1Jacques de Beaune, baron de Semblançay, est condamné à mort et pendu sur ordre du roi le 12 août 1527, « ferme vieillard » face au gibet de Montfaucon, à suivre Marot dans une épigramme célèbre1. Il est effectivement âgé : sa date de naissance demeure inconnue, mais il atteint les 70 ans et peut-être les dépasse-t-il un peu. Son exécution connaît un retentissement important ; plusieurs chroniqueurs s’étonnent de la fin cruelle d’un homme auparavant si puissant. L’avocat parisien Nicolas Versoris affirme : « Je l’ay veu estre estimé quasi roy en France et tout ce qui dit et fait estoit par luy, n’estoit contredit, non plus que du roy. » L’apothicaire marseillais Honorat de Valbelle renchérit : « Il avait été général des finances de quatre rois de France [mais il] n’était pas seulement général des finances mais roi car il avait à la cour tant de crédit, qu’on ne faisait que ce qu’il voulait2. » Ces textes laissent donc supposer que Semblançay a exercé une influence politique considérable au cours de sa carrière, jusqu’au premier tiers du règne de François I^er inclus. Ils insistent sur l’ampleur du retournement de la Fortune que traduit la condamnation finale. Prendre la mesure du rôle de Semblançay comme « homme de pouvoir » suppose, dans un premier temps, de comprendre comment il a pu atteindre une position en vue dès l’avènement de François I^er. Le rôle qu’il tient comme conseiller est directement lié à son engagement à la tête des finances monarchiques, selon des modalités qui méritent un examen attentif. Enfin, sa disgrâce est d’autant plus intéressante pour notre propos qu’elle s’articule à une réorientation du rôle du Conseil dans le domaine – fondamental – des finances monarchiques. Restera à tenter de comprendre pourquoi Semblançay est le seul de tous les hommes de pouvoir du règne à finir sur le gibet.

Aux origines d’une position de pouvoir

2Jacques de Beaune naît au sein d’un groupe familial en plein essor dans la seconde moitié du XV^e siècle3. Son père Jean de Beaune (mort en 1480), fils et gendre d’hôteliers de Tours, commence comme marchand drapier. Puis, avec Jean Briçonnet, il devient, comme le fut Jacques Cœur en son temps, l’animateur de la « boutique de l’argenterie ». Celle-ci fournit les hôtels royaux et plus largement les milieux de cour en marchandises de luxe, en particulier tissus et objets d’orfèvrerie. Les opérations nécessitent l’ouverture de lignes de crédit et Jean de Beaune s’engage alors dans une activité de « banquier » qui le met en rapport étroit avec le monde des finances royales. Celui-ci est alors en voie de colonisation par les Ligériens, Tourangeaux en tête. Jean de Beaune accède à l’office, devenant en 1470 argentier du dauphin Charles, futur Charles VIII. Il s’agit pour l’heure d’une fonction très liée au domaine marchand, puisque l’argentier est celui qui règle les frais de la maison du personnage concerné. Beaune est donc à la fois fournisseur et payeur… Le glissement de l’approvisionnement aux finances, via le crédit, conséquence des activités assurées, apparaît aussi comme une opportunité à saisir : l’attraction du service royal tient aux possibilités d’ascension accrues qu’il peut offrir aux hommes et aux familles qui y ont accès.

3Jacques travaille aux côtés de son père et se marie dans le même milieu : Jeanne Ruzé, son épouse, est fille d’un officier de finance tourangeau. En ce domaine, Jacques de Beaune est donc déjà un héritier, qui bénéficie de la percée réalisée par la génération que le précède. Sa compétence financière se développe sur deux plans en bonne part complémentaires : la gestion et le crédit. Délaissant bientôt la boutique de l’Argenterie, il accède aux grands offices de gestion des finances royales et devient ordonnateur en 1495, en tant que général des finances de Languedoc. Il abandonne cette charge en 1510 au profit de la généralité de Languedoïl, la plus prestigieuse de toutes. Ce poste très en vue, lui assure donc un rôle de premier plan au sein de l’administration financière4. Parallèlement, toujours avec ses collègues généraux des finances et trésoriers de France, qui sont pour beaucoup des parents ou des alliés, Jacques de Beaune organise la mobilisation du crédit au service de la monarchie, particulièrement sous François I^er. Les fonds mobilisés sont les leurs ou ceux de leur entourage, mais aussi ceux des milieux marchands internationaux. Pour pouvoir les rassembler, Beaune et les autres grands officiers de finance fournissent leur garantie personnelle aux prêteurs. Ils ne sont pas les seuls parmi les membres du groupe dirigeant à prêter au roi5. Mais les sommes en jeu sont ici sensiblement plus élevées. Semblançay contribue donc activement à la circulation des fonds monarchiques et à l’apport de capitaux extérieurs, grâce à sa maîtrise des circuits de l’argent, associée à une certaine capacité technique. Cette capacité peut paraître assez limitée, au vu de la plupart des opérations, mais il n’en reste pas moins que, dans le domaine des opérations financières, les compétences au sein du groupe dirigeant sont souvent réduites. La contribution d’un « technicien » comme Semblançay est donc précieuse6. À l’avènement de François I^er, l’expérience des hommes de finances ligériens, indissociable de l’accès aux fonds (ceux du roi comme ceux d’autres acteurs), a fait la preuve d’une réelle efficacité depuis plus d’une génération. Le système financier dont ils sont les principaux acteurs est même en plein essor, et à la mobilisation intense des dernières années de guerre de Louis XII succède l’engagement dans le financement de la campagne qui mène à Marignan.

