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Ordonner et partager la ville

 | 
Gaël Rideau
, 
Pierre Serna

Deuxième partie. Ordre religieux et partage de la ville

Les chanoines et la place à Metz, 1753. Pouvoir urbain et paysages sociaux

Alain Cabantous

Texte intégral

  • 1 Voir la publication intégrale de ce document (Archives Nationales Q 1 800) dans l’annexe du mémoir (...)

1Dans le cadre de notre travail commun sur le rapport entre l’évolution des paysages urbains et le souci institutionnel et politique de l’ordre et du bien public, compris ici comme les diverses formes du règlement de la cité, je souhaiterais présenter une situation très concrète à partir de la publication d’un long document émanant du chapitre cathédral de Metz, adressé au gouverneur du lieu, le maréchal de Belle-Isle en juillet 17531.

  • 2 Parmi la littérature historique qui a renouvelé le genre à partir des travaux de Philippe Loupès, (...)

2Les enjeux sous-tendus par ce mémoire me semblent moins exprimer une défense et illustration d’un pouvoir capitulaire en perte de vitesse face aux prétentions administratives et épiscopales qu’une traduction de conceptions et de perceptions singulières construites autour d’un paysage urbain, porteur d’une mémoire, et de ses habitants2. Les bouleversements annoncés, pour certains largement entamés, et dénoncés dans le texte, contribueraient à modifier radicalement un ordre social tout autant qu’un ordre public entendu ici comme une harmonie revendiquée entre des usagers et des lieux, constitutifs d’une familiarité spatiale indispensable à l’équilibre urbain.

  • 3 Sylvie Rimbert, Les paysages urbains, Paris, Armand Colin, 1973.

3Ainsi, à partir des projets et des premières réalisations initiées par Belle-Isle, s’affrontent, durant plusieurs années, deux logiques. L’une à la fois militaire, stratégique et souveraine – pour faire court –, tenant les aménagements importants pour indispensables à la situation propre de Metz aux marges du royaume ; l’autre considérant les grandes destructions du tissu paysager comme la porte ouverte à des déséquilibres dangereux et à une remise en cause de désignations identitaires essentielles tant il est vrai que le paysage urbain lie immanquablement les formes aux fonctions et à l’histoire3.

  • 4 Sur les modifications urbaines dues à l’emprise plus ou moins forte du militaire, on pourra se rep (...)

4Or, cette position, contrairement à ce que l’on pouvait souvent constater au cours des siècles précédents, n’est pas tenue par le Magistrat, en accord avec l’évêque, mais par le seul corps capitulaire de la cathédrale, propriétaire d’une bonne partie des parcelles concernées par l’aménagement de la place d’Armes, grande affaire de ce site central et symbolique. Par ces prises de position isolées, ce corps, tenu pour défenseur d’un ordre ancien, confortait en quelque sorte son image conservatrice souvent répandue parmi les élites du temps4.

5C’est à partir de plusieurs des arguments avancés par le chapitre que l’on peut essayer de saisir les enjeux concomitants qui articulent ici ces deux notions essentielles du paysage et de l’ordre public.

Le nouveau et l’ancien

  • 5 François-Yves Le Moigne (dir.), Histoire de Metz, Toulouse, Privat, 1986.

6Gouverneur de Metz de 1728 à juillet 1753, date à laquelle il fut remplacé par le comte de Gisors tout en en conservant la survivance, Belle-Isle a laissé incontestablement une empreinte très forte sur la topographie de la ville. À côté de la transformation de la voirie (avec l’élargissement ou la création de rues et de places ou la construction de nouveaux ponts), c’est surtout la réalité de la fonction militaire qui retint l’attention du maréchal. D’où la réorganisation de la citadelle et des fortifications, le logement des troupes (11000 militaires pour 32 000 habitants en 1750 !) qui entraînèrent des changements importants, durables, certains inachevés, et l’établissement d’une place d’armes digne de ce nom, finalement terminée en 17715. Quoiqu’il en fût de leur degré de réalisation, c’est un paysage urbain en chantier qui se présentait aux yeux des visiteurs et des riverains en ce milieu du XVIIIe siècle. Balthus, notaire du lieu et ancien conseiller échevin de l’hôtel de Ville, le releva à deux reprises dans ses Annales :

  • 6 Annales de Metz, depuis 1724 inclusivement par feu M. Balthus, Metz, C. Lamort, 1789, p. 181 et p.  (...)

