas de la structure de la conscience humaine, capable par sa force de négation, d’illuminer autrement sa situation, mais de la structure même de l’intermonde, qui permet à l’acteur de se lier diversement à la société et aux autres, à la fois pratiquement et symboliquement. En bref, l’initiative est la face active d’une situation passive de domination44.

101C’est pourquoi la distinction analytique entre le pouvoir et l’initiative est fondamentale. D’un côté le pouvoir à proprement parler, définit la capacité à imposer sa volonté sur les autres et de l’autre côté, l’initiative, elle, se définit avant tout par le différentiel entre acteurs, dans des situations modelées en amont par une forme de domination. Par l’initiative, l’acteur déjoue parfois la stratégie de puissance et de commandement d’un autre acteur, mais cette conduite intègre une dose de résignation implicite (ou explicite) trop grande pour que l’on puisse l’apparenter véritablement à une manifestation de pouvoir, voire parfois de résistance, ou encore de liberté. C’est dire que le pouvoir comme l’initiative définissent des formes de conduite, de compétences, d’habilitations, des traits qu’ils ont en fait en commun avec toute manifestation d’action. Mais si le pouvoir est avant tout une forme active d’imposition, l’initiative est une action au sein d’une domination.

L’implication et ses contournements

  • 45 Cf. les remarques dans ce sens de Cornelius Castoriadis, « La révolution prolétarienne contre la b (...)

102L’imagerie rationalisatrice a connu sa forme extrême à propos de l’univers productif et organisationnel. Et les études sur la domination, notamment celles de la sociologie du travail, ont mis à mal cette imagerie. La distance est en effet irrépressible entre l’expérience au travail et ses dimensions informelles, et le plan de production et d’organisation imposé par l’entreprise comme modèle prescriptif. Elle n’a cessé de nourrir l’initiative des acteurs ou des formes de contestation et de résistance de la conscience ouvrière. Comme la sociologie n’a cessé de le montrer depuis des décennies, les ouvriers développent maintes stratégies d’initiative s’appuyant sur diverses formes de savoir, d’expériences, de solidarités, qui leur permettent de réguler la production de manière relativement autonome face aux contrôles imposés par la direction. Davantage même, cette initiative ouvrière, rebelle à toute formalisation achevée, est une condition indispensable au fonctionnement d’une entreprise, à défaut de laquelle, aucune organisation, pour « scientifique » qu’elle soit, ne peut jamais tourner. Cette initiative est dès lors, effectivement, une forme d’implication paradoxale puisque dans un seul et même mouvement, les ouvriers contestent la rationalisation des conduites imposée par la direction de l’entreprise, tout en permettant son fonctionnement par leur savante transgression de consignes et leur régulation autonome de la production. La permanence de ces initiatives montre, au cœur même du lieu le plus fantasmatique de puissance des sociétés industrielles, les limites de toute organisation formelle de production : elle ne peut véritablement fonctionner qu’à l’aide d’une organisation ouvrière informelle et fragmentaire échappant à son contrôle45.

103D’ailleurs, c’est en partie la reconnaissance de ces limites qui alimente depuis quelques décennies des changements importants dans la gestion de la main-d’œuvre. Quelles que soient les polémiques sur leur réelle étendue, on observe un passage tendanciel d’une volonté de quadrillage et d’élimination radicale de toute initiative ouvrière à une mobilisation maîtrisée de cette même « initiative » au service de l’entreprise. Bien entendu, cette stratégie vise moins à reconnaître le caractère élastique des situations qu’à établir une gestion managériale visant à dompter l’autonomie au travail, à l’aide de compétences transversales. Le travailleur se doit d’être polyvalent, de prendre des « initiatives », de travailler en équipe, de réaliser divers objectifs, en fait, de présenter une aptitude générale mettant en question une frontière trop étanche entre l’exécution et la conception. Mal codé, mal connu, mal reconnu, l’appel à l’« initiative » opère comme un véritable puits sans fond. Le résultat est parfois une formidable intensification du travail et surtout une nouvelle forme d’usure. L’implication attendue étant sans bornes, les résultats peuvent être toujours jugés insuffisants.

104Cet appel à l’« initiative » n’en reste pas moins sous surveillance. Il ne passe plus par des injonctions ou des règles déterminées une fois pour toujours, mais plutôt par un renouveau constant des principes de l’engagement. La volonté de contrôle ne se traduit plus par une concentration des décisions, basée sur l’omni-science supposée des dirigeants. Au contraire même, la gestion de l’initiative par le pouvoir passe de plus en plus par la capacité à mettre en contact des individus et des compétences, au sein d’une configuration permettant d’augmenter l’efficacité d’ensemble d’un système ou d’un réseau, en exigeant un plus grand investissement du salarié. Les nouvelles formes de management prennent ainsi acte de la distance irréductible existant entre l’organisation formelle et la réalisation concrète du travail. Il s’agit alors, par différents biais, de contrôler ou d’orienter l’apport personnel sans lequel le travail ne peut exister. En quelque sorte, d’anciennes formes d’initiative ouvrière sont parfois détournées, voire contrées, au profit de l’entreprise – c’est ainsi, par exemple, qu’avec l’apparition des cercles de qualité, les propositions, en fait les anciennes astuces et combines des ouvriers, ont été en partie récupérées par les organisations.

  • 46 David Courpasson, L’action contrainte, op. cit.

105Les formes de contrôle cessent d’être uniquement verticales et font appel à des principes horizontaux. Par le jeu des primes individuelles et surtout des primes d’équipe, le contrôle vise à être transféré à la fois au travailleur lui-même, mais surtout à son groupe de travail. Ce double processus de concurrence individuelle et de contrôle réciproque s’insère dans une situation marquée par une exacerbation de la concurrence entre les diverses catégories des salariés. S’opérant désormais aussi entre pairs, la surveillance est à la fois moins coûteuse pour l’entreprise, plus constante dans ses effets et plus dure dans ses sanctions, puisque l’individu rétif est « remis en place » par ses collègues au nom d’un intérêt économique commun à l’équipe. Le détournement des règles est rendu caduque sous le regard des « frères ». Bien sûr, le montant des primes n’induit pas toujours et partout cette généralisation horizontale du contrôle entre les salariés. Mais il s’agit d’une nouvelle gestion en apparence moins ouvertement contraignante, plus souple, plus informelle, puisque passant davantage par le biais des réputations et des évaluations, mais visant toujours à contrer l’initiative des salariés46.

106La volonté de rationalisation n’a pas disparu. Et les rapides évocations que nous venons de faire montrent même à quel point les organisations ont su détourner ou neutraliser des formes traditionnelles de l’initiative ouvrière. Mais au-delà du renouveau du contrôle et de l’implication au travail organisé par les nouveaux modèles du travail prescrit, les marges, les résistances et les initiatives n’en sont pas moins toujours en action. Les individus dosent toujours leur implication. D’ailleurs, si les responsables d’une entreprise peuvent parfois désirer un engagement absolu, bien d’autres fois, ils n’y comptent pas vraiment, et les salariés, sur ce point, ne les déçoivent que rarement. Il serait faux de présenter cette situation comme un simple jeu à somme nulle. Au contraire même, le salarié y est impliqué, en dépit (et non pas à cause) des contrôles dont il est l’objet. L’objectif est toujours une gestion, à son niveau, de l’implication et de l’engagement. Elle se joue parfois à la marge. Mais cette marge est trop élastique pour être entièrement éliminée. Il ne s’agit alors le plus souvent que de la canaliser, de la réduire quelque peu, sans être jamais capable de l’abolir. Le mot de résistance ne lui rend pas toujours justice, car les attitudes qu’elle implique ne sont pas seulement passives, ni désespérées, incohérentes ou éphémères. Ou plutôt, tout en l’étant parfois effectivement, elles témoignent aussi d’une expérience irréductible de maîtrise et de prise en main de soi.

  • 47 Michel Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 31 et suiv. ; p. 133 et suiv.
  • 48 Ibid., p. 229.

107Étonnamment, l’imagerie de la rationalisation a trouvé ses porte-paroles les plus convaincus parmi les représentants attitrés d’une certaine pensée critique. Ils finiront même par construire une sémiologie absolue du pouvoir et de la domination où rien n’échapperait à leur emprise. À les entendre, ils deviennent une série de réseaux qui traversent et constituent les corps, la sexualité, la famille, par le biais de techniques disciplinaires polymorphes. Foucault aura trouvé le mot : la microphysique du pouvoir47. Il s’efforcera de montrer comment il opère par inculcation sur les désirs, les gestes, les actions quotidiennes, comment il fait du corps humain un objet de manipulation. Les effets multiples et insidieux du pouvoir passent par un ensemble de dispositifs et de techniques qui investissent et traversent tous les individus. L’extension du panoptisme est ainsi censée exprimer de manière exemplaire l’histoire du pouvoir dans la société depuis l’âge classique, au travers de pratiques locales de surveillance permanente des individus et menant, par la généralisation de ces procédures, à l’instauration d’une véritable société disciplinaire. À terme, « quoi d’étonnant si la prison ressemble aux usines, aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux, qui tous ressemblent aux prisons48 ». Mais comment pouvoir vraiment accepter une analogie de ce type ?