4Mais cette réussite, particulièrement spectaculaire dans le cas de Semblançay, n’a été possible que grâce à la faveur. Les Briçonnet comme les Beaune sont depuis le règne de Louis XI appréciés par les monarques et leur entourage : ici aussi Semblançay fait figure d’héritier. Mais il améliore encore sa position en se mettant d’abord au service de la reine Anne de Bretagne7. Il est institué trésorier général de sa maison en décembre 1491 – sans doute à l’initiative de son puissant beau-frère, Guillaume Briçonnet – et désormais il va la contrôler durablement8. Il sait surtout s’attirer les bonnes grâces de la reine en lui prêtant de l’argent et en lui rendant de nombreux services. Sous Louis XII, alors que la situation d’Anne est devenue beaucoup plus forte, il fait partie de son Conseil jusqu’à sa mort en 15149. Mais Jacques de Beaune a aussi la chance, puis l’intelligence, d’entretenir de bonnes relations avec les Angoulême10. Dès 1493, il sert de garant pour le versement du solde de la dot de Louise de Savoie. Il avance ensuite de l’argent au jeune François d’Angoulême, son fils. Quand il le peut, il tente d’aplanir les tensions – bien réelles – entre Anne et Louise. On mesure donc l’importance pour sa réussite de la pénétration, par le biais des questions d’argent, mais aussi d’autres formes de service, du cœur du milieu curial, puisqu’il s’agit de la famille royale.

5En tant que général des finances, Beaune a la possibilité d’accéder au Conseil11, ex officio, depuis le règne de Charles VIII12. Mais pour l’heure il n’y occupe qu’une position secondaire. Au sein du lignage, le grand homme est son beau-frère Guillaume Briçonnet, devenu évêque de Saint-Malo en 1493 après la mort de sa femme Raoulette de Beaune, et surtout cardinal en 1495. La relation entre les deux hommes devient moins inégalitaire sous Louis XII, car Briçonnet est désormais moins bien en cour, alors que l’étoile de Jacques de Beaune monte. C’est précisément en 1499 que M. Harsgor relève les premières mentions individuelles de sa présence au Conseil13. Mais le cardinal demeure un homme précieux : en 1505, il défend les officiers de finance victimes de graves accusations de malversations. 1514 est une année délicate pour Jacques de Beaune. Sa position paraît fragilisée d’abord par la mort de la reine Anne en janvier, puis par celle du cardinal Briçonnet en décembre. Désormais il peut sembler ne pas compter plus parmi les grands officiers de finance qu’un Jacques Hurault, d’une famille de vieux serviteurs des Orléans, ou qu’un Thomas Bohier, plus ancien que lui dans le service et doté d’une expérience importante en Italie14. Mais l’avènement de François I^er et le triomphe des Angoulême donnent un nouvel élan à la carrière de Jacques de Beaune.

Au Conseil et au pouvoir sous François I^er

6Est-il besoin de rappeler que 1515 marque une rupture forte dans les plus hautes sphères du pouvoir ? Même s’il s’est contenté jusqu’ici d’une position seconde, Jacques de Beaune fait partie des quelques individualités qui vont pouvoir continuer à y siéger, tout comme Florimond Robertet. Sa position est dès l’abord renforcée par le soutien actif qu’il reçoit de Louise de Savoie, mère du nouveau roi. Elle fait de lui le général de ses finances personnelles, et le fait bénéficier d’une partie des faveurs qui sont alors répandues sur les proches du nouveau roi. Devenu chambellan du roi, Beaune est mobilisé dans la commission chargée d’organiser le sacre à Reims. L’année suivante, il précède la cour en Touraine pour préparer son arrivée et en particulier l’entrée du roi à Tours15. Parmi les dons que lui accorde Louise à titre personnel, figure la terre de Semblançay dont il prend désormais le nom. Pour lui, le contact avec le roi (directement ou via sa mère16) est encore plus aisé qu’auparavant. Parmi les dons qu’il a reçus de la Fortune, une de ses épitaphes ne manque pas de placer en premier « accès en la maison du prince et a chacun gouverneur de province17 »… Semblançay se déplace, au rythme de la cour, entre les trois zones de pouvoir que sont alors le val de Loire, l’Île-de-France et Lyon. Dans ce contexte, il n’a plus besoin d’une fonction particulière pour faire partie des gens de Conseil. Significativement, en septembre 1516, il abandonne la prestigieuse généralité de Languedoïl à son fils Guillaume : désormais il n’est plus que chambellan. Ce n’est pas la fin de son implication financière, bien au contraire. Il est tout d’abord certain qu’il continue à superviser l’activité de son fils (qui n’a que 23 ans environ) mais surtout il se trouve désormais au premier rang de la gestion des finances et de la circulation des fonds. Un témoignage plus tardif le souligne : « Il estoit prochain de la personne du Roy qui lui commandoit faire bailler lesdites sommes pour ses affaires et ainsi il avoit accoustumé faire. » Cette position spécifique est finalement confortée par une commission originale décernée le 27 janvier 1518 : entérinant son nouveau rôle, elle cherche à donner un cadre un tant soit peu officiel à l’activité financière de Semblançay18. Le texte formalise ses pouvoirs en lui donnant un droit de regard sur l’ensemble des fonds monarchiques, quelle que soit leur origine, « tant ordinaires qu’extraordinaires », ce qui est une première pour un responsable financier. Sa proximité avec le souverain l’élève donc au-dessus des autres, collège des généraux des finances compris. Le roi garantit qu’il avalisera ses décisions et marque ainsi la confiance qu’il lui accorde. Ce faisant, le monarque ne crée pas un nouvel office : s’il y a formalisation de la situation de Semblançay, on ne peut véritablement parler d’institutionnalisation19. La même logique de garantie prévaut à la fin de 1521 quand, pour rassurer ses créanciers et assurer sa position, Semblançay demande à François I^er, et obtient de lui, une lettre qui entérine le fait que ces fonds ont bien été rassemblés pour le service du roi et que celui-ci s’en reconnaît débiteur20.