« On n’a pas discontinué de faire, sous les yeux de Monsieur le Maréchal et depuis son départ, de fréquents toisés et nivelages des places d’Armes, de Saint-Jacques et de Chambre comme aussi des rues et emplacements voisins pour vérifier plusieurs projets qui avoient été formés pour établir une nouvelle places d’armes et différents débouchés pour établir des rues de communications des parties hautes de la ville aux parties basses d’icelle6. »

7Et l’auteur de poursuivre et de préciser la situation touchant justement à cette fameuse place d’armes :

  • 7 Annales de Metz..., op. cit., p. 226-227.

« De tous les plans qui ont été présentés à Monsieur le Maréchal, il a pensé que le plus convenable pour remplir ses vues étoit d’agrandir la place d’armes actuelle en démolissant les maisons appartenantes à la ville du côté du cloître. Ce même cloître qui en partie servoit pendant le jour seulement, de passage public de ladite place d’armes au bas de la rue du Four du Cloître et les différentes églises et chapelles anciennes dans plusieurs desquelles on ne faisoit plus le service divin depuis bien des années7. »

  • 8 Journal de Dom Jean-François, Publications de l’Académie de Metz, 1913, appendice : Journal de ce q (...)

8Au nom de l’intérêt du royaume, Metz étant située « au centre des frontières », auquel s’ajoutaient des préoccupations urbanistiques du temps sur la fluidité de la circulation des hommes et de l’air, Belle-Isle, afin « d’ouvrir le centre de la ville dans la partie de la montagne où est l’église cathédrale » fit abattre plusieurs maisons de particuliers ou appartenant au chapitre. Il décida conjointement d’entreprendre la démolition du mur de clôture du cimetière de la paroisse Saint-Gorgon, puis celle d’une maison canoniale, du cloître et d’églises : Saint Pierre aux Images, Notre-Dame des Lorrains et Saint Paul « élevées au-dessus de la quatrième aile du cloître8 ». Programme de destructions que dénonçaient largement les chanoines dans leur Mémoire de 1753 en refusant préventivement l’agrandissement de l’ancienne place d’armes. Ce dernier projet, écrivaient-ils alors, entraînerait la disparition :

  • 9 MC, p. 93.

« De tous les logements occupés par les musiciens, celle de la maison habitée par le maître de musique et pour les enfants de chœur, celle d’une grande et belle maison canoniale, actuellement occupée par deux chanoines, celle d’une partie de l’hôtel de la princerie, celle de toutes les chapelles à l’entour du cloître, celle d’une chapelle appelée de Lorraine, de sept à huit maisons qui sont entre cette chapelle et la paroisse Saint-Gorgon, de cette même paroisse ou au moins de son cimetière qu’on ne peut néanmoins placer ailleurs et [... il faudrait] détruire en entier l’église de Saint-Gorgon, les maisons qui y touchent du côté du midy, l’hôtel de la princerie peut-être en entier une seconde maison canoniale et les greniers du chapitre9. »

9C’est donc bien sûr la disparition de l’empreinte immobilière et de la matérialité de la présence capitulaire qui était en jeu et la modification radicale de son inscription comme figure traditionnelle de son pouvoir dans la ville. Mais à travers cette défense et plus directement associé à notre propos, les chanoines dessinaient aussi une perception totalement différente de ce que pouvait et devait être la ville. Le Mémoire met ainsi en valeur plusieurs éléments importants qui fixent une autre représentation « historique » et ordonnée de la cité.

  • 10 MC, p. 91.
  • 11 Bernard Plongeron, La vie quotidienne du clergé français au XVIIIe siècle, Paris, Hachette, 1974, (...)
  • 12 Bernard Lepetit, Denise Pumain (dir.), Temporalités urbaines, Paris, Anthropos, 1993.

