Le pécule des détenus
p. 99-108
Texte intégral
1Cette communication affronte un paradoxe. Il n’y a pas de liquidités dans un univers carcéral où tout se paie. Depuis un arrêté du 13 mars 1839, seules des « monnaies de compte » régissent l’intense circulation monétaire dans ces établissements plurifonctionnels que sont les prisons, espaces de claustration mais aussi de travail. Le ministère de l’Intérieur prohibait alors le « denier de poche » au prétexte d’excès et d’orgies dans les maisons centrales ; ce qu’aurait constaté Alexis de Tocqueville lors d’une visite à Poissy. En fait, le règlement de 1839 liquidait la prison des philanthropes pour permettre l’adoption d’une réforme pénitentiaire rigoureuse fondée sur l’isolement cellulaire. Le « denier de poche » n’a jamais été rétabli depuis. L’Administration pénitentiaire n’offrant que le strict minimum pour mieux faire sentir le poids des peines, pour inciter à l’amendement par le travail et parce qu’il s’agit d’une administration pauvre, toutes sortes de trafics, de produits devenus monnaie d’échanges accompagnent le système des gains et des dépenses contrôlé par les autorités. Elles refusent pendant toutes les années où le travail forcé est imposé aux condamnés (jusqu’en 1987) d’utiliser le mot « salaire ». Elles lui préfèrent des expressions comme « rétributions », « redevances », « gratifications ». L’emploi même du mot pécule, aujourd’hui abandonné dans les textes officiels au profit de celui de « réserves », mais encore d’usage courant dans les détentions, n’est pas sans ambiguïté. Il évite de qualifier la nature des sommes perçues en contrepartie du travail accompli, il sous-entend aussi l’épargne, lorsqu’il est question du « pécule de réserve », avant même que les prisonniers ne puissent recourir aux Livrets de cette caisse, à partir de 1952. Il révèle également, lorsqu’il s’agit du « pécule disponible », l’intensité d’une circulation monétaire autour de la cantine, espace réel devenu virtuel, mais aussi essentiel dans l’univers mental des détenus que l’est le poste de surveillance central des établissements panoptiques pour les gardiens. Les autorités pénitentiaires ne se contentent pas d’abonder le pécule des travailleurs, elles accordent jusqu’au milieu des années soixante-dix des galons ou des postes de confiance, prévôt d’atelier par exemple, à ceux qui se tuent à la tâche, car les sommes gagnées dépendent du nombre de pièces fabriquées, et à ceux qui respectent ou font régner la discipline dans les manufactures carcérales. Quart de vins ou cigarettes récompensent également les plus méritants au temps de la prohibition de l’alcool et du tabac. Le travail au profit de l’Entreprise générale, de la Régie nationale, des concessionnaires privés ou au Service général de l’établissement est une composante de la peine. Le produit des tâches mal rémunérées est inscrit sur des comptes individuels à partir desquels les détenus peuvent remplir des feuilles de cantine, « cantine ordinaire » ou « cantine accidentelle » lorsqu’un produit inhabituel est proposé. Ils se procurent l’indispensable : les compléments alimentaires et les produits hygiéniques nécessaires à leur survie dans un univers qui fut longtemps celui de la malnutrition et de la crasse. Plus occasionnellement, ils « cantinent » pour améliorer l’ordinaire auprès du concierge de la prison au XIXe siècle, auprès de leur employeur dans les grandes manufactures carcérales que furent les maisons centrales et sur les catalogues de réseaux de vente par correspondance aujourd’hui.
