La consistance du social
|Introduction. Plaidoyer pour un oubli
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1La sociologie est aimantée par une grande question. Comment la société est-elle possible ? Qu’est-ce qui la maintient unie ? Depuis plusieurs décennies, une interrogation de ce type résume, dans ses prétentions les plus abstraites et globales, l’essentiel du travail de la théorie sociale. Souvent désignée comme le « problème de l’ordre social », elle renvoie au type de lien existant entre les individus (ou autre entité élémentaire) et la société (ou autre entité macrosociologique). D’ailleurs, c’est la clarté de la formulation intellectuelle de cette problématique dans l’œuvre de Parsons, plus peut-être que la réponse qu’il lui donne, qui explique sa place décisive dans l’histoire de la sociologie. En traçant le cercle du problème de l’ordre social à équidistance du positivisme et de l’idéalisme, il a définitivement écarté toute réponse négligeant le caractère intentionnel de l’action et le rôle des conditionnements externes.
- 1 Les percées analytiques effectuées par la sociologie en ce domaine ont été considérables. Cependan (...)
2À l’intérieur de ce questionnement, et au-delà de la diversité des langages théoriques employés, deux grandes stratégies sont repérables. Pour la première, ce serait au niveau de l’action elle-même qu’il faudrait chercher les raisons de la continuité de l’ordre social, depuis les adaptations plus ou moins réflexes de l’individu au monde jusqu’à celles qui s’appuient sur des doses toujours croissantes d’interprétation ou de réflexivité1. La deuxième a préféré affirmer le caractère fortement structuré des domaines sociaux, au travers de l’idée d’un tout organique (la « société »), ou de structures organisées dans un ensemble bien délimité de positions objectives et de contrôles divers, permettant par la suite d’interpréter, avec plus ou moins de fortune, la conduite des acteurs. Bien entendu, aucune démarche sociologique n’a jamais véritablement, polémiques mises à part, dissocié entièrement ces deux réalités et d’une manière ou d’une autre, le mouvement de l’analyse a toujours consisté à les mettre en rapport.
3Cependant, derrière cette différence majeure d’entrée analytique, se trouve une seule véritable problématique : comment rendre compte du maintien de l’ordre social ? Les solides divergences entre perspectives et la virulence des polémiques intellectuelles auxquelles elles ont donné lieu, ne doivent pas cacher leur dénominateur commun. Elles rappellent le caractère indissociable de l’« individu » et de la « société », affirment être parvenues à trouver la bonne description de leur articulation, et rejettent comme illusoires, unilatérales ou insuffisantes tous les essais de synthèse alternatifs. On pourrait même dire, à l’aide d’une simplification rapide mais nullement outrancière, que la colonne vertébrale de la discussion théorique en sociologie suit cette forme minimale depuis plusieurs décennies. Au fond, les différentes perspectives partagent un même souci originel. Celui d’établir un lien, ou en tout cas de parvenir à décrire les différents processus de cette articulation afin de donner une réponse au problème du maintien de l’ordre social. Certes, certaines démarches octroient un poids majeur à l’« environnement », d’autres à l’« action », mais dans la plupart des cas, l’objectif majeur n’est autre que celui de rendre compte de leur imbrication. D’expliciter l’intériorisation de l’extériorité sociale et culturelle, et d’analyser l’extériorisation de l’intériorité.
4Pourtant, le problème de l’ordre social est progressivement devenu une problématique intellectuelle agonique. Les impasses analytiques ne cessent de s’y multiplier, et la volonté de continuer à situer cette question à l’origine du travail théorique conduit à des dérives de plus en plus stérilisantes. L’écueil est devenu tel que l’on fait ici hypothèse qu’il est désormais nécessaire de déplacer la question théorique initiale de la sociologie au profit de considérations avant tout ontologiques. Mais avant d’aborder ce travail, un rapide retour critique vers le problème de l’ordre social s’impose.