10L’ancienneté, la centralité et la visibilité de la fonction religieuse restent à ce sujet des éléments essentiels, soulignés à plusieurs reprises : « La ville de Metz est située en partie sur une montagne et c’est sur ce penchant de la colline que la cathédrale a été bâtie dès les premières années du XIe siècle10. » Par ses attributions et son histoire, le chapitre s’y trouve directement associé, à la fois par sa dimension liturgique tout autant que par sa géographie architecturale : « C’est du côté du levant de la cathédrale que se trouve le cloître. » Il conviendrait d’y associer les maisons canoniales dont certaines ont déjà disparu lors de la rédaction du Mémoire mais qui, souvent regroupées autour de la cathédrale, comme à Rouen, Auxerre ou Laon, constituaient une autre marque prépondérante de l’enracinement séculaire de ce corps dans le paysage urbain11. Le document insiste ensuite sur l’importance des murailles et des portes, signes symboliques d’une spécificité citadine du privilège, de la distinction et de la séparation, mais plus encore trace encore vive d’un paysage ancien et fixé. Alors qu’au moment même, la tendance est plutôt à l’abandon des enceintes, à l’ouverture des portes, bref à l’amélioration d’une circulation entre le plat-pays et la ville et à la mise en valeur de nouveaux critères destinés à appréhender la réalité urbaine12.

  • 13 Georges Duby (dir.), Histoire de la France urbaine, 3, La ville classique, Paris, Le Seuil, 1981, (...)
  • 14 Jacques Heers, La ville au Moyen Âge, Paris, Fayard, 1990, p. 426 et sq.
  • 15 MC, p. 92.

11À partir de ces notations récurrentes, les chanoines, pour plusieurs raisons, font d’abord de la ville un site multiforme où, accotée aux entrelacs des rues et à la densité du bâti, l’identité de la ville s’appuyait sur une succession indispensable de places. Ces lieux, dans le réquisitoire, ne désignent pas d’abord les espaces fréquemment ouverts à travers le tissu urbain à partir de la fin du XVIe siècle. Il ne s’agit pas non plus de places princières, royales ou ducales, telles que l’illustrent les aménagements de Paris, Charleville, Dijon, Caen, Arles, Marseille, Reims, etc.13. Pour les chanoines qui les énumèrent, ce sont d’abord les places de la ville ancienne, certaines ayant servi antérieurement de champ d’exercice comme la place Saint-Jacques. À côté de la place d’armes, déjà existante mais jugée trop petite par les autorités militaires, ils en répertorient d’abord six (Saint-Jacques, Esplanade, Saint-Louis, Chambre, Saint-Étienne, Sainte-Croix) auxquelles ils en ajoutent quatre autres (les Charrons, près de Saint-Martin, Saint-Vincent, Nouvelle Intendance) Ces lieux publics, vénérables pour la plupart, ne sont pas le résultat d’un urbanisme volontariste et revendiqué par le pouvoir communal14 mais davantage l’effet d’une topographie un peu aléatoire et empirique. Des rues qui s’élargissent en convergeant devant une église (Saint-Vincent) : des dégagements irréguliers qui permettent d’abord la tenue d’un marché comme Saint-Étienne par exemple qui « sert ordinairement pour les fiacres, les vins et le poisson » ou Saint-Jacques pour « les volailles, gibiers et autres denrées15 ». Autant de spatialités urbaines qui « ont toutes leur utilité » y compris la place de Chambre au bas de la cathédrale souvent utilisée pour les indispensables exercices militaires.

  • 16 Ibidem.

12Néanmoins, cette perception historique du paysage messin n’exclut pas la prise en compte et la présentation assez détaillée du nouveau site, « proche de la ville neuve », dit de la Nouvelle Intendance où « se trouve bâti l’hôtel des spectacles ». Et pour cause. On y a édifié, écrivent les chanoines, « l’une des plus régulières et des plus belles (places) du royaume » qui serait tout à fait susceptible de concourir « à la destinée pour toujours aux déploiements militaires, à y monter la garde comme on fait à présent et à en faire la place d’armes d’autant plus commodément que de toute part on y communique au moyen de différents ponts construits sur les deux bras de la Moselle16 ». Cette allusion positive et appuyée à l’égard de cette partie neuve de la ville est évidemment le moyen d’envisager une alternative aux projets avancés de Belle-Isle afin de sauvegarder l’empreinte topographique d’un pouvoir religieux qui souhaite pouvoir continuer à s’inscrire dans l’épaisseur historique de la cité.