2Toutes les sommes, gagnées dans les ateliers, reçues des familles sous la forme de mandats, saisies lors de la fouille d’écrou et inscrites sur « la feuille des bijoux1 », dépensées à la cantine, adressées aux proches dans le besoin afin de les secourir, épargnées pour indemniser les victimes ou pour préparer un libération future génèrent de nombreux documents comptables, malheureusement mal conservés dans les dépôts d’archives publiques : comptes personnels administrés par les greffiers comptables, souvent des détenus prévenus ou condamnés pour escroquerie, livres des recettes, registres des dépenses, feuilles de décompte mensuel et surtout « livrets de pécule individuels ». Ces sources sont indispensables pour appréhender le quotidien précaire des détenus au sein de ces refuges de l’inégalité que sont les prisons. Nous souhaitons privilégier trois axes d’étude, pertinents sur la longue durée de l’existence de ces « navires immobiles » que sont les prisons pluriséculaires : les gains, les dépenses et l’épargne. Les détenus abondent leur pécule grâce au travail, mais les rémunérations subissent des retenues effectuées par l’Administration pénitentiaire en fonction de la nature des peines et de la conduite en détention. Mais ils sont également confrontés au chômage, aux aléas des commandes des concessionnaires, à la faiblesse des rémunérations aux pièces. Toute une économie parallèle, souterraine, clandestine et donc réprimée, pallie les dysfonctionnements : « pipes » à l’unité ou par paquets, « barrettes de shit » et autres substances prohibées acquièrent une valeur d’échange et alimentent les rackets et trafics divers. Le pécule disponible permet de cantiner, de dépenser secours octroyés et gains au sein de l’établissement. Souvent mis en cause pour les excès qu’il occasionna de temps à autres à l’occasion de mémorables beuveries dans le quartier politique de la prison Sainte-Pélagie ou pour le confort de la détention des « gros économiques » du marché noir à la Libération, il est un rouage essentiel dans la vie quotidienne du prisonnier, privé de tout en sus de sa privation de liberté. Le pécule de réserve, c’est l’épargne du prisonnier, ce sont les sommes mises de côté pour préparer sa sortie et sa réinsertion. Au-delà des aspects matériels de cette épargne, il y a une entreprise explicite de moralisation, d’amendement à l’œuvre lors dans les réglementations, prescriptions et incitations à abonder ce pécule. Depuis 1945, il joue un rôle fondamental pour les octrois de libérations conditionnelles, pour les aménagements ou réductions de peines. Il est observé, mesuré, analysé comme indice du comportement des prisonniers par les juges d’application des peines et aujourd’hui par les juridictions régionales de libération conditionnelle.
3La circulation monétaire dans l’univers carcéral suscite tensions et ambiguïtés. L’argent y est indispensable car cet univers est voulu austère quand il n’est pas précaire. L’argent génère des inégalités comme dans la société et la prison n’en n’est que le miroir déformant. L’argent demeure un critère dans l’observation des comportements individuels des détenus et influe sur la durée de la privation de liberté2.
Se tuer à la tâche pour si peu
4De 1791 à 1987, le travail forcé fait partie intégrante de la peine. Le Code pénal de 1810 insiste sur la dimension punitive du travail dans les bagnes et les maisons centrales. On qualifie certaines tâches de « grosse fatigue ». Des forçats actionnent des machines à mâter ou remplacent les chevaux pour haler des vaisseaux. Dans les centrales, les condamnés sont employés sur des métiers à tisser, filent, paillent des chaises. Ils doivent se conformer à des normes de production, doivent fournir chaque jour un minimum de pièces, sous peine d’amendes s’ils n’atteignent pas le quota fixé ou s’ils commettent des malfaçons. La pénibilité du travail participe de la peine. Ce n’est qu’en 1945, avec la Réforme pénitentiaire impulsée par Paul Amor, que la formation et l’apprentissage professionnels sont mis à l’ordre du jour, notamment dans les prisons-écoles réservées à une minorité de jeunes détenus adultes. La dimension punitive du travail pendant près de deux siècles fut renforcée par un système de retenues automatiques sur les gains des prisonniers. Tous les témoignages insistent sur l’écart entre les rémunérations brutes et sur ce qu’il reste aux détenus pour cantiner, à