108En vérité, comme figure extrême et impossible de l’action, le fixisme a longtemps hanté l’imaginaire social. Il n’a jamais été une réalité, mais toujours une imagerie, énonçant la maîtrise définitive des effets aléatoires ou novateurs de l’action au profit des logiques toute-puissantes de reproduction ou de contrôle. D’ailleurs, si la sociologie n’a qu’insuffisamment repéré le propre de l’intermonde, c’est que sa réflexion fut obsédée par la représentation d’une rationalisation continue et croissante du monde social. La modernisation était censée justement passer par l’expansion des exigences rationnelles et d’une multiplicité de redoutables coercitions impersonnelles. Pris dans un engrenage de forces dont ils finissaient par oublier la raison d’être, les individus étaient censés être prisonniers dans des cages d’acier. Au sein d’une vision animée par cette imagerie de la vie sociale, l’élasticité foncière de l’intermonde ne pouvait pas trouver sa place. Tout au plus, comme dans l’aveu de Weber à propos du charisme il n’existerait que des « murmures » ou des « résidus » incapables d’inverser l’économie générale du mouvement du monde.

Épuisement

109Cependant, depuis quelques décennies, progressivement, cette imagerie de la modernité s’affaiblit. Les sociétés, du fait de leur complexité structurelle, sont sous la contrainte d’un nombre trop grand de conditionnements pour qu’il soit possible de déterminer toutes les pratiques. Ce constat prendra une figure proprement libérale, chère aux tenants du marché, prônant l’hypothèse d’une impossible maîtrise d’ensemble de la société. Mais bien d’autres formes se mettent également en place au fur et à mesure que des images plus réalistes et plus modestes de la maîtrise du monde s’imposent. Elles parcourent bon nombre de domaines sociaux, allant des évidentes difficultés croissantes de contrôle des populations et des migrations, du constat de la rémanence d’un secteur informel tout au long de l’histoire des sociétés industrielles aux mafias transnationales défiant le pouvoir de contrôle des États et des organismes internationaux, en passant par la prolifération des risques écologiques ou alimentaires non maîtrisés. En bref, nos sociétés ont aujourd’hui moins à faire au niveau de leurs représentations avec l’ordre et le fixisme, qu’avec le « désordre ». Qu’il suffise de penser à la représentation libérale de la société de marché (où tout bouge), à certaines images de la globalisation (où tout est dérégulé), à une certaine représentation de la société (où tout est une affaire de réseaux), ou encore, à une représentation de l’exclusion comme une fatalité (puisqu’il n’y a plus jamais d’adversaire social identifiable).

110Si ces représentations sont souvent insatisfaisantes, il est devenu difficile aujourd’hui de ne pas reconnaître les limites et les contradictions internes indépassables de tout projet de rationalisation. Il ne s’agit, certes, que d’une transformation des représentations liminaires du monde social. Mais elle a un rôle fondamental dans nos saisissements les plus quotidiens. Un écart majeur s’instaure alors entre la perception immédiate et ordinaire propre à chaque individu d’un monde soumis à des aléas de plus en plus importants, défiant toute logique stricte de contrôle, et une représentation analytique prônant encore, parfois, l’action d’un projet global et homogène de domination. D’ailleurs, c’est pour réduire cet écart qu’une autre imagerie a fini par se mettre en place.

L’imagerie de la réactivité universelle

111La fin du vingtième siècle et de la représentation de l’histoire dont il fut porteur annonce l’avènement d’une autre conception liminaire du contrôle social. Le monde ne serait plus si sûrement et si orgueilleusement encadré par une modernité organisée. En fait, l’imagerie de la rationalisation connaît deux inflexions différentes. Et si aucune d’entre elles ne parvient à reconnaître de front le propre de l’intermonde, leur intérêt majeur réside dans la capacité critique corrosive dont elles font preuve vis-à-vis de l’ancienne imagerie.

  • 49 Ulrich Beck, La société du risque, op. cit. ; cf. aussi le numéro spécial, « Faut-il une sociologi (...)
  • 50 Niklas Luhmann, Risk : A Sociological Theory (1991), Berlin-New York, Walter de Gruyter, 1993.

112La première inflexion s’organise autour de la notion de risque49. Sans que toutes les conséquences théoriques n’en soient tirées, sa prolifération souligne à quel point nous ne vivons plus dans le monde dystopique de la cage d’acier. En rendant problématique la relation entre les événements, leurs conséquences et leur probabilité, la notion rend plus contingente la représentation de la maîtrise de notre environnement. Et pourtant, dans son usage le plus courant, l’idéal moderne d’emprise sur les événements subsiste puisque le risque est justement ce qui permettrait, d’une manière à peine biaisée, de réintroduire un principe de maîtrise (au moins virtuel). Pourtant, le changement est de taille. Il ne s’agit plus d’ancrer l’imagerie moderne dans la possibilité d’une planification de la totalité des événements. Il s’agit plutôt d’affirmer l’existence d’une forme de maîtrise passant par la mise en relation des décisions et de leurs conséquences. Les deux processus sont intimement liés : les sociétés contemporaines se pensent de plus en plus sous l’emprise du risque, et en même temps, et par là-même, elles retrouvent un semblant de maîtrise, puisque par définition le risque ne se comprend qu’en relation avec les décisions prises50. Le temps présent est ainsi toujours virtuellement responsable du futur, que les décisions aient été prises (avec leurs conséquences non prévues) ou qu’elles ne l’aient pas été. Dans un seul et même mouvement, la notion de risque permet de reconnaître l’imprévisibilité du futur, et nos actes présents, tout en les expliquant, avec un acharnement croissant, par nos défaillances passées.

113Mais ce qui cerne plus durablement sans doute le changement d’imagerie est l’inflexion apportée par la conviction de nos capacités croissantes de réactivité immédiate à notre environnement. Certes, la notion de risque n’est pas complètement étrangère à cette réalité, mais par le biais de la notion de réactivité c’est une autre imagerie de la domination qui est en train de se construire.

  • 51 Benjamin Coriat, Penser à l’envers, Paris, Christian Bourgois, 1991.

114Comme jadis à propos de l’usine taylorienne, ce discours trouve dans les entreprises et dans la nouvelle organisation du travail son image d’Epinal. L’idée de la réactivité universelle et immédiate se substitue à celle du contrôle absolu. On « sait » que l’on ne peut plus maîtriser par avance les déviances, mais on « croit » de plus en plus être capable de neutraliser, grâce à une réactivité en temps réel, toutes les menaces. Comme hier lors du processus de rationalisation, un nombre important d’éléments fondamentaux du monde de la production y renvoient aujourd’hui : stock zéro, juste-à-temps, compétitivité structurelle, adaptation immédiate aux aléas du marché et au goût des consommateurs… L’imagerie, dans ses excès et sa toute puissance, se renouvelle autour de performances censées être illimitées, non plus par une maîtrise en amont – comme le prône encore dans un certain sens la culture du risque –, mais en aval, grâce à nos capacités à réagir promptement aux contingences du monde. En termes de production, c’est le toyotisme qui exemplifie sans doute le mieux ce principe général du renversement de la chaîne de production. À la différence du système tayloriste, où le centre planifiait en amont rigoureusement la production et la division des tâches, le prélèvement par l’aval rend la maîtrise du système plus souple et moins onéreuse. Il s’agit bel et bien d’apprendre à « penser à l’envers51 ». L’essentiel, après l’échec des régimes tayloristes et totalitaires du vingtième siècle, ce n’est plus d’organiser une planification aussi vaste qu’impossible, mais de parvenir à mettre en place les modèles les plus performants de la réactivité sociale. Il ne s’agit ainsi que de reconnaître, pour mieux les contrer, l’étendue des contingences de la vie sociale.

115La réactivité est en train de devenir la nouvelle imagerie du pouvoir. En témoignent notamment toutes les métaphores du réseau (sociétés ou entreprises), où l’important est la « rapidité » et la « justesse » de la réaction, où l’objectif est toujours d’« éliminer » les temps morts et les pesanteurs structurelles, au profit d’une image d’organisations dotées d’un système nerveux aussi performant que possible. En témoigne encore le discours managérial louant la réactivité en tant que vertu majeure des cadres. Mais aussi, à sa manière, la transformation progressive de la logique des interventions militaires ou, dans un tout autre registre, l’imagerie de la tolérance zéro. Enfin, et sans vouloir clore la liste, pensons aussi à la volonté de correction la plus rapide possible dans les phénomènes de difficultés scolaires ou psychologiques dont il faut détecter, le plus tôt possible, les premiers signes avant-coureurs. Ce qui se trouve au cœur de cette imagerie, si pleine de métaphores biologiques reconsidérées, ce n’est pas comme jadis, l’idée d’une adaptation constante à l’environnement, mais toute une série de différentiels de réactivité face aux bouleversements.

116Comprenons-nous bien : il ne s’agit nullement de nier des évidences. Bien sûr, dans bien des secteurs les temps de livraison se raccourcissent ; certes, une entreprise n’ayant pas su, au moment nécessaire, mettre en place une stratégie de développement de nouveaux produits peut aller à sa perte ; et bien entendu, arriver le premier sur un marché permet d’obtenir des profits concurrentiels importants. Bien entendu, la compétitivité d’une entreprise dépend de sa connaissance du marché, et dans ce sens, une meilleure anticipation des évolutions des goûts des consommateurs et une meilleure réactivité sont certainement des atouts stratégiques majeurs. D’ailleurs, une partie des stratégies économiques actuelles (de différenciation horizontale, de flexibilité, de diversification de l’offre) vise justement à mieux cerner ces aspects. Et pourtant, tout cela n’est qu’une des faces du phénomène : bien d’autres fois, il serait en effet possible de montrer que sous l’emprise de l’imagerie de la réactivité universelle, les organisations sont prises d’une urgence qui les fragilise, à l’interne comme à l’externe, une fébrilité d’autant plus pernicieuse d’un point de vue productif qu’elle est induite par des diktats financiers.

