1Le rapport des fascistes italiens vis-à-vis de l’argent est de nature complexe. Comme tous les mouvements à prétention révolutionnaire, on y relève, en premier lieu, une condamnation de l’argent comme source de dissolution de la société. Malgré cette caractéristique, le Mouvement puis ensuite le Régime, après 1922, furent conduits à réviser leur point de vue. Durant toute la période constitutive, de la fondation des faisceaux, le 23 mars 1919, jusqu’à la prise du pouvoir en octobre 1922, on assiste progressivement à une réappropriation de l’argent comme valeur, au nom de la défense de la nation et du projet totalitaire. Une fois cette opération effectuée, la circulation monétaire servit ensuite à consolider l’assise de l’état et à élargir le consensus.

La réappropriation progressive de l’argent comme valeur au service de la cause nationale

Les obstacles

2Cette réappropriation, au départ, était loin d’être évidente, car elle se heurtait à plusieurs obstacles. En premier lieu, le fascisme originel, celui de 1919, était plutôt de facture anticapitaliste. Lorsque le mouvement fasciste est fondé, le 23 mars 1919, à Milan Piazza San Sepulcro, le premier programme est à la fois antibolchevique mais également antibourgeois avec des accents très ouvriéristes. Il reflétait les aspirations de la minorité présente formée de Arditi, de futuristes, et d’interventionnistes révolutionnaires1. Dans son discours tenu à cette occasion, Mussolini se déclara contre toutes les formes de dictatures, « celle du tricorne, de l’argent, et celle du nombre » tout en se prononçant pour une autre forme de dictature « celle de la volonté et de l’intelligence2 ». D’une façon générale, les différents orateurs qui se succédèrent à la tribune étaient d’accord pour un programme orienté plutôt à gauche mais en fait sans grande consistance concrète. Dans sa facture originelle, il apparaissait en négatif comme un hymne à la destruction, même si émerge la volonté de refonder la société sur deux réalités, celle de la nation et de la production.

3En outre, sur un plan idéologique, le fascisme recelait une composante antimatérialiste perçue par Ernst Nolte qui s’est maintenue par la suite. La bourgeoisie était accusée d’avoir désenchanté le monde en assurant le triomphe de la raison. Loin d’aboutir à une connaissance approfondie sur le plan du sens, ce changement au lieu d’être vécu comme une émancipation avait conduit à une soumission aux biens matériels. C’est la fameuse image de la cage d’acier utilisée par Max Weber dans son ouvrage, L’éthique protestante et le capitalisme3. L’intellectualisation du monde avait réduit le champ des possibles en le rendant prévisible. Le travail effectué par les Lumières, sur ce point, avait été particulièrement désastreux puisqu’il s’était réalisé contre les mythes qui avaient présidé à la fondation de l’humanité. Dans un tel contexte, renouer avec le sacré et s’éloigner en conséquence des signes de la modernité comme l’argent était la seule démarche qui s’imposait. La véritable révolution ne pouvait être que spirituelle pour sortir l’homme de sa crise existentielle. Telle était d’ailleurs la perspective que s’était tracée le fascisme en lançant le chantier de l’homme nouveau, qui serait apte au combat, méprisant vis-à-vis des biens matériels, mais armé d’une véritable foi, d’un credo.

4Malgré cette orientation, qui est restée dominante durant toute l’histoire du régime, le rapport à l’argent s’est modifié de façon substantielle durant le Fascisme-Mouvement puis le Fascisme-Régime pour reprendre la distinction opérée par Renzo De Felice.

La transformation du rapport à l’argent

5Cette transformation du rapport à l’argent tient, en premier lieu, à la mutation de l’assise du mouvement fasciste. La perspective se modifie lorsque se développe le fascisme agraire en 1920-1921, et que s’arme la contre révolution préventive pour reprendre l’expression même d’Angelo Tasca, lors de l’occupation des usines et des terres en septembre 1920. Le fascisme incorpore la bourgeoisie dans ses rangs et en conséquence les possédants. Le nombre d’adhérents des faisceaux, qui ne cessent de s’accroître, s’apparente à un véritable torrent : de 20 615 membres à la fin de 1920, on passe au début de 1921 à 249 000 membres, pour se hisser à 299 876 adhérents à la fin de 1922. Avec une telle composante de masse, l’argent afflue dans les caisses du mouvement pour financer les expéditions punitives contre les syndicalistes, les socialistes et les démocrates. Comme le rappelle Ernesto Rossi, dans son ouvrage Padroni del vapore e fascismo (1966), ce fut au cours de cette période que les grands industriels considérèrent que le fascisme était le meilleur investissement politique pour sauvegarder les profits de guerre4. Mais cette alliance ne se maintint pas dans la durée.