5Pourquoi cette obsession intellectuelle pour le problème de l’ordre social ? La racine ultime de cette interrogation a été indissociablement historique et théorique. L’avènement de la modernité, dans la mesure où elle a été interprétée par la sociologie comme la fin d’un monde harmonieux et totalisé, a ouvert la voie à de nouveaux projets de totalisation, dont l’idée de société aura été l’incarnation historique maximale et la problématique de l’ordre social l’expression théorique la plus durable. Si la sociologie a été hantée par le problème de l’ordre social, c’est parce qu’elle n’a pas cessé d’être déstabilisée par le vertige de sa propre représentation de la modernité. Ou de manière plus prosaïque, les sociologues n’ont cessé de renâcler devant les conséquences de leur propre conception de la modernité.
6La sociologie naît bien de la volonté de rejet d’un ordre transcendant dicté de l’extérieur par une supposée volonté divine, mais elle n’assume jamais, en dépit de multiples déclarations, toutes les conséquences de la rupture avec une conception nécessaire et ordonnée de la vie sociale. Au contraire même, c’est un succédané de cet ordre que la sociologie n’a cessé de chercher au niveau des pratiques des acteurs ou des contraintes des structures. En fait, il s’est agi pour la sociologie, sinon de revenir vers la totalité perdue, au moins de restaurer les principes d’une unité possible, tout en acceptant, malgré elle, le tragique insurmontable de la scission fondatrice du monde moderne. Comment faire, une fois levées les digues de l’ordre traditionnel, pour que la dynamique sans frein des actions et des passions modernes ne finisse pas par détruire la civilisation ? Comment faire, dans un monde sans ordre moral hérité, et lorsque « Dieu est mort », pour parvenir à garantir les principes de la communication et le respect réciproque ? Il s’agit alors de trouver, par la politique, la culture, ou le social, les principes de l’implication et du contrôle des individus dans la société. Avant même d’être une interrogation épistémologique, le problème de l’ordre social est une inquiétude morale.
7Le projet initial de la sociologie fut donc d’établir une représentation de l’ordre social au cœur du maelström moderne. Certes, des différences majeures existent. Cette représentation est centrale dans toutes les théories qui travaillent avec l’idée d’un ajustement nécessaire de l’action à un environnement donné. Elle est plus souple, mais toujours à l’œuvre, pour tous ceux qui supposent le besoin actif d’une coordination intersubjective à l’aide de systèmes culturels partagés. Néanmoins, quelle que soit la manière de l’interpréter, de l’organiser, ou de la nommer, Dieu, la Tradition, le Prince, l’État, la Société, les dispositions… l’idée est toujours la même : la vie sociale passe par un travail constant, et historiquement divers, visant à faire entrer les comportements dans des modèles prédéfinis.
- 2 Talcott Parsons, The Structure of Social Action (1937), Glencoe, Illinois, The Free Press, 1949, p (...)
8C’est sans doute Parsons qui lui a donné la formulation la plus célèbre en s’attaquant au problème de la double contingence de l’action sociale. L’action est toujours problématique parce qu’elle est la réponse volontariste d’un acteur à une situation. Pourtant, chaque acteur dépend de l’autre pour la détermination de son action. Et la conduite d’autrui est indéterminée à moins qu’un même cadre d’attentes réciproques ne s’impose aux deux acteurs. À défaut, aucun acteur ne serait capable d’anticiper le comportement d’autrui. C’est de cette manière en tout cas que Parsons a cru pouvoir répondre au « problème de Hobbes », c’est-à-dire au dilemme de l’ordre social tel qu’il se pose dans le cadre d’une pensée utilitariste. Pour lui, le problème ne peut esquiver le fait que nos actions s’appuient sur des relations d’attentes réciproques entre les acteurs, ainsi que sur un certain nombre d’obligations. L’importance centrale de Durkheim dans l’histoire de la sociologie provient justement, aux yeux de Parsons, de ce qu’il a découvert « l’obligation morale qui motive l’individu à obéir à une règle donnée » et « à s’apercevoir que la permanence de ces règles suppose un ensemble de valeurs communes2 », mais surtout que les valeurs communément partagées participent à la formulation des fins elles-mêmes.
- 3 Talcott Parsons, The Social System, Glencoe, Illinois, The Free Press, 1951.
