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Le port de Nantes au XVIIIe siècle

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Bernard Michon

Préface

Guy Saupin

Texte intégral

1Le XVIIIe siècle est justement considéré comme le siècle d’or de la puissance française dans le commerce international puisque c’est dans cette phase historique du développement du capitalisme commercial que le rassemblement des forces de tous les acteurs œuvrant dans les échanges maritimes parvint à placer ce royaume, de tradition continentale, au premier rang de la compétition mondiale, dans une âpre rivalité avec le Royaume-Uni de Grande Bretagne, avant que la longue durée des guerres révolutionnaires et impériales (1793-1815), y compris l’insurrection des esclaves de Saint-Domingue et l’indépendance de la république noire d’Haïti en 1804, ne vienne rompre durablement ce coude à coude. Il n’est inutile de rappeler que cette appréciation d’âge d’or n’est justifiée que par l’analyse froide des résultats économiques obtenus au profit de la métropole, sans oublier un seul instant les conditions humaines tragiques dans lesquels ceux-ci purent être obtenus, à Nantes encore moins qu’ailleurs quand on sait la part primordiale (43 %) que prit le port ligérien dans la traite des Noirs au siècle des Lumières.

2Nantes fait partie du groupe dominant des quatre grands ports français du XVIIIe siècle. Le volume de son trafic commercial et le tonnage de sa flotte n’ont pas cessé d’augmenter. Si Bordeaux a nettement distancé ses rivaux passés le premier tiers du siècle, la concurrence a été vive entre les trois autres, Marseille et le couple Rouen-Le Havre comblant progressivement leur retard antérieur. Cette compétition économique a entraîné des effets de concentration dans le réseau portuaire français, dans une logique d’intégration des activités des plus petits havres dans les sphères d’influence des plus grands ports. De nouveaux rapports de force ont réorganisé la distribution hiérarchique et les types d’activité des ports, dans un équilibre évolutif entre satellisation et préservation d’une relative autonomie d’action. Des ensembles portuaires, polarisés sur un centre de commandement, ont progressivement émergé sur le littoral français pour structurer le trafic maritime et les échanges internationaux.

3Comment qualifier ces formes d’organisation et comment saisir la spécificité nantaise, à supposer qu’elle existe ? Le questionnement n’est pas neuf et des historiens ont déjà proposé des schémas explicatifs au sein d’interprétations globales. L’immense intérêt de l’ouvrage de Bernard Michon est de nous fournir la première étude fouillée de ce phénomène, dans une réécriture d’une partie de sa thèse de doctorat, en l’appliquant aux réalités nantaises, l’un des quatre exemples majeurs dans la France maritime du XVIIIe siècle. Plusieurs termes ont été utilisés comme pôle portuaire, système portuaire ou encore complexe portuaire. Ces derniers renvoient à une entrée par les relations unissant de manière inégale mais intégrée, pour faire système, différentes places maritimes, qu’il s’agisse des flux de main-d’œuvre, de marchandises ou de capitaux. Cet angle d’attaque est fondamental et cette étude y accorde tous ses soins. Mais Bernard Michon a préféré retenir dans son titre le terme d’aire portuaire, renvoyant davantage à une logique géographique d’organisation de l’espace. Il ne faudrait surtout pas voir ici l’ouverture d’une querelle historiographique, dans une opposition méthodologique. Bien au contraire, l’ouvrage illustre constamment la richesse du croisement des deux perspectives problématiques. L’histoire, quand elle traite de questions économiques et sociales, ne doit-elle pas avant tout se préoccuper d’analyser leur impact sur le milieu de vie des acteurs concernés !

4Il n’aura échappé à personne que les quatre complexes portuaires dominants du XVIIIe siècle sont liés aux quatre grands réseaux hydrographiques français. Trois d’entre eux sont commandés par des villes de fond d’estuaire. Le succès de Marseille n’est pas pensable sans le Rhône. Les exemples de la catégorie seconde, illustrée par Dunkerque, Saint-Malo, Lorient, La Rochelle ou Bayonne, renvoient au même modèle, à l’exception de Dieppe dont l’adaptation au XVIIIe siècle fut si difficile. L’importance des potentialités économiques de l’hinterland, tant par sa capacité productive que par ses demandes de consommation, demeure une explication majeure, sans être exclusive, de l’évolution différenciée des dynamiques portuaires. Les aires portuaires transforment donc les territoires selon un modèle général en forme de T, où le centre de commandement correspond à la base de la lettre, l’estuaire à son axe vertical et le littoral proche à sa barre transversale. Les ports secondaires ne se voient pas affecter les mêmes fonctions et ne disposent pas des mêmes capacités de résistance selon leur position dans ce schéma. Les ports estuariens sont logiquement conçus comme des avant-ports utiles pour le commerce international, principalement colonial, techniquement obligatoires à cause des conditions nautiques de l’estuaire, mais soumis à haute surveillance par le pôle capitalistique de direction. Couëron, Le Pellerin, mais surtout Paimbœuf en ont fait l’expérience. Les ports littoraux sont des ports de service régionaux œuvrant dans un cabotage à petite échelle au service du port principal. Les ports de la baie de Bourgneuf comme ceux de la presqu’île guérandaise, de Rhuys ou du golfe du Morbihan y ont trouvé, plus ou moins, de quoi maintenir leur activité ou freiner leur déclin. Certains furent même capables de préserver une certaine autonomie d’action comme par exemple dans le commerce du poisson, les envois céréaliers vers Bordeaux ou les exportations de sel vers l’Europe du nord. Les frontières entre les aires portuaires ne sont que des zones de chevauchement, ce qui élargit également les marges d’initiative. Les Sables-d’Olonne, Redon ou Vannes ont su en tirer parti. La pression était pourtant réelle comme l’illustre l’intégration progressive des marins de l’île d’Yeu dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.

