Danièle James-Raoul et Claude Thomasset (textes réunis par) : Dans l’eau, sous l’eau. Le monde aquatique au Moyen Âge

1Comment l’homme médiéval appréhende-t-il le monde aquatique ? La publication des travaux du séminaire de 1998/1999 dirigé par Claude Thomasset à Paris IV-Sorbonne tente de répondre à cette question. Il s’agit de s’interroger sur l’eau comme élément et comme milieu, dans sa profondeur et non en s’en tenant à sa surface. Les contributions réunies par Danièle James-Raoul et Claude Thomasset montrent que l’univers aquatique recèle des mystères féconds dans le développement de l’imaginaire médiéval, ne serait-ce que parce que l’eau est habitée par toutes sortes de créatures. L’ouvrage propose des approches multiples à travers la littérature, les textes scientifiques ou religieux, les récits de voyage, sans oublier la démarche de l’enquête historique. Des univers culturels différents sont convoqués comme la pensée chrétienne, les auteurs du monde arabe et musulman, les contes slaves et les traditions populaires japonaises. Cette diversité des articles se révèle extrêmement enrichissante. Pourvu non seulement d’une introduction, qui ouvre de belles perspectives à la réflexion, mais aussi d’une conclusion opérant une véritable synthèse, l’ouvrage se termine par un index nominum et un index rerum, outils précieux pour le lecteur.

2Une première partie est consacrée à « l’eau comme élément et comme milieu ». On y trouve d’abord un tableau du savoir transmis par les textes d’histoire naturelle et les encyclopédies médiévales, du vii au xiii^e siècle, ce qui permet de percevoir les évolutions et les changements. Un des grands problèmes qui se pose à l’homme de science au Moyen Âge consiste à comprendre les relations entre l’eau douce et l’eau salée. Comment passe-t-on de l’une à l’autre ? Gaston Bachelard voyait dans l’eau douce, une eau mythique, comme le rappelle Joëlle Ducos, au début de son article. Mais quelle est l’eau élémentaire pour le Moyen Âge ? La première partie de l’ouvrage n’est pas uniquement consacrée au savoir scientifique, car il faut remettre en perspective science et théologie. Il apparaît notamment que la connaissance des mers est influencée par deux courants de pensée : l’un venu de la Bible et des interprétations des Pères de l’Église, l’autre trouvant son origine dans l’œuvre d’Aristote commentée par Albert le Grand. À travers le miroir de la surface de l’eau, la langue construit une analogie entre l’univers terrestre et le monde aquatique. Les animaux marins sont souvent nommés à l’image des bêtes terrestres et il en va de même dans le domaine de la botanique. Les récits de voyage mettent en évidence que l’homme médiéval cherche à découvrir ce monde subaquatique qu’il ne voit pas parce qu’il perçoit la richesse de cet univers et ses possibilités d’exploitation minières et agricoles. La théorie scientifique se trouve ainsi complétée par une visée pratique d’un homme qui agit et transforme son environnement.

3Ce monde aquatique que la science médiévale n’a pas encore entièrement répertorié fascine et laisse une large place à l’invention de monstres ou génies en tout genre. C’est pourquoi la deuxième partie de l’ouvrage porte sur les « poissons et autres créatures aquatiques ». Bien sûr, les bestiaires sont étudiés. Quelles sont les animaux recensés ? Comment sont-ils classés ? Par rapport aux autres bêtes, on observe que les créatures aquatiques sont moins souvent citées dans les bestiaires, sans doute parce qu’elles se dérobent, elles restent parfois énigmatiques, car l’observation est difficile. Toutefois, cela n’empêche pas l’homme médiéval de tenter de s’approprier l’univers aquatique, notamment par la carpiculture. Les méthodes d’élevage de la carpe se sont beaucoup développées dans l’Occident médiéval. Réalité et mythologie coexistent ; ainsi les dates de pêche du saumon jouent-elles un rôle dans sa mythologie, qui a une importance considérable dans le monde celtique et dont on retrouve des traces dans le Conte du Graal. Le devin est en relation avec la royauté sacrée et entretient un lien privilégié avec le saumon, poisson de la connaissance. De nombreuses cultures, que ce soit le monde germanique ou japonais, connaissent des génies des eaux notamment en rapport avec les chevaux. Là aussi, des échos se font entendre dans la littérature romane, la Dame du Lac apparaissant, par exemple, comme une forme édulcorée de génie des eaux.

4Cet univers aquatique est un milieu dans lequel l’homme se trouve parfois plongé, volontairement ou non. La troisième et dernière partie de l’ouvrage est ainsi consacrée à « l’homme immergé ». Depuis l’Antiquité, des textes nous rapportent les méthodes de plongée des pêcheurs d’éponges. Cette réalité fascine aussi, comme le montre la légende médiévale sicilienne de Nicolas, plongeur hors normes. Comme pour les pêcheurs d’éponges, les techniques de plongée des pêcheurs de perles dans le monde arabe et musulman n’ont guère évolué entre le Moyen Âge et le début du xx^e siècle. Les joyaux de la mer ont fait rêver les hommes. Des textes arabo-islamiques mettent en scène des habitants du fond des eaux qui sont de fervents musulmans, le monde sous-marin se présentant ainsi comme un envers plus que parfait de l’univers terrestre. Quelle que soit leur culture, les hommes du Moyen Âge fantasment l’exploration sous-marine, l’histoire d’Alexandre en témoigne. Dans la pensée chrétienne, un rapport s’établit entre le rituel primitif du baptême par immersion et les larmes de purification, il s’agit là de deux phénomènes régénérateurs de l’homme. De même, le motif de la noyade, troisième et dernière forme de mort dans des récits de mort multiple, entre en relation avec des rituels de renaissance. Enfin, grâce à l’analyse du motif narratif de la « libération d’une femme immergée dans l’eau par un jaloux », on perçoit les divers aspects du bain dans la civilisation médiévale.

5De différentes manières, les articles proposés montrent comment ce qui se passe dans l’eau captive les hommes du Moyen Âge. En effet, les animaux marins des profondeurs n’ont pas tous livré tous leurs secrets, il y a donc encore une place, dans les abysses, pour l’imagination et les fantasmes. Il nous semble qu’actuellement, dans nos sociétés où manger du poisson sauvage devient un grand luxe, penser l’impact de l’homme sur le milieu aquatique apparaît comme une nécessité et le savoir médiéval en matière de pisciculture nous y renvoie. Cet ouvrage montre encore que toutes sortes de civilisations ont cru que chaque eau avait son génie. Cette croyance nous paraît aussi inviter à interroger les rapports de l’homme avec la nature, hier et aujourd’hui. Que ce soit à l’époque médiévale ou moderne, l’homme est un être inadapté au milieu aquatique : il peut plonger dans l’eau, mais il restera toujours fondamentalement une créature terrestre. Si l’univers aquatique l’intrigue autant, cela tient sans doute essentiellement à ce sentiment de chercher à découvrir et à connaître ce qui est une forme de vie radicalement autre. Les études rassemblées font ainsi naître de multiples réflexions. Alors que les recherches précédentes étaient de nature principalement historique ou privilégiaient surtout les aspects symboliques de l’eau, ce livre a aussi le mérite de réunir des représentants de disciplines différentes et d’entraîner le lecteur à la découverte d’un sujet peu exploré.