9Cette conception affirme donc une représentation particulière de l’intégration de la société, reposant sur un ensemble d’institutions produisant l’ordre social à partir de la fabrication d’individus à la fois autonomes et conformes aux exigences du système. Par le biais des différentes institutions, et en tout premier lieu, de l’école et de la famille, s’effectue un contrôle des passions. Sous forme de contraintes personnelles intériorisées, les exigences de la vie sociale finissent par s’incarner comme une seconde nature chez les individus. Les acteurs ne sont jamais socialisés au point d’empêcher tout changement et ne se limitent aucunement à reproduire l’état antérieur de la société. Mais si l’individu et sa spécificité sont effectivement reconnus, ils ne le sont qu’au travers de leur subordination analytique au problème de la cohésion de la société. Rien n’a mieux désigné cet accord que l’épure du personnage social, pour qui les dimensions subjectives et la position sociale apparaissent comme les deux faces d’un même ensemble. Comme l’écrira Parsons, la personnalité, le système social et la culture sont intimement imbriqués, permettant d’établir des liens étroits entre les parcours individuels et les processus collectifs3. Aucune vision de l’ordre social n’a si intensément et si durablement fasciné les sociologues. Le « social » s’y retrouve dans l’« individu », l’un et l’autre deviennent les deux faces d’un seul ensemble, même si, en dernier ressort, c’est au social que revient de plein droit de « précéder », au sein d’un cercle vertueux, la constitution des individus.
10Dans un seul et même mouvement, il s’agissait de rendre compte de la « liberté » des acteurs dans leur capacité à fabriquer l’ordre social tout en préservant la capacité d’expliquer les « déterminismes » de leurs conduites. Transformée dans un langage analytique parfois obscur, c’est bien cette tension fondatrice que la sociologie n’a cessé de mettre en évidence. Dans son architecture minimale, le problème de l’ordre social est toujours étudié en privilégiant la quête des éléments explicatifs des régularités, soit au niveau de la conduite humaine elle-même, soit au niveau de l’environnement social. À l’ancien ordre, divin ou naturel, doit se substituer un ordre artificiel, engendré par les individus eux-mêmes. Leur liberté est limitée par la quête d’un substitut de l’ancienne contrainte métaphysique, et n’opère sur les conduites qu’au travers de plusieurs principes causaux.
11Mais en même temps que la sociologie s’inscrivait dans cette exigence intellectuelle, elle n’a cessé de faire la preuve de son caractère partiel. La métaphore de l’ordre social a contraint à trouver des correspondances nécessaires, à poser le problème du déterminisme de l’action, à établir des passerelles entre divers domaines de la vie sociale, tout en reconnaissant le caractère irrémédiablement partiel des réponses données. Le problème de l’ordre social est ainsi progressivement devenu un véritable obstacle intellectuel et une interrogation théorique stérilisante. C’est en voulant s’y attarder, que les opacités s’accroissent. De plus en plus, divers auteurs pointent les failles réelles de ces théorisations sans parvenir à les résoudre, ou, au contraire, les contournent soigneusement. Ces insuffisances finissent par inscrire, à la base même du travail sociologique, un problème d’analyse majeur. Quel que soit le regard que l’on porte sur la vie sociale, on est contraint de saisir un écart plus ou moins grand entre une interrogation première qui vise à répondre au maintien de l’ordre social et la multiplication des constats des désajustements.
12Au fond, ce que la fiction régulatrice de l’ordre social oublie, c’est que l’adaptation des conduites au monde ou entre elles n’est qu’un postulat intellectuel de départ qui tend à se rigidifier au fur et à mesure que les sciences sociales se développent. Or, à y bien regarder, il est rare que dans la vie sociale nous nous trouvions effectivement dans des situations étroites d’accord ou d’adaptation. En vérité, les actions ne sont possibles que parce que le degré d’accord intersubjectif ou d’adaptation au monde qu’elles requièrent pour pouvoir se dérouler est fort labile. D’ailleurs, et bien souvent, l’articulation entre certaines pratiques sociales et les langages qui les expriment est profondément déficiente. Le fait que les diverses dimensions analytiques communiquent ou non entre elles est avant tout une affaire de représentation, à laquelle une autre représentation de la vie sociale enlève une bonne partie de son caractère tragique et surtout de sa pertinence analytique.