l’issue des divers prélèvements effectués par l’administration. Dès la Constituante, par le décret du 19-22 juillet 1791, l’État estima que les détenus devaient contribuer financièrement à leur entretien. Un tiers du produit du travail serait prélevé pour les dépenses de la maison commune. Cette retenue fut appliquée dans les maisons centrales de détention à partir de l’Ordonnance royale du 2 avril 1817. Elle parut insuffisante aux Doctrinaires de la monarchie de Juillet. Le ministre de l’Intérieur Duchâtel organisa le système des retenues par dixièmes, un système qui demeura globalement en fonctionnement jusqu’aux grandes mutineries des années soixante-dix, avec quelques modifications décidées par le décret du 23 novembre 1893. Le principe directeur était le suivant : l’État proportionnait l’importance des retenues en fonction de la gravité de la peine et des récidives. 5/10e du produit du travail revenaient à l’État pour tous les condamnés à moins de cinq années, 7/10e pour les condamnés à plus de cinq années, pour les réclusionnaires et les condamnés aux travaux forcés. L’état pouvait retenir jusqu’à 9/10e sur le travail des criminels récidivistes. Le travail des dettiers, des prévenus et des prisonniers politiques qui s’employaient volontairement était ponctionné de 3/10e. Cette approche punitive d’un travail perçu comme châtiment aurait pu décourager les bonnes volontés. Il participait de la discipline carcérale, car les directeurs d’établissement pouvaient attribuer des dixièmes supplémentaires si la conduite était bonne. Les concessionnaires compensaient quelque peu les retenues par des primes octroyées aux meilleurs travailleurs. Les retenues pour l’entretien de l’établissement d’incarcération n’ont pas disparu. La fiche de paie d’un détenu de Saint-Quentin Fallavier en 1999 s’élevait à 1 599 F de salaire brut. Ce salaire était amputé des charges (200 F) et de la retenue pour entretien (300 F). Cette dernière amputation n’avait pas lieu pour les employés du service général, très mal payés et qui assuraient le fonctionnement de la maison.
5De tous temps, les rémunérations du travail carcéral ont été faibles et ont généré des inégalités entre les détenus. La première cause en est la rémunération à la tâche, aux pièces. En 1964, à la Petite-Roquette, les femmes détenues étaient payées au cent ou au mille lorsqu’il s’agissait de pliage, collage de paquets de biscottes. L’étiquette à plume était payée 1,50 F le mille. Vingt ans plus tard, à Fleury-Mérogis, les détenus qui ensachaient des graines parvenaient à gagner 30 francs par jour. La dextérité de quelques-uns leur procurait des ressources supérieures à la moyenne. La seconde cause d’inégalité entre les détenus réside dans leur degré de qualification. Les moins qualifiés sont employés au service général, le « corps de balai » de la maison centrale de Rennes par exemple3. Leurs salaires sont les plus faibles. Dans les ateliers de concessionnaires, les ouvriers les plus qualifiés sont mieux rémunérés. En 1986, à Clairvaux, on constatait une division du travail comparable à celle des ateliers de la société civile avec une fourchette de salaires allant de 500 F à 6 000 F. Le chômage, l’inoccupation caractérisent aussi le travail dans les prisons. Pendant l’Occupation et à la Libération, bien des détenus demeurent des journées entières oisifs dans des chauffoirs ou des salles « d’Inos », en raison des pénuries de matières premières. Les aléas du marché incitent aujourd’hui les donneurs d’ordre, les concessionnaires, bien souvent des sous-traitants de grandes entreprises4, à profiter de la flexibilité de la main d’œuvre pénale, à ne la mobiliser que lors de commandes urgentes. Le travail n’est offert que par intermittence.
6Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que les secours des familles pallient les revenus irréguliers et génèrent à leur tour bien des inégalités. C’était le cas dans le quartier politique de Sainte-Pélagie pendant la monarchie de Juillet. Les journalistes de la bourgeoisie républicaine, entourés des soins de leurs proches, à l’instar d’Armand Carrel, y côtoyaient les artisans insurgés des journées de 1832 et 18345. Une part notable des prisonniers est aujourd’hui dans l’indigence, ne percevant pas pendant l’incarcération le revenu minimum d’insertion. En 2008, 35 % de la population incarcérée disposait de ressources inférieures à 45 euros par mois6.