7Ainsi, depuis pratiquement le début du règne, et au moins la fin de 1516, Semblançay occupe-t-il une position exceptionnelle en matière financière. Elle se manifeste par le niveau de sa pension : en 1519, elle atteint 4 000 livres, soit près de deux fois plus que les généraux des finances (son fils Guillaume touche 2 400 livres), un niveau équivalent à celui d’un prince du sang comme Louis de Bourbon, prince de la Roche-sur-Yon21. Cette position va durer jusqu’aux années 1523-1524. Il convient maintenant d’essayer de la cerner au mieux, et en particulier de la mettre en relation avec les activités des gens du Conseil. Par rapport à « Messieurs des finances » tout d’abord (c’est le nom sous lequel on désigne souvent les deux collèges d’ordonnateurs financiers : trésoriers de France pour l’ordinaire et généraux des finances pour l’extraordinaire), sa position est incontestablement prédominante. C’est par rapport au général de Normandie Thomas Bohier – l’homme sans doute le plus en vue du collège, après le retrait en 1515 de Jacques Hurault – que la comparaison est la plus éclairante22. Déjà fort impliqué dans les affaires italiennes sous Louis XII, Thomas Bohier poursuit en ce sens sous son successeur en 1515-1516 comme en 1523-1524 : il meurt d’ailleurs en Milanais de la peste, le 24 mars 1524. Entre-temps, en 1521, il avait suivi l’armée de l’amiral Bonnivet à la frontière espagnole (prise de Fontarabie). Sa compétence en matière d’intendance militaire est si reconnue que les responsables d’armée se le disputent. À l’inverse, Semblançay reste toujours dans une position centrale, dans la logique d’une gestion globale des finances. Entre septembre 1515 et janvier 1516 il est membre du Conseil de régence qui accompagne Louise de Savoie du val de Loire à la Provence (où Madame rejoint le roi) en passant par Lyon. À l’été 1521, alors que le roi part inspecter les garnisons de Champagne, il est à Autun avec Madame et René de Savoie, frère bâtard de Louise, que l’on va retrouver bientôt, et peut-être Florimond Robertet : ce Conseil de l’arrière est visiblement chargé de l’essentiel du travail financier. Il ne faut cependant pas exagérer le fossé entre Semblançay et « Messieurs des finances ». Les liens entre eux sont très forts et matérialisés, comme on l’a déjà souligné, par des relations étroites d’alliance et de parenté23. Régulièrement, il est amené à travailler avec eux, ainsi pour la confection de l’État général des finances. À plusieurs reprises d’ailleurs, il semble s’exprimer comme le porte-parole du collège. Son intégration continue dans cette structure collégiale finit par constituer d’ailleurs, du point de vue du Conseil, un véritable problème, sur lequel on reviendra plus loin.

