1« À toute heure, l’homme d’argent pèse sur les vivants1 » : la fonction d’intermédiation exercée par les banquiers depuis l’origine des marchés de l’argent explique les rancœurs exprimées de tout temps contre les « manieurs d’argent », accusés de « vendre du temps » (divin) en prélevant des charges d’intérêt, de contraindre des emprunteurs à suspendre leur activité à cause d’exigences de remboursement trop âpres, enfin de consumer l’argent par des placements spéculatifs. Le bûcher ou la guillotine a parfois purifié des cités ou des États de tels manieurs d’argent… ; d’ailleurs, Vincent Auriol, ministre des Finances du gouvernement de Blum pendant le Front populaire, n’aurait-il pas affirmé : « Les banques, je les ferme ; les banquiers, je les enferme » ?

2Le rapport quasi schizophrénique de certains agents ou parties du corps social avec le monde des banques2 est ainsi évident, puisque l’image de marque institutionnelle des entreprises bancaires considérées comme des leviers (indispensables, utiles, bienfaisants) de la croissance est sans cesse troublée par l’agglomération de critiques particulières suscitées par les crises de telle ou telle société emprunteuse et par les crises conjoncturelles qui ne manquent jamais de « tendre le marché » du crédit et donc d’exercer une fonction « darwinienne » élimination des « mauvais risques », des entreprises mal gérées, fragiles, spéculatrices, ce que les économistes appellent « une crise pertinente », puisqu’elle contribue à assainir le marché de ses poches de mauvaise gestion. Ces éruptions de ressentiment placent les banques sur le registre de « l’argent coupable3 », voire sur celui de la « conspiration », c’est-à-dire de réseaux visant à contrôler la vie économique, voire la vie politique, vision qui a nourri sans cesse des fantasmes, alimentés par l’idée que des diasporas (notamment issues d’Europe centrale et orientale et déployées à l’échelle transatlantique4) ont pu susciter des réseaux relationnels transnationaux5.

3Un survol de presque un siècle et demi d’histoire bancaire permet de dégager quelques explications à la perception négative des banques et des banquiers. Pour notre seul champ d’étude, elle a été précoce car elle s’est appuyée sur la prise en considération de leur rôle clé dans la construction de la « société industrielle » : la peur de leur toute-puissance s’est cristallisée sur la base de constats récurrents. Puis s’y est ajouté le rejet des pratiques spéculatives puisque l’opinion a identifié l’économie bancaire aux crises (krachs, « affaires » et affairisme) qui se sont succédé banalement, et l’antisémitisme a pu fédérer les deux explications pour susciter un mouvement de rejet des banquiers dans les années 1880-1900. La Belle Époque a été aussi une période de contestation de la contribution des banques au renforcement de l’économie nationale car elles ont été soupçonnées de se préoccuper surtout d’activités internationales (« cosmopolitisme ») au lieu d’agir comme ce que l’on percevait comme la bienfaisance des banques allemandes, considérées comme plus au service des entreprises de leur pays que leurs homologues françaises, ainsi confrontées au « modèle allemand » par les pamphlets et nombre d’études académiques, de part et d’autre et pendant la Première Guerre mondiale. Enfin, comme en Angleterre, dans l’entre-deux-guerres, l’opinion éclairée débat de la contribution des banquiers au développement régional : face à l’emprise des « grands établissements de crédit », l’on rêve d’un circuit court de l’argent qui permettrait aux entreprises moyennes-grandes de mieux tirer parti de la deuxième révolution industrielle, et le débat s’engage autour du destin des banques locales et de la « banque régionale » face aux Parisiens prédateurs – et ces tensions sont avivées pendant la crise bancaire rampante des années 1930-1936. L’on sait que ces débats débouchent sur la problématique et la polémique autour des Deux Cents Familles, de leur rôle supposé au sein de la Banque de France, de l’économie et des réseaux de pouvoir : les banquiers rejoignent les maîtres de forges et les trusts dans la déconsidération, d’où les tentatives d’Auriol d’enclencher en 1936-1937 un processus de contrôle moins embryonnaire.

La structuration d’un corpus de pensée hostile aux banques (du milieu du XIX^e siècle à 1914)

4Si la mythologie anticapitaliste et antipatronale sert de cadre général à la constitution d’une mythologie antibancaire, si les banquiers rejoignent l’ensemble des « gros6 » qui accaparent non le travail des « petits », mais le fruit de ce travail, l’épargne, les contours d’une perception hostile du monde de la banque se précisent au fur et à mesure que leur rôle dans la mise en place de la société industrielle et dans la poussée de la première révolution industrielle devient plus évident.

La hantise de la puissance des banquiers

5Le mot hugolien « formidable » correspond, dans son acception originelle – qui impressionne, voire fait peur, par sa force –, à la perception des banquiers qui se dessine à partir des années 1830-1850. Aux manieurs d’argent enrichis par leur soutien au négoce et aux échanges maritimes succèdent en effet des animateurs de grandes entreprises d’argent, dotées d’un capital abondant, partie prenante du monde de la nouvelle grande entreprise – à l’échelle de l’époque – aux côtés des maîtres de forges et des capitaines d’industrie. Cette puissance s’appuie aussi sur l’intégration des banquiers importants dans la « haute société » : l’anoblissement de quelques banquiers par Napoléon en 1805 (Mallet, etc.), les réseaux créés par des unions matrimoniales et familiales, l’achat de domaines à apparence aristocratique (château viticole en Gironde, manoirs dans les forêts d’Île-de-France), l’accès à des postes ministériels (Casimir Perier, Fould7, Say) et à des sièges de parlementaire sont autant de signes de cette insertion des Puissances d’argent dans le monde des puissants.

6Lucien Leuwen, le roman inachevé de Stendhal, montre ainsi un Leuwen père qui s’érige en homme d’influence et finit par devenir ministre ; la capacité d’influence des banquiers au cœur des romans de Balzac et de Zola a déjà été analysée par plusieurs spécialistes ; mais ces personnages littéraires forts comme Gundermann – « qui continuait à édifier obstinément sa tour de millions […] jusqu’à ce qu’elle dominât la terre » –, Saccard, Nucingen, Hemerlingue, Haverkamp, etc., en transcription mixte de diverses personnalités comme Rothschild ou Pereire, consolident notre sentiment que de tels romans sont représentatifs de cette perception de la banque qui révèle l’inquiétude devant sa toute-puissance supposée. Les banquiers rejoignent d’autres « puissants » dans la mise en place du mythe des réseaux « tentaculaires » qui se dessinent quand la société industrielle semble avoir atteint son apogée : le mythe de la pieuvre prend corps à la fin du siècle, en France comme ailleurs8.