7Participer aux trafics de produits illicites est un moyen alternatif pour améliorer le quotidien. Cigarettes, vin, bière, médicaments, drogue ont été et sont au cœur d’une économie parallèle et souterraine, tantôt tolérée par les surveillants, car gage de calme dans les détentions, tantôt pourchassée, car source d’excès, de bagarres, de rackets. Le règlement sévère des maisons centrales, promulgué en 1839 et longtemps en vigueur par la suite, prohiba l’alcool et le tabac. Cigarettes et quarts de vin sont devenus des monnaies de substitution dans le système de dons et de contre dons qui régit les relations entre détenus. Ce système est partie prenante de la contre-culture carcérale. Les prisonniers « bicravent » des cigarettes, acheminent par delà les fenêtres barreaudées, grâce aux « yoyos », toutes sortes de produits illicites. Une fraction minoritaire de gardiens, aux salaires modestes, participe aux trafics et introduit dans les détentions ce que commandent les « détenus de poids ». Les nombreux témoignages des collaborateurs incarcérés à Fresnes à partir de 1944 évoquent la corruption de gardiens hâtivement recrutés à cause de l’inflation de la population carcérale. Le gangster Mémé Guérini vécut confortablement ses années de détention grâce aux complaisances d’un gardien qu’il rémunérait et qui fut chassé de l’Administration pénitentiaire. Le caïdat au sein des détentions s’est toujours fondé sur la maîtrise des trafics clandestins, et dorénavant principalement sur celui de la drogue. Les prisonniers réceptionnent des boulettes de shit et les téléphones portables lancés par-dessus les hauts murs, malgré les filets de protection. Les visites aux parloirs sont l’un des canaux de l’acheminement de la drogue dans les détentions, véritable monnaie d’échange qui s’est substituée aux cigarettes aujourd’hui. Philippe Maurice, libéré en 1999, le constatait dans ses mémoires : « L’entrée de la drogue dans les prisons est impressionnante. En 1977, la présence de celle-ci était exceptionnelle intra muros, aujourd’hui, elle est partout, dans toutes les prisons7. » Dans les maisons d’arrêt et centres de détention contemporains, des détenus prêtent clandestinement de l’argent, de la drogue, de la nourriture à d’autres détenus de leur cité, c’est le « chrome ».
8Les prisons n’ont jamais été des îlots au sein de la société et les peines n’ont jamais aboli les distinctions sociales. Les crises et difficultés économiques frappent les détentions tout comme la société libre, mais plus durement. Pendant l’Occupation, les pénuries alimentaires, les rations de famine, l’impossible marché noir ont provoqué la surmortalité. Depuis quelques années, les grosses rémunérations de quelques détenus hautement qualifiés, un Patrick Henry informaticien8, un Jacques Lerouge, restaurateur de meubles9, ont masqué la précarité, la misère et même l’indigence de bien des prisonniers10.
Cantiner
9Dès l’Ordonnance criminelle de 1670, il est précisé que l’État ne fournirait aux détenus que le coucher, la paille, le pain et l’eau. En 1791, les Constituants font de même. Ils précisent que grâce au travail des détenus, l’ordinaire pourrait être amélioré auprès des concierges-gargotiers qui avaient en charge les prisonniers. Leurs abus scandalisaient mais ils rendaient supportable un parc carcéral improvisé dans des Biens nationaux inappropriés et laissés à la gestion des départements jusqu’en 194511. La cantine, d’abord épicerie-traiteur dans certaines geôles parisiennes, puis liste de produits que les prisonniers pouvaient commander, arrondissait les angles, atténuait la dureté de la privation de liberté12. Les plus aisés des détenus des maisons d’arrêt avaient la faculté, et ceci jusqu’au Premier conflit mondial, de séjourner dans une cellule individuelle, de louer un lit avec un matelas, du mobilier, une nourriture plus équilibrée. C’étaient les pistoliers. Les autres demeuraient dans les dortoirs communs au régime strict de la prison. C’étaient les pailleux. Dans les maisons centrales mises en place sous le Consulat et l’Empire, la gestion et l’entretien des condamnés furent confiés à l’Entreprise générale privée qui les rémunérait pour leur travail, les nourrissait, les blanchissait et leur proposait des vivres supplémentaires dans une cantine qu’elle gérait également. Ce circuit monétaire fermé, sans grand contrôle de la puissance publique, provoqua bien des excès et même un taux de mortalité particulièrement élevé dans les dernières années de la monarchie de Juillet. La cantine pénitentiaire est auréolée d’un légendaire rose alimenté par quelques libations excessives dans les prisons parisiennes du XIXe siècle. Elle fut, de tous temps, fustigée par les partisans d’une pénalité rigoureuse, en se fondant sur une loi d’airain énoncée par le criminologue italien Enrico Ferri, reprise par les sociologues allemands Geog Rusche et Otto Kircheimer, rappelée par Robert Badinter. L’opinion, la société ne tolèrent pas qu’un condamné vive mieux que le plus pauvre des citoyens libres. à la fin du XIXe siècle, l’ouverture de l’hygiénique prison de Fresnes suscita l’indignation, tout comme la location de téléviseurs, à partir de 1986, ou le régime dans le quartier des VIP de la prison de la Santé. La cantine, perçue comme illégitime par les