13Or les initiatives du maréchal et leur mise en œuvre, déjà bien engagées au moment de la rédaction du mémoire, tendent non seulement à bouleverser ces références mais sont présentées comme la source de véritables périls non seulement pour la fonction canoniale mais pour la stabilité du paysage urbain, gage nécessaire au bon ordre public.

Menaces

  • 17 Se trouve aussi évoqué l’effacement du commerce traditionnel, MC, p. 92.
  • 18 MC, p. 93.
  • 19 Ibidem.
  • 20 MC, p. 90.

14Les menaces des projets de Belle-Isle consistent donc bien à faire disparaître selon eux la fonction éminente de Metz capitale religieuse17 pour lui substituer une prégnance militaire de plus en plus exclusive. L’effacement de la puissance juridique du chapitre avec « la destruction de l’officialité » en serait l’un des effets immédiats18. À travers ces prétentions, les militaires n’agiraient pas autrement que les hérétiques calvinistes de Genève. La cathédrale de cette ville, « devenue principal temple des calvinistes » possédait un cloître tenu pour inutile par les huguenots. Il fut démoli pour aménager une rue de « dix sept pieds de large ». Bientôt « la face découverte ne tarda pas à prendre fardeau et la voûte à menacer ruine19 ». L’avertissement n’est pas une simple mise en garde de technique architecturale. Le parallèle de la situation entre les deux villes met les militaires sur le même plan que les huguenots, fossoyeurs de la catholicité médiévale et grands fomenteurs de troubles à la fois dans leur conception de l’inutilité claustrale, dans leur bouleversement radical des hiérarchies cléricales et dans leur périlleux souci d’un nécessaire embellissement voyer, au nom d’impératifs marchands. Mais au-delà de cette association révélatrice, les dangereuses transformations, que l’évolution du paysage urbain fait peser sur ce que le chapitre nomme « le bien public et l’avantage des citoyens20 », peuvent se décliner selon plusieurs thèmes.

  • 21 MC, p. 94.

15Le premier, et de loin le plus important, se rapporte à tout ce qui a trait à la fonction liturgique, dimension primordiale pour le chapitre, et aux altérations que ne manquerait pas de subir le déroulement du culte divin jusqu’au risque de « son anéantissement » Il concerne en fait deux aspects à la fois distincts et complémentaires. L’un touche à l’espace cultuel, celui des « lieux saints » qui accueillent processions et offices canoniaux puisqu’en raison de la disparition des chapelles et d’une partie du cloître « il ne serait plus possible de célébrer l’office divin avec la décence et la pompe qui conviendrait à l’église cathédrale21 ». Il faut en effet se rappeler que l’office capitulaire quotidien s’inscrivait aussi dans des formes semi-publiques par l’intermédiaire du phénomène processionnaire ou de la récitation chorale du bréviaire, répétées plusieurs fois par jour. Il existait, à travers ces exercices, une sorte de réitération de la sacralité spatiale, le signe d’une réalité à la fois liturgique et territoriale essentielle.

  • 22 MC, p. 94.
  • 23 MC, p. 90.

16L’autre, beaucoup plus présent encore, insiste sur les bouleversements sonores que ne manqueraient pas d’apporter, à proximité de ce périmètre cultuel, l’ouverture d’une chaussée neuve indispensable au bon fonctionnement de la nouvelle place d’armes. Son utilisation journalière, « le bruit des tambours et trompettes, des instruments guerriers, des chants et tumultes des soldats22 », la circulation et le vacarme des voitures, les cris des passants engendreraient de terribles et troublantes nuisances pour l’environnement religieux, lieu de calme et d’apaisement nécessaires à la prière tant pour « les ministres des autels » que pour les simples fidèles. Déjà, écrivent les chanoines, quoi qu’éloignée de la cathédrale, émane de « la place de Chambre – où se tiennent habituellement les manœuvres – le bruit des troupes et des tambours qui couvroient entièrement la voix du prédicateur23 ».

  • 24 Jean-Pierre Gutton, Bruits et sons dans notre histoire. Essai sur la reconstitution du paysage son (...)
  • 25 Pierre Deyon, Amiens, capitale provinciale au XVIIe siècle, Paris-La Haye, Mouton, 1967.