7Le contrôle des puissances d’argent sur le crédit ne manque pas de déclencher des réactions hostiles aux charges d’intérêt qui pèsent sur les emprunteurs ; qu’il soit perçu comme contraire aux dogmes religieux – dans la tradition des théoriciens des ordres mendiants, par exemple –, ou qu’il soit assimilé à l’usure – dans la tradition de la dénonciation des usuriers par les cahiers de doléances aux états généraux en 1789 ou par des romans de Balzac (avec le personnage typique de Gobseck), le paiement du crédit n’est pas encore entré dans les mœurs, peut-être parce que l’acte d’emprunter est – pour longtemps encore dans les classes moyennes – un recours ultime considéré quelque peu comme « ignoble », terme employé par des paysans heureux de pouvoir bénéficier du Crédit agricole mutuel à partir des lois de 1894-1899. La Commune de Paris elle-même, dans sa Déclaration au peuple français du 19 avril 1871, proclame : « C’est la fin […] de l’exploitation, de l’agiotage, des monopoles », car, alors, l’agiotage, c’est surtout le poids des agios, donc des charges d’intérêt, plus ou tout autant que l’agiotage en Bourse, qui pèse donc sur la vie économique et sociale, par une sorte d’emprise du prêteur sur la France des « petits » (patrons, commerçants, artisans, paysans).

La crainte des liens entre banque et politique

8La puissance des banquiers s’exprime également par sa capacité de pénétration au cœur du pouvoir politique, quand ces capitalistes trop puissants mobilisent leur argent pour assouvir leur cupidité et leur soif de pouvoir, en tissant leur toile au sein des réseaux de pouvoir et au cœur de l’appareil économique d’État en cours de structuration. Les formes non démocratiques du pouvoir politique prédisposent souvent à une capacité d’influence sur les étroits noyaux (« cliques ») constitués par les gouvernants et la collusion entre des acteurs capitalistes désireux de faire passer leurs projets spéculatifs et des acteurs politiques récompensés par des prélèvements sur les gains qu’ils procurent, d’où la perception du rôle joué par les maisons de Haute Banque et les créateurs de la société anonyme bancaire dans la création d’un marché de la Bourse et du crédit où le pouvoir de contrôler les vannes de l’argent est détenu par une minorité de puissants, maîtres de la banque, de l’industrialisation, du développement ferroviaire et portuaire, parfois aussi maîtres de la presse. L’on sait – notamment par les caricatures – comment était perçue la Monarchie de Juillet, parfois compromise dans des relents de connivence entre pouvoir politique et responsables exécutifs et parlementaires ; mais la réputation d’affairisme du Second Empire a été soutenue non seulement par l’opinion courante, mais bien entendu par l’opposition républicaine, prompte à saisir l’opinion des méfaits supposés de l’influence des puissances de l’argent et de l’industrie au cœur du régime et des hommes d’influence que sont Rouher (La fortune des Rougon ; Son Excellence Eugène Rougon, chez Zola ; mais aussi le duc de Mora, ministre d’État, dans Les drames de l’argent) et surtout Morny, truchement souvent raillé des flux d’argent vers le pouvoir bonapartiste.

9Puis les « scandales9 » survenus sous la III^e République attisent la perception négative du monde de l’argent par l’opinion, par ailleurs touchée en direct quand de petits épargnants se retrouvent atteints par la chute de certaines banques et entreprises. Le « scandale de Panama10 » révèle la corruption, soulignée aussi par Maupassant (Bel Ami, 1885), Maurice Barrès (Leurs figures) ou par Jules Romains dans un récit11, situé en 1909, où l’homme d’argent Haverkamp mène de belles opérations immobilières, évoquant celles de Saccard dans L’Argent (1891) et surtout La Curée (1871). Quoi qu’il en soit, la conspiration romancée réunit la finance, ses réseaux occultes au sein du monde politique et de la presse12, bref, un quasi-noyautage de la Cité. Daudet en 1878 et Claretie13 en 1882 creusent la même veine dans ces mêmes années, ce qui constitue un indice de l’enracinement de ces conceptions manichéennes dans la littérature populaire de cette fin de cycle économique et, probablement, sans qu’on puisse en mesurer la réalité, au sein de « l’opinion publique ». Chez Claretie, le héros Émile Guillemard reprend le prénom de l’un des frères Pereire, et, comme eux, est « devenu un des rois de Paris » grâce à son activité d’intermédiaire boursier (un coulissier) et les affaires pour son propre compte, notamment une société de distribution L’alimentation générale ; mais il devient la cible du banquier « classique » Rodillon (la banque républicaine), « un des gros bonnets de la Bourse, actionnaire et fondateur de journaux radicaux ».

10Ploutocratie, haute finance, oligarchie financière : la presse à grand tirage ou plus élitiste, des magazines populaires (L’Assiette au beurre) et des livres-pamphlets regroupant des articles comme des feuilletons décrypteurs des méfaits des manieurs d’argent deviennent à la Belle Époque les leviers de la diffusion des fantasmes et des idées concentrés sur le pouvoir d’influence des financiers et sur les effets néfastes de leur stratégie pour la richesse nationale. « L’aristocratie du coffre-fort », la « féodalité financière », est dénoncée par nombre d’articles de presse et de livres pamphlétaires14, en particulier

« cette haute bourgeoisie, cette aristocratie financière, qui prétendent aux privilèges de l’ancienne noblesse, cette ligue des gros et des riches contre les petits et les pauvres, ce vaste syndicat de la réaction, de l’égoïsme et de l’avarice […], les ventres dorés, adorateurs du Veau d’or, MM. Grigou, Gobseck, Vautour15 ».