- 4 Anselm Strauss, « L’hôpital et son ordre négocié » (1963), dans La trame de la négociation, Paris, (...)
13Quant à l’idée que l’ordre social est avant tout de nature interprétative ou cognitive, elle suppose qu’en dernière instance, il réside dans la capacité des individus à trouver des solutions face aux problèmes qui se posent à eux. Strauss a ainsi, par exemple, fort bien caractérisé cet état comme un ordre négocié qui ne préexiste pas aux acteurs et qui n’est aucunement intemporel. Il n’est que le produit d’une série d’interactions et de négociations multiples. Strauss est conscient de ce que, dans toute organisation d’importance, non seulement presque aucun acteur ne connaît toutes les règles en vigueur, mais que personne n’en connaît non plus les applications réelles à un moment donné. Elles sont toujours intermittentes, autant celles d’« en haut », dictées par une hiérarchie, que celles que les membres en interaction coproduisent par « en bas ». Les règles d’une organisation sont davantage tacites qu’explicites, et tout aussi souvent négligées que respectées. Elles requièrent à tout moment un jugement quant à leur éventuelle application à tel ou tel cas. Mais surtout elles ne couvrent qu’une toute petite partie du fonctionnement d’une organisation, « puisqu’un immense espace de contingence dépasse celui couvert par ses règles4 ». L’ordre social ne serait ainsi qu’un processus compliqué de négociation et de marchandage permanents, au point que l’ordre propre à une organisation serait un état dont personne n’a, à un moment donné, une conscience exacte. Et pourtant, même ici, la problématique de l’ordre social reste déterminante. Il s’agit toujours de rendre compte, pratiquement, de sa production et de son maintien. Mais l’idée qu’il se perpétue à la suite d’un renouvellement permanent des arrangements est loin d’être incontestable.
14Bien entendu, nous parvenons à communiquer, et nous faisons souvent l’expérience d’un accord entre nos actions, mais l’état de cet accord est infiniment plus complexe que ne le laisse entendre l’idée d’un ordre social constitué par arrangement interprétatif permanent. Certes, dans certaines situations, l’action peut effectivement être l’objet d’une discussion mais dans la plupart des cas, les frictions ou les mésententes se dissolvent dans une sorte de clair-obscur que l’acteur ne s’efforce pas, ou rarement, d’éclaircir. Certes, on peut penser que l’individu dirige ou corrige son action en fonction de la réaction des autres, mais une coordination des actions, à un niveau élevé de régularité et de réflexivité, n’est qu’un cas de figure particulièrement rare dans la vie sociale. Dans le quotidien, l’individu peut tenir compte de l’action escomptée des autres, mais dans bien d’autres situations, il n’envisage pas systématiquement leurs réactions, ni les effets à long, voire à moyen terme de ses actions, puisqu’elles se déroulent habituellement sans résistance, et que leurs conséquences à distance ou à long terme sont imprévisibles.
15Quant aux différentes théories de la socialisation, elles sont également traversées par une tension plus ou moins souterraine, et les études ne cessent d’apporter de nombreuses preuves de leurs défaillances. Le résultat est paradoxal. La représentation de la vie sociale est, dans son socle primordial, inévitablement trop peu problématique, tandis que les observations empiriques soulignent lourdement les hésitations et les désaccords au quotidien. Parfois, le raisonnement prend la forme d’un jugement moral plus ou moins explicite, lorsque ce sont les ratés du processus de socialisation qui expliquent les comportements « déviants ». D’autres fois, on reconnaît une série de désaccords, plus ou moins intenses, entre les dispositions acquises des individus et les activités sociales auxquelles ils sont confrontés. En tout cas, les acteurs ne sont jamais socialisés au point d’empêcher tout changement ; que ce soit parce qu’ils sont soumis à des éléments pulsionnels, à une pluralité de dispositions ou à des tensions normatives.