17La nouvelle configuration serait donc en passe de modifier radicalement cette autre composante de l’atmosphère urbaine qu’est le paysage sonore. Toutes les villes de l’ancien régime sont largement productrices de multiples bruits : ceux des métiers (forge, charpente, métiers ambulants), ceux des crieurs publics ou des voitures en tout genre sans oublier la voix quotidienne de la prégnance campanaire24. Néanmoins, les diverses origines de la densité sonore et leur degré de nocivité demeurent variables selon les usages et la topographie citadine. Ainsi, les faubourgs et paroisses industrieux, comme à Amiens25, ou les grandes artères passantes sont davantage soumis à des formes de nuisances « profanes » que les isolats religieux ou les hauteurs urbaines (Laon ou Rodez) moins propices aux agitations de la circulation. C’est cette quiétude indispensable que redoutent de perdre les chanoines, cet environnement salutaire à l’oraison, à l’écoute du commentaire de la Parole qui risque de disparaître au profit de sonorités martiales et marchandes.

  • 26 MC, p. 93.
  • 27 Archives départementales de la Haute-Savoie, I C III 83, cité dans Alain Cabantous, Entre fêtes et (...)

18Pourtant les alarmes capitulaires demeurent probablement plus stratégiques que réelles. En effet, la cathédrale restait proche de rues fréquentées et bruyantes comme la rue Fournirue, au débouché même de la place. En outre, une telle revendication cléricale, en faveur d’un nécessaire éloignement de nouvelles sources de nuisance afin de protéger « l’attention des peuples » et « de ne point interrompre leur piété », n’est pas particulière à Metz26. Elle se retrouve ailleurs et de plus en plus fréquemment au XVIIIe siècle. Des curés par exemple se plaignent d’entendre durant l’office les chants grivois qui sortent de tavernes proches de leur église. C’est, par exemple, le cas de celui de Passy, diocèse d’Annecy-Genève, dénonçant « les imprécations et paroles obscènes des ivrognes dans l’église auprès de laquelle le cabaret se trouve malheureusement placé27 ». En se manifestant à la fois dans l’espace matériel et sensible, les effets des transformations topographiques pouvaient prendre une autre dimension en portant directement atteinte à l’action pastorale des prêtres et à l’édification des fidèles comme chassés des lieux par la soldatesque et le commerce.

  • 28 Léon Maujean, « L’église paroissiale Saint-Gorgon », Annuaire de la Société d’Histoire et d’Archéo (...)
  • 29 Ibidem, p. 1.

19Ce brouillage établi autour d’un espace tenu pour sacré ne touche pas uniquement le périmètre canonial originel. Les projets exposés par Belle-Isle concernent encore directement un territoire paroissial et ses lieux symboliques. En effet, la transformation de la place d’armes amputerait grandement la petite paroisse Saint-Gorgon et ses 1 800 communiants de 1769. Selon le chapitre, les travaux nécessiteraient la destruction de son cimetière voire même, « si l’on voulait donner de plus justes proportions à ladite place » celle de l’église elle-même, bâtiment pourtant de peu d’ampleur28. On notera simplement que cette suppression ne fut jamais envisagée par Belle-Isle29.

  • 30 Dans la nomenclature des quatorze paroisses qui accompagne le plan de la ville daté de 1784, celle (...)

20Une telle extension de la menace au-delà du seul territoire des chanoines tend à souligner leur implication intéressée en faveur des intérêts spirituels de simples paroissiens privés de repères tenus encore pour essentiels, alors qu’ils n’ont pas la collation de la cure. Mais, au-delà, cette défense de « l’église-mère » s’inscrivait peut-être dans un contexte plus commun. Le recentrage de la vie liturgique sur le sanctuaire principal était devenu une constante parmi les évêques tridentins qui craignaient, en campagne, une sorte de concurrence du culte des chapelles et, en ville, celle des établissements des ordres religieux. Ainsi, même si la chose n’était pas nouvelle, effacer l’église du paysage, c’était évidemment faire disparaître le sanctuaire référentiel. C’était peut-être bien davantage modifier la géographie religieuse messine30 par réduction, si petite fut-elle, et disloquer la communauté des catholiques qui se trouvait attachée à la paroisse. Sur ce point, faut-il confronter deux logiques, opposant ici aussi l’ordinaire du lieu et le chapitre, en se référant à l’observation de Cugnot, militaire dessinateur attitré du maréchal de Belle-Isle lorsqu’il affirmait en 1752 à l’appui du projet :

  • 31 Archives Municipales de Metz, 962, cité par Jeanne Lejeaux, La place d’armes de Metz. Un ensemble (...)