Critique

117Une partie de l’effort critique contemporain devra être consacré, à l’inverse de ce que prône l’idéologie managériale, à réfuter la double illusion, et de l’efficacité de la réactivité dans le monde, et de son caractère indispensable. Comme jadis la rationalisation, il faudra apprendre à distinguer ce qui relève du fonctionnement des lieux de production ou des pratiques sociales stricto sensu et ce qui revient en propre à la formation de cette nouvelle imagerie. Il est ainsi indispensable de questionner d’une part l’idée, toujours et partout, d’une réactivité immédiate de l’acteur à son environnement et d’autre part, cerner la problématique du différentiel de réactivité comme une épreuve inégalitaire.

  • 52 Anne Barrere, Les lycéens au travail, Paris, PUF, 1997 ; Anne Barrere, Travailler à l’école, Renne (...)

118L’imagerie de la réactivité repose sur un postulat d’immédiateté discutable. De la même manière qu’aucun contrôle ou effort de rationalisation ne parviennent jamais à éliminer les tactiques de résistances des acteurs, de la même façon, l’environnement social n’est pas un couperet immédiat et infaillible de l’action. Dans l’univers de la pratique sociale, les corrections sont d’une nature particulière. C’est ici que la notion de choc avec la réalité doit devenir un outil majeur de la critique. À la différence de ce que laisse entendre l’imagerie de la réactivité universelle, il faut toujours garder à l’esprit le caractère problématique des démentis de nos actions. Et donc, avant même que l’analyse ne se penche sur la rapidité de la correction, il faut étudier le différentiel du mode d’opération des démentis. C’est par exemple ce qui résulte d’une enquête sur le travail scolaire, menée dans des établissements publics d’éducation, où l’on peut mettre en évidence l’importance du différentiel de réactivité que l’institution oppose aux difficultés des élèves, par le biais des évaluations des enseignants, selon qu’ils sont scolarisés dans des lycées à public social contrasté, mais également dans différentes filières ou classes au sein d’un même établissement. La sanction de l’évaluation (et la relation qu’elle est censée établir entre le travail et la note) se brouille puisqu’en fonction de la place que l’on occupe au sein du système scolaire, la réactivité est différente : en alerte et univoque pour les bons élèves des bons établissements, différée et brouillée pour bien d’autres. Le délai dans l’expérience du choc, en modifiant les possibilités de correction de leurs pratiques par les élèves, participe alors à la production de l’échec scolaire et de la sélection sociale. Pour certains élèves même, notamment ceux des filières scolaires dites de relégation, l’expérience d’un choc avec la réalité (en tout cas pour certaines disciplines) disparaît tout simplement52. Cet exemple parmi d’autres, déjà développés tout au long de ce texte, incite à mettre le différentiel de réactivité des acteurs à l’épreuve des contextes afin de décliner ses modes effectifs d’opération. Ce n’est donc que dans certaines situations, et sous certaines conditions, que la rapidité de la réactivité peut être effectivement un important facteur de puissance sociale.

119Mais cette imagerie véhicule aussi un autre leurre – l’idée d’une égalité face à la réactivité. Une des caractéristiques majeures de la vie sociale est, comme nous l’avons déjà souligné, la capacité qu’ont les individus, en dépit de la forte interdépendance des phénomènes, de se ménager des domaines leur permettant justement d’amortir les oppositions du monde social et donc de se dispenser à proprement parler de toute forme de réactivité. C’est justement ce qui arrive aux membres des couches supérieures. Étant donné leur positionnement, ils se caractérisent moins par la capacité à réagir rapidement aux évolutions, que parfois, exactement à l’opposé, par la capacité de se mettre à l’abri des chocs du changement, y compris les chocs propres au monde économique. Les secousses sociales pèsent moins lourdement sur eux. À l’inverse donc de ce que laisse entendre l’imagerie de la réactivité, les différentiels de capacité des acteurs à faire face aux aléas de l’environnement ne proviennent nullement de leurs compétences individuelles, mais sont largement dépendants de leur capacité, transmise structurellement par leur place sociale (position et états), à être sélectivement exposés aux secousses. Dans l’intermonde, la réactivité se décline différemment selon le différentiel de consistances sociales à l’œuvre.

  • 53 Pour un plus long développement des analyses qui suivent, cf. Danilo Martuccelli, Dominations ordi (...)

120Donnons, rapidement quelques illustrations53. Pensons, d’abord, au différentiel de réactivité des groupes sociaux face à l’incivilité ou à l’insécurité urbaine. D’un côté, on trouve tous ceux qui, appartenant à des couches sociales aisées, n’ont pas à exercer, par eux-mêmes, une logique de protection (en fait, de ségrégation) ; ou plutôt, pour qui l’action de ségrégation s’impose de manière impersonnelle, sans qu’aucune prise de conscience ne soit nécessaire, par le simple jeu des prix des immeubles ou des loyers qui trace autour d’eux une frontière, plus ou moins visible, mais fort réelle. Ici, la position sociale dispense de toute forme de réactivité directe. Toute autre est la situation de ceux qui doivent, par leur pratique, se garantir à eux-mêmes le degré de sécurité auquel ils aspirent, souvent au travers de micro-ségrégations urbaines ou qui, encore plus nombreux, sont dans l’impossibilité de réagir étant donné l’insuffisance de leurs ressources. Dans le premier cas, la sécurité est un état dont on jouit sans besoin d’action directe (de réactivité). Dans le deuxième, en revanche, les acteurs doivent s’impliquer activement – s’ils le peuvent – pour obtenir le degré de sécurité auquel ils aspirent. L’essentiel de la réactivité sociale des classes moyennes est de ce dernier type, même si le primat d’une certaine conception du pouvoir a souvent obscurci cette réalité, à savoir qu’il s’agit moins d’une classe sociale se définissant par sa puissance d’intervention, que par sa capacité à se mettre à l’abri du monde. Leur réactivité directe est extra-ordinaire et épisodique ; en revanche, les conséquences du maintien de leur position sur les autres groupes sociaux sont constantes mais indirectes.

121Des processus analogues sont observables dans d’autres domaines. Peu de choses en attestent aussi bien que le différentiel de réactivité face au marché. Au niveau de la production, ce sont plutôt les grandes entreprises qui, jouant de leur pouvoir de régulation sur un marché, parviennent à imposer, par l’externalisation, une exportation de l’instabilité économique (la réactivité au marché) vers leurs fournisseurs. Par ce biais, le poids des charges fixes se réduit pour la firme centrale, et les coûts de la flexibilité sont reportés vers les entreprises de sous-traitance ou PME qui sont contraintes à des mouvements pendulaires de réductions ou d’embauches d’effectifs. Bien entendu, cela ne veut pas nécessairement dire que les grandes entreprises sont toujours et partout moins réactives que les autres, mais souligne qu’elles disposent d’une marge d’action, qu’elles peuvent utiliser ou non selon les cas, pour transférer vers l’extérieur les aménagements induits par l’environnement. Le soi-disant différentiel de réactivité des entreprises cache ainsi souvent un fait majeur : les plus réactives ne sont pas forcément les plus performantes, mais celles que la situation objective contraint à une plus grande réactivité forcée. Et il se peut même que certaines entreprises soient fort peu réactives à leur environnement et que leur taille les rendent imperméables à la faillite. Le coût pour tous les autres acteurs étant trop imprévisible, ou trop important, cela entraînera des interventions in extremis, encourageant par là, paradoxalement, l’irresponsabilité ou la faible réactivité de certains dirigeants.

122Mais ce qui est observable du côté de la logique des entreprises, l’est également du côté des salariés. À la suite de processus sur lesquels ils n’ont que très peu de prise, les salariés les plus fragiles sont les plus exposés aux changements de la conjoncture économique. Pour eux, les effets de l’environnement économique ont une traduction souvent directe et immédiate. Rien ne l’illustre mieux que la facture du chômage. Au terme des partages et des relations croisées entre différents acteurs, le chômage est supporté en France par une catégorie particulière de salariés : les individus à faible qualification ou non diplômés, les jeunes, les immigrés, les femmes, les personnes âgées. Certes, ces inégalités résultent d’un fonctionnement du marché ou d’un manque de qualification par rapport aux nouveaux emplois. Mais ce différentiel d’accès au chômage et à l’instabilité de l’emploi résulte aussi de la manière dont les acteurs ont plus ou moins su préserver leurs protections statutaires. Et pourtant ce sont bel et bien les acteurs les moins protégés (ceux que la productivité, la qualification, le secteur d’activité, le type d’entreprise ou du contrat de travail ne mettent pas à l’abri de la « modernisation »), qui sont les principaux destinataires du discours sur la réactivité individuelle. Autrement dit, il y a des acteurs qui sont suffisamment puissants pour pouvoir échapper à la sanction de leurs actes (il suffit de penser aux récompenses économiques des patrons à mauvaise gestion économique…). D’autres, en revanche, sont immédiatement touchés par la réactivité du marché de l’emploi (souvent en dépit même de leurs gains de productivité et des profits réalisés…).