6Le passage au Fascisme-Régime généra, en premier lieu, un processus de stabilisation entre l’état fasciste et les industriels sous forme d’échanges réciproques. Mais après le passage à la dictature en janvier 1925 et la période de séduction liée à la politique libérale d’Alberto De Stefani, les rapports se dégradèrent lorsque le régime imposa graduellement le primat du politique sur l’économique. Le « mariage de convenance né des circonstances » entre industriels et état fasciste, évoqué par Franco Amatori, a en réalité été sérieusement malmené5. Cette emprise politique du régime est bien connue dans ses étapes. La bataille engagée pour le grain à partir de 1925, la réévaluation de la Lire à la Quota Novanta (90), le 27 septembre 1927, ont été interprétées comme les premières avancées politiques de Mussolini sur le plan de l’économie, en particulier par Renzo De Felice dès 19766.

7Mais c’est la transformation même de la structure de l’état totalitaire qui a conduit à prendre le contrôle des mécanismes de contrôle de l’argent. Pour créer le vaste laboratoire dont le fascisme avait besoin pour créer l’homme nouveau, l’état devait nécessairement modifier ses structures pour financer l’effort entrepris.

8L’accélération de la construction de l’état totalitaire, à la fin des années vingt et au début des années trente, conduisit à réduire l’autonomie des industriels au profit du pouvoir politique. L’état fasciste chercha à contrôler l’implantation des établissements industriels du pays. Avant la crise, une première mesure avait été adoptée en novembre 1927, pour limiter les implantations industrielles dans les communes de plus de 100 000 habitants afin de réduire le dépeuplement des campagnes. En novembre 1929, une seconde mesure de contrôle avait été adoptée en vue d’assortir d’une autorisation préventive les industries considérées comme vitales à la défense de la nation. Certes, ces deux premières avaient reçu peu d’application concrète. Mais le dispositif mis en place le 12 janvier 1933 érigeait cette fois en norme l’autorisation préventive pour les nouveaux établissements, considérant qu’il fallait adapter l’infrastructure industrielle aux conditions économiques existantes.

9Ce déploiement connut un véritable saut qualitatif avec la création de l’état banquier et entrepreneur, selon l’expression de Giuseppe Toniolo lors de la fondation de l’IRI, le 27 janvier 1933, sous l’autorité d’Alberto Beneduce7. Avec le nouveau holding, l’état s’est retrouvé dans la position de contrôler 100 % de l’industrie sidérurgique de guerre (La Terni, l’Ansaldo, La Cogne), comme la branche de l’artillerie et la production de charbon, 90 % des constructions navales, 40 % de la sidérurgie civile, 30 % de la production d’énergie électrique, 20 % de l’industrie de la rayonne et 13 % du coton. L’ensemble fut complété par la réforme du 12 mars 1936 de la Banca d’Italia, qui était désormais conçue comme la banque des banques en Italie, ce qui lui permettait d’exercer sa tutelle sur le crédit et l’épargne. Comme le rappelait le gouverneur Azzolini devant l’assemblée des actionnaires de 1936, la banque centrale jouait désormais un rôle primordial dans la gestion de la monnaie comme principal facteur du « développement politique économique général8 ».

10Ainsi, même s’il n’y a pas eu, au sens propre du terme, une économie fasciste, on assiste progressivement, de la part de l’état, à un contrôle des ressources financières qui réduit du même coup l’autonomie des industriels. À partir de 1936, l’état fasciste dispose des moyens adéquats pour imposer ses choix en matière d’investissement et adopter une politique d’autarcie, disposer d’un contrôle sur les principales institutions financières et également distribuer des prébendes.