11L’affrontement entre les journalistes Lysis16 (dénonciateur des banques) et Testis (avocat des banques) constitue ainsi en 1907-1908 une sorte de roman feuilleton des joutes anti-et pro-capitalistes, qui consolide dans des secteurs de l’opinion, même éclairée, le sentiment d’une manipulation du pays par l’argent, d’où « la domination générale de l’oligarchie financière, sa mainmise sur la presse et le gouvernement17 » car « quatre ou cinq banques […] ont une organisation si vaste et si savante qu’elles dirigent l’épargne nationale à leur gré » ; comme le relève lui aussi France18 dans L’Île aux pingouins – « L’État pingouin était démocratique : trois ou quatre compagnies financières y exerçaient un pouvoir plus étendu et surtout plus effectif que celui des ministres de la République, petits seigneurs qu’elles gouvernaient secrètement, qu’elles obligeaient, par intimidation ou par corruption, à les favoriser aux dépens de l’État » –, ils court-circuiteraient par conséquent les pouvoirs démocratiquement élus et en stérilisant même les effets de l’alternance parlementaire de ces années, voire en promouvant au cœur du pouvoir lui-même ses « délégués », comme Maurice Rouvier, ministre des Finances et président du Conseil, mais aussi banquier : « Ce que la Haute Banque exige du ministre des finances, c’est qu’il ne fasse aucune opposition à l’émission en France de tel ou tel fonds d’État étranger19. »

12Cette puissance des banquiers culmine quand elle permet de manipuler les hommes, les mariages, les sentiments : l’on glisse vers le roman noir, mais cela devient désormais une tradition littéraire, quand, par exemple, la fille n’a qu’une valeur d’échange (beauté, capacité de reproduction, dot, etc.), comme quand le régisseur d’un grand propriétaire rural, Gaubertin, fait épouser sa fille à un négociant-banquier, Leclercq, régent de la Banque de France, banquier de l’entrepôt des vins (et député centre-gauche20 …), avant Le Père Goriot (1835) bien connu et le destin des deux filles de Goriot, Mesdames de Respaud et de Nucingen.

La crainte de banquiers spéculateurs et arnaqueurs

13La hantise de voir s’effondrer l’argent durement accumulé par une vie de labeur parcourt la littérature et le presse : n’oublions pas le personnage de Robert Macaire, figure de spéculateur et de charlatan arnaquant les actionnaires dans 101 scènes parues dans Le Charivari en 1936-1838 ou ce portrait de Rothschild par un Hugo mal inspiré :

« … Ce passant
Fit sa fortune à l’heure où tu versais ton sang ;
Il jouait à la baisse et montait à mesure
Que notre chute était plus profonde et plus sûre.
Il fallait un vautour à nos morts, il le fut.
Il fit, travailleur âpre, et toujours à l’affût,
Suer à nos malheurs des châteaux et des rentes. »

14Les soubresauts de la place parisienne, quand la transition entre première et deuxième « révolutions bancaires » n’est pas parvenue encore à se stabiliser en un modèle économique pertinent d’autorégulation du marché de l’argent, donnent l’impression que les krachs menacent l’épargne, troublent la croissance – elle-même devenue incertaine pendant la Grande Dépression – et, surtout, consacrent les menées de banquiers et financiers spéculateurs. La spéculation devient la hantise de l’opinion, troublée par les risques causés par la construction de vastes échafaudages financiers au nom de grands projets de mise en valeur de ressources potentielles (mines, stocks de métaux, voies d’eau, voies ferrées, usines sidérurgiques, notamment) et soucieuse du devenir de l’épargne investie sur le marché financier ou placé en dépôts bancaires : les épargnants redoutent de devenir des « gogos21 ». Ces inquiétudes relancent les courants hostiles aux banquiers qui avaient pris corps quand avait (re-)décollé l’économie bancaire dans les années 1820-1840 ; plusieurs romans à vocation populaire mettent en scène de tels manieurs d’argent « dangereux » car amoureux des prises de risque : Les drames de l’argent voient ainsi se déployer des transcriptions d’Eugène Bontoux, le banquier-financier téméraire (krach de l’Union générale) – sous le nom de Bozan ; Le million met en scène des bourgeois à la fois inquiétés et fascinés par l’argent facile :

« L’oncle [Ducrey] […] reprenait ses confidences de vieux tripoteur, tenant de loin les ficelles de la Bourse. Il énumérait, de sa voix creuse, avec ses ricanements de trompette, les bons coups qu’il avait faits. Il avait, dans les yeux, l’expression presque sensuelle d’une jouissance intérieure… Ah ! que c’était amusant, l’argent, le colletage pour l’argent, la lutte pour le Million22 ! »

15« Jouer ! Le mot donnait à Ribeyre [le neveu, négociant bientôt ruiné par son échec en Bourse] des tentations à la fois et des terreurs […]. Une fièvre le gagnait23. » Les exploits du banquier Soubeyran en Égypte avec le Crédit foncier, la chute du Comptoir d’escompte de Paris24 en 1889 et plus généralement le krach de 1889-1891 attisent le doute sur la maîtrise des risques sur la place parisienne – même si « les affaires sont les affaires25 ».

16De façon bien connue, les tensions psychologiques suscitées, au sein du monde de l’épargne encore en mutation d’une société de rente foncière et immobilière et de thésaurisation métallique vers la « démocratie mobilière », par de telles agitations sur le marché de l’argent et par l’écroulement de banques, débouchent sur des bouffées d’antisémitisme26 – dans la lignée du livre « pionnier » de Toussenel27 dès 1847. Une certaine presse, des pamphlets et libelles, et les romans quasi populaires les véhiculent. Les drames de l’argent évoque le « complot sémite » mené par le banquier Hemerlingue contre Bozan-Bontoux et sa Société universelle. Ypsoloni « apprit l’incroyable chute de la Société universelle, due à une conspiration sémitique, la ruine de Bozan du Breuil, et les désastres qui venaient de bouleverser tant de situations brillantes28 », à cause de « ceux qui avaient préparé de longue main la ruine de Bozan pour la consommer d’un seul coup, de façon foudroyante […]. On répandit le bruit que Bozan de Breuil s’était livré à des spéculations insensées, que les fonds de ses actionnaires se trouvaient aventurés dans des combinaisons dangereuses et un matin les livres de la Société universelle furent saisis29 ».