plus répressifs, n’offre pas le superflu, mais le nécessaire et il convient de mettre à bas cette représentation erronée. Elle prolonge certes les pratiques hôtelières des geôliers de l’Ancien régime, mais elle évite à l’État d’effectuer des dépenses supplémentaires, participe de la moralisation des détenus en n’étant accessible qu’aux plus méritants et s’inscrit dans la misère générale de l’univers carcéral. En 1923, le directeur général de l’Administration pénitentiaire détaillait les produits offerts par les cantines des établissements : de menus objets de toilette et de propreté, des ustensiles de vaisselle, des chaussettes, des caleçons, des tricots et des gilets de flanelle. En 1939, l’Inspecteur général des services administratifs apportait quelques précisions : des brosses, des peignes, du savon, du papier hygiénique, des quarts, des fourchettes, des aiguilles, du fil, des lacets, des corsets, des jupons et des bas. La cantine procure donc l’indispensable et une part notable des revenus des prisonniers est investie dans des dépenses fort éloignées du luxe et du confort. À plusieurs moments de notre histoire, pouvoir cantiner signifia survivre. Les opposants à Louis-Philippe, artisans parisiens ou paysans chouans, conduits dans les centrales mortifères de Fontevrault, de Clairvaux, du Mont-Saint-Michel, laissèrent de côté la dispense de travail forcé, octroyée aux prisonniers politiques, et rejoignirent les ateliers pour améliorer leur sort et celui de leurs proches plongés dans la misère. Durant l’Occupation et pendant l’immédiat après-guerre, les cantines n’avaient que peu à offrir. L’État doit autoriser les colis familiaux et les secours des œuvres caritatives.
10La cantine pénitentiaire a longtemps été dénoncée parce qu’il s’y pratiquait des tarifs bien supérieurs à ceux en usage dans la société libre. Concierges, entrepreneurs généraux, Administration pénitentiaire arguaient de frais pour surexploiter les détenus et glisser une dimension contraignante dans cet ersatz d’évasion. Modernisée aujourd’hui par les catalogues de vente par correspondance, la cantine n’est pas à la portée de tous.
Épargner pour hâter la libération
11Le souci de faire épargner les détenus condamnés pour leur assurer un viatique au moment de leur libération est à l’origine de la distinction entre pécule disponible et pécule de réserve. L’épargne et l’indemnisation des victimes furent recommandées par les philanthropes du premier quart du XIXe siècle. Ils apparaissaient comme des gages de moralisation, d’amendement au même titre que la bonne volonté au travail et les respect de la discipline. La création de la libération conditionnelle en 1885 a considérablement accru l’importance de la gestion individuelle du pécule, en l’occurrence le pécule dit de réserve. Elle détermine, pour partie, la longueur de la peine. Deux décrets de 1923 et 1926 ne permirent aux détenus de ne disposer pendant leur détention que de la moitié des sommes gagnées. Après 1945, les processus d’observation des détenus se sont multipliés. Instances de tri, d’orientation, placements au régime progressif ont autorisé des libérations anticipées. L’individualisation des peines est au cœur de la Réforme pénitentiaire. La création des juges d’application des peines en 1958, puis des commissions d’application des peines dans les établissements et des juridictions régionales de libération conditionnelle plus récemment prennent en compte la gestion individuelle du pécule de réserve pour accorder les permissions de sortie, les aménagements de peine, les transferts dans des établissements à régime plus souple comme les centres de détention, les octrois de libération conditionnelle. Le pécule de réserve est constitué automatiquement de 10 % des sommes gagnées afin d’indemniser les parties civiles et solder les amendes, les frais de justice13 et de 10 % pour préparer la libération, éviter les aléas des foyers d’accueil. Il peut être abondé par le détenu des mandats reçus de ses proches ou d’économies réalisées par un surcroît de travail. Jacques Lerouge, ancien condamné à mort, sortit de la prison de Toul en 1985, après dix-huit années de détention avec 30 000 francs. Son importance est un critère d’appréciation pour les magistrats afin d’évaluer les efforts des détenus en voie de resocialisation. Les libérations conditionnelles des condamnés à perpétuité du centre de détention du Val-de-Reuil aux débuts du XXIe siècle étaient grandement déterminées par les sommes versées pour indemniser les victimes, sommes non négligeables oscillant parfois entre 25 000 et 30 000 euros. Dans la maison centrale de Poissy, vers 1990, l’assiduité dans les ateliers s’expliquait par ce souci d’abonder les pécules de réserve afin de « faire bonne figure » devant les commissions d’application des peines de l’établissement14. Aux lendemains de la Libération, le cheminement plus ou moins rapide du quartier d’observation vers les quartiers d’épreuve, puis vers les quartiers de récompense avant la semi-liberté et la libération conditionnelle dans les trop rares maisons centrales à régime progressif s’effectuait à l’issue d’observations et de bilans annuels menés par les pénitentiaires15. Encore une fois, les comptes personnels des détenus étaient épluchés et l’épargne mesurée.
