1Quel rôle la rumeur joue-t-elle pour définir l’individu dans un groupe ou par rapport à un groupe ? Pourquoi le saint est-il la cible de calomnies ? Le saint est une menace car il est meilleur que les autres. Dans les exemples retenus, essentiellement pris en Lorraine et en Angleterre, nous présenterons la nature de ces rumeurs – adultère, vie facile, hérésie ; leur origine – des collègues jaloux, des moines refusant la réforme, des évêques refusant le modèle monastique ; les peurs qu’elles révélent – la remise en cause de la société telle que la connaissent les calomniateurs ; elles peuvent aller de la destruction des réputations jusqu’à la sédition et au meurtre. Ce qui est le plus souvent reproché aux saints, ce sont les facilités de la vie, les « petits conforts », la trop grande sévérité ou le laxisme, la cupidité et la luxure. La réalité de ces bruits, preuves de la remise en cause de la sainteté du personnage qui en est la cible, est parfois niée par l’auteur de sa Vie, même si, le plus souvent, il justifie la position de son héros. Il arrive même que le saint utilise les rumeurs à son profit, contre ses ennemis.

La rumeur malveillante causée par la jalousie politique

2Les calomnies à la cour sont celles qui sont le plus facilement devenues des rumeurs. Elles prennent place dans le cadre des intrigues politiques habituelles et il se trouve que, parfois, un saint en est la victime.

3On ne connait pas toujours la nature des accusations mais, de toute façon, c’est une mauvaise idée de prêter l’oreille aux calomnies portées sur les saints. L’illustre le cas du roi Edmond qui, ayant fait venir Dunstan pour l’aider, par ses conseils, à gouverner son royaume, prête foi aux calomnies rapportées sur lui « par des hommes à l’esprit enfumé qui jalousent le saint et dans leur méchanceté le dénigraient. Comme il châtiait leurs iniquités, ils décidèrent sa perte en le calomniant auprès du roi ». Celui-ci éloigne effectivement Dunstan de sa cour1. Trois jours après, le roi chasse dans une forêt dominée par une montagne où se trouve un précipice. Le cerf poursuivi y tombe ; les chiens le suivent et le cheval du roi, qui a rompu sa bride, va faire de même. Le roi promet à Dieu de réparer l’injustice faite à Dunstan, s’il le sauve. Il est exaucé et, à son retour, raconte sa mésaventure, fait revenir Dunstan, lui demande pardon et lui donne l’abbaye de Glastonbury. On ignore la nature des rumeurs hostiles à Dunstan mais, connaissant sa sévérité, son intransigeance voire sa brutalité, c’est sans doute ce qui lui a été reproché, bien que l’auteur de sa Vie déclare que ses ennemis étaient des médiocres, des menteurs, des hommes injustes qui craignaient ses vertus ; il sous-entend que c’est le diable qui cherchait à brouiller le roi et Dunstan. Mais la relation du roi et du saint est indispensable et Dunstan deviendra archevêque de Cantorbéry.

4Un de ses successeurs, Anselme2, est aussi souvent durement critiqué à cause même de ses grandes vertus. Il s’agit ici de sa trop grande bonté, certains trouvant qu’il agissait plus comme un moine que comme le primat d’Angleterre, à cause de son humilité, de sa patience, de son abstinence. Ils le condamnaient surtout car ils le trouvaient laxiste dans ses punitions concernant la discipline ecclésiastique, considérant que cela encourageait les vices (§ I 2). Cette bonté s’étendait à ses ouailles, ce qui lui fut aussi reproché : ainsi, s’étant présenté à la cour pour les fêtes de Noël, il est aimablement accueilli par le roi3. Mais le diable pousse des gens méchants à le calomnier auprès du souverain. Il est vrai qu’il avait refusé de donner à celui-ci 1 000 livres, en remerciement pour sa nomination car il ne voulait pas les prélever sur ses dépendants. Anselme écourta son séjour à la cour.

5Si ces rumeurs restent vagues, d’autres sont précises. Voyons d’abord les accusations d’adultère, dont la cible est la reine, personnage particulièrement vulnérable, suivant le principe « la femme de César doit être au-dessus de tout soupçon4 ».

6Dans la Vie d’Arnoul, le saint, conseiller trop puissant du roi Dagobert, est calomnié par un certain Noddo qui l’accuse d’adultère avec la reine. Le calomniateur est puni, brûlé par un feu inextinguible5. En l’occurrence, la calomnie vise à la fois la reine et le conseiller ecclésiastique : c’est le même type d’accusations qui visent la reine Richarde, femme de Charles le Gros et fondatrice d’Andlau vers 880, et l’évêque Luitard de Verceil6. Ici, le diable, jaloux de la virginité de la reine, est présenté comme la source des rumeurs calomnieuses7. Richarde n’est pas brûlée lors de l’ordalie à laquelle elle est soumise.