« Il m’est apparu que les paroissiens de Saint-Gorgon souhaitaient avec ardeur la suppression de cette église et que Mgr l’évêque m’a dit qu’il estoit absolument le maître et qu’il distribueroient les dits paroissiens aux paroisses de Sainte-Croix et de Saint-Victor sans difficulté31. »

  • 32 L. Maujean, « L’église paroissiale », art. cit., p. 12.

21Avait-il eu raison trop tôt ? À partir de juin 1769 en effet, lorsque l’on entreprit la démolition du bâtiment, alors que l’église ne menaçait pas ruine et que le maréchal d’Estrées n’y était pas favorable, les protestations furent bien peu nombreuses hormis celles, tardives, du curé desservant32. Les esprits avaient-ils évolué et intégré ce changement alors qu’avaient cessé les querelles et objections canoniales ?

  • 33 MC, p. 93.
  • 34 Parmi une abondante bibliographie, on se réfèrera, en premier lieu, au grand livre de Régis Bertra (...)
  • 35 Alain Cabantous, Entre fêtes, op. cit., p. 238-246.

22À cette première rupture s’ajoutait le délitement du lien avec les morts, lui aussi définitivement rompu par la disparition annoncée du cimetière sans que « l’on puisse néanmoins le replacer ailleurs33 ». Il est vrai que la période était propice là aussi aux réflexions et aux propositions concernant la présence des cimetières dans les cités et la remise en cause des inhumations dans les sanctuaires au nom de l’hygiénisme des Lumières et en vertu du retour à la tradition des premiers communautés chrétiennes34. Toutefois, faute d’informations plus précises à ce sujet, il ne semble pas que Metz, à l’inverse d’autres villes du royaume, ait été encore mobilisée par cette question au moment de la rédaction du mémoire. Le texte semble le montrer en évoquant cette situation à la marge. Face au péril d’une laïcisation des espaces, les rédacteurs ne vont pas jusqu’à alléguer la possibilité de résistances violentes qui pourtant eurent bien lieu dans maints endroits après la déclaration royale plus tardive de 1776, ébranlant singulièrement un ordre public au nom duquel les transferts de sépultures s’étaient pourtant organisés35.

  • 36 MC, p. 93.

23Si les conséquences de ces bouleversements sur les populations et l’intensité du sentiment d’appartenance et d’attachement des paroissiens à ces paysages emblématiques sont ici difficiles à mesurer précisément, elles s’accompagnent d’autres modifications que les chanoines désignent clairement. Les transformations radicales qui se trament autour de la cathédrale changeront non seulement les assises sociales et culturelles traditionnelles des paroissiens concernés mais elles feront nécessairement disparaître toute une population qui, vivant directement de l’activité canoniale, devra trouver refuge en d’autres endroits. Se trouvent ainsi convoqués le suisse, les gardiens de nuit, les musiciens, le maître de musique et les enfants de chœur36. La dispersion topographique contrainte de ces acolytes indispensables à la magnificence du culte et à la sécurité des bâtiments entraînera des ruptures décisives dans la cohérence sociale jusque là soutenue par les activités liturgiques dont les chanoines restaient les garants et les acteurs principaux mais non exclusifs. Ici aussi et sous la plume des rédacteurs, la transformation des réalités sociales, par l’intermédiaire de celle des paysages urbains, devenait une conséquence importante à prendre en compte pour l’assurance de l’équilibre citadin.

  • 37 En 1552, Meurisse dénombre pour la seule ville vingt paroisses, douze abbayes ou monastères.
  • 38 L’évêque du lieu étant considéré, à juste titre, comme favorable aux projets de Belle-Isle.