L’achat des fidélités, l’extension du consensus et du consentement

11La maîtrise des appareils dispensateurs de ressources permettait à Mussolini de contrôler le marché politique dans lequel entraient en concurrence des pôles concurrents de pouvoir (hiérarques, PNF, haute administration, bureaucraties traditionnelle et parallèle, hommes d’affaires). Elle lui offrait la possibilité d’enraciner son consensus et à tous les échelons de la société. Elle s’inscrivait dans un système où la distribution de rentes était considérée comme le meilleur moyen d’obtenir la loyauté9. Le dictateur démontrait sa capacité à convertir le pouvoir en argent et l’argent en pouvoir pour reprendre l’expression de Ronald Wintrobe10. Plusieurs points sont à distinguer.

12À l’égard des élites du « centre », le système reposait sur la personne du Duce et son pouvoir de confirmation et de reconfirmation des charges. Nominations et confirmations étaient régulièrement annoncées dans la Gazzetta Ufficiale. À la concentration politique imposée par le césarisme totalitaire, devait correspondre une intense concentration économique dont dépendaient la rapidité et l’efficacité de la décision politique, notamment dans le contexte de la guerre11. De cette situation, Mussolini pouvait escompter de la part des élites sinon un engagement réel aux côtés du régime, du moins une certaine bienveillance à l’égard de la politique menée. Ce réseau clientéliste était vécu par Mussolini comme un réel contrepoids face à l’hégémonie toujours menaçante du Parti. L’étude du Carteggio Riservato, le Secrétariat personnel du Duce, permet de confirmer son pouvoir discrétionnaire dans les procédures de nomination sur le plan de la presse, la banque, les conseils d’administration des grandes entreprises, et bien évidemment des organismes publics et semi publics (le Parastatale12). Placé au sommet de la hiérarchie, le Duce put, après l’abrogation du dispositif relatif aux incompatibilités levé en 1928, distribuer sans contrôle les charges13.

13La suppression des entraves au cumul favorisa la consolidation d’une oligarchie qui exerça un pouvoir de plus en plus étendu sur l’appareil économique et administratif. L’évolution était voulue par Mussolini. Elle présentait l’avantage de concentrer l’exercice du pouvoir entre un faible nombre d’individus qui pouvaient de la sorte entretenir un rapport personnel avec le dictateur.

14Le système se mit en place dès le début du régime au profit des proches du dictateur. Cesare Sarfatti, l’époux de Margherita, la maîtresse de Mussolini, avait été nommé courant juillet 1923 à la tête de la Cassa di Risparmio14. À la fin des années trente, il est parfaitement rôdé. La position du PNF dans la procédure de désignation est notablement renforcée par la loi du 29 novembre 1941, qui instaurait un régime de consultation préalable au moins dans la branche du crédit et de l’épargne. Mais le privilège de nomination du Duce restait entier. Le 4 mars 1943, le conseiller national V. Lai était désigné président de la Banca Nazionale del Lavoro sur proposition du Duce et après consultation du PNF15.

15La marge de manœuvre d’influence personnelle du Duce dépendait du degré d’indépendance de la personnalité engagée dans le monde des affaires. À l’égard des grands capitaines d’industrie à la légitimité assise, les Agnelli (La Fiat), G. E. Falck (Aciéries Lombardes), G. Donegani (Montecatini), Pirelli ou G. Motta (Edison), Mussolini ne disposait que d’une seule possibilité, celle de l’intégration au sein des institutions du régime. La carrière politique était le moyen le plus adéquat pour faciliter la mise en place d’un régime de collaboration, soit par l’intermédiaire du Sénat, soit par les chambres. L’adhésion au PNF en formait la garantie. Ces grands capitaines d’industrie en avaient, dans leur majorité, accepté le principe au début des années trente. Giovanni Agnelli, nommé sénateur en 1923, était entré au PNF en 1932, le député Guido Donegani le 13 décembre 1925, le sénateur Giorgio Enrico Falck le 1^er mai 1928, Giacinto Motta le 1^er juillet 1924, Alberto et Piero Pirelli le 1^er octobre 1932. Faute de pouvoir disposer librement de leurs entreprises, l’option du Duce était la neutralisation par voie du tesseramento (détention de la carte du Parti). Le pouvoir de ces grands industriels se réduisit à partir de 1933-1934 lorsque le régime, à la faveur de la crise et de la politique belliciste, intensifia sa politique dirigiste avec la loi sur les consortiums obligatoires, la constitution de l’IMI (1931) et de l’IRI (1933) et la multiplication des ente pubblici (organismes publics16). Le Duce pourvoyait aux nominations par décret. Le secteur parapublic, en raison de son extraordinaire développement au cours de la période, lui offrit d’immenses possibilités d’intervention. On estime qu’en 1943, le tiers de l’industrie, l’essentiel du système bancaire et des instituts de crédit étaient régis par ces « administrations parallèles17 ». L’extension formidable du secteur lui permit de dispenser des prébendes aux membres les plus zélés de la classe politique mais aussi aux plus exposés, renforçant ainsi son ascendant personnel. L’ancien député libéral Giuseppe Bevione en était, sur ce point, l’exemple le plus probant. Il devait toute sa carrière à Mussolini. Pour le récompenser d’avoir repris et dirigé le journal « Il Secolo » durant la période difficile de l’affaire Matteotti (1924-1926), Mussolini le nomma à la présidence de L’Istituto Nazionale delle Assicurazione (INA) en octobre 1929. En contrepartie, la même année G. Bevione assumait au sein du Directoire de l’Union nationale fasciste du Sénat la responsabilité de la politique de fascisation de l’institution, après avoir adhéré au PNF.