8Parmi les gens du Conseil, un personnage, ordinairement titulaire d’un des grands offices de la couronne, paraît plus spécialement chargé du suivi des affaires financières. C’est une réalité valable tout au long du règne de François I^er, et au-delà. Face aux gens de finance, dotés d’une réelle efficacité gestionnaire et d’une bonne connaissance des circuits de l’argent, ces responsables doivent eux-mêmes disposer d’une certaine compétence en la matière. Mais leur autorité est avant tout du politique, sous-tendue par une particulière confiance de la part du souverain. Cette charge informelle, qui incombe à des hommes d’expérience, revient, à l’époque de Semblançay, d’abord à Artus Gouffier, seigneur de Boisy, puis après sa mort (mai 1519) à René, Bâtard de Savoie, qui lui succède également comme grand maître de France. En janvier 1519, les responsables des finances se retrouvent ainsi à Paris en l’hôtel de Boisy pour rassembler des fonds en vue de l’élection impériale. En août 1521, Bonnivet, frère cadet de Boisy, place le Bâtard de Savoie « par-dessus tous » les gens de finance. En fait René de Savoie était déjà impliqué auparavant dans les questions financières24. En outre, certains hommes de cour, jamais mentionnés comme prenant part au Conseil, peuvent être amenés à intervenir sur les questions financières. C’est le cas dans l’hiver 1523-1524 pour le chambellan du roi François Green, seigneur de Saint-Marsault. Pour Martin Du Bellay, son influence vient de ce qu’il « estoit fort près de la personne du Roy et bien ouy dudit seigneur […], bien entendant les praticques de la cour25 ». Cependant, dans la position où est Semblançay, c’est incontestablement le « tuteur financier », soit Boisy puis René de Savoie, qui compte le plus. Est-ce à dire alors que, tout homme de Conseil qu’il soit, Semblançay serait subordonné à un autre homme de pouvoir, conseiller comme lui, mais d’une autorité socio-politique supérieure ? Dans les faits, on peut reconnaître que Semblançay exerce entre 1518 et 1523 une surintendance des finances sans le titre ; mais n’a-t-il pas cependant au-dessus de lui un responsable politique disposant, comme le Bâtard de Savoie en mai 1523 aux dires du roi lui-même, de « la principalle charge et superintendance de nosdites finances26 » ? D’ailleurs Semblançay, interpellé par les gens du parlement pour des arriérés de gages, et sollicité comme « celluy qui avez puissance de ce faire », renvoie les intéressés, en janvier 1521, vers « monseigneur le grant maistre qui a la charge des finances27 ». Pour autant, les années du Bâtard de Savoie sont probablement, de tout le règne, celles où la relation est la plus équilibrée, la moins inégalitaire, entre le ou le(s) homme(s) placé(s) au sommet de la pyramide financière et le « tuteur financier ». Il s’agit plus ici de collaboration que de subordination. Nombreux sont les indices qui établissent que leurs relations sont à la fois excellentes et peu hiérarchiques. René de Savoie, dans leur correspondance, appelle Semblançay son « bon père ». Il partage avec lui la tutelle du petit-fils d’Imbert de Batarnay, lui confie la gestion d’une partie de ses terres et en fait en 1521 son exécuteur testamentaire28.

9De façon plus globale, Semblançay, en raison de son profil et de son parcours, se trouverait-il en situation de client de l’un ou l’autre des principaux hommes de pouvoir et de conseil du début du règne ? Au vu de son itinéraire, il peut en fait être considéré, si la formule a un sens, comme un client de la famille royale. Les Beaune (et leurs alliés) se sont mis au service de ses membres d’une façon généralisée. On ne retrouve pas, dans leur cas, l’exigence d’une double fidélité, au monarque et à un Grand. Les relations entretenues avec le roi, sa mère, sa sœur ou sa femme soulignent que service de la monarchie et de la famille royale sont ici à la fois fondateurs et indissociables29. Au delà du service financier et domestique, il suffit d’évoquer les rapports de Marguerite d’Angoulême avec l’évêque Guillaume Briçonnet, neveu de Semblançay. En février 1524, alors que la situation de ce dernier devient délicate, elle écrit à Briçonnet inquiet du sort de son oncle, pour l’assurer que « le Roy ne Madame ne luy feront rien contre son honneur30 ». Face aux Grands, Semblançay a sans doute aussi bénéficié de la position que lui assure la nature de leurs relations financières. En effet, il se trouve être créancier, et non débiteur, de certains des plus importants d’entre eux. Il en va ainsi pour Bonnivet, le grand favori du début des années 1520, auquel il a prêté 10 000 livres tournois en 1517 et qui lui en doit 17 000 en 1522. Le temps de François I^er en effet n’est pas encore celui du système fisco-financier mis en lumière par Daniel Dessert et Françoise Bayard pour le XVII^e siècle, dans lequel les « puissants », pour reprendre la terminologie de D. Dessert, sont les bailleurs de fonds des publicains. Semblançay est plutôt ici, à un moindre degré, dans la position qui était celle de Jacques Cœur sous Charles VII31. Significativement, il n’est débiteur que de Louise de Savoie et l’affaire passablement embrouillée du sort de cette créance jouera un rôle non négligeable dans la mise en cause de sa position en 1524.

10Si l’on élargit encore la perspective, on peut se demander quelle est la nature du service que Semblançay rend au monarque et aux siens. Bien sûr, tout en accomplissant ses diverses tâches, il n’oublie pas de satisfaire un certain nombre d’intérêts, à commencer par les siens propres ou ceux de ses proches. Mais une telle réussite, dont on devine qu’elle est aussi spectaculaire que fragile, n’est possible que dans le cadre du service du Prince : il faut accomplir ce que le roi veut, et le bon conseiller lui-même est celui qui, au delà de l’expression de son avis (quand celui-ci est sollicité), met tout en œuvre pour réaliser la décision royale, qu’il l’ait souhaitée telle ou non.