7Ces accusations semblent fréquentes à la cour – Paschase Radbert, dans sa Vie de Wala, accuse le chambrier Bernard d’adultère avec la reine Judith8 – et, manifestement, elles ne sont pas réservées aux saints. On connaît un autre exemple à propos de la reine Emma et de l’évêque Adalbéron de Laon, accusés par Charles de Lorraine, en 977. Richer écrit que l’accusation fut lancée secrètement mais, qu’à force d’être chuchotée, elle était arrivée aux oreilles de tout le monde. Devant le manque de preuves, le concile dirigé par l’archevêque de Reims, disculpe les accusés9. L’utilisation de la rumeur d’adultère pour valoriser a contrario la reine, faussement accusée, est reprise pour l’épouse de Charlemagne, Hildegarde, et pour l’impératrice Cunégonde dans la Vie d’Henri : le diable, jaloux des vertus de la reine, fait circuler des rumeurs concernant sa virginité mais elle aussi subit sans douleur l’ordalie10. L’auteur de ces Vies déclare, dans ces cas d’adultère, que les rumeurs sont parfaitement injustifiées.

8Les accusations ne sont naturellement pas toutes de nature sexuelle ; d’autres faiblesses, qui font l’objet de critiques, sont reconnues et excusées. Ainsi, l’abbé Aelred de Rielvaux (§ 26) est critiqué par des détracteurs pervers pour son ambition ; ils l’accusent d’être un glouton et un alcoolique « homo vorax, potator vini », en outre il prend souvent des bains, « balneis et unguentis dedens corpus suum ». Mais l’auteur de la Vie le disculpe en présentant ces actions comme thérapeutiques : le vin stimule son estomac malade et les bains soulagent les douleurs causées par la maladie de la pierre. On peut comparer ce cas à celui de l’évêque Adalbéron II de Metz que les juifs accusent de boire ; il est certain que ces faits aussi sont irréfutables – après tout il mourra d’indigestion – mais l’auteur explique que l’évêque se glorifie de ces accusations qu’il voit comme une façon d’imiter le Christ, qui avait été insulté pour avoir partagé son repas avec des publicains et des pécheurs11. Ces textes étant écrits peu après la mort du héros, il était certainement impossible d’« oublier » de mentionner les défauts et les reproches dont chacun connaissait l’existence sous peine de jeter la suspicion sur la sincérité de tout le texte. Il faut donc légitimer le trait de caractère reproché au saint.

9La rumeur calomnieuse devient donc une épreuve que le diable inflige aux saints mais dont ils sortent victorieux et grandis.

Critiqués parce que réformateurs

10L’abbé qui cherche à imposer une réforme rencontre toujours des oppositions ; celles-ci prennent souvent la forme d’accusations personnelles.

11Nous avons vu que la cour est un monde de complots12. C’est ce que montrent, au début du IX^e siècle, les réactions contre Benoît d’Aniane13 :

« Le diable qui hait les bonnes actions et s’oppose à l’innocence et à la paix, jugea injuste que Benoît reste l’ami du pieux souverain. L’ancien ennemi est torturé par l’existence même des saints et il les persécute. Et nombreux sont les imitateurs du diable qui sont pleins de haine envers ceux qui n’imitent pas leurs mauvaises actions. Le nombre des bonnes actions remarquables et méritoires arma le diable des armes de la jalousie. Il enflamma l’esprit des clercs pour qu’ils les dénigrent. Puis le cœur des soldats de la garde royale et de certains comtes. Enfin de partout s’éleva publiquement un cri contre ce moine gyrovague, avide de terres, qui s’emparait de celles d’autrui. »

12On voit de nouveau le diable chercher à séparer le saint et le roi mais ici les accusations portent sur la nature même de la réforme monastique que Benoît a engagée. On discerne aussi les phases de progression de la calomnie : elle concerne des hommes de plus en plus proches du souverain. Benoît est présenté comme un mauvais moine – il a quitté Aniane pour Inden – et, surtout, comme un homme intéressé par les biens terrestres, à l’opposé de l’idéal affirmé de mépris du monde.

13La réforme monastique du XI^e siècle, qui impose en général des récupérations de terres, s’accompagne elle aussi de calomnies. Ainsi, Jean de Gorze eut souvent à supporter des invectives interminables venant de « gens inférieurs ». En public, les uns le traitaient d’hypocrite, d’autres d’avare, d’entêté, de fraudeur. Certains l’accusaient de n’avoir pas abandonné le siècle, lui reprochant d’avoir mis la domesticité de sa maison au service du monastère en même temps que sa mère, disant :

« C’est par calcul que tu as apporté tes biens, afin d’en disposer plus librement, d’en profiter ici mieux que tu n’aurais pu le faire chez toi, tu as fait du cloître des moines un gynécée [...]. Alors qu’on lui jetait ces paroles et d’autres à la figure, il demeurait immobile comme un roc, sa bouche ne proféra jamais un mot d’injure, le silence qu’il gardait dans ce concert de plaintes était irritant. Prosterné et muet, il demandait pardon. »