16Toutes ces démarches sont alors contraintes, à leur corps défendant, de chercher des mécanismes de compensation afin de pallier la défaillance quotidienne des habitudes ou des normes. Ce qui était censé être définitivement résolu resurgit ainsi comme une hydre à plusieurs têtes. La liste des suppléments analytiques est fort longue, allant des sanctions et des récompenses, aux effets collatéraux de la morphologie sociale, ou à la prise en compte des moyens impersonnels d’intégration systémique. Bien entendu, il ne s’agit aucunement de contester la réalité des divers processus de socialisation auxquels sont soumis tout au long de leur vie les individus. Ce dont il s’agit est de savoir quel rôle analytique il faut octroyer à ces processus, et surtout s’ils suffisent pour garantir le maintien de l’ordre social. Et face à leurs évidentes limites, il faut conclure que la socialisation, en dépit de son importance pour l’étude diachronique de la fabrication des individus, doit être largement dessaisie de la tâche fonctionnelle du maintien de l’ordre social, et qu’il convient de lui faire perdre, par voie de conséquence, sa centralité théorique dans l’explication sociologique.
- 5 David Lockwood, « Social Integration and System Integration », dans George K. Zollschan, Walter HI (...)
- 6 Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel (1981), Paris, Fayard, 1987, 2 vols.
- 7 Niklas Luhmann, Social Systems (1984), Stanford, Cal., Stanford University Press, 1995.
17Progressivement, les principes de l’intégration systémique s’autonomisent d’abord des facteurs de l’intégration sociale5, les colonisent ensuite6, s’en séparent enfin7. La « société » n’est ainsi conçue que comme le résultat d’un enchevêtrement de domaines d’action sans principe central, dont l’accord n’est plus établi au niveau de la société tout entière mais à partir de chaque système partiel, en accord avec des réseaux communicationnels toujours conjoncturels. C’est pourquoi d’ailleurs, et sur la longue durée, les sociétés modernes avancées assisteraient de plus en plus au transfert du poids essentiel de l’intégration sociétale vers des principes d’intégration systémique, des moyens de plus en plus impersonnels qui coordonnent les actions des individus en dehors de leurs arrangements proprement culturels. Personne n’a donné une vision aussi exhaustive et conséquente de ce modèle que la théorie générale des systèmes de Luhmann, pour qui la différenciation fonctionnelle organise les processus de communication autour de fonctions spéciales, nécessaires et indépendantes. L’ordre social n’est plus établi au niveau de la société et de façon hiérarchique mais à partir de chaque système partiel (politique, administratif, religieux, économique…), régi par un programme fermé, s’adaptant certes aux perturbations venues de l’extérieur, mais ne modifiant pas, pour autant, son programme initial. La complexité croissante de la société moderne est le stade ultime de ce processus. La société se transforme alors dans une multitude d’instances décisionnelles, sans unité, orientées vers la maîtrise de leur environnement immédiat et concret. La régulation n’intervient plus a priori mais seulement a posteriori. Mais comment ne pas sentir que derrière la considération de l’autonomisation croissante de systèmes sociaux et la reconnaissance des dysharmonies structurelles, se posent le problème de l’indétermination sociétale, et plus lourdement, l’actualité de l’idée de société ?
18Toutes les conceptions de l’ordre social font donc le constat, ne serait-ce que sous forme de « crise », de l’existence d’initiatives, de négociations, de déviances, d’espaces sociaux mal ou peu régulés, de domaines sociaux jamais entièrement encadrés. Et pourtant, la sociologie n’ose pas en tirer les conséquences qui s’imposent sur un plan ontologique. Car ce qui est resté paradoxalement en dehors de ces analyses, ce n’est rien d’autre que les caractéristiques spécifiques du mode d’être du social.
19La continuité de la vie sociale ne peut pas être entièrement expliquée par les interprétations de l’ordre social en termes de contrôle, de normes, de dispositions, mais elle ne peut pas l’être non plus dans les termes d’un travail constant d’explicitations de significations ou de coordination de l’action. Pourtant, il ne suffit pas d’affirmer que cet ordre est immanent aux pratiques.
- 8 Harold Garfinkel, « Le programme de l’ethnométhodologie » (1996), dans Michel de Fornel, Albert Og (...)