11Quelle forme ce service prend-il alors ? En raison des aspects techniques des questions financières, le rôle de Semblançay pourrait être un peu rapidement assigné à la sphère administrative, sinon « bureaucratique », du pouvoir32. Or, et c’est un trait encore dominant de la monarchie du temps, Semblançay illustre au premier chef le poids du modèle domestique. C’est à son chambellan que François I^er accorde le « pouvoir » de janvier 1518 et l’exercice même de son activité financière dans ce cadre souligne sa dimension domestique. Il apparaît en effet en bonne part, pour reprendre une formule d’Alfred Spont, comme un « général des finances particulières du roi » (ainsi que de Madame d’ailleurs). Tout en étant responsable central des finances, il assure ce qu’on peut désigner comme une « intendance de proximité ». Dans leurs modalités mêmes, ses activités dérogent aux règles « administratives » et comptables ordinaires et régulières. Remboursant des prêts faits au roi, il est autorisé à ne pas même nommer ceux qui les auront faits (et qui ont touché des intérêts sur leur créance) et les créanciers n’auront pas à fournir de quittances de ce versement. Une ordonnance signée de la main de Semblançay suffira pour valider l’opération33. Dans bien des cas d’ailleurs, les décisions ne donnent même pas lieu à des actes écrits. Ainsi est-ce sur un simple commandement verbal que Semblançay s’est trouvé responsable de l’encaissement de « l’argent de Naples », une série de versements effectués par Charles Quint en dédommagement de la perte de ce royaume par le roi de France. Pour cette raison, n’ayant pas eu à prêter serment, il n’en est pas légalement comptable, agissant simplement fort de la confiance du roi. Ne peut-on reprendre à son sujet les propos de B. Chevalier concernant les débuts de la carrière de Guillaume Briçonnet, secrétaire des finances sous Louis XI : « Plus qu’un officier, c’était un familier du souverain. […] Technicien de haute compétence et courtisan, tel il sera désormais34. »

12De telles pratiques montrent bien le poids de l’informel dans la gestion des finances. Il en va de même si on observe les choses depuis le Conseil. Un homme comme François Green prend part au plus haut niveau aux affaires financières sans même figurer au Conseil. Le roi peut parfaitement prendre conseil hors du Conseil : rien d’anormal à cela… Au sein de celui-ci d’ailleurs, la fonction de « tuteur financier » n’est pas formalisée, ni durablement liée à l’exercice de la charge de grand maître. Le Conseil, en tant qu’instance collégiale, reste une structure assez peu institutionnalisée. Aucun règlement ne régit son fonctionnement, comme cela deviendra le cas à partir du règne de Henri II35. Dans un tel cadre, la position de Semblançay n’a donc rien d’une aberration individuelle : elle s’inscrit parfaitement dans une pratique plus large, largement inspirée par le modèle domestique36. Mais, quels que soient fonctions et offices détenus, le fait d’appartenir au Conseil de gouvernement du roi manifeste la détention d’une position de pouvoir. Elle s’exprime non seulement au centre, à la cour ou auprès des grands officiers, mais aussi plus largement dans le pays. Semblançay est ainsi amené à jouer un rôle actif d’intermédiaire entre le roi et le Conseil d’un côté, et certains individus ou corps de l’autre. Ainsi, en raison de ses origines tourangelles, ses concitoyens – qui en ont d’ailleurs fait leur maire dès 1498-1499 – ne manquent pas de faire appel à lui37. La promotion de sa position dans sa province natale, au début du règne de François I^er, est directement liée à la faveur qui est la sienne dans l’entourage royal. Il devient alors, en novembre 1516, gouverneur et bailli de Touraine. Et les dignités s’accumulent. Fait chevalier en 1509, probablement à la suite de la bataille d’Agnadel, comme Thomas Bohier, Jacques de Beaune détient à partir de la fin de 1515, grâce à un don de Madame, un fief de dignité : la baronnie de Semblançay38. C’est très probablement la qualité de la terre qui explique qu’il en prenne immédiatement le nom : les autres grands officiers restent le plus souvent désignés par leur patronyme, alors même qu’ils détiennent de nombreuses seigneuries39. C’est donc un autre indice du rôle décisif des premières années du règne de François I^er pour l’ascension de Semblançay. L’accroissement de son patrimoine foncier rural ne le coupe pas de la ville de Tours, son berceau40. Il y exerce des fonctions municipales bien après son mandat de maire41. Il y pratique comme il se doit l’évergétisme, faisant un don de 1 500 livres en faveur de l’aménagement d’un « sanitas ». Il est également « commissaire à l’euvre » d’une grande fontaine publique pour laquelle il fournit gratuitement le marbre de Carrare nécessaire42. Cette fontaine s’élève d’ailleurs devant le somptueux hôtel de Beaune, au carrefour de la Grande rue et de la rue Traversaine, hôtel qu’il fait remanier à plusieurs reprises. Il bénéficie ici, une fois encore, en 1518, d’un don de Louise de Savoie, celui de l’hôtel Dunois, qu’il incorpore à l’ensemble43. D’autres signes manifestent socialement la réussite de Semblançay : l’entrée de deux de ses fils dans le haut clergé : Jacques, mort dès 1511, a eu le temps de devenir évêque de Vannes et Martin accède à l’archevêché de Tours en 1520. Une épitaphe résume cette réussite, attribuée une fois encore à la Fortune qui le fait

« De Tours vicomte et Baillif de Touraine,
Dont suis natif et seigneur du dommaine
De Samblançay, la Carte et autres lieux
Et mes enfans fait presque Semydieux44. »

13Un dernier indice culturel donne la mesure de la promotion de Semblançay : celui de la diffusion de son portrait sur diverses œuvres de dévotion. On le retrouve sur une fresque de la chapelle Notre-Dame de Pitié, dans l’église Saint-Saturnin de Tours, entouré de tous les siens, et avec sa femme sur une tenture du cycle de la vie de saint Saturnin (pour la même église). Il figure également sur des vitraux, à la chapelle du manoir de la Carte, et dans les églises paroissiales de Ballan et de Semblançay, et enfin peut-être, toujours avec Jeanne Ruzé, sur le retable du Crucifix qu’il a fait faire pour l’église de Saint-Maximin de la Sainte-Baume en Provence45.