16Mais les organismes publics et leur développement n’intéressaient pas la seule stratégie du Duce. Leur croissance en périphérie jouait un rôle fondamental dans la reconfiguration du territoire, notamment depuis l’arrivée d’Achille Starace (1931) à la tête du secrétariat du Parti, en particulier sur le plan de la protection sociale. Le PNF remplissait ainsi, à partir de sa dimension totalitaire à vocation nationale, une fonction d’intégration à l’échelle locale, en particulier en direction de la petite et moyenne bourgeoisie18. Dans cette perspective, le Parastatale ne répondait pas, dans les années trente, à un critère d’efficacité mais à la recherche du consensus. Seul en effet le PNF, avec son réseau capillaire d’associations, était en mesure de répondre aux besoins des différents agents du corps social afin de cimenter consensus et consentement au régime et au Duce19. La politique du régime continua d’investir le secteur de l’administration publique (6 % du budget en 1929 ; 7,3 % en 1932). L’objectif d’une telle politique était clair : les administrations de l’état avaient vocation à absorber le chômage de la petite bourgeoisie, en particulier méridionale (S. Cassese). L’administration parallèle permettait d’une part, d’offrir une nouvelle répartition des pouvoirs dans le centre comme en périphérie et d’autre part, contribuait en cascade à conforter l’assise du corps social.

17La classe politique était tenue par les possibilités offertes en terme de circulation entre les charges économiques et politiques. Les flux, en termes de distribution, en étaient fixés par les règles de la cooptation imposées par le chef suprême. Pour le monde des affaires, l’intérêt tiré de la présence de députés et de sénateurs au sein du Conseil d’administration était la garantie de pouvoir accéder aux crédits publics dans un système affaibli par la crise et les conflits internes. Pour les membres de la classe politique, il s’agissait d’obtenir de forts compléments de rémunération. L’ensemble du groupe était atteint par le phénomène. Le vice-président de la chambre des faisceaux et des corporations, E. M. Gray, était conseiller de l’INA (institut national des Assurances), A. Berio, vice-président du Sénat, était vice-président de l’Azienda Carboni Italiani (entreprise des Charbons Italiens), et G. Guglielmi di Vulci, lui aussi vice-président du Sénat, était pour sa part président de la Cassa di Risparmio di Roma et membre de la Federazione Nazionale fascista delle Casse di Risparmio (Fédération nationale fasciste des Caisses d’épargne). Détenir une présidence de Commission « stratégique » à la chambre comme celle des finances représentait également pour un groupe un avantage décisif. La puissance d’un Giuseppe Bevione, président de l’INA, était renforcée par sa position de président de la commission des finances.