12Le sort des condamnés à la peine complémentaire perpétuelle de la relégation, maintenus en métropole de 1938 à 1970, dépendait largement de l’application d’un acte dit loi, promulgué en 1942. À l’issue d’une durée d’épreuve de trois années, ils pouvaient être placés en libération conditionnelle. Ce que les relégués considérèrent comme un droit n’était qu’une possibilité. Une véritable « course d’obstacles » devait être parcourue avant qu’un magistrat n’accorde la libération. Le relégué devait montrer qu’il savait gérer son pécule pour éviter toutes les embûches et bien paraître devant les nombreuses instances d’observation et d’évaluation. Pour quitter les centres d’épreuve de Saint-Martin-de-Ré et de Mauzac où fonctionnaient plusieurs ateliers, le relégué devait avoir accumulé un pécule de 100 F (dix mille anciens francs) et avoir indemnisé ses victimes, ou l’État lorsqu’il s’agissait de certaines formes d’escroquerie. Envoyé ensuite dans un centre de triage et d’observation, comme celui de Rouen, il y effectuait un stage de plusieurs mois sous la surveillance d’un éducateur, d’une assistante sociale, d’un psychiatre et de gardiens de prison. D’abord placé à l’isolement, il était incité à s’employer à de menues tâches comme la fabrication de porte-clefs. L’éducateur chargé du rapport de synthèse des observations appréciait l’ardeur à la tâche, la régularité, les sommes gagnées et épargnées. À l’issue de quelques semaines, des sorties-promenades étaient organisées. L’éducateur analysait comment le relégué utilisait les 5 F qui étaient accordés : ampleur et nature des dépenses. Les haltes dans les bistrots étaient fort mal vues, mais très fréquentes puisque la moitié de cette population délinquante était intempérante. Le stade suivant était le placement en semi-liberté chez un employeur, avec retour le soir au centre de relégués. Toute somme gagnée devait être remise à l’éducateur qui contrôlait les fiches de paie, traquait les dépenses effectuées lors des déplacements ou lors des lendemains de paie. Tous ces éléments contribuaient au classement des relégués dans l’une des deux grandes catégories, les asociaux et les antisociaux, et surtout contribuaient à son maintien en détention ou à sa libération conditionnelle. Dans le premier cas, c’était la poursuite de l’incarcération dans les centres de semi-liberté d’asociaux de Clermont-Ferrand, de Bordeaux ou de Saint-Sulpice-la-Pointe ou dans les prisons d’antisociaux de Gannat et de Lure. Dans le second, les relégués demeuraient vingt années sous la tutelle d’un délégué à la libération conditionnelle. Les retours dans le circuit pénitentiaire de la relégation n’étaient pas rares, car le moindre faux pas était sanctionné.
13La gestion du pécule de réserve est donc un élément essentiel de l’accomplissement de la peine. Initié pour aider les détenus à reprendre pied lors de leur libération, il est devenu gage de moralisation, d’amendement, de volonté d’insertion ou de réinsertion. Depuis les réformes introduites en 1975 dans l’univers carcéral, avec la distinction majeure entre les centrales de sécurité et les centres de détention, l’accent est mis sur la resocialisation des prisonniers. Le pécule de réserve est donc partie prenante des régulations disciplinaires au sein des établissements tant il détermine les aménagements de la peine et les transferts d’un établissement à un autre.