17Navery, romancier prolixe (avec plusieurs dizaines de romans dans les années 1870-1880) accompagne alors la rumeur de l’époque voyant dans l’échec de la Banque de l’union générale et de son promoteur Bontoux et dans le krach de 1882 le fruit d’une machination des maisons de Haute Banque, conduites par Rothschild pour enrayer la percée d’un établissement moderne et d’un réseau de déposants et de banquiers proches des milieux catholiques30 :

« La grande tribu juive, qui avait d’un seul coup et en une seule journée, consommé sa ruine, ne permettait point que Bozan de Breuil se relevât. Il lui fallait cette victime non seulement parce que la rapide fortune du financier l’avait offusquée, mais parce qu’en sapant l’édifice de cette richesse elle voulait prouver aux catholiques qui tenteraient de s’unir en confondant leurs capitaux contre les banquiers juifs que la partie resterait toujours inégale, et la lutte stérile, sinon dangereuse31. »

18Or des banques proches des milieux catholiques fonctionnent fort bien et durablement, comme le groupe du Crédit industriel et commercial et ses maisons régionales sœurs ; par ailleurs, la bagarre entre le Crédit mobilier des Pereire et les Rothschild dans les années 1850-1860 – transcrite peu ou prou dans L’Argent – s’était située entre coreligionnaires. Le fantasme de la machination bancaire israélite est (malheureusement) repris par Daudet lui-même dans Le Nabab (187832), puisque l’ennemi du héros Jansoulet, enrichi dans le négoce tunisien et devenu financier dans la France du Second Empire avec le soutien d’un Rouher-duc de Mora, est « cet Hemerlingue auquel Jansoulet faisait une guerre d’argent acharnée », donc là encore un patronyme franco-germanique pour un remake de la bataille entre Rothschild et Pereire. Il est vrai que la chute de plusieurs banques dans les années 1880 (Union générale, Comptoir d’escompte de Paris, Société de banque et de dépôts, Hentsch, etc.) et surtout « le scandale de Panama » nourrissent les craintes et les rancœurs du monde de l’épargne et de la presse censée l’informer voire le défendre : ainsi, L’Éclaireur national réunit en 1901 ses articles publiés en 1894 sous le titre La vérité sur le Crédit lyonnais, un deuxième Panama, un krach de deux milliards, afin d’alerter les investisseurs sur le lien entre les titres d’emprunts (étrangers et/ou exotiques) distribués par la banque et les affaires passées – et il est vrai que le boum des titres des compagnies aurifères dans les années 1890 a relancé la spéculation sur la place parisienne.

19À la Belle Époque, les insinuations et les inquiétudes à propos de l’orientation des fonds collectés par les banques réapparaissent : n’entraînent-elles pas l’épargne dans des placements à l’étranger dangereux ? La première partie (en anticipation de la partie constituée après la révolution bolchevique…) du dossier à charge contre les « emprunts russes » se constitue alors, car une fraction de la presse financière soupçonne les banquiers de s’enrichir des commissions prélevées sur les souscriptions des épargnants, sans se soucier de leur sort futur, bref, d’en faire de nouveaux « gogos », et le Crédit lyonnais est situé sur le front de ces attaques33.

Des banquiers antipatriotes ?

20Le choc de la patrie et de la banque devient un enjeu quand le mouvement nationaliste s’exacerbe dans les années précédant la Première Guerre mondiale : les banquiers sont accusés de « cosmopolitisme ». Ce qui faisait jusque-là leur force – l’entretien de réseaux d’affaires internationaux, l’insertion dans les relations des diasporas, le partage du capital de compétences entre les experts de toutes nationalités, y compris au sein de la direction des équipes bancaires – commence à susciter les soupçons des patriotes ombrageux : ils estiment désormais que les banquiers servent les intérêts d’une communauté des affaires internationale et plus seulement ceux de la place parisienne. Ces débats sont bien connus34, qui tournent autour des flux de capitaux (« les emprunts russes »), des placements de fonds dans l’aire rhénane et danubienne par le biais de partenariats bancaires certes rentables mais peu soucieux de « la ligne bleue des Vosges ». La polémique entre Lysis et Testis est au cœur de ces controverses journalistiques : « L’oligarchie financière est une immense agence d’exportation des capitaux français35. » L’enjeu est le renforcement de l’économie nationale face à la concurrence britannique ou allemande :

« Tandis que notre épargne construit des chemins de fer en Russie et des ports au Brésil, elle ne fait rien pour relever l’état misérablement arriéré de notre outillage et des moyens de communication dans notre pays. Beaucoup de gens pensent que cet état de choses a suffisamment duré. Ils trouvent que c’est absurde de créer un système protectionniste pour développer l’industrie nationale et de laisser subsister en même temps un système financier qui pousse tous nos capitaux dehors36. » « 150 000 ouvriers français ne seraient pas sans travail, si les milliards de mauvais titres placés par le Lyonnais pour favoriser l’épargne servaient à favoriser le commerce et l’industrie ; et les congrégations qui vont être dissoutes ont fait certainement moins de mal que cet établissement scandaleux, qui forme un État dans l’État37 », d’autant plus que son président Germain est placé au cœur de la classe politique républicaine ; l’opuscule de Sayous complète l’accusation contre le Crédit lyonnais car « son système paralyse le commerce et l’industrie nationaux, les sources vives de la richesse de tout le pays38 ».

21Au-delà de ces articles dans des feuilles financières, les insinuations gagnent insensiblement la presse parisienne et ne manquent pas de trouver des relais d’opinion, des « publicistes » aux parlementaires – et les dossiers de presse constitués aux archives de la Banque de France permettent de balayer efficacement ces publications « à l’assaut des sociétés de crédit », en particulier les écrits de Jules Domergue, directeur de La Réforme économique en 1909-1910 – regroupés dans La liberté du commerce et les établissements de crédit – et le compte rendu du grand débat à la chambre le 20 novembre 1909. Bref, « empêcher le capital français de s’enrôler exclusivement au service de l’étranger est bien ; l’amener à servir en France est mieux39 », d’où la vogue de la banque locale et du « régionalisme bancaire » et l’appel à un « crédit coopératif » et à un « crédit populaire » – qui aboutit à la loi de 1917 sur les Banques populaires40.

L’enjeu de l’image de marque institutionnelle des banques dans l’entre-deux-guerres

22La guerre met fin relativement aux polémiques ; les banques jouent un rôle utile pour la gestion des flux d’argent transatlantiques et, surtout, elles mènent une active campagne de promotion par le biais des affiches qui accompagnent leur contribution à la collecte de fonds pour les emprunts de la guerre et de la reconstruction. Alors fleurit toute une imagerie de bienfaisance41, qui contribue au redressement de l’image de marque institutionnelle des banques, ainsi dotée d’un brevet de légitimité : après tout, c’est par leurs réseaux que les citoyens-épargnants apportent leurs liquidités au pays en une machine financière utile à la machine de guerre ou de paix ; le banquier se drape dans le costume de la République ou du drapeau ; il fédère les énergies « pour forger une France puissante » (affiche du CCF, 1920).