14Ces traits, qu’on observe pour l’ensemble du groupe des grands officiers de finance prennent, dans le cas de Semblançay, une dimension particulière associant, comme pour Jacques Cœur, édilité et évergétisme, anoblissement, entrée de proches dans le haut clergé et place au Conseil46. L’exaltation de la dignité, avec ses retombées locales, comme ici en Touraine, est fondamentalement une conséquence de la faveur et de la confiance qu’en matière financière le roi et sa mère accordent à Semblançay. Bien évidemment, tous ces signes consolident sa position, en accroissant, en particulier sur le marché du crédit, sa crédibilité (c’est-à-dire sa solvabilité supposée). La visibilité exceptionnelle qu’atteint Semblançay ne se marque peut-être jamais de façon plus nette que lors du Camp du Drap d’Or, en juin 1520. En effet il est, avec le duc d’Alençon, le Bâtard de Savoie, Bonnivet, Montmorency et Duprat, un des six Français, outre le roi, à y disposer d’« ung pavillon de toille double tout prest, garny de pantes, franges, boys pour le dresser et cordaiges ». Il est vrai qu’il est alors directement impliqué dans d’âpres négociations financières avec les Anglais47.

15Peut-on prendre la mesure de son rôle dans la prise de décision au cours de la première décennie du règne de François I^er ? Les informations sur la contribution individuelle des acteurs, en la matière, sont souvent frustrantes au vu de la documentation disponible. L’assistance régulière de Semblançay au Conseil (par exemple auprès de la régente en 1515-1516) ne nous renseigne pas précisément sur le rôle qu’il y joue. Il est possible qu’il se contente d’assurer le suivi des affaires financières, sans véritablement chercher à peser sur les décisions politiques, d’autant qu’une bonne partie d’entre elles sont prises par le roi en Italie. Mais la façon dont la situation des fonds est présentée, en raison de l’importance qu’elle représente pour pouvoir agir, donne à celui qui maîtrise l’information et les processus (ou du moins qui, aux yeux des autres participants, est supposé le faire…), une capacité d’inflexion des choix objectivement non négligeable. Informellement, par sa manière d’exposer l’état des finances, le « conseiller » Semblançay, sans décider, mais seulement en éclairant (ce qui est d’ailleurs le rôle normal du conseiller), peut donc exercer une influence. En outre, le rôle décisif des enjeux financiers pour certains choix politiques doit le forcer parfois, volens nolens, à se situer sur ce terrain.

16Le manque de sources précises et le caractère généralement collectif des procédures rendent cependant difficile de lui faire porter la responsabilité – sous le roi bien sûr – de choix précis. Comme sa présence au Conseil découle directement de sa position de responsable d’ensemble des finances, il apparaît fort logiquement plus en vue quand celui-ci débat de questions d’argent. Mais la chose est fréquente, et l’engagement au quotidien de Semblançay auprès du roi en la matière fait d’ailleurs qu’il lui est difficile, y compris en période de paix, de pouvoir obtenir un congé48. En mai 1516, un agent du roi de Navarre fournissant à son maître une liste « des gens qui se trouvent au Conseil », indique neuf noms, dont Semblançay « quant est question de finances ». Certaines séances ont une tonalité plus financière, même s’il n’y a pas de véritable formalisation. On constate que le roi y fait appel en priorité, non seulement à Semblançay, mais aussi, sans surprise, au « tuteur financier » et aux grands officiers de finances. Ainsi une aliénation du domaine, le 1^er juin 1519, est-elle décidée « par le Roy, vous [le chancelier Duprat], le Bastard de Savoie, le sieur de Sainctblançay, les trésoriers de France, généraulx des finances et autres présens49 ». En ce printemps 1519, l’élection impériale mobilise le roi et les siens qui, au début de juin, peuvent encore nourrir quelques espoirs. Depuis plusieurs mois, Semblançay s’est grandement investi dans son financement. En avril, avec Philibert Babou (futur trésorier de l’Épargne) et les gens de finances, le roi et lui passent trois jours à chercher des fonds pour l’élection. Et c’est son fils Guillaume qui a alors en Allemagne la « superintendance [des] finances » mobilisées pour l’opération. L’année suivante, ce sont les négociations anglaises qui propulsent Semblançay sur le devant de la scène. La question des versements à l’Angleterre est alors « mise en termes à Guysnes » entre Wolsey, René de Savoie et Semblançay. Il n’est pas nécessaire enfin d’évoquer dans le détail la constante mobilisation de Semblançay, au Conseil comme ailleurs, pour le financement des opérations militaires des différents fronts de 1521 à 1524. Notons seulement que, même s’il est difficile de le documenter, il a certainement pris une part active à la mise sur pied de nouvelles recettes (rentes sur l’Hôtel de ville, extension de la vénalité des offices), dont la tradition crédite avant tout le chancelier Duprat50. D’ailleurs d’autres conseillers, à commencer par le Bâtard de Savoie, ont dû jouer eux aussi un rôle en ce domaine.