18La fragilité de l’économie italienne, touchée de plein fouet par la crise, donna ainsi l’occasion au Duce de redéfinir les rapports de force avec les milieux d’affaires en sa faveur. Avec la « nouvelle constitution économique » (G. Melis), fondée sur la multiplication d’organismes publics et semi publics, son pouvoir de nomination put s’étendre, avec le concours actif de grands commis de l’État dont Alberto Beneduce est resté le symbole20. Mathématicien de formation, ce haut fonctionnaire avait commencé sa carrière dans le ministère de l’Agriculture, de l’Industrie et du Commerce où il avait atteint le grade de directeur général. Collaborateur de F. S. Nitti, A. Beneduce organisa, en 1912, l’Istituto Nazionale delle Assicurazione dont il fut conseiller jusqu’en 1920. Avec l’entrée en guerre de l’Italie, son excellente connaissance des problèmes financiers le propulsa rapidement au sommet. Sa légitimité était telle qu’il fut choisi d’emblée par Mussolini pour occuper la présidence de l’IRI, l’Institut de la Reconstruction Industrielle (1933-1939). Il devint, à partir de cette date, l’interlocuteur privilégié du Duce et, à ce titre, fut de plus en plus écouté lorsqu’il s’agissait de recueillir l’avis de Mussolini sur les grands dossiers du moment21. Leurs rapports étaient régis par une admiration réciproque. A. Beneduce avait manifestement été séduit par le Duce qu’il qualifiait de dictateur humain selon A. Pirelli22. Peu après sa nomination comme sénateur le 8 avril 1939, il envoya à Mussolini un télégramme pour affirmer son adhésion à « cette civilisation italienne » que Mussolini voulait développer23. Pour Mussolini, A. Beneduce représentait l’expert qui, en raison de sa culture et de sa position dans l’appareil productif, était en mesure de l’informer correctement sur les problèmes économiques et de l’assister dans sa prise de décision. En outre, le fait même qu’il se situait hors de la machine partisane, était pour lui un gage d’autonomie, dans un domaine dans lequel il souhaitait limiter l’intervention du PNF. Mais cette réserve ne signifiait pas pour autant que Beneduce était absent des combats menés par l’État fasciste. Son comportement rectiligne était payé en retour par la confiance que lui accordait Mussolini. Malgré les attaques dont il était l’objet et dont le Duce avait connaissance par les rapports (son passé politique de franc-maçon, sa culture « cosmopolite », ses fréquentations antifascistes), le crédit dont il bénéficiait auprès de Mussolini semblait inépuisable. Situé au centre du pouvoir, il n’était guère épargné par la critique. Au moment de la guerre d’Éthiopie, une note le présente comme l’homme le plus puissant d’Italie :

« Dans les milieux fascistes, on murmure, que le cumul des charges serait interdit seulement aux fascistes, car on dit que l’Honorable Beneduce concentre en lui même presque toutes les charges les plus importantes de la vie économique et financière du pays : président de l’IRI, président du Consorzio per le Opere Pubbliche, président du Consorzio Navale, président des Ferrovie Mediterranee, président de la Meridionale di Elletricità, etc. Et on dit que les intimes de Beneduce exaltent l’énorme puissance de l’homme qu’ils appelleraient “le patron de l’économie italienne”, le “Schacht italien”, qu’il serait aussi irremplaçable pour la représentation de l’Italie à la Banque Internationale des Paiements, où il est vice-président. Ils vont se vanter jusqu’à dire que le gouverneur de la Banca d’Italia, Azzolini, ne serait qu’une créature de l’On. Beneduce24. »

19Mais de cette puissance, Mussolini s’était manifestement fait une alliée, pas seulement pour savoir comment gérer le système capitaliste italien confronté à la crise, mais aussi pour le seconder sur le plan d’objectifs politiques comme la guerre d’Ethiopie ou la mise en place de l’autarcie. La guerre interne qui opposait les industriels, au nom du contrôle des industries « clés », au moment même où « déjà trop d’industries étaient passées sous le contrôle de l’IRI et pas toutes parce qu’elles avaient besoin d’être assainies », revêtait également un caractère politique selon le témoignage d’Arturo Bocciardo, l’administrateur délégué de la Terni25. Certains perdirent la propriété même de leur entreprise. Faute d’obtenir un accès suffisant aux organismes de crédit, le sénateur P. Puricelli, propriétaire d’une entreprise de Travaux Publics, en fit la cruelle expérience26. Ceux qui étaient les plus rétifs à accepter les orientations économiques du régime étaient souvent mis en difficulté. Ce fut le cas de l’ingénieur Brezzi, administrateur des mines de la S. A. Cogne depuis 1921, qui fut écarté, dès le passage de sa société sous le contrôle de l’IRI en 1934. Lorsque le régime se rendit compte que G. Brezzi s’opposait aux directives en matière de sidérurgie, avec l’approbation de Mussolini et sur l’intervention de l’IRI, le procès-verbal du conseil d’administration de la S. A. Cogne du 24 septembre 1934 fut délibérément falsifié pour pouvoir l’évincer27. L’opposition de G. E. Falck, qui en 1934 occupait plus de 12 000 personnes (Acciaierie e Ferriere Lombarde Falck), au programme de développement de la sidérurgie dans le cadre de l’autarcie lui valut également d’être mis à l’écart du groupe politique et économique dominant28. En conséquence, la gestion d’A. Beneduce n’était pas seulement guidée par l’intérêt d’un État situé au dessus des contingences politiques mais était, par la force des choses, un instrument mis au service de l’État fasciste et de ses objectifs politiques. De ses choix dépendait aussi l’issue des luttes intestines entre les grands de la finance et de l’industrie, en mal d’une stabilité que conférait seulement l’importance du réseau de clientèle. Sur ce point, la politique clientéliste menée par Beneduce était de nature à assurer la décision au sein de l’IRI. Elle dépassait cependant largement les frontières du milieu fasciste, ce qui entraînait parfois un « correctif » de la part du Duce. Profitant sans doute de son affaiblissement physique de plus en plus prononcé depuis 1936, Mussolini semble être parvenu à ses fins avec l’ancien libéral nittien. Il semble acquis que Beneduce a finalement adhéré au PNF, le 23 mars 1940, à la demande expresse du Duce.