Le modèle allemand en défi à des banques françaises trop molles

23Toutefois, la compétition diplomatique et militaire entre la France et l’Allemagne conduit nombre d’observateurs (experts académiques, journalistes, membres des milieux d’affaires, etc.) à lancer le débat sur la capacité des banques françaises à relever le défi de leurs rivales allemandes : l’on déplore le manque d’ententes entre les banquiers et les industriels, la séparation stérile entre activités financières et activités productives, le faible engagement des banques dans la modernisation de l’économie – ce qu’on appelle alors « l’outillage national ». En effet, l’on s’interroge, pendant et après la guerre, sur « les méthodes allemandes d’expansion économique42 », notamment sur l’efficacité des « banques à tout faire » inspirées du Crédit mobilier43, sur la « communauté d’intérêts » entre banques et industrie, sur le financement des exportations, sur l’implantation à l’étranger pour soutenir les industriels. Les années 1916-1917 voient fleurir les articles de banquiers et de négociants sur « la réforme bancaire », « un projet d’organisation bancaire », « le rôle des banques au lendemain de la guerre », puis encore en 1919, « la nouvelle orientation de l’industrie bancaire en France ».

24Un « modèle allemand » se dessine donc dans les mentalités françaises, et cette perception d’un « retard » de la banque française est revigorée quand l’Allemagne redémarre au milieu des années 1920, avec « la renaissance du crédit allemand44 » ; le numéro spécial de L’Illustration économique et financière de décembre 1926, La France. L’Allemagne. Leurs positions économiques, constitue le point d’orgue de ces méditations comparatives. Certes, des initiatives sont déclinées pour imiter ce modèle : Banque nationale du commerce extérieur, Société française pour favoriser l’assurance-crédit, Banque française d’acceptations, crédit à moyen terme, Crédit national, Caisse centrale de Crédit agricole, etc. Mais les experts, en particulier des universitaires, ne manquent pas d’alimenter le débat, pour « gagner la bataille économique de demain45 » ; l’image de marque des banques est indécise sur ce registre de la comparaison franco-allemande, car elles semblent manquer de l’énergie entrepreneuriale nécessaire – même si la réalité peut être différente.

Les effets de la meurtrissure des années 1923-1926

25Quand, blessé par les divisions de sa majorité et la gravité de la situation financière, Édouard Herriot pressent l’affaiblissement du Cartel des gauches, les banques sont sa première cible, et une cible facile puisqu’elles assument la fonction d’intermédiation pour le placement des bons du Trésor (alors « bons de la Défense nationale ») et en empilent même dans leurs portefeuilles de placements de disponibilités à court terme, tandis qu’elles servent d’outil dans le transfert de liquidités de certains de leurs gros clients vers d’autres devises que le franc. Certes, leur rôle d’intermédiation est indéniable dans toutes ces opérations, mais les difficultés de la trésorerie de l’état et l’aveuglement du Parti radical devant la nécessité de consolider la dette par un pacte de confiance avec le monde de l’épargne peuvent être des causes plus directes de l’érosion de la marge de manœuvre du gouvernement de centre-gauche – chacun sait toutefois que les travaux des historiens46 ne peuvent contredire la perception par l’opinion et les conducteurs d’opinion (presse, hommes politiques) d’une réalité fantasmatique cristallisée dans l’expression « Mur d’argent47 » :

« Nos embarras de trésorerie […] nous ont mis à la discrétion des banques et de la Banque de France. Trop souvent, pour régler une échéance difficile, il a fallu faire appel à leur complaisance qu’elles sont libres de refuser ou de faire payer. Un gouvernement démocratique ne peut pas accepter une telle servitude. Il ne peut pas continuer à vivre à la merci et sous la pression des grandes puissances d’argent, puissances hostiles qui nous imputent et exploitent contre le gouvernement des difficultés dont d’autres sont responsables, qui ont conscience d’avoir trouvé contre la majorité du 11 mai [1924] l’arme efficace et qui ne la lâcheront que lorsqu’elle aura blessé à mort le gouvernement et la majorité elle-même48. »

26C’est « la dictature de l’argent49 », déjà ressentie par Herriot lors de la conférence de Londres sur les Réparations et le projet d’emprunt Dawes :

« Les banquiers exerçaient sur la Conférence une pression redoutable ; comme le dira Léon Blum à la chambre [des députés], ils prenaient figure de souverains. On avait, par malheur, besoin d’eux pour un emprunt qui était à la base du plan Dawes et que la ruine de la monnaie et du crédit allemands avait rendu très difficile ; ils avaient apporté, quelques mois plus tôt, à un franc français, vulnérable un secours qu’ils ne laissaient pas oublier50. »

27C’est précisément, croyons-nous, ce sentiment de dépendance vis-à-vis de la capacité des banquiers à mettre en œuvre des réseaux de mobilisation de l’épargne transatlantique et leur capacité de syndication financière – créer des syndicats ou pools de placement de parts de tranches d’emprunt – qui met les gouvernants mal à l’aise car frustrés de leur pouvoir, d’où leur ressentiment ; ils prennent alors l’opinion publique à témoin de leur impuissance et de leur dépendance supposées, en un exutoire banal pour dissimuler leur inaptitude à forger la majorité d’action nécessaire. Plus ou moins explicitement, certains courants de l’opinion discernent que le sort de la monnaie ou de la trésorerie publique dépend peu ou prou d’une forme de bon vouloir ou tout au moins de la mise en branle des réseaux relationnels de certains banquiers, par exemple Lazard51. Quoi qu’il en soit, le milieu des années 1920 constitue un moment essentiel dans la reconstruction d’une perception négative des banques ; c’est « la République des banquiers52 » : « Voyez-vous un ministre de la République demandant à la grande Banque l’aumône pour payer une échéance ? Quelle image pénible ! […] Depuis le temps que l’on condamne l’emprise des banques et de la haute finance sur l’État et la démocratie, il est nécessaire de passer à des actes. Il le faut, si l’on ne veut pas que la République reste prisonnière de l’oligarchie financière53. » C’est « le financier dans la cité54 », mais vu en négatif, car l’on soupçonne la République d’être pénétrée des réseaux d’influence des banques, pour peser sur le Mouvement général des fonds à propos de l’émission des bons de la Défense nationale ou de leur consolidation par le biais des emprunts successifs ; et des banquiers55 eux-mêmes nourrissent de tels fantasmes en s’octroyant rétrospectivement un pouvoir dont il convient de discuter la réalité. La publication en 1931, sous forme de livre, des révélations de Raffalovitch sur la corruption des journaux par les promoteurs des emprunts russes avant-guerre56 étaye le « sentiment commun » de défiance vis-à-vis des pratiques bancaires.