20En effet, l’affirmation selon laquelle « toute société est un animal prodigieux. Dieu seul sait comment elle est assemblée » et la volonté de faire d’elle le postulat premier de la « société ordinaire et immortelle », comme l’énonce avec emphase Garfinkel, ne cernent qu’une partie du problème. En insistant sur l’existence de l’ordre dans les activités les plus ordinaires de la vie quotidienne, cette perspective se centre sur le fait que ces « détails » sont présents dans les structures, la récurrence, la typicalité et les objets d’expérience immédiats8. Mais ces « détails » ne sont pas censés symboliser autre chose, ils ne sont aucunement des indices d’une autre réalité, et de ce fait ils sont à étudier en eux-mêmes, dans leur immédiateté, puisqu’ils ne « représentent » rien d’autre. La réalité objective d’une société ne serait que le résultat d’une réalisation pratique continue procédant uniquement du travail de ses membres.
21Toute volonté de vouloir établir un ordre à partir de perspectives externes (normatives, rationnelles, communicationnelles…) serait vouée à l’échec puisqu’elle serait inévitablement contrainte de souligner les désaccords, les conflits, le désordre d’orientations. Ce n’est que lorsqu’on adopte le point de vue de l’acteur, et à son niveau, que le monde social apparaît comme continûment soumis à un ordre inhérent aux relations sociales, toujours là, et n’ayant aucun sens justement en dehors de ces mêmes relations. Ce qui doit être refusé alors est la prétention de dégager les principes d’ordre à partir de conceptions abstraites et générales. Comme le dit encore Garfinkel, l’ordre ne se manifeste que « dans la concrétude même des choses ». Ce n’est qu’à ce prix que le sociologue parviendrait à mettre en lumière les propriétés ordonnées de la conduite humaine. L’ordre est immanent aux pratiques elles-mêmes ; il résulte d’une structuration interne.
22Et pourtant, et en dépit de sa radicalité, l’ethnométhodologie croit toujours, comme les autres courants sociologiques, à l’existence d’un ordre social, même s’il est désormais immanent aux pratiques elles-mêmes et au cours même de l’action. C’est pourquoi l’importance de cette critique doit à la fois être tenue comme un acquis et reconnue dans ses limites. Il ne s’agit en fait que d’une analyse permettant de mieux rendre compte d’un niveau de la problématique de l’ordre social, celui de la communication quotidienne entre les acteurs. Mais il apparaît bel et bien comme inséparable de toutes les tâches locales de production d’un sens partagé entre les individus. La critique du problème de l’ordre social n’est de fait effectuée qu’à moitié.
23Le problème principal ne réside pas dans l’absence d’explication réelle du lien entre le niveau de description des pratiques et le maintien de l’ordre social au niveau de la société. Pour cela, une explication, certes obscure et réductionniste, est apportée. Mais deux grandes insuffisances subsistent. La première est que si l’ordre social ne s’accomplit que lors de sa manifestation pratique, il est en quelque sorte, et étrangement, « prévu » à l’avance, puisqu’il suppose l’existence de compétences permettant justement de reconnaître les divers types d’action. La deuxième est que, dans sa volonté de chercher les fondements de l’ordre social dans l’attitude naturelle des membres d’une collectivité s’accordant sur la réalité de la vie sociale, l’ethnométhodologie passe, elle aussi, étrangement, à côté des caractéristiques ontologiques spécifiques de la réalité sociale.
24Il n’y a au fond ni d’accord normatif, ni d’invention ex nihilo des critères de la communication, ni de négociation d’un cadre d’interprétation ou de présentation de soi, ni de routine intériorisée sous forme de dispositions durables, ni d’imposition de l’extérieur de nos conduites. Ou plutôt, toutes ces formulations sont plus ou moins également plausibles à partir du moment où l’on prend acte du fait que l’essentiel de la problématique se trouve ailleurs et que la nature même de la vie sociale rend superflues la plupart de ces réponses. Au-delà d’un niveau indispensable de connaissance linguistique, ainsi que de la connaissance d’un certain nombre de règles de syntaxe sociale, la vie dans la société opère régulièrement par des à peu près. L’accumulation des contre-observations avancées par les études microsociologiques dans tant de domaines est telle qu’il faut accepter de placer le maintien de l’ordre social non pas au niveau de l’acteur ou des structures, mais dans la spécificité du mode opératoire de la vie sociale. D’ailleurs, c’est probablement ce que voulait dire Balzac lorsqu’il recommandait de lire le Code civil comme source romanesque, moins à cause de l’altérité imaginaire qu’il trace bien involontairement avec la réalité, que, bien plus profondément au travers de la fiction structurelle qu’il propose d’un monde social globalement régulé.