20À la veille de la Seconde Guerre mondiale, le principe de la détention de la carte du PNF était devenue, avec le renforcement de l’État Totalitaire, une condition indispensable pour l’exercice des charges politiques et économiques. Requise pour les députés et les sénateurs, le tesseramento commandait l’ouverture des conseils d’administration et l’accès aux ressources. Les mêmes hommes étaient appelés à assurer la direction politique, économique et sociale, en fonction du principe de l’unité de décision régissant l’État totalitaire.

21Cette situation eut pour effet d’intensifier la liaison entre la classe politique et le monde des affaires. Les conseils d’administration des grandes banques furent massivement contrôlés par les sénateurs, députés et conseillers nationaux29. Dans les grands instituts financiers, la présence de la classe politique était encore plus prononcée. Au sein de l’Istituto Mobiliare Italiano (IMI), dont le statut avait été revu en 1940, étaient présents quatre sénateurs (A. Beneduce, G. Bevione, G. Ingianni) et une dizaine de conseillers nationaux (G. Cao di San Marco, P. T. Chiesa, G. Dall’Armi, G. Frignani, G. Landi, F. Lantini, D. Lembo, G. Lojacono, E. Masetti, G. Mazzini). Les multiples instituts couvrant l’assurance (Previdenza) étaient particulièrement recherchés. L’Istituto Nazionale delle Assicurazioni dont G. Bevione était le président assurait aux membres du conseil de substantielles rémunérations. Les conseillers nationaux, I. Bresciani, E. M. Gray, F. Lantini, et les sénateurs, S. Contarini, A. Petretti, M. A. Vicini, s’y côtoyaient. L’Istituto Nazionale Fascista della Previdenza sociale avait été colonisé essentiellement par des membres de la Chambre des faisceaux et des corporations. Cette interpénétration de la classe politique et du monde des affaires suscitait de la part du Parti des demandes régulières de subsides, en particulier des Enti pubblici qui étaient très contrôlés. Devant une telle dérive, qui atteignait aussi bien les membres de la classe politique que les plus hauts dignitaires du Parti, le régime entreprit tardivement une campagne de moralisation de la vie publique. La hiérarchie clientéliste qui se développait selon des réseaux parallèles au Parti était de nature à remettre en cause l’autorité de l’État.

22Elle généra bien évidemment une corruption fut délibérément entretenue par le Duce comme un instrument politique propre à s’attacher les services de membres influents de l’état ou du Parti ou des milieux d’affaires. Elle se diffusa ensuite dans l’ensemble de la société du fait de la position du PNF définie depuis 1932 comme une milice civile.

Le recours à la corruption

23La corruption, elle aussi, s’inscrivait ainsi dans le cadre de la compétition entre différentes élites bureaucratiques – État, Parti – dans le but de promouvoir des échanges et non pas seulement dans le cadre d’une logique d’obéissance, en se référant de nouveau à Ronald Wintrobe. La perspective était aussi d’obtenir des informations ou de faire fructifier leurs entreprises en obtenant les financements requis.