123Toute imagerie au service du pouvoir est un leurre. Le noyau ultime de la réactivité en est d’ailleurs fort simple : la vie sociale se caractériserait par une augmentation des situations exceptionnelles aux conséquences imprévisibles, exigeant une correction permanente de nos actions. Mais, en mettant l’accent sur le besoin croissant de réactivité, cette imagerie laisse entendre, parfois à son corps défendant, que plus aucune réponse ne s’impose sans équivoque. Dire que face aux problèmes et aux désaccords, les acteurs s’engagent à une révision permanente de leurs actions, c’est reconnaître, au moins implicitement, que les domaines sociaux ne sont plus sous l’emprise de rationalisations achevées. En vérité, lorsqu’on cesse de subordonner la réflexion sociologique à la question de l’ordre social, il devient évident que les situations où l’individu corrige effectivement son action en fonction de la réaction toujours changeante de son environnement, n’est qu’un cas de figure parmi d’autres, et tout compte fait, plutôt rare dans la vie sociale. Dans le quotidien, l’acteur individuel, comme les organisations, sont davantage marqués par l’inertie que par la capacité à réagir immédiatement aux changements du monde.

124La limite principale de toutes les imageries modernes du pouvoir provient de leur incapacité radicale à envisager le mode d’être spécifique de la vie sociale. Elles sont incapables de reconnaître que nous opérons au milieu d’un intermonde élastique, qui ne peut ni être jugulé par la rationalisation, ni soumis à des démentis immédiats et non problématiques. Hier, il a fallu montrer derrière la rationalisation, l’ordre et les contrôles, la permanence des conflits, de l’initiative et de l’autonomie. Aujourd’hui, il faudra montrer derrière l’illusion de la réactivité, les différentiels d’immunité dont jouissent les acteurs.

Huitième défi : production de la solidarité

Dénonciation et malheurs

125La critique est aujourd’hui confrontée à un dernier grand écueil inextricablement moral et politique. Il n’est autre que l’usure de l’opinion publique face à un certain discours de la dénonciation. Nous ne sommes plus dans un monde dans lequel l’ignorance des faits pouvait encore tenir lieu, pour certains, d’excuse morale et il faut en affronter toutes les conséquences. Et il ne s’agit même plus de dire que les gens ne veulent pas entendre ou ne veulent pas savoir, comme cela a pu être parfois le cas à propos de l’expérience des camps de concentration. Il faut se rendre à l’évidence : l’opinion publique est désormais le plus souvent informée, et elle reste indifférente.

  • 54 Entre autres, Zygmunt Bauman, Postmodern Ethics, Oxford, Polity Press, 1993 et Society under Siege(...)

126La dénonciation s’est répandue en métastase durant le vingtième siècle. Elle a accompagné avec raison l’expansion du pouvoir totalitaire, et la politisation de domaines jusque-là à l’abri du regard critique, mais ce faisant, elle a fini par saper ses propres bases. Pour employer une expression de Simmel, nous sommes désormais blasés. Certes, certaines scènes nous choquent toujours, les violences politiques dénoncées ou montrées par les journalistes ont encore un rôle de catalyseur, et déclenchent souvent une empathie morale, parfois une prise de conscience, plus rarement une ébauche d’action. Mais lentement, se répand une aboulie, un état d’esprit collectif qui affaiblissent considérablement notre capacité d’indignation morale face aux injustices. Parfois même, la quête d’un surcroît de connaissance sur les événements du monde apparaît comme un étrange palliatif au sentiment d’impuissance54.

127Face à ce constat, le défi majeur consiste à produire, pour la sociologie, des analyses qui permettent une communication des malheurs. Il faut parvenir à établir des passerelles entre les expériences individuelles, à trouver un surcroît d’imagination pour mettre en relation des acteurs distants mais subissant, en dépit de leur distance ou de la diversité de leurs états sociaux, des épreuves subjectives semblables de domination.

  • 55 Sontag souligne ainsi avec raison l’importance et les limites des images de la souffrance des autr (...)

128Un des principaux enjeux de la critique est ainsi désormais la production du sentiment de similarité sans lequel la solidarité, si nécessaire, n’est pas possible. Elle n’est pas un produit immédiat de la reconnaissance de l’humanité de l’autre notamment au travers de la compassion induite par les images de la souffrance55.

129Elle ne peut plus seulement être conçue comme le résultat d’une activité naturelle, se produisant spontanément à l’aide de la proximité spatiale et de la ressemblance sociale – comme cela fut largement le cas dans la société industrielle. La solidarité devra passer de plus en plus par la capacité de la critique à établir un lien social et subjectif entre des acteurs différents socialement et éloignés dans l’espace. Sans se réduire à un effet de connaissance, comment ne pas reconnaître qu’il revient désormais aussi à la sociologie, dans ses relations avec la posture critique, de participer à la production de la solidarité ? À trop s’attarder sur le dévoilement des causes, l’« essence » de la domination, la sociologie critique délaisse ce nouvel enjeu, la production du sentiment de ressemblance sans lequel la solidarité ne sera pas possible. La connaissance ne débouche plus directement, comme jadis le prônait – ou le prône encore – la sociologie critique, vers un surplus d’action.

130Peu de choses sont en tout cas plus urgentes dans le monde contemporain. Au moment où les interdépendances se généralisent, les situations de vie ont tendance à se séparer analytiquement. Le monde apparaît souvent, dans l’imaginaire contemporain, comme de plus en plus pratiquement intégré, et de plus en plus analytiquement opaque et disjoint. D’ailleurs la capacité d’engagement à distance sur des affaires politiquement distantes, qui devient une exigence citoyenne indispensable dans le monde d’aujourd’hui, en pâtit fortement. Pour la restaurer, il faut, quelles que soient les possibilités d’analyse unitaire en termes d’explications causales, parvenir à montrer davantage la proximité des épreuves auxquelles sont confrontés les individus. Et si une pure description phénoménologique des états internes s’avère insuffisante, en revanche, une articulation entre états sociaux et épreuves subjectives peut se révéler fructueuse.

131La sociologie peut en tout cas participer à cet effort en modifiant quelque peu ses récits analytiques. Certes, cette tâche excède pour beaucoup la sociologie. Mais elle doit prendre acte du fait que désormais la prise de conscience passe aussi par un souci de communication des malheurs. Pour cela, il ne suffit plus de montrer les interdépendances structurelles. La reconnaissance de la souffrance de l’autre reste vague, parce qu’elle est alimentée par le sentiment que trop de choses nous en séparent.

  • 56 Bien entendu, il est aussi possible de s’inquiéter du problème inverse : lorsque l’intérêt ou la s (...)

132L’analyse devra éviter deux écueils. D’une part, résister aux litanies d’un discours affirmant l’unicité de la condition humaine, au-delà de la diversité des périodes historiques et des types sociétaux. Ces analyses parviennent à des généralisations abusives et incontrôlées, qui ne sont, en fait, que des projections sur les autres de ce qui nous est propre. D’autre part, et à l’inverse, parvenir à une telle fragmentation des expériences que rien de commun ne soit plus possible. On conclut alors à des différences incommensurables, qui ne sont, de fait, que des résistances à l’emprise des autres sur nous. La dimension proprement morale de la sociologie se jouera désormais à ce niveau. En tout cas, rien n’est probablement plus choquant moralement dans le monde d’aujourd’hui, que le caractère vide de l’appel à une identification à la condition humaine. La solidarité n’existe que dans la mesure où les individus ont le sentiment que leurs conditions sociales les rapprochent. Sans cela, cette transcendance si particulière qui fonde la solidarité ne peut pas exister56.

  • 57 Jürgen Habermas, « La constellation post-nationale et l’avenir de la démocratie » (1998), dans Apr (...)

133En bref, il faut que la sociologie participe à la production d’une solidarité cosmopolite. Mais il ne s’agit pas exclusivement de mieux élucider les intérêts communs entre les acteurs ou de privilégier la formation d’une opinion publique mondiale ou régionale. Tout d’abord parce que ce projet, dans l’état actuel des choses, ne concerne que quelques membres actifs de la société civile (mouvements sociaux et ONG). Mais surtout, parce qu’il finit toujours par faire de la formation délibérative de l’opinion des citoyens, le grand médium par lequel se produit la solidarité abstraite dont les sociétés modernes ont besoin. Bien entendu, la production d’une confiance transnationale entre citoyens ne pouvant pas s’établir autour d’une culture particulière, elle doit effectivement emprunter des voies plus abstraites – comme par exemple l’universalisme moral des droits de l’homme57. Mais l’expansion des idéaux propres au cosmopolitisme et de la démocratie à l’heure de la globalisation risque de rester lettre morte auprès de bien des acteurs, lorsque le principe fondamental de la solidarité, à savoir, le sentiment de ressemblance avec autrui, est inexistant. Trop abstraite et désincarnée, elle est incapable de donner de la chair à l’engagement.

  • 58 Il ne s’agit nullement de spéculations. Un exemple parmi bien d’autres : plus l’opinion publique a (...)