24En dépit des développements inégaux que consacrent les chanoines aux résultats que ne manqueront pas d’entraîner, selon eux, les choix arrêtés par le gouverneur, leurs conclusions vont toutes dans le même sens et, en filigrane, questionnent la notion de l’ordre public. Ce dernier, pour le chapitre de la cathédrale, consiste à maintenir la structure ancienne de la géographie urbaine la plus symbolique de la ville essentiellement organisée autour d’une omniprésence ancestrale où bâtiments cultuels37, propriétés ecclésiastiques, sonorités campanaires, champs des morts constituent le fondement même de la fonction et de l’histoire citadines locales, soutien d’un ordre pérenne. En bataillant longuement contre les démolitions, les chanoines se présentent comme les seuls véritables défenseurs d’un paysage urbain conservatoire alors que les autorités épiscopales et celle de la ville se sont rangées à l’avis du gouverneur38. En prenant fermement cette position, ils soulignent la prééminence et l’ancienneté de l’empreinte religieuse qu’ils symbolisent, source même de l’identité messine. Ils figurent l’indispensable résistance face à des prétentions militaires exorbitantes, regardées comme de dangereuses novations et à l’intensification des activités économiques, serviles par définition.

25Ce que défendent aussi les chanoines à travers leur opposition, c’est encore le maintien d’une séparation indispensable entre ce qui est religieux et ce qui ne l’est pas. Ils sont là dans une logique qui prévaut fermement depuis le temps des Réformes, celle d’une distinction nette et apparemment claire entre les choses du « sacré » et celles qui relèvent d’une autre sphère. Or, la seconde moitié du XVIIIe siècle, au contraire, devient un moment où tout ce qui avait été exclu des références sacrées se trouve pouvoir bénéficier (voire postuler) d’une réelle autonomie jusqu’à construire à partir de là un système de valeurs sans lien avec les sacralités religieuses dominantes et revendiquées. Simultanément à d’autres marqueurs (le temps ou les hommes), l’espace, et spécialement l’espace urbain, participe de ce mouvement et de ce transfert de sacralités. Initié par les ambitieuses démolitions du gouverneur, l’effacement de territoires, tenus pour inviolables parce que présentés par les chanoines comme porteurs d’une dimension historique, sacramentelle et éternelle, constitue un changement si radical qu’il ne peut que mettre à mal le bien public parce qu’il atteint le gouvernement des âmes. Alors que la ville grandit, se peuple des soldats, modifie son image et ses réalités fonctionnelles, entraînant avec elle la naissance de nouveaux paysages urbains et l’effacement de repères familiers, elle continue pour d’aucuns à témoigner, au moins en certains lieux, d’une mémoire inscrite dans les pierres, appuyée par une recharge sacrale régulière, support d’une indispensable organisation de la communauté humaine mise au service de la gloire du roi et de Dieu.

26Le paysage remodelé autour de la place d’armes était-il devenu le lieu symbolique d’un affrontement entre les « autorités » et le chapitre, entre le militaire et le religieux, entre la ville profane et la ville catholique, entre l’ordre urbain et l’ordre divin ? Prélude à des bouleversements et à des incertitudes rien moins que menaçants.

Fig. I. – La cathedrale et l’emprise canoniale.

Fig. II. – Le site convoité (1738).

Notes

1 Voir la publication intégrale de ce document (Archives Nationales Q 1 800) dans l’annexe du mémoire de master 1 d’Aurélien Davrius, La place d’armes de Metz au XVIIIe siècle, p. 90-102, CRHM, Université de Paris 1, 2008 (indiqué ci-après MC – mémoire canonial – accompagné de la pagination du mémoire). Je remercie cet étudiant pour la découverte de ce texte et pour la mise à ma disposition des deux documents cartographiques qui complètent l’article.

2 Parmi la littérature historique qui a renouvelé le genre à partir des travaux de Philippe Loupès, Chapitres et chanoines de Guyenne aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, éd. EHESS, 1985, on se contentera de citer le dernier ouvrage en date : Olivier Charles, Chanoines de Bretagne. Carrières et cultures d’une élite cléricale au siècle des Lumières, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007. On pourra se reporter aux Actes des conférences Meaux, une cathédrale au cœur de la ville (mars 2009), à paraître.

3 Sylvie Rimbert, Les paysages urbains, Paris, Armand Colin, 1973.

4 Sur les modifications urbaines dues à l’emprise plus ou moins forte du militaire, on pourra se reporter aussi à Jean-Claude Perrot, Caen au XVIIIe siècle. Genèse d’une ville moderne, Paris-La Haye, Mouton, 1975, p. 561-562 ; Claude Nières, Les villes de Bretagne au XVIIIe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2004, p. 443-456.