Les banquiers et le monde des Deux Cents Familles

28Les soubresauts de la République entre 1931 et 1934, une nouvelle poussée des « scandales », relayés désormais par les « affaires » (Oustric57, Stavisky, Marthe Hanau, etc.), et la chute du second Cartel des gauches, dès février 1934, contribuent à replacer les banquiers au cœur des polémiques. Certes, cette fois-ci, ils sont englobés dans l’ensemble effrayant d’une grande bourgeoisie suspectée de se mobiliser contre les réformes, la gauche, voire la démocratie, en tout cas de peser sur le Parlement par le biais des groupes de représentation d’intérêts (en faveur du protectionnisme, du « parti colonial », du blocage de réformes sur le droit des sociétés ou la régulation de la place bancaire et financière, en particulier). C’est alors que surgit, on le sait bien, le mythe des Deux Cents Familles58, dont font partie plusieurs dynasties bancaires, qu’elles contrôlent en direct des maisons de Haute Banque (Mirabaud, Rothschild, Mallet, etc.), ou qu’elles influencent indirectement la politique de la Banque de France ou de certaines banques d’affaires (notamment la Banque de l’union parisienne, par le biais de Mirabaud, Neuflize ou Mallet).

29Un diffuseur clé de ces insinuations contre le « front de l’argent » où s’affrontent les grands de la finance devient le magazine Crapouillot, utile et habile tout à la fois dans la diffusion (critique) des informations sur les agissements (supposés ou réels) des réseaux des divers pouvoirs politiques ou économiques. Son numéro spécial sur Les Deux Cents familles en mars 1936 et celui de novembre 1936 sur Les financiers et la démocratie59, de même que les publications répétitives, au sein du groupe d’édition communiste, de l’analyste clé des ramifications capitalistes, Augustin Hamon, entament une stratégie durable (jusqu’aux années 1960) de reconstitution des réseaux de capital, d’influence, de connivences et de contrôle qui permettent aux puissances d’argent de se poser en puissance occulte du pays et du monde – par le biais des réseaux reliant la finance soit protestante, soit israélite, soit anglo-saxonne, soit les trois à la fois. « Les Maîtres de la France60 », les Deux Cents Familles, l’oligarchie financière commanderaient de façon occulte aux destinées de la France et de l’Europe – et ce mythe des familles ploutocratiques est repris par Giraudoux dans sa pièce La Folle de Chaillot61 ; Bella évoque aussi un grand banquier, Emmanuel Moïse, transcription du directeur général de la grande banque d’affaires Paribas62, Horace Finaly, devenu surtout depuis 1923-1924 l’un des symboles de ces hommes d’influence suspectés de connivences avec des partis ou des hommes politiques63. Nombre de petits livres insidieux répandent les insinuations, parfois confirmées par tel ou tel fait, de publicistes érigés en dénonciateurs des turpitudes des banquiers. Maurice Privat accuse les banques d’avoir étranglé Hanau et La gazette du franc (lancée en 192564) puis Finaly lui-même d’être l’instigateur du contrôle de la place parisienne par « la haute finance65 » : « Que sont les grands banquiers ? Des marchands d’argent. Ils tiennent à l’acheter bon marché et à le vendre ou le louer cher. Or nos établissements de crédit ne cherchent pas à valoriser le commerce ou l’industrie. Leur méthode est simple : ils prêtent leurs disponibilités à gros intérêt66. »

30Cette vision manichéenne de l’économie est entretenue par les socialistes au milieu des années 1930, et leur succès de 1936 indique qu’ils sont peu ou prou en correspondance avec l’état d’esprit de l’opinion : « Pour arracher la République aux puissances d’argent, il faut autre chose que soustraire la Banque de France à la domination de la grande féodalité financière67. » Le soutien apporté par quelques cercles patronaux à des groupes extrémistes alimente les dénonciations socialistes : « Partout, c’est l’oligarchie financière et bancaire qui a appelé, recruté et commandité les formations fascistes. Qu’est-ce qui fait la force de cette oligarchie ? Nous connaissons tout de même quelques-uns de ces Napoléon du capitalisme. Ce qui fait leur force, ce sont les grands intérêts qu’ils gèrent68. » Et, récemment, l’historienne Annie Lacroix-Riz a repris de telles assertions en les étoffant de morceaux de textes dont l’agrégation est impressionnante69. Pamphlets, presse de gauche ou reconstitutions plus récentes s’appuient tous sur l’addition de cas d’étude ponctuels ; toutefois, nous pouvons quant à nous exprimer notre doute sur ces échafaudages car ces cas d’étude nous semblent peu représentatifs en fait de l’énorme majorité du monde des banquiers, dont les archives indiquent peu de tendances extrémistes ; mais chacun sait que la perception de la réalité, même controuvée, l’emporte dans l’Histoire sur la réalité elle-même.

Banque française et ploutocratie anglo-saxonne

31Sur un registre différent, celui de l’enracinement national, les retombées de la dévaluation de la livre et du dollar et les aléas du franc en 1936-1940 ne manquent pas de relancer la perception des banques comme porteuses d’une sorte de « virus » transfrontalier, celui de l’instabilité, des flux de capitaux douteux, des spéculations sur les changes, en particulier par les places suisses ou par leur succursale londonienne ; la révélation de leurs engagements en Allemagne en 1931-1933 choque l’opinion : des centaines de millions de francs ne peuvent être rapatriées alors même que la France manque(rait) d’argent et devient (elle aussi) victime de la déflation… Malgré les tentatives d’explication (Ce qu’il faut connaître de la finance internationale70, la revue Banque), surgit le mythe d’une sorte d’internationale de la banque et de la finance, mêlant des acceptations négatives voire maléfiques comme banquiers, juifs, protestants, anglo-saxons, bref, les constituants de la fameuse « ploutocratie » mondiale.