134La fabrication du sentiment de solidarité par une compréhension de la similitude des épreuves de domination peut à cet égard se révéler une voie possible58. L’analyse, même si elle s’avère par moments impressionniste d’un point de vue proprement explicatif, doit constamment établir une relation entre des positions sociales au sein de différents États ou régions, tout en tenant compte de la place de l’État dans l’économie mondiale. Il s’agit aussi de voir, comme quelques études comparatives commencent à le faire, s’il existe ou non de fortes similitudes entre les membres de classes populaires ou les couches moyennes au-delà des frontières nationales. L’objectif, dans une perspective critique, est moins de souligner la similitude en termes de systèmes de valeurs, ou de commune humanité, que de dégager des ressemblances politiquement significatives à partir de la similitude des états et des épreuves de domination auxquels sont confrontés les individus.

Les vertus critiques de l’analogie

135La posture critique doit aujourd’hui être capable de structurer les débats d’une société, qui s’établissent de plus en plus à distance des terrains familiers à la sociologie. Or, ce type de situations risque d’accentuer encore davantage le fossé entre les vertus de la critique et la vraisemblance de la sociologie.

136La connaissance sociologique doit pourtant intégrer cette exigence sans oublier la frontière qui la sépare de la posture critique. Tout au plus, s’agit-il, dans une zone d’intersection possible, d’une mise en résonance de situations à l’aide d’un mode « assoupli » de raisonnement. Dans des domaines aussi vastes, ou dans la comparaison d’acteurs si différents, les notions de similitude causale ou d’homologie structurale se révèlent en effet trop contraignantes. D’ailleurs, lorsqu’elles sont mobilisées à ce niveau d’abstraction, elles donnent presque inévitablement lieu à des usages allusifs. C’est pourquoi il vaut mieux dès le départ reconnaître ici la pertinence de raisonnements proprement analogiques qui, en dépit de leurs imperfections structurelles, n’en sont pas néanmoins entièrement dépourvus de contraintes, rendant de surcroît incontournable l’exigence de l’imagination. Son utilisation est toujours risquée, mais elle a le mérite d’établir à la fois des similarités négligées et des différences occultées.

  • 59 L’analogie a mauvaise presse puisqu’elle introduit un système de ressemblances dont la maîtrise ri (...)

137Si l’analogie est un outil épistémologique discutable, elle s’avère en revanche prometteuse pour une réflexion critique59. Mais il faut bien saisir que les rapprochements et les différences qu’elle peut dégager ne sont jamais ni illimités, ni arbitraires et qu’ils doivent, en dernier ressort, rester sous le contrôle d’autres connaissances sociologiques analytiquement plus solides. Cependant, s’il est risqué, le recours à l’analogie doit être d’autant plus privilégié que le but est d’introduire des questions inopinées ou des relations inattendues, grâce au transfert des métaphores qu’il rend justement possible. Bien entendu, la plupart de ces analogies ne doivent pas se faire passer pour des démonstrations, d’autant plus que, sur le fond, elles ne visent nullement à établir la nature de la connexion entre les différents phénomènes. Leur objectif est tout autre : parvenir à établir des ressemblances entre différents acteurs au sein d’ensembles sociaux divers. Le but de l’analogie n’est pas d’être une causalité ou une homologie bâtarde, mais un style de raisonnement plus labile, au service de la critique.

  • 60 Sur ce point, on lira avec intérêt les propositions de Brown autour du rôle des métaphores dans l’ (...)

138Le défi majeur des décennies à venir contraint à cette attitude. Pour y faire face, le rôle de l’imagination doit être accentué, puisque le problème principal est de construire de nouveaux langages permettant de rendre compte d’une autre manière des « mêmes » situations. C’est donc par sa vertu heuristique et politique qu’il lui faut garder une place privilégiée. Certes, elle sera d’autant plus rigoureuse, que les éléments qu’elle met en relation peuvent être l’objet des études empiriques ou de comparaisons sérieuses. Mais rien n’oblige à dénier toute valeur aux effets analogiques, y compris lorsqu’ils dépassent, et ils dépassent souvent, toute possibilité de vérification immédiate. C’est pourquoi dans sa fonction critique, elle possède avant tout une vertu illustrative. Associée à des métaphores, elle rapproche des domaines distants et hétérogènes, et met en résonance de larges contextes historiques60.

139En dépit de ses faiblesses épistémologiques, l’analogie s’avère donc un outil important pour cette tâche critique. Elle est « moins » qu’un déplacement métaphorique incontrôlé, car elle se fait au nom de certains principes, et de ce point de vue, elle limite en quelque sorte l’arbitraire de l’imagination. Mais elle est « plus » qu’une comparaison au sens strict du terme, puisqu’elle ne définit pas vraiment, avec des critères épistémologiques toujours précis, le propre des éléments mis en comparaison. Elle opère par les vertus du « comme si », mais du coup, elle ne se borne pas à établir une simple relation entre deux situations initiales. Elle crée, au sens précis du terme, une nouvelle situation, commune aux deux premières, qu’elle éclaire le plus souvent de manière inédite. L’analogie est un espace de questions et de réponses, qui, au travers de l’accentuation de certaines ressemblances et différences, produit des effets de connaissance dans et sur la vie sociale. Son usage s’accommode ainsi d’une forte pluralité méthodologique, puisque son objectif premier est de fonctionner comme un espace d’invention théorique, obéissant à un mélange d’attitudes existentielles ou politiques et à des soucis et des intérêts analytiques.

  • 61 Charles Wright Mills, L’imagination sociologique (1959), Paris, La Découverte, 1997.

140Au fond, il ne s’agit de rien d’autre que d’actualiser, face aux transformations du monde contemporain, le propre de l’imagination sociologique afin d’éclairer, encore et toujours, la relation entre l’histoire et la biographie61. Pour cela, il s’agit de construire une argumentation qui, au travers d’une mise en intrigue analytique, et à l’aide notamment de la comparaison des situations, parvienne à rendre compréhensible l’univers de signification d’un individu. Dans la phase actuelle de la globalisation, et pour s’en acquitter, l’écriture par analogie comparative sera un outil précieux.

Similitude et différence

  • 62 François Dubet, Danilo Martuccelli, A l’école, Paris, Seuil, 1996.

141Prenons un exemple62. À la suite d’une série de transformations structurelles importantes, les collégiens français sont confrontés aujourd’hui à une série d’épreuves communes, en dépit de leur très grande diversité sociale, et de ce qu’une analyse exclusive en termes de positionnement de classe laisserait entendre. Schématiquement, les épreuves collégiennes découlent des tensions repérables entre la conformité aux normes scolaires, le sens des études, la fabrication d’un quant à soi personnel. Elles expliquent les frictions entre les principes du groupe de pairs, et les exigences du collège, la discipline et les enseignants. Les tensions entre ces exigences sont telles que les élèves oscillent entre des jugements et des critiques contradictoires donnant l’impression de ne pas savoir ce qu’ils « veulent ».

142En réalité, confrontés au plus ou moins grand désajustement de ces exigences, les collégiens subissent une épreuve majeure dont ils s’acquittent par le biais d’une stratégie très particulière. C’est par la « face » qu’ils essayent de gérer ces écarts. Sorte de moratoire défensif d’une subjectivité trop fragile pour pouvoir être affirmée, le souci de la face consiste, dans un seul et même mouvement, à faire comme les autres pour essayer d’être soi-même. Le souci de la face, véritable principe de base de la sociabilité des collégiens, est une manière subjective ostensible de montrer un détachement très attaché aux événements du monde, et la seule façon de gérer les tensions auxquelles ils sont soumis. L’intériorité des collégiens ne s’exprime jamais de manière directe ; elle est toujours médiatisée par ces jeux qui visent à la fois une ouverture vers l’extérieur et une protection de l’intimité. Par la dissimulation, vécue comme authentique, l’adolescent se donne un moratoire à lui-même afin de parvenir à structurer sa personnalité. Dans le groupe de pairs, où la soumission aux diktats du groupe est de rigueur, c’est la face qui permet d’opposer l’appel à l’authenticité aux règles du groupe. Dans le domaine scolaire proprement dit, c’est encore elle qui accompagne la totalité des soubresauts scolaires (les mauvaises notes, les échecs, les doutes), et permet d’afficher un détachement empli d’émotions.

143L’intensité de l’engagement dans la face est donc liée à la nature des épreuves collégiennes. Plus l’écart entre les exigences auxquelles ils sont soumis est important, plus ils s’enlisent dans une perte de maîtrise du processus. Ainsi, le jeu de la face, qui est une manière de résister aux différents jugements négatifs dont ils sont l’objet, peut se réifier et se transformer en « frime ». C’est le cas des mauvais élèves des établissements de couches moyennes qui, ne pouvant pas échapper aux catégories scolaires qui les invalident à leurs propres yeux et ne disposant d’aucune ressource pour s’affranchir de cette épreuve (tant le projet social des familles renforce l’emprise de l’école sur eux), sont contraints d’en venir à une frime obsessionnelle, et parfois démesurée, afin de gérer la distance entre les émotions personnelles et les expressions sociales. Mais ce passage de la face à la frime s’observe également du côté des collégiens des milieux populaires. Pour eux, les tensions sont d’autant plus vives qu’elles s’inscrivent dans une distance entre le collège et leur univers adolescent et social, qui se traduit par une scission entre un conformisme envers le professeur et un autre conformisme envers le groupe. L’impossibilité, pour la plupart des élèves, de choisir entre l’une ou l’autre de ces dimensions est résolue, quand la tension devient extrême, par le recours massif à la frime. Cette attitude repose donc bien sur une tension entre l’école et la société, mais aussi souvent sur l’incapacité des élèves d’opposer une véritable résistance à l’école.