Les usages de Mussolini

24L’étude inédite du compte courant de Mussolini conservé à la Banca d’Italia permet à cet égard de voir comment le Duce a fonctionné, au moins à partir du 7 décembre 194030. Le 6 décembre 1940, Osvaldo Sebastiani, Secrétaire particulier du Duce, recevait une délégation de signature et ouvrait un premier compte pour un montant de 6 500 000 lires, rémunéré à 5 % par an. Il était précisé que les paiements effectués à partir de ce compte pouvaient être faits soit par les services de la Caisse centrale ou au sein de n’importe quelle filiale de la banque par l’entremise du préfet. En janvier 1941, deux nouveaux comptes courants étaient adjoints au précédent selon les mêmes modalités, l’un d’un montant de 3 200 000 de lires, l’autre de 21 millions de lires.

25Sans entrer dans un examen complet des opérations effectuées, les sommes distribuées à ce haut personnel de l’état, soit à des fins personnelles, soit pour tout autre motif, étaient très élevées. Plusieurs préfets reçurent ainsi des sommes très substantielles : Le 17 février 1941, le préfet de Gênes percevait 1 million de lires, celui de Modène, 2 200 000 de lires à l’automne 1941. Le 28 mai 1942, le préfet de Cagliari, voyait son compte crédité de 1 200 000 de lires. Certains secrétaires fédéraux du PNF bénéficièrent de ces mouvements. Le secrétaire fédéral de Cagliari (1^er juin 1942) reçut pour sa part 375 000 lires. Ces largesses étaient également allouées à certains officiers31.

Un corps social gangrené

26L’ensemble de l’État et de la société se trouva gangrenée par le mal. Le régime était ainsi en difficulté puisqu’il s’était toujours présenté comme un mouvement de rédemption nationale et avait pris fermement position contre l’esprit « matérialiste » de la bourgeoisie libérale. Il était en conséquence difficile d’admettre officiellement que lui même était comme le régime libéral honni, source de corruption. L’attitude du pouvoir face à la question reflète ses hésitations. La politique retenue fut, dans un premier temps, de considérer cette question comme marginale. La méthode était simple. Elle consistait à arrêter les poursuites engagées et en conséquence à étouffer l’affaire. Les enquêtes menées sur la corruption des hiérarques ont commencé au début des années trente, au moment du secrétariat de G. Giuriati à la tête du PNF. L’une des plus importantes concernait R. Farinacci. Elle fut vraisemblablement demandée par G. Giuriati qui semblait très préoccupé par la montée de la corruption dans le parti32. Plusieurs dossiers intéressant le comportement de hiérarques locaux ou centraux furent traités directement par le secrétaire du PNF.

27Pour éviter la tenue de procès publics, le pouvoir utilisa l’arsenal juridique en sa possession. Plusieurs décrets d’amnistie (1^er janvier 1930, 5 novembre 1932, 15 février 1937, 24 février 1940, 17 octobre 1942) tombèrent à point nommé pour permettre d’éteindre les procédures. Ainsi le sénateur A. Abisso, malgré ses démêlés constants avec la justice et sa réputation sulfureuse d’être l’avocat de la mafia selon l’opinion même du Secrétaire du PNF, A. Turati put en toute quiétude bénéficier de la loi d’amnistie du 1^er janvier 193033. Une telle politique n’avait qu’un inconvénient, elle masquait la corruption mais ne la supprimait pas. Engager la lutte contre la corruption et l’enrichissement des hiérarques risquait d’ébranler les fondements d’un État, devenu chancelant du fait de la guerre. Eradiquer la corruption impliquait une éventuelle relève au sein de la classe politique que le régime était bien en peine d’assurer. La moralisation de la vie politique ne pouvait en aucun cas venir de ceux qui, depuis vingt ans, avaient profité du régime. Les principaux hiérarques qui avaient été à l’origine même du mouvement s’étaient soit constitué un patrimoine, soit l’avaient étendu. à titre indicatif, entre 1936 et 1941, R. Farinacci avait acheté une propriété en moyenne par an, à l’exception de 193834.

28La guerre, pas plus que les souffrances du peuple italien n’imposèrent une quelconque retenue à l’ensemble du groupe. En 1943, le fascisme au pouvoir offrait l’image d’un nouvel establishment tout aussi jaloux de ses privilèges que celui qui l’avait précédé et pour lequel l’argent était devenu la valeur suprême.