32Et, au sein de ces puissances occultes censées contrôler le pays et l’Europe de leur pouvoir maléfique, des tendances anticommunistes et antidémocratiques tout à la fois s’alimenteraient de faveurs pour les régimes autoritaires pour se préparer à une entente avec le pouvoir nazi, d’où les mystères entourant le réseau de la Cagoule, et surtout le débat (au sein de la Police, mais encore aujourd’hui au sein des historiens71) autour de la constitution d’un réseau de financiers et d’industriels (surnommé « réseau de la Synarchie ») dont plusieurs dirigeants accèdent au pouvoir pendant quelques trimestres en 1941-1942 sous le régime de Vichy72. Au mythe de la conspiration juive73 s’opposerait le mythe de la conspiration anticommuniste et pronazie.

Le retour des spéculateurs

33Malheureusement pour l’énorme majorité de la profession bancaire, des « méchants » manieurs d’argent viennent bousculer l’assise des « bons » banquiers. Une fois de plus, des crises conjoncturelles et/ou gestionnaires, de mini-krachs (en 1923, en 1925-1926) ou le « krach rampant » des années 1931-1935 révèlent les errements de banquiers téméraires, mêlant banque commerciale, financement de leurs propres intérêts et connivences avec des partenaires. La chute d’André Vincent (patron de la BNC74), celle du groupe Oustric, celle de banques régionales réputées sur leur place (Boulogne-sur-Mer, Reims, Nantes, etc.), celle de nombreux intermédiaires boursiers sur la place parisienne ou d’autres, réveillent l’animosité latente contre les banquiers supposés véreux : des pamphlets, toute la campagne entourant « l’affaire Marthe Hanau » et ses procès – ceux contre celle qui se pose en défenseur des petits épargnants contre les Goliath bancaires et leur conspiration cartelliste –, par exemple, sont autant de foyers attisant ces rancœurs implicites.

34La révolution du cinéma contribue à renouveler et à élargir l’impact des critiques du monde des banquiers. Elle permet à des films comme La Vérité (Henry Roussel, 1922), La Justicière (Gleize et De Marsan, 1925) ou Le Prince Jean (René Mevil, 1927) de participer désormais eux aussi à la construction de cet univers socio-mental : « Dans ces trois films muets, les banquiers sont des rapaces, indignes de leur charge qui exige vertu et probité […]. Ils se vengent, organisent des opérations boursières qui ratent, cherchent à ruiner leur concurrent (un rival, le plus souvent), et, finalement, ruinés eux-mêmes, sont acculés au suicide75. » Dès 1928, Marcel L’Herbier met le banquier-financier spéculateur Saccard au goût du jour en transposant L’argent de Zola dans le monde des affaires des années 1920 (L’argent, 1928) ; Pierre Colombier, dans Ces Messieurs de la Santé (avec Raimu, 1933), met en scène un banquier escroc, emprisonné, puis évadé – qui rachète ses fautes par une vie de labeur ; René Clair lance Le dernier milliardaire (1935), un banquier qui a fait fortune et revient dans le pays d’opérette Casinario pour y gérer les finances et y devenir un quasi-dictateur, avant de se ruiner et lui aussi sombrer en prison. Bref, l’argent corrupteur rejoint les écrans par le biais de personnages de banquiers qui illustrent les mentalités courantes – même si l’on ne sait trop l’impact de tels films.

35De telles assertions manquent certainement d’impact mais elles correspondant à ce que nous appelons « le sentiment commun », la construction indicible d’une juxtaposition de jugements individuels dispersés qui finissent par constituer un corpus socio-mental de plus en plus dense, d’où des retombées politiques : n’oublions pas que « l’ère Poincaré », commencée en juillet 1926 et poursuivie par une coalition des droites et des centres, s’achève symboliquement le 14 novembre 1930 lors d’un débat sur la crise boursière et bancaire quand le gouvernement Tardieu (avec Reynaud aux Finances et Germain-Martin au Budget) est renversé parce qu’il est accusé de ne pas afficher sa volonté de « défense de l’épargne », avant une chute encore plus marquante quand se crée la troisième commission d’enquête parlementaire réunie en dix-huit ans (1913 et 1924) en mars 1931 à propos des « affaires » (Oustric) : or le gouverneur de la Banque de France Moreau dépose le 23 mars 1931, c’est-à-dire l’homme placé au cœur du système privé de gestion de l’argent et donc de la place bancaire. Celle-ci ne peut que devenir victime d’une déconsidération certaine, d’autant que les rapports finaux et le jugement de la Haute Cour évitent de condamner les acteurs clés des affaires mi bancaires mi politiques, même si toute la presse – apaisée par des subventions pertinentes – ne cède pas aux imprécations de L’Humanité contre « le Panama 1930 » ou « les oustricards » (12 mars 1931), de L’Action française ou de certaines feuilles financières (Aux écoutes de la finance, etc.).

Soumission et renaissance d’une banque dominatrice (des années 1940 aux années 1980)

36Le poids des charges accumulées contre les banques finit par peser en faveur de tentatives de régulation et de contrôle mais, de façon plus ou moins explicite, le monde de la banque reste à la fois fascinant et inquiétant.

Vers la maîtrise de la puissance des banquiers

37La gauche interventionniste ou dirigiste aspire avant-guerre à « la nationalisation du crédit76 » pour briser « la toute-puissance bancaire », la « concentration capitaliste bancaire », en arguant de plusieurs causes : « Le chantage que les établissements de crédit peuvent exercer sur les gouvernements est démontré par l’importance de ces milliards investis en bons du Trésor. À tout instant on peut menacer le gouvernement de demander des remboursements massifs. » « Comptes de profits et pertes et bilans sont plus ou moins truqués. » Trop d’administrateurs cumulent trop de fonctions dans trop de Conseils de divers types de banques, ce qui :

« permet de vérifier que […] : la Banque française contrôle et dirige toute la production française. Les affaires industrielles, commerciales, mobilières, minières ne sont plus dirigées uniquement par des techniciens ou des spécialistes, mais par des banquiers. On comprend ainsi la puissance du ‘‘Mur d’argent’’. Les résistances à la socialisation du crédit viendront de tous ces banquiers, qui savent bien que cette socialisation du crédit permettrait demain d’aboutir rapidement à la collectivisation de tous les autres moyens de production et d’échange77 ».