144Face à une situation de ce type, deux raisonnements opposés sont possibles. D’une part, on peut légitimement accentuer les différences sociales majeures entre les divers types d’élèves, et centrer l’analyse sur le différentiel de ressources dont ils disposent. D’autre part, on peut aussi, et à l’inverse, souligner la proximité des épreuves auxquelles ils sont soumis malgré leur diversité sociale et culturelle. La dynamique entre la face et la frime adolescentes ne cerne nullement un processus universel ; elle souligne par contre pour des situations et des trajectoires sociales diverses, une ressemblance au niveau des épreuves subjectives qui, sans annuler la différenciation en termes de position structurelle (ici, la position sociale des familles d’origine) cerne des états sociaux (ici le poids et l’autonomisation de l’évaluation scolaire) pouvant confronter les collégiens à des épreuves communes. L’analyse sociologique ne déroge nullement à ses exigences de vraisemblance mais vise à établir, dans son articulation avec la posture critique, des liens possibles entre des acteurs placés à distance sociale.

145Un mécanisme analogue devrait être employé pour s’efforcer de mettre en relation des acteurs bien plus dissemblables. Dans un univers qui ne sera ni global ni local, mais un mélange des deux, variable en fonction de pratiques, d’organisations, de pays, il faut en effet relever le défi nouveau posé par le besoin d’établir des passerelles entre groupes sociaux. Cet effort est d’autant plus important que les impératifs de la recherche sont toujours locaux, trop locaux et que les rhétoriques contestataires sont très rapidement globales, trop globales. Et pourtant, c’est bien dans cet univers difficile à saisir, voire insaisissable analytiquement à bien des égards, qu’il va falloir retravailler l’apport éventuel de la sociologie dans la production de la solidarité. Ce sera par la similitude d’épreuves subjectives dans des positions structurelles différentes et des états sociaux multiples qu’il faudra fabriquer la ressemblance entre les individus.

146Dans cette nouvelle tâche, répétons-le, la sociologie ne se confondra jamais avec la posture critique, puisque ses exigences incontournables de vraisemblance et de rigueur l’en éloignent. Mais la production de la solidarité, si nécessaire, passera aussi par la capacité à établir une relation sociale et subjective entre des situations de vie, à la fois en dépit des proximités et malgré les distances. Les sociologues, tout en respectant leurs exigences disciplinaires, doivent intégrer ce nouveau besoin critique lorsqu’ils définissent leurs questions, lorsqu’ils mettent en forme leurs résultats. Dans un seul et même mouvement, il faut ainsi à la fois affirmer la différence entre la sociologie et la posture critique, et reconnaître le nouvel horizon de leurs échanges.

147Les huit défis esquissés procèdent d’une double considération. D’une part, ils apparaissent comme une conséquence directe des questions que la conceptualisation de l’intermonde pose à l’analyse de la domination, et au-delà, à la spécificité du regard critique de la sociologie. D’autre part, ils sont à saisir dans une période historique particulière, qui invite à en accentuer certaines dimensions ou problèmes. La relation entre ces deux problématiques dessine les profils des grands enjeux à venir. Et c’est par leur nécessaire articulation, au sein de l’indispensable dissociation entre la sociologie et la posture critique, qu’il faudra y répondre.

Notes

1 Ces défis n’épuisent nullement toutes les facettes contemporaines de la domination. Mais, au-delà de leur importance intrinsèque, ils sont ceux pour qui la prise en compte de l’intermonde implique des inflexions directes et majeures.

2 Pour des variantes contemporaines de cette attitude, cf. Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon, Jean-Claude Passeron, Le métier de sociologue, Paris/La Haye, Mouton, 1973 ; Roy Bhaskar, Scientific Realism and Human Emancipation, Londres, Verso, 1986.

3 Pour un plus long développement, cf. Danilo Martuccelli, « Sociologie et posture critique », dans Bernard Lahire (éd.), A quoi sert la sociologie ? Paris, La Découverte, 2002, p. 137-154.

4 Mario Vargas Llosa, L’utopie archaïque (1996), Paris, Gallimard, 1999.

5 Les sciences sociales ont été à la fois conscientes et aveugles de cette distinction. Rien ne l’explicite mieux que l’avatar de la théorie critique de l’école de Francfort, dont le programme fut justement d’établir une séparation entre d’une part, l’« entendement » qui appréhende les choses comme des entités finies, régies par le principe d’identité et de contradiction, et reflets d’un certain état des rapports sociaux, et d’autre part, la « critique » reposant sur « le pouvoir de la pensée négative » (cf. Herbert Marcuse, Raison et révolution (1941), Paris, Minuit, 1968, p. 4), sur la « Raison » et visant à « restaurer la totalité », en dépassant la simple acceptation satisfaite de la réalité donnée. Contre la théorie traditionnelle qui accepte et étudie la réalité telle qu’elle se présente dans une période historique déterminée, la théorie critique soumet l’expérience à un examen de valeur gouverné par un intérêt précis, l’idée (l’idéal) d’aboutir à « une organisation sociale conforme à la raison, et aux intérêts de la collectivité » (cf. Max Horkheimer, « Théorie traditionnelle et théorie critique » (1937), dans Théorie traditionnelle et théorie critique, Paris, Gallimard, 1974, p. 15-92). Et pourtant, cette distinction, exprimée dans ces termes, a rendu fort ardue toute articulation entre la sociologie et la posture critique. Le résultat n’a été le plus souvent alors qu’une atténuation de la frontière entre elles (et le retour ainsi au propre d’une sociologie critique), ou, à l’inverse, leur divorce radical.

6 Karl Marx, Friedrich Engels, L’idéologie allemande (1845), Paris, Éditions sociales, 1976, p. 44.

7 Nicholas Abercrombie, Stephen Hill, Bryan S. Turner, The Dominant Ideology Thesis, Londres, George Allen and Unwin, 1980.

8 Le point est important puisque si l’on peut convenir de l’unité culturelle des élites, de leur commune adhésion, par exemple, à un nombre restreint de solutions économiques, cela ne permet aucunement de conclure empiriquement à l’extension de ce consensus vers les autres couches sociales.

9 Daniel Bell, Les contradictions culturelles du capitalisme, (1976), Paris, PUF, 1979 ; aussi Claus Offe, Contradictions of the Welfare State, Londres, Hutchinson, 1986.

10 Luc Boltanski, Laurent Thévenot, De la justification, op. cit.; Luc Boltanski, L’amour et la justice comme compétences, Paris, Métailié, 1990 ; Luc Boltanski, « Sociologie critique et sociologie de la critique », Politix, n° 10-11, 1990, p. 124-134.

11 James C. Scott, Domination and the Arts of Resistance, New Haven & Londres, Yale University, 1990.

12 Zygmunt Bauman, Culture as Praxis, Londres, Sage Publications, 1999, notamment l’introduction.

13 Pour cette formulation de l’exploitation, cf. Luc Boltanski, Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999, p. 461-465.

14 Pour une des versions les plus suggestives de ce processus, se plaçant dans la continuité notamment des travaux de Marx, de Foucault, ainsi que de Deleuze et Guattari, cf. Michael Hardt, Antonio Negri, Empire, Paris, Exils Editeurs, 2000. Dans cet ouvrage, le pouvoir est trois choses en même temps. D’abord, le seul élément ayant la capacité de décoder l’ensemble de flux déterritorialisés. Ensuite, un puissant facteur de normalisation s’étendant au-delà des frontières traditionnelles des institutions. Enfin, une structure vide qui profite de l’énergie sociale seule présente dans les multitudes. En fait, Hardt et Negri sont conscients des fortes limites contemporaines en termes d’ordre, mais ils font de la « peur » induite par la reconnaissance de l’absence d’ordre un puissant facteur d’ordre (ibid. p. 253, aussi p. 429).

15 Pour un bilan critique de la notion de classes sociales, cf. François Dubet, Danilo Martuccelli, Dans quelle société vivons-nous ? Paris, Seuil, 1998, chapitre iii.

16 Ce que Robertson a dénommé comme la «glocalisation ». Cf. Roland Robertson, Globalization, Londres, Sage Publications, 1992. Beck surenchérit en soulignant, avec raison, que la globalisation est un phénomène qui n’existe qu’au niveau local, en transformant la notion même de lieu. Cf. Ulrich Beck, What is globalization ? (1997), Oxford, Blackwell, 2000. Ascher souligne de son côté l’interrelation entre l’émergence de nouvelles formes étatiques ou néo-étatiques et la constitution de nouveaux imaginaires territoriaux. Cf. François Ascher, Ces événements nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2000, notamment chapitre v.

17 Pour une présentation de ces positions, cf. David Held, Anthony MC Grew, David Goldblatt, Jonathan Perraton, Global Transformations, Cambridge, Polity Press, 1999.