25Evidemment, il ne s’agit pas de questionner le fait que, dans le déroulement habituel de la vie quotidienne, l’individu opère, de manière consciente ou non, avec des solutions « typiques » à des situations « typiques »; un corpus de significations ou de pratiques qui vont de soi, non questionnées parce que n’ayant pas besoin de l’être, et qui transmettent un fort sentiment de sécurité aux individus. Dans la plupart des situations, en effet, nous n’avons pas besoin de « réfléchir » vraiment à nos pratiques. Moins cependant parce que la vie sociale dans son déroulement quotidien a tendance à rester la même, au point que nous pouvons nous en « abstraire », confiants dans la pertinence future de nos actions, que parce que ces conduites ne sont pas rendues problématiques par le monde. Il s’agit donc de relativiser fortement le degré (et la « nature ») de l’accord existant entre les pratiques. En fait, il s’agit de reconnaître l’existence dans la vie sociale d’un différentiel de limites irréductibles aux topographies structurelles durablement stabilisées.
26C’est, comme nous le verrons, ce mode d’être originaire de la vie sociale qui explique de manière immédiate et sans besoin de considérations ultérieures son déroulement. En revanche, il contraint à problématiser longuement la notion implicite et immédiate d’adaptation à l’environnement ou d’accord entre les conduites sociales. Or, c’est bien sur cette fausse intuition que repose vraiement, et en dernière analyse, l’idée de l’ordre social. Au-delà même du déterminisme des conduites, les moments de collision entre une pratique et son environnement sont supposés être à la fois évidents et constants, amenant alors, plus ou moins immédiatement, à une correction de notre conduite en vue d’une meilleure adaptation ou de la levée d’un malentendu. Mais si le monde social avait vraiment cette réactivité, les rigidités et les blocages seraient multiples et incontournables, et la vie sociale littéralement impossible.
27Les solutions proposées pour rendre compte du problème de l’ordre social ont progressivement raidi et appauvri le travail proprement théorique de la sociologie. Aucune de ces démarches ne parvient de fait à rendre compte de l’agencement de la vie sociale puisqu’elles partagent, toutes, au départ, une représentation inadéquate du mode opératoire du social. En voulant sortir des considérations ontologiques, le problème de l’ordre social a enlisé la théorie sociale dans une inquiétude morale déguisée en problème épistémologique.
28N’oublions pas en tout cas qu’à son origine, le problème de l’ordre social, dans les termes où il est posé par les sciences sociales, est la conséquence d’un avatar historique majeur mais contingent dans sa formulation théorique. Ce n’est que par la suite qu’il s’est largement autonomisé intellectuellement, au point de devenir « la » question centrale de la théorie sociale. D’ailleurs, c’est ici que s’enracine sur le fond, la séparation durable et regrettable entre la philosophie politique et la sociologie. La première a su, bien mieux que la deuxième, préserver tout au long de son évolution le caractère sinon fortuit, au moins contingent, non maîtrisable et surtout tragique de l’action humaine. La deuxième, à l’inverse, et à quelques exceptions près, a plutôt cherché à cerner les continuités et les conditionnements de l’action afin de réduire à juste titre sa part d’arbitraire, et de façon plus discutable sa face tragique. Lorsque les sociologues oublient à quel point il est hasardeux de postuler que le monde est ordonné, ils transforment la métaphore de l’ordre dans un étrange mythe scientifique, dans un clair-obscur analytique plein d’ambiguïté et peut-être de mauvaise foi. L’ordre social devient alors, pour la sociologie, un véritable rocher de Sisyphe.