5L’intégration dans un système fonctionnel s’est réalisée à travers les flux de capitaux dans l’armement maritime, la captation progressive des trafics de marchandises par un marché nantais hégémonique et l’appel croissant des gens de mer sur les navires armés à Nantes. La contraction de l’autonomie décisionnelle des ports de service s’est construite sur la migration de certains armateurs locaux en direction du pôle central et sur le double mouvement de capitaux résultant des investissements nantais dans l’armement des ports secondaires et des placements financiers des armateurs de ces ports de service dans les opérations nantaises. La forte croissance du commerce antillais, augmenté de la traite négrière, a considérablement renforcé la prépondérance du marché nantais en redéfinissant profondément les équilibres internes du cabotage, de plus en plus tourné vers le rôle de fourniture ou de redistribution du commerce colonial au détriment de son ancien rôle de répartiteur des produits régionaux. Les effets sociaux de ces mutations économiques ont été amplifiés par l’intensité de la demande du centre de commandement en hommes d’équipages pour mener à bien ses nombreux armements. L’appel du marché du travail nantais sur les gens de mer de l’aire portuaire est venu renforcer la polarisation commerciale et financière.

6Bernard Michon a raison d’insister sur le rôle perturbant joué par la proximité de Lorient, complexe portuaire dont le profil particulier pèse sur la configuration de l’aire portuaire nantaise sans aucune comparaison possible avec les autres systèmes similaires français. Port de la façade atlantique tirant l’essentiel de sa puissance de son monopole du commerce avec l’océan Indien, le port du Blavet a noué des rapports privilégiés avec Nantes, relais précieux dans l’approvisionnement en matériaux de l’intérieur du royaume grâce au réseau hydrographique ligérien, mais aussi comme marché privilégié de distribution des produits d’Asie du sud-est : épices, étoffes de coton d’une infinie variété, cauris, thé, porcelaines de Chine et meubles laqués… Cette relation vitale entre les grands ports du sud Bretagne a nécessité la construction et l’entretien d’une importance flottille de cabotage qui constitue un frein à la poussée expansionniste nantaise en imposant un partage des parts de marché.

7Si le modèle d’aire portuaire associant un pôle capitalistique de commandement, un estuaire et le littoral proche caractérise le mieux la structuration de la façade maritime française au XVIIIe siècle, le type nantais analysé dans cet ouvrage ne résume pas à lui seul toutes les formes d’organisation. Dans la distribution tripartite des éléments, seul le complexe Rouen-Le Havre s’en approche de manière assez nette, à la grande différence que l’avant-port a fini par gagner son autonomie avant de se substituer à l’ancien pôle directeur de fond d’estuaire. L’aire bordelaise est aussi de la même famille typologique, mais l’ampleur de la Gironde à permis à Bordeaux de se passer d’un grand avant-port de l’importance de Paimbœuf. Dans la catégorie seconde, le système bayonnais est le seul associable, avec sa prolongation avec les ports du Labourd. Saint-Malo, La Rochelle et Dunkerque dans une moindre mesure illustrent une autre disposition interne avec un centre de commandement au croisement des deux barres du T schématique, ce qui les renverrait davantage vers le modèle marseillais, même si le T tend à se transformer en L par défaillance, et ensuite concurrence de la côte languedocienne. Ces variations nous rappellent utilement qu’une aire portuaire ne relève pas uniquement de considérations économiques, c’est-à-dire d’excellent positionnement au croisement des axes de circulation sur eau, mais dépend aussi du relief côtier plus ou moins favorable à l’épanouissement d’une activité portuaire d’importance.

8Bernard Michon nous offre ainsi une très belle étude de structuration d’une aire portuaire de catégorie supérieure au grand siècle du commerce français. C’est une première dont il faut se féliciter. Les spécialistes des autres complexes portuaires sont maintenant invités à corroborer ou à discuter ses analyses, à travers la typologie esquissée dans son ouvrage. Un nouveau champ de recherche est dorénavant ouvert à travers la vivante histoire maritime.

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