14L’argent dans les prisons, univers de précarité et de rigueur, fut toujours indispensable pour y vivre décemment. Souvent fustigé lorsque quelques privilégiés en faisaient étalage ou lorsque l’opinion réclamait plus de rigueur punitive, il aide à la préservation de la privacy de toute personne enfermée. Inscrit sur des comptes ou converti en substances illicites, il contribue à faire des prisons ces refuges de l’inégalité que l’on observait déjà lors des incarcérations de suspects pendant la Terreur. Il n’est bien sûr plus question de se procurer, de temps à autre, un « régime gras » pour compléter les rations de famine allouées par l’Entreprise générale des maisons centrales, de partager les colis des « économiques » du Marché noir pour écarter la pitance refroidie et nauséabonde du Fresnes de la Libération, mais d’acheter des cartes téléphoniques, des réfrigérateurs ou des ordinateurs dans les établissements de longues peines.
15L’argent est intimement lié au processus de châtiment puisque sa gestion personnelle est un indice du comportement des détenus. L’individualisation des peines, la création des mesures de sûreté au-delà des peines conduisent magistrats et pénitentiaires à cerner la personnalité du prisonnier, à identifier les risques de récidive. Son rapport à l’argent a été et sera un facteur d’appréciation déterminant.
Notes de bas de page
1 Cf. Gérard Delteil, Prisons, dossiers brûlants, Paris, éditions Le Carroussel, 1986, p. 63.
2 Observatoire international des prisons, Le guide du prisonnier, Paris, Éditions de l’Atelier, 1996.
3 Cf. Nicole Gérard, Sept ans de pénitence, Paris, Robert Laffont, 1972, p. 74.
4 Voir le témoignage sur le travail carcéral de Philippe Maurice, ancien condamné à mort, De la haine à la vie, Paris, Le Cherche midi, 2001, p. 252.
5 Cf. Jean-Claude Vimont, La prison politique en France, Genèse d’un mode d’incarcération spécifique, Paris, Anthropos-Economica, 1993.
6 Christophe Delthombe et Gabriel Mouesca, « Une politique contre la misère carcérale », Libération, 16 juillet 2008.
7 Cf. Philippe Maurice, De la haine à la vie, op. cit., p. 283.
8 Cf. Patrick Henry, Avez-vous à le regretter ?, Paris, Calmann-Lévy, 2002.
9 Jacques Lerouge, Le condamné à mort, Paris, Stock, 1996.
10 Cf. Anne-Marie Marchetti, Pauvretés en prison, Ramonville Saint-Agne, éditions Erès, 1997.
11 Sur l’histoire des maisons d’arrêt, voir Jacques-Guy Petit, Claude Faugeron, Michel Pierre, Histoire des prisons en France, Toulouse, Privat, 2002 ; Jean-Claude Vimont, La prison, à l’ombre des hauts murs, Paris, Gallimard, 2004 ; Hélène Bellanger, Vivre en prison, Paris, Hachette, 2007.
12 Cf. Monique Seyler, L’Illégitime, Histoire de la cantine pénitentiaire, Paris, Ministère de la justice, Collection Archives pénitentiaires, 1983.
13 Les retenues pour indemniser les parties civiles et solder les frais de justice ont été envisagées dès la promulgation du Code pénal, remanié par la loi du 19 mars 1928.
14 Cf. Léonore Le Caisne, Prison, une ethnologue en centrale, Paris, Éditions Odile Jacob, 2000.
15 Cf. Paul Dellapina, Cambrioles, Paris, Fayard, 1972.
Auteur
-
Jean-Claude Vimont
Maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Rouen, membre du comité de rédaction de Criminocorpus et dirige l’un des axes de l’ANR « Sciencepeine » (2009-2012). Spécialiste de l’histoire de la justice aux XIXe et XXe siècle, il a notamment publié La prison, à l’ombre des hauts murs, Gallimard, 2004 ; Jeunes, déviances et identités, PURH, 2006 ; Sous l’œil de l’expert, Les dossiers judiciaires de personnalité, PURH, 2011.
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