17Cette compétence, avant tout « sectorielle », crée-t-elle chez Semblançay, homme du commerce, de la finance et du crédit, un rapport spécifique à la présence au Conseil ? Rien n’est moins sûr. On vient de voir en effet combien un homme de ce profil ressent l’urgente nécessité de s’identifier aux caractéristiques sociales « normales » de l’éminence politique du temps. Ses compétences financières lui servent pour parvenir, mais ne relèvent pas des valeurs les plus légitimes pour s’imposer au sommet. Cependant, sur le plan politique et non plus socio-technique, la capacité à participer à la décision financière peut dessiner des clivages entre conseillers et proches du Prince, et même alors servir de critère discriminant51.

Disgrâce et condamnation

18L’engagement de Semblançay dans la quête des fonds, dans une situation de plus en plus difficile à partir de 1521, lui attire des reproches. Certains observateurs dénoncent en particulier son implication dans la mise sur pied d’expédients jugés douteux52. Mais le plus grave politiquement vient des reproches qui se multiplient concernant son inefficacité à fournir de l’argent. Dès 1521, envisageant une refonte de l’organisation financière au sommet, Bonnivet propose d’écarter Semblançay de la gestion des ressources extraordinaires et de confier à d’autres la tâche d’informer au quotidien le roi de la situation financière53. À partir de 1522-1523, le service financier tel qu’il est assuré depuis le temps de Charles VIII par l’équipe tourangelle de « Messieurs des finances », et tel qu’il est impulsé depuis le début du règne de François I^er par Semblançay, commence à donner de sérieux signes de fatigue, en raison de l’ampleur croissante des besoins. Il leur devient de plus en plus difficile de mobiliser le crédit nécessaire au financement des campagnes militaires. La situation personnelle de Semblançay est encore compliquée par le fait qu’en tant que général des finances de Louise de Savoie, il a investi des fonds de Madame dans les guerres du roi. Celle-ci est donc sa créancière, mais le véritable débiteur est le Trésor royal. La volonté de Louise de récupérer son argent rend la position de Semblançay, déjà délicate, difficilement tenable. En ce domaine le chancelier Duprat, autre proche de Louise et concurrent actuel ou potentiel de Semblançay pour la responsabilité de la gestion financière, a été peut-être instigateur, et à coup sûr instrument, du retournement de Madame contre son fidèle serviteur. Ce dernier est en effet, de son côté, créancier de la couronne pour des sommes considérables, dont il a emprunté une bonne partie.

19Sans s’attarder ici sur le volet proprement financier des opérations, il faut en revanche souligner que le poids pris par les gens de finances finit par poser problème au Conseil. En tant que « comité technique » chargé du pilotage des finances, l’ensemble composé des grands ordonnateurs et de Semblançay n’en prend-il pas un peu trop à son aise ? D’autant que ceux-ci sont étroitement unis par des liens familiaux et qu’ils sont accusés de multiplier les commissions financières extraordinaires « pour pourvoir leurs parens, affins et serviteurs54 ». Les opérations concernant les fonds des expédients financiers, qu’ils auraient tendance à monopoliser, paraissent en outre particulièrement opaques. Structure parallèle, le groupe n’a-t-il pas fini par prendre une certaine autonomie par rapport au Conseil lui-même, d’autant plus facilement que les réseaux financiers de l’emprunt pilotés par les gens de finances n’incluent pas encore les responsables politiques ? Ce type de reproche se fait d’autant plus vif que les difficultés financières s’amoncellent : il faut distinguer alors entre capacité effective d’autonomie (réelle, mais limitée) et discours tenu dans les années 1523-1524 par le roi, sa mère et leur entourage qui ont désormais le sentiment que c’est parce qu’ils sont trompés et volés par les gens de finance, Semblançay en tête, que les échecs militaires s’accumulent. La maîtrise de l’information est aussi en jeu aux yeux du Conseil. Semblançay, jusque-là perçu comme celui qui fournit et explicite les données financières indispensables, devient désormais un obstacle. Les premières initiatives du Conseil, au début de 1523 (premier trésor de l’Épargne, commission pour l’examen des comptes), ménagent encore, voire associent l’oligarchie financière. Mais progressivement, celle-ci est mise en cause. La disgrâce atteint Semblançay de plein fouet au début de 1524. Au printemps de cette année-là, il ne fait plus partie du Conseil, son pouvoir de 1518 n’est plus qu’un chiffon de papier et la monarchie a cessé tout versement pour rembourser ses créances. Parallèlement, lui et sa famille perdent tous les postes qu’ils occupaient au sein de la maison du roi comme de celle de Louise de Savoie. Le Conseil institue de nouveaux responsables financiers (trésorier de l’Épargne, trésorier des finances extraordinaires et parties casuelles) qui lui sont directement et étroitement subordonnés. Désormais les généraux des finances ne sont plus appelés à y siéger ex officio. On peut s’étonner qu’une opération de ce type soit conduite au cœur même de la crise politico-militaire de 1523-1524. Mais ce choix découle de la certitude qui est celle du roi et des siens, que ces réformes permettront de faire fonctionner plus efficacement et plus rapidement les circuits financiers monarchiques55. Cependant, la commission mise spécifiquement sur pied en 1524 pour examiner la situation de Semblançay est obligée de conclure en janvier 1525 que celui-ci demeure très largement créancier de la monarchie. Entre-temps, Semblançay s’est retiré en Touraine, à l’écart des cercles du pouvoir. Malgré les difficultés de l’après Pavie, la régente ne cherche nullement à faire appel à lui et il ne reçoit plus le moindre remboursement.