38D’autres courants, opposants de gauche ou de droite, voire antisémites, prennent les banquiers comme cibles en 1940-1941 en les englobant parmi les responsables de la défaite ou du défaitisme, en tout cas de l’affaiblissement du pays, puis, sous Vichy, parmi les fauteurs de guerre au service des intérêts anglo-saxons : « Les juifs et les financiers ont déclenché la guerre anglo-américaine78. » Le début du régime favorise les remugles antibancaires, soit à propos du « complot de la Synarchie », soit quand on suspecte les banquiers d’avoir contribué à l’affaiblissement de la République – et ce n’est pas par hasard que Jean Dréville tourne Les affaires sont les affaires en 1942. Quels que soient les fondements idéologiques de l’anticapitalisme bancaire – portés par des courants de droite ou des gauche, plus ou moins extrêmes –, l’on sait79 que l’appareil économique d’État et certains cercles politiques finissent par se rallier à des formes d’économie administrée ou régulée, d’où les lois bancaires de 1941 et 1945, alors que les pressions libérales avaient empêché la « proposition de loi portant sur la réglementation et le contrôle des banques » présentée par les socialistes (dont le député Bonin) en 1925 de connaître un destin favorable. Puis la poussée d’une perception négative de l’attitude des banquiers ou des banques pendant l’Occupation80 contribue à alourdir le passif du monde bancaire au sein de certains courants d’opinion et d’influence ; la nationalisation des grandes banques de dépôts et de presque trois douzaines de compagnies d’assurances (souvent proches de maisons de Haute Banque) constitue une forme d’exorcisme de la toute-puissance des banques, ce qui dégagerait la Cité et les entreprises de leur emprise supposée.

Le renouveau des fantasmes classiques ?

39Cela dit, la continuité des équipes au sein de la direction de ces banques nationalisées et au sein des banques privées81 et la réinsertion rapide de certains dirigeants compromis au sein du monde des affaires et de la banque, ce qui apparaît comme une « France restaurée82 », ouvrent la porte à la renaissance des fantasmes : même si le crédit reste contrôlé aux deux tiers par le secteur public et parapublic83, la montée en puissance de l’économie de marché et des initiatives des entreprises marqueraient le retour des réseaux d’influence bancaire, en particulier par le biais des banques d’affaires, Bup84 et Paribas surtout, enrichies pour quelques lustres de la Banque de l’Indochine, reconvertie en actrice importante en métropole.

40Le boum de croissance économique et la forte élévation du niveau de vie paraissent ouvrir la voie à une forte redistribution de la richesse produite et ainsi apaiser les rancœurs anticapitalistes. Pourtant, l’extrême droite tente d’attiser la flamme pamphlétaire contre les banques, notamment autour d’Henri Coston85, qui imagine le renouveau des connivences entre banquiers français et grande finance anglosaxonne. Et un romancier positionné à droite de l’échiquier politique fait ressurgir le mythe de la toute-puissance bancaire ; certes, il traite de l’entre-deux-guerres, mais la popularité de la saga de Maurice Druon, Les grandes familles, dont le premier volume, La fin des hommes, obtient le Prix Goncourt en 1948, et l’accès de cette œuvre au grand public – consacré par le film86 de 1958 – montrent quelque peu que l’opinion du tournant des années 1950, implicitement, aime à s’abreuver de tels récits où s’affrontent les « grands » du monde de la banque et de la Bourse, « ceux dont la puissance dirige les destinées collectives », comme l’indique la couverture de la publication en Poche en 1989.

41Au-delà de la résurgence de cette perception fondée sur la crainte de la puissance et des fantasmes, la banque reste encore, dans les années 1950, un monde de l’argent impressionnant. Certes, les bureaux des caisses de Crédit agricole, Crédit mutuel ou Banques populaires sont modestes ; certes, les grandes banques elles-mêmes se sont dotées de bureaux auxiliaires simples dans les quartiers ou les bourgades. mais la majorité des agences expriment encore la volonté d’impressionner la cité, de convaincre les clients de la solidité de la maison de banque : c’est à l’époque, et depuis des décennies, « un espace fermé, avec ses façades majestueuses et ses grilles imposantes […], un espace opaque », avec souvent la « magnificence du décor » : « le hall est monumental et dégage un effet indéniable de puissance87 » ; et les agences sont en majorité autant de « palais d’argent88 ». Alors que la « troisième révolution bancaire » s’esquisse, avec le passage à la « banque de masse » et à la « banque de réseau », les établissements maintiennent leur image de marque institutionnelle imposante, en autant de coffres-forts destinés avant tout à rassurer le déposant, l’épargnant, l’investisseur, devant tout risque de défaillance – et les allégories figurant sur les façades de nombreux Sièges bancaires participent de cette mise en scène d’un mélange d’Athéna et d’Hermès.

42La diabolisation des banques et des banquiers dans le cadre d’un manichéisme les opposant au monde de l’épargne et des épargnants, à la « France des petits », et au « bon usage » de l’argent (investissement en faveur de « l’outillage national », progrès agricole, constitution d’un patrimoine à transmettre à ses enfants, etc.) est par conséquent un thème récurrent d’un débat au sein de la Cité. Certes, notre étude ne peut identifier la pénétration réelle de ces fantasmes et idées au sein de l’opinion, apprécier l’impact des romans populaires, livrets-libelles, livres-pamplets, magazines à caricatures ou éditoriaux dans les journaux quotidiens, faute d’une capacité à préciser de façon systématique la perception des banques – et plus largement du monde de l’entreprise – par l’opinion. Toutefois, bien que constitué de manière empirique, notre faisceau d’indices semble refléter peu ou prou un courant important de jugements négatifs ou tout au moins de méfiance. Le phénomène de déception des emprunteurs ou investisseurs par rapport à leur attente initiale – vis-à-vis du coût ou de l’octroi du crédit, ou vis-à-vis de la rentabilité d’un placement boursier – explique à coût sûr ou d’une opinion ce fonds de rancœur que l’on ressent : les critiques de la presse expriment les réflexions de certains milieux économiques, professionnels ou épargnants, qui, de façon banale et constante, aspirent sans cesse à voir se développer une autre manière de faire de la banque et d’autres types de banques : la République des citoyens rêve à toute époque d’une République du crédit. Mais c’est aussi la perception d’une relative connivence entre le pouvoir de l’argent et le pouvoir de la politique et de la presse qui paraît s’exprimer, le sentiment que les banquiers exercent un pouvoir d’influence excessif, bloquent la transparence des marchés et les réformes devant permettre le contrôle des marchés de l’argent : l’enjeu devient alors la pratique de la morale politique89.