29Le « mystère » de l’ordre social, c’est bien qu’il n’y en a aucun. Ou plutôt, qu’il s’agit d’une question faussement fondatrice. Le problème de l’ordre social n’est pas d’expliquer l’« accord » entre les conduites, mais les efforts historiques successifs effectués pour circonscrire ces adaptations, à l’aide de discours prônant toujours une maîtrise globale et croissante de l’environnement, en oubliant que ce qui est au principe même de la possibilité d’agencement entre les actions est la « nature » même de la vie sociale.
30Cependant, si cette question a fini par figer les termes du débat théorique fondamental, il serait factice de rejeter toute problématique originelle au seul profit de considérations plus ou moins immédiates de recherche. Toute démarche sociologique est animée par une représentation liminaire de la vie sociale, sous-jacente à la totalité des concepts mobilisés, et leur conférant leur véritable signification. Ne pas l’attaquer de front ne conduit qu’à des visions naïves où règnent des implicites non élucidés. La première interrogation est donc de décider de la nature du questionnement originel d’une théorie sociale.
31C’est en partant d’une proposition ontologique, et en faisant d’elle le foyer primordial de l’analyse, que la vie sociale sera étudiée ici. La question originelle cesse de porter sur l’ordre social (qu’est-ce qui fait tenir ensemble la société ?) et se tourne vers des considérations ontologiques (quelles sont les caractéristiques de l’être ensemble ?). Ce n’est en tout cas qu’au prix de ce renoncement et à l’aide de ce déplacement que s’engage cette étude. Poser, reposer, la question fondamentale de la vie sociale passe par un changement du cœur métaphorique originel de l’interrogation sociologique, véritable lieu de prégnance imaginatif d’où découlent par la suite la plupart des catégories. La sociologie est, et restera toujours, l’étude de la relation entre les actions individuelles et les structures sociales. Mais ce vénérable objectif a été abusivement subordonné au problème de l’ordre social. Une libération analytique de la fiction régulatrice de l’ordre social permet d’enquêter dans une autre direction.
Notes
1 Les percées analytiques effectuées par la sociologie en ce domaine ont été considérables. Cependant, dans sa plus haute généralité, cet espace a déjà été balisé, certes avec des imprécisions, par Weber. Classant les actions sociales des plus réflexes (« affectives » ou « traditionnelles ») aux plus réfléchies et critiques (les deux types d’action rationnelle), il a dessiné l’espace dans lequel, encore aujourd’hui, la sociologie pense les différentes perspectives pratiques comme une sorte de continuum, non exempt de ruptures, entre les routines et la réflexivité, l’une et l’autre étant surplombées par le questionnement de l’ordre social auquel elles participent. Cf. Max Weber, Economie et société (1922), Paris, Plon, 1971.
2 Talcott Parsons, The Structure of Social Action (1937), Glencoe, Illinois, The Free Press, 1949, p. 710.
3 Talcott Parsons, The Social System, Glencoe, Illinois, The Free Press, 1951.
4 Anselm Strauss, « L’hôpital et son ordre négocié » (1963), dans La trame de la négociation, Paris, L’Harmattan, 1992, p. 98. C’est dire que l’ordre social est ici à comprendre « entre une vision d’un monde sans aucune sorte de contraintes – un monde qui dépendrait entièrement de la volonté humaine – et la vision d’un monde structurellement déterministe » (cf. Anselm Strauss, « Négociations : introduction à la question » (1978), dans La trame de la négociation, ibid., p. 255).
5 David Lockwood, « Social Integration and System Integration », dans George K. Zollschan, Walter HIRSH (eds.), Explorations in Social Change, Londres, Routledge and Kegan Paul, p. 244-258.
6 Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel (1981), Paris, Fayard, 1987, 2 vols.
7 Niklas Luhmann, Social Systems (1984), Stanford, Cal., Stanford University Press, 1995.
8 Harold Garfinkel, « Le programme de l’ethnométhodologie » (1996), dans Michel de Fornel, Albert Ogien, Louis Quéré (éds.), L’ethnométhodologie, Paris, La Découverte, 2001, p. 35 et suiv.
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