20Ce n’est qu’à la fin de 1526 que le processus judiciaire est relancé, à l’initiative de « l’Estroict Conseil du Roy », pour reprendre une formule de Jean Bouchet. Une nouvelle commission est mise sur pied, cette fois pour juger les malversations commises par les gens de finances et non plus seulement pour examiner leurs comptes. C’est probablement pour préparer sa défense que Semblançay se rend à Paris au début de 1527. Il y est arrêté le 13 janvier, puis est enfermé à la Bastille. Son procès est mal connu car beaucoup de pièces manquent. L’arrêt de condamnation à mort, au début d’août, repose sur des motifs assez vagues de concussion, ce qui montre bien la nature avant tout politique de l’opération. Le roi lui refusant sa grâce, le vieil homme est pendu le 12 août 1527.

21Nombreux sont les proches de François I^er à connaître la disgrâce sous son règne, mais Semblançay est le seul à être exécuté. Peut-on chercher à comprendre ce destin particulier ? Sans vouloir ici reprendre tous les éléments d’explication, il demeure cependant utile d’exposer ceux qui sont directement liés aux cercles du pouvoir et partant, au monde du Conseil. Semblançay est clairement un homme du « premier règne », celui qui s’achève dans le sang à Pavie56. Il apparaît ainsi comme une victime de l’entrée dans le « second règne ». Il y a perdu de possibles soutiens, en particulier le Bâtard de Savoie, mort sur le champ de bataille. Bonnivet y succombe aussi ; il fait bientôt figure pour certains de « mauvais conseiller » du Prince, mais sa mort au combat aux côtés de son roi rend délicate une éventuelle disgrâce, même posthume. Bonnivet fait partie en 1525 de ceux qui sont nommément critiqués pour leur mauvaise gestion des finances, parmi lesquels figurent aussi Madame et Duprat57. L’un mort, et les deux autres politiquement intouchables, Semblançay constitue un bouc émissaire d’autant plus idéal que sa condamnation effacera sa créance, alors qu’il n’est désormais plus utile aux finances royales. Pour le noircir (ou pour justifier une condamnation à mort dont la logique pourrait échapper à certains), la rumeur l’associe aux traîtres des années 1524-1525 : le connétable de Bourbon tout d’abord, mais aussi René de Brosse-Penthièvre, qui prétend à la succession de Bretagne et meurt à Pavie dans les rangs impériaux58. Joue probablement aussi le poids de la conjoncture précise de l’été 1527, marquée par la mise au pas du parlement de Paris et la condamnation définitive du connétable de Bourbon, mort en mai devant Rome59. On sort ainsi d’un modèle judiciaire de gestion du politique comme des finances, qui est alors ordinaire, pour déboucher sur une violence politique assez exceptionnelle.

22Sans doute la condition et le statut de Semblançay, à la cour comme au Conseil, rendent-ils plus envisageable une mise à mort de ce type. S’il côtoie en effet les plus nobles personnages, Semblançay n’est pas véritablement de leur monde60. À leurs yeux, malgré ses titres de chevalier, de baron, de bailli ou de chambellan, il ne peut faire figure que de roturier parvenu, et cela même s’il est déjà, dans son propre monde, un héritier, et s’il est possible que son comportement social ait été moins agressif que celui d’autres hommes de même profil. En outre son association durable avec les finances – fondement de sa présence au Conseil – n’est pas très valorisante : or l’ampleur de son engagement (et de sa créance…) lui rend presque impossible de s’en dégager à temps. C’est la disgrâce même qui lui permet, en 1525-1526, d’apparaître dans la documentation à travers le seul accomplissement des actes légitimes, mais politiquement insignifiants, d’un notable de province61. En outre, seul des disgraciés du règne auxquels le roi doive des centaines de milliers de livres, il est particulièrement exposé par sa créance. Mais il l’est également par l’absence de détention d’un office prestigieux (son statut de chancelier aidera sans doute Poyet à sauver sa propre tête…). Semblançay ne sera en effet pas le seul des hommes de Conseil accusé de malversations au cours du règne. Mais pour l’amiral Chabot, compagnon d’enfance de François d’Angoulême, comme pour d’autres, l’échafaud ne sera pas au bout du chemin.

23Tous ces éléments aident sans doute à comprendre ce qui apparaît, à lire plusieurs évocations de la fin tragique de Semblançay, comme une marque de l’ingratitude du roi et des Grands62. Les textes en question reprennent, ce faisant, l’une des figures imposées de la rhétorique de la déploration en matière de disgrâce. De même, faire de la position de la victime, celle d’un « quasi-roi » permet mieux faire sentir le retournement du destin. L’étude de la place et du rôle de Semblançay dans l’entourage royal, entre finances et Conseil, a cependant permis de mesurer mieux les limites objectives d’une telle affirmation.