18 Martin Albrow, The Global Age, Stanford, Stanford University Press, 1997.

19 Les modalités peuvent en être diverses. En fonction du poids octroyé aux dimensions transnationales dans la description des positions, Hoogvelt signale, par exemple, un modèle transcendant les frontières nationales et régionales, constitué de trois cercles : (1°) Le cercle des élites de tous les continents et pays, avec des différences importantes selon le pays. L’auteur calcule ici un 20 % de la population mondiale (2°) Le deuxième cercle comprend entre 20 et 30 % de la population mondiale, confrontés à une dure compétition au niveau global. Le renouvellement technologique et les politiques néoliberales se traduisent par une importante substitution de la main d’œuvre par des machines et une baisse importante des salaires. (3°) Enfin, tous ceux qui sont exclus du système global. Cf. A. Hoogvelt, « Globalization and the Postcolonial World », dans David Held, Anthony MC Grew (eds.), The Global Transformation Reader, Cambridge, Polity Press, 2000, notamment p. 358-360.

20 Robert Boyer, Une théorie du capitalisme est-elle possible ? Paris, Odile Jacob, 2004.

21 Pour des variantes de cette typologie, entre autres, cf. Will Hutton, The State We’re in, Londres, Vintage, 1985 ; Robert Reich, L’économie mondialisée (1991), Paris, Dunod, 1993 ; Pierre-Noël Giraud, L’inégalité du monde, Paris, Gallimard, 1996 ; Alain Lipietz, La société en sablier, Paris, La Découverte, 1998 ; Manuel Castells, La société en réseaux, op. cit. ; Ulrich Beck., The Brave New World of Work (1999), Cambridge, Polity Press, 2000 ; François Dubet, Danilo Martuccelli, Dans quelle société vivons-nous ? op. cit.

22 Soulignons-le, les positions structurelles doivent garder une certaine simplicité analytique. D’ailleurs, en envisageant une durée historiquement large, et en faisant abstraction des raffinements introduits par l’appareillage statistique des États modernes, la stabilité de la représentation des divisions de la société est profonde. Comme cela a pu être signalé pour le cas anglais, la structure de classe a depuis au moins trois siècles été représentée comme étant composée de quatre grandes catégories : une petite élite ; un large groupe de managers, businessmen et professionals ; les travailleurs salariés ; les pauvres. De manière plus précise, Cannadine souligne que depuis trois siècles, la société anglaise a été perçue au travers de trois grandes perspectives, trouvant leur racine dans le Moyen Age. La première est hiérarchique, et décrit la société de manière individualiste comme une échelle de positions fortement imbriquées et clairement hiérarchisées entre elles. La deuxième est une triade divisant la société en trois grands groupes, en haut, au milieu et en bas (upper, middle et lower). La troisième est dichotomique, représentant la société comme étant polarisée entre deux extrêmes, les patriciens et la plèbe, « eux » et « nous ». Pour l’auteur, la permanence de ces représentations est étonnamment forte, autant au niveau des acteurs que des analystes, et l’histoire des représentations de classe, comme il le montre pour le cas de la Grande-Bretagne, est avant tout un déplacement d’accent de l’une à l’autre de ces perspectives. Cf. David Cannadine, Class dans Britain, New Haven-Londres, Yale University Press, 1998, p. 164.

23 Il faut donc se garder de dissocier radicalement, comme Chazel l’a bien souligné, la notion de pouvoir, la cantonnant au seul niveau de l’action, et la notion de domination qui serait un phénomène structurel – le pouvoir n’apparaissant alors que comme une pure « conséquence » de la domination. Tout en préservant leurs différences analytiques, il faut étudier les relations entre d’une part la conception relationnelle du pouvoir et le niveau de la structure sociale, notamment par le biais de la distribution inégale des ressources, et d’autre part, reconnaître le rôle générateur ou transformateur du pouvoir vis-à-vis des structures de domination. Cf. François Chazel, « Pouvoir, structure et domination », Revue française de sociologie, XXIV-3, 1983, p. 369-393.

24 Pierre Bourdieu, La distinction, Paris, Minuit, 1979 et La noblesse d’État, Paris, Minuit, 1989 ; John Roemer, A General Theory of Exploitation and Class, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1982 ; Erik Olin Wright, Classes, Londres, Verso, 1985 ; Michael Mann, The Sources of Social Power, vol. 1., Cambridge, Cambridge University Press, 1986.

25 C’est cela qui met notamment en cause la validité d’une analyse proprement classiste de la domination. Aux limites procédant de la dissociation entre des inégalités objectives entre groupes (la classe « en soi ») et l’existence d’une forme spécifique de conscience (la classe « pour soi ») (cf. le bilan tracé à contre-cœur par Louis Chauvel, « Le retour des classes sociales ? », Revue de l’OFCE, n° 79, octobre 2001, p. 315-359), s’ajoute donc son incapacité à rendre compte de la multiplication des situations « intermédiaires ».

26 D’ailleurs, par le biais de variations d’échelles, la micro-histoire a montré la complexité du rapport existant entre les structures objectives et les expériences individuelles, complexifiant, au moins d’un point de vue épistémologique, le lien direct et mécanique supposé exister entre les deux.

27 Pourtant, si l’intermonde contraint à ajouter systématiquement ce niveau d’analyse, l’importance du positionnement structurel ne doit pas être sous-estimée. C’est bien lui qui interdit d’étudier les dominations à partir d’une conception strictement dynamique et relationnelle du pouvoir (comme le proposent Michel Crozier, Erhard Friedberg, L’acteur et le système, Paris, Seuil, 1977 ; et surtout, Erhard Friedberg, Le pouvoir et la règle, op. cit.). Pour importante que soit en effet l’ouverture stratégique, le pouvoir dépend de l’asymétrie des ressources dont disposent les différents acteurs et dont la distribution n’est nullement aléatoire. Certes, l’analyse stratégique a eu le grand mérite de souligner le caractère relationnel du pouvoir, moins un enjeu en tant que tel qu’une remise en jeu au sein de diverses zones d’incertitude. Mais en éliminant la dimension structurelle, la domination se réduit à une pure stratégie d’échange inégal et négocié des ressources, se présentant comme une suite conjoncturelle d’accords et d’arrangements locaux. Mais comment négliger le fait que les asymétries d’action butent sur de véritables limites, ou contraintes, qui excèdent tout niveau de négociation ? D’ailleurs, si nous sommes toujours dans l’univers de la domination, c’est parce que les coercitions en question ne sont nullement susceptibles d’être négociées stratégiquement par les acteurs et parce que leur asymétrie est définie structurellement en fonction des différentes positions sociales. Pour des remarques critiques dans ce sens, cf. David Courpasson, L’action contrainte, op. cit. En revanche, au sein de l’intermonde, les groupes et les individus éprouvent les dominations par d’importants différentiels situationnels.

28 Il faut cependant se garder de la tentation inutile de transformer toute la vie sociale en une sémiologie de la domination : image folle pour laquelle, à terme, toutes les relations humaines sont structurées par des « flux » de pouvoir, par le dressage des corps, par la surveillance des esprits… Les épreuves propres à la condition humaine sont toujours à différencier des épreuves de la domination dans la condition moderne. Que bien des premières puissent à un certain moment être prises dans la deuxième logique n’est pas à exclure, mais cela reste une affaire de validation empirique et le résultat d’un processus historique spécifique.

29 Évacuons un malentendu possible. Les épreuves renvoient à une dimension indissociablement institutionnelle et existentielle, à une sorte de test auquel sont soumis les acteurs, et non pas à un principe de constitution d’un modèle de justification comme c’est le cas avec la notion d’« épreuve modèle », chez Luc Boltanksi, Laurent Thévenot, De la justification, op. cit. Rappelons que pour ces auteurs, l’épreuve modèle est ce qui permet aux acteurs de se départager lors d’un conflit puisqu’elle permet de se mesurer à partir des équivalences établies entre les sujets et les objets. Certes, Boltanski et Chiapello sont revenus sur cette caractérisation, en plaçant davantage l’épreuve dans une tension – en fait, un continuum – entre des rapports de force et des ordres légitimes. Le gain analytique est considérable. Les épreuves deviennent ainsi davantage que par le passé une manière de cerner en acte les grandes tendances de la sélection sociale, au point qu’il serait même possible, de « définir une société (ou un état de société) par la nature des épreuves qu’elle se donne et au travers desquelles s’effectue la sélection sociale des personnes, et par les conflits qui portent sur le caractère plus ou moins juste de ces épreuves ». Cf. Luc Boltanski, Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, op. cit., p. 76. Cependant, dans la mesure où la volonté primordiale reste toujours de lier étroitement – en réalité de subordonner intellectuellement – l’épreuve de force au travail de critique, la notion d’épreuve, dans ses dimensions proprement existentielles, reste sous-caractérisée.

30 Nous rejoignons ainsi, par un biais particulier, la réévaluation que Sen a faite des inégalités en montrant que l’on ne peut examiner le poids des inégalités sociales qu’en référence à d’autres cadres plus larges d’interprétation. Il est dès lors absolument nécessaire de spécifier dans quel domaine, et à partir de quel objectif, on va évaluer et comparer les inégalités. Cf. Amartya Sen, Inequality Reexamined, Oxford, Oxford University Press, 1992, surtout le chapitre vii.

31 Il ne s’agit pas, non plus, de supposer, toujours et partout, une déconnexion entre les niveaux d’analyse, mais de laisser toujours ouverte la possibilité de la déconnexion. Il ne s’agit que d’une hypothèse de travail commandant la direction de l’analyse.

32 Simonetta Tabonni, Costruire nel presente, Milan, Franco Angeli, 1992.

33 François de Singly, « Les habits neufs de la domination masculine », Esprit, n° 11, 1993, p. 54-64 ; Nathalie Heinich, Les ambivalences de l’émancipation féminine, Paris, Albin Michel, 2003.