5 François-Yves Le Moigne (dir.), Histoire de Metz, Toulouse, Privat, 1986.

6 Annales de Metz, depuis 1724 inclusivement par feu M. Balthus, Metz, C. Lamort, 1789, p. 181 et p. 226.

7 Annales de Metz..., op. cit., p. 226-227.

8 Journal de Dom Jean-François, Publications de l’Académie de Metz, 1913, appendice : Journal de ce qui s’est passé sous l’épiscopat de M. de Saint-Simon.

9 MC, p. 93.

10 MC, p. 91.

11 Bernard Plongeron, La vie quotidienne du clergé français au XVIIIe siècle, Paris, Hachette, 1974, p. 118.

12 Bernard Lepetit, Denise Pumain (dir.), Temporalités urbaines, Paris, Anthropos, 1993.

13 Georges Duby (dir.), Histoire de la France urbaine, 3, La ville classique, Paris, Le Seuil, 1981, p. 146-147.

14 Jacques Heers, La ville au Moyen Âge, Paris, Fayard, 1990, p. 426 et sq.

15 MC, p. 92.

16 Ibidem.

17 Se trouve aussi évoqué l’effacement du commerce traditionnel, MC, p. 92.

18 MC, p. 93.

19 Ibidem.

20 MC, p. 90.

21 MC, p. 94.

22 MC, p. 94.

23 MC, p. 90.

24 Jean-Pierre Gutton, Bruits et sons dans notre histoire. Essai sur la reconstitution du paysage sonore, Paris, Presses Universitaires de France, 2000, p. 61 et sq.

25 Pierre Deyon, Amiens, capitale provinciale au XVIIe siècle, Paris-La Haye, Mouton, 1967.

26 MC, p. 93.

27 Archives départementales de la Haute-Savoie, I C III 83, cité dans Alain Cabantous, Entre fêtes et clochers. Profane et sacré en Occident (XVIIe-XVIIIe siècles), Paris, Fayard, 2002, p. 214-215.

28 Léon Maujean, « L’église paroissiale Saint-Gorgon », Annuaire de la Société d’Histoire et d’Archéologie de la Lorraine, t. XLVI, 1937, p. 1-15, références p. 2 et 7.

29 Ibidem, p. 1.

30 Dans la nomenclature des quatorze paroisses qui accompagne le plan de la ville daté de 1784, celle de Saint-Gorgon n’y figure évidemment plus (cf. ci-après figure I).

31 Archives Municipales de Metz, 962, cité par Jeanne Lejeaux, La place d’armes de Metz. Un ensemble architectural au XVIIIe siècle, Strasbourg, Istra, 1927, p. 31.

32 L. Maujean, « L’église paroissiale », art. cit., p. 12.

33 MC, p. 93.

34 Parmi une abondante bibliographie, on se réfèrera, en premier lieu, au grand livre de Régis Bertrand, Les Provençaux et leurs morts, thèse de Doctorat ès lettres, université de Paris I, 1994, celui de Madeleine Lassère, Villes et cimetières en France de l’Ancien régime à nos jours. Le territoire des morts, Paris, L’Harmattan, 1997, aux nombreux travaux de Michel Vovelle dont La mort et l’Occident de 1300 à nos jours, Paris, Le Seuil, 1981.

35 Alain Cabantous, Entre fêtes, op. cit., p. 238-246.

36 MC, p. 93.

37 En 1552, Meurisse dénombre pour la seule ville vingt paroisses, douze abbayes ou monastères.

38 L’évêque du lieu étant considéré, à juste titre, comme favorable aux projets de Belle-Isle.

Table des illustrations

Légende Fig. I. – La cathedrale et l’emprise canoniale.
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Légende Fig. II. – Le site convoité (1738).
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Auteur

Professeur émérite d’histoire moderne à l’université de Paris 1-Panthéon Sorbonne et membre de l’EA 127 : « Modernité et Révolution ». Ses recherches actuelles portent sur les rapports entre les sociétés occidentales des XVIIe et XVIIIe siècles et quelques-unes de leurs structures temporelles (la nuit, le dimanche). Il a dernièrement publié une Histoire de la nuit XVIIe-XVIIIe siècle (Fayard, 2009) et a codirigé le volume des actes du colloque Mer et montagne dans la culture européenne (XVIe-XIXe siècle) (Presses universitaires de Rennes, 2011).

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