34 Levons un malentendu éventuel. En ce qui concerne le moment proprement analytique de la déclinaison des consistances (présenté dans le chapitre précédent), il est donc possible de distinguer le différentiel des consistances propres aux places (positions structurelles et états sociaux), aux situations (rôles et liant) et aux dimensions spécifiques de l’acteur étudié. Rien empêche alors qu’une étude fine de la domination prenne acte de tous ces niveaux. Mais d’une manière générale, et afin de privilégier une perspective macro-sociologique, il suffit de limiter l’étude de la domination, comme nous l’esquissons ici, à une déclinaison des consistances au seul niveau des places sociales (positions et états). Mais quels que soient les niveaux de décomposition analytique choisis (places, situations ou dimensions), la domination est inséparable de son saisissement au travers d’une série d’épreuves.

35 Cela ne fut possible qu’en s’appuyant sur des communautés et des valeurs traditionnelles : comme le montre l’étude de Thompson, le mouvement ouvrier fut la transformation d’une économie morale de la protestation (le refus de la faim, de la désintégration culturelle, de l’injustice et ce, parfois, au nom des anciennes traditions féodales) en une culture politique de classe basée sur une économie politique de l’exploitation. Cf. Edward P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise (1963), Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1988.

36 Alain Touraine, La voix et le regard, Paris, Seuil, 1978.

37 Nancy Fraser, « From Redistribution to Recognition ? Dilemmas of Justice in a ‘Post-Socialist’ Age », New Left Review, 1995, n° 212, p. 68-93.

38 Pour une présentation élargie de ces expériences, cf. Danilo Martuccelli, « Figures de la domination », Revue française de sociologie, juillet-septembre 2004, 45-3, p. 469-497.

39 Il s’agit ainsi, par exemple, de libérer la libido de toute canalisation vers la reproduction ou le travail au profit d’utilisations plus « positives ». C’est au flux de la libido de créer une nouvelle civilisation. Mais si chez Reich ou Marcuse, le caractère polymorphe de la libido est encore limité puisque volontairement mis au service d’un certain mode de fonctionnement, chez Lyotard et chez Deleuze-Guattari, ou encore d’une autre manière chez Badiou ou plus récemment au travers de la notion de « multitude », ce mouvement va se radicaliser. Les « machines désirantes » ne cessent de bouleverser tout donné, de mettre en question et en dissolution toute forme fixe, ce sont des flux qui se logent dans des plis inattendus ; des flux impossibles à coder, et dont toute volonté d’organisation ou de maîtrise n’est qu’une rationalisation de l’impuissance des militants à les canaliser.

40 Alain Pessin, L’imaginaire utopique aujourd’hui, Paris, PUF, 2001, p. 181. Cette transformation montre l’abandon d’une conception systématique de la vie sociale au profit de l’inédit et de la prolifération d’expériences. À l’ancienne vision de l’uniformisation possible de la vie sociale, succède la représentation d’une « dialectique souple qui unit le partiel et le global » (ibid., p. 197). Au fond, c’est cette transformation, et la conscience que l’on en a, qui autorisent en amont les aventures utopiques contemporaines.

41 Remarquons que l’existence de cette possibilité ne présage en rien de son utilisation « utopique ». Elle est aussi à la racine de bien des stratégies par lesquelles les acteurs se mettent à l’abri des risques (par exemple, dans le domaine urbain, les gated communities).

42 David Held, Democracy and the Global Order, Cambridge, Polity Press, 1995 ; Jürgen Habermas, « La constellation post-nationale et l’avenir de la démocratie » (1998), dans Après l’Etat-nation, Paris, Fayard, 2000 ; Ulrich Beck, Pouvoir et contre-pouvoir à l’ère de la mondialisation (2002), Paris, Aubier, 2003.

43 Alain Touraine, Production de la société, Paris, Seuil, 1973.

44 Danilo Martuccelli, Dominations ordinaires, op. cit., chapitre iii.

45 Cf. les remarques dans ce sens de Cornelius Castoriadis, « La révolution prolétarienne contre la bureaucratie » (1956), dans La société bureaucratique, t. II, Paris, Unions Générale d’Éditions, Ed. 10/18, 1973, p. 291-292.

46 David Courpasson, L’action contrainte, op. cit.

47 Michel Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 31 et suiv. ; p. 133 et suiv.

48 Ibid., p. 229.

49 Ulrich Beck, La société du risque, op. cit. ; cf. aussi le numéro spécial, « Faut-il une sociologie du risque ? », Cahiers internationaux de sociologie, vol. CXIV, janvier-juin 2003.

50 Niklas Luhmann, Risk : A Sociological Theory (1991), Berlin-New York, Walter de Gruyter, 1993.

51 Benjamin Coriat, Penser à l’envers, Paris, Christian Bourgois, 1991.

52 Anne Barrere, Les lycéens au travail, Paris, PUF, 1997 ; Anne Barrere, Travailler à l’école, Rennes, PUR, 2003.

53 Pour un plus long développement des analyses qui suivent, cf. Danilo Martuccelli, Dominations ordinaires, op. cit.

54 Entre autres, Zygmunt Bauman, Postmodern Ethics, Oxford, Polity Press, 1993 et Society under Siege, Cambridge, Polity Press, 2002, chapitre vii ; Luc Boltanski, La souffrance à distance, Paris, Métailié, 1993 ; Keith Tester, Moral Culture, Londres, Sage Publications, 1997 ; Stjepan G. Mestrovic, Postemotional Society, Londres, Sage Publications, 1997. Ce dernier auteur n’hésite pas à parler de l’émergence de « quasi-émotions », au sein desquelles l’indignation et la compassion ne se traduiraient plus en termes d’action et qui seraient le fruit d’une construction de plus en plus intellectualisante des émotions, notamment par le biais de la fabrication de l’opinion par les experts. Le résultat serait une généralisation de la manipulation cynique des émotions et des autres comme le fruit de la rencontre des effets de la télévision et du type d’individu que Riesman a caractérisé comme hétéro-déterminé. Il vaut peut-être mieux analyser ces attitudes comme une famille non exclusive d’états moraux contemporains, que l’on peut associer aux états d’âmes, et dont la compréhension sociologique ne peut rester à une attitude de condamnation.

55 Sontag souligne ainsi avec raison l’importance et les limites des images de la souffrance des autres. Cf. Susan Sontag, Devant la douleur des autres, Paris, Christian Bourgois, 2003.

56 Bien entendu, il est aussi possible de s’inquiéter du problème inverse : lorsque l’intérêt ou la solidarité pour la commune humanité de gens fort éloignés de nous se traduit par une baisse de la solidarité active envers nos propres citoyens, proches. S’il s’agit de problèmes de nature bien différente, en revanche, tous les deux, par des raisons diverses, font néanmoins face au problème commun de la mise en communication des malheurs dans un monde où les individus sont de plus en plus conscients du « coût », pour eux, de la solidarité.

57 Jürgen Habermas, « La constellation post-nationale et l’avenir de la démocratie » (1998), dans Après l’Etat-nation, Paris, Fayard, 2000, p. 118.

58 Il ne s’agit nullement de spéculations. Un exemple parmi bien d’autres : plus l’opinion publique américaine connaît les conditions et les situations de vie des habitants des pays étrangers, plus elle s’avère réticente pour des interventions militaires ou des sanctions économiques vis-à-vis de ces pays. Pour des réflexions dans ce sens, cf. David Harvey, « Cartographic identities : geographical knowledge under globalization » (2000), dans Spaces of Capital, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2001, p. 211.

59 L’analogie a mauvaise presse puisqu’elle introduit un système de ressemblances dont la maîtrise risque à tout moment de devenir un pur jeu métaphorique incontrôlable. Ceci d’autant plus que la force d’une analogie ne découle pas forcément de la parenté des événements mis en relation, mais qu’elle est souvent un sous-produit des compétences stylistiques ou rhétoriques d’un texte. Pour y remédier, certains proposent d’en durcir la procédure, en établissant des figures licites, proches de la causalité ou tout au moins de l’homologie, et d’en écarter toutes les autres variantes. Cf., par exemple, Michel De Coster, L’analogie en sciences humaines, Paris, PUF, 1978. Ce type de positions n’ouvre la porte que pour mieux la refermer. Car l’intérêt de l’analogie pour les sciences sociales, et notamment dans leur vocation critique, provient justement des limites de l’explication causale stricto sensu ou des variantes de l’homologie, et non pas de la volonté de ramener l’analogie à une variante épistémologique légitime de l’une ou de l’autre.

60 Sur ce point, on lira avec intérêt les propositions de Brown autour du rôle des métaphores dans l’analyse sociologique. Cependant, et même si sur quelques points ci-dessous présentés nous nous inspirons de manière critique de son travail, l’attirance extrême de l’auteur pour une « poétique » de la sociologie, en fait, une sociologie symbolique sui generis, parfois fort rebelle à toute exigence de vérification, nous empêche de le suivre jusqu’au bout. Cf. Richard Brown, Clefs pour une poétique de la sociologie, op. cit., notamment chapitre iv.

61 Charles Wright Mills, L’imagination sociologique (1959), Paris, La Découverte, 1997.

62 François Dubet, Danilo Martuccelli, A l’école, Paris, Seuil, 1996.

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