14Cette absence de réaction se retrouve chez Aelred de Rievaulx qu’un chevalier jaloux calomnie à la cour du roi David d’Écosse14. Il ne se défend pas et c’est le chevalier qui vient lui demander pardon. Certains moines sont jaloux qu’Anselme de Cantorbéry soit devenu prieur et, furieux, ils excitent les autres, provoquant scandales et dissensions, fomentant des cabales haineuses. Anselme, qui veut la paix, apaise leurs machinations par l’amour. Quand ils voient que rien ne peut lui être légitimement reproché, ils transforment leur attitude et l’imitent. De même, la vie de Thierry de Saint-Hubert (§ 30) dit qu’il soutint avec patience les outrages que dirigèrent contre lui fréquemment « les moines dépravés et les hommes à l’esprit perverti », sans se venger ni répondre aux insultes. Le silence est donc un moyen d’arrêter la rumeur.

15L’abbé Poppon15, un « réformateur de choc », s’est heurté à des oppositions très violentes. Il s’attèle à la réforme de Stavelot dont il juge les mœurs déplorables. Ces changements provoquent une haine tant au monastère que parmi les laïcs et le complot secret se transforme en révolte ouverte16. Des laïcs attaquent Stavelot et poursuivent les moines qu’un bouclier invisible protége17. Poppon, alors à Malmédy, se fait accompagner de « gardes du corps » pour pouvoir revenir à Stavelot. Un moine rapporte à son neveu Jean des blasphèmes sur Poppon18, auxquels Jean met fin. À Saint-Maximin, les moines recourent à la sorcellerie, et cherchent à l’empoisonner. Certes, la Vie, qui insiste sur la mort des coupables19, souligne les énormes difficultés rencontrées par le saint dans ses efforts de réforme et la méchanceté des opposants. Mais Poppon n’a, en fait, rien d’un agneau Innocent et on a une idée de ses mesures « énergiques », puisqu’il gifle un moine désobéissant20 ; l’auteur excuse cette action en expliquant que Poppon a agi « comme un nouveau saint Benoît » afin de chasser l’esprit malin – qui se le tient d’ailleurs pour dit.

16La Vie d’Odon de Cluny rapporte les calomnies portées par quelques frères du monastère de Baume-les-Messieurs sur l’abbé Bernon21. Ceux-ci, apprenant l’arrivée d’Odon, viennent à sa rencontre et lui demandant ce qu’il voulait, disent : « nous voudrions fuir ce monastère pour sauver nos âmes et toi, tu y viens ? » Comme il demandait des explications, ils répondent : « ne sais-tu pas ce que fait Bernon ? [...] Ah malheur ! Si tu savais comme il traite durement les moines d’ici, les châtiments pleuvent, il conduit la maison avec le fouet, et ceux qu’il a fouettés, il les lie avec des cordes, il dompte les esprits par la prison, les accable de jeûnes, et même après toutes ces souffrances, les moines ne peuvent obtenir miséricorde. » Entendant cela, « Odon vacilla sur le seuil », heureusement, il est retenu par Adhegrin qui lui dit que c’est le diable qui parle par leur bouche. Confus les moines repartent. Odon sera moine à Beaume... On trouve la même machination diabolique dans la Vie d’Anselme : quand le chevalier Cadul veut se faire moine, le diable traite Anselme d’hypocrite afin que Cadul n’écoute pas ses conseils mais celui-ci se défend par le signe de croix22.

17À Marmoutier, les chanoines sont remplacés, en 982, par des moines de Cluny sous l’autorité de l’abbé Mayeul. La réforme est un succès mais, en 995, les moines se révoltent contre l’abbé Bernier, un autre clunisien, envoyé par l’abbé Odilon en 994. Une lettre d’Abbon de Fleury nous apprend qu’il est accusé de tentative d’assassinat d’un de ses disciples, d’incendie et de la fréquentation d’un lupanar23. L’« enquête » de l’abbé Gauzbert de Saint-Julien de Tours, qui se range à l’avis des moines et d’ailleurs obtiendra l’abbatiat à sa place, ne lui est pas favorable... Bernier, chassé, rentre à Cluny ; son principal accusateur, le moine Frédéric, doit faire un pèlerinage expiatoire en terre sainte. Les révoltés ont profité de l’occasion pour secouer la lourde tutelle de Cluny, d’ailleurs Abbon, qui n’est pas dupe, parle des « faux moines qui attirent les frères naïfs par des pièges pleins de fausseté et forgent de toutes pièces des accusations [...] courent librement par les places publiques et se livrent à la délation ». Or, rappelons qu’une des choses que saint Benoît interdit avec le plus d’insistance – sept passages de la règle y font référence – c’est le murmure...

18Enfin, dans le cadre de la querelle des investitures, le cardinal Bennon accuse Grégoire VII d’être un suppôt de Satan et un nécromancien ; le cardinal raconte en particulier l’anecdote du livre de magie24. C’est sur cette réputation de sorcier et d’empoisonneur, répandue à travers la Chrétienté par un cardinal, que Henri IV demande la démission de Grégoire VII au concile de Brixen, en 1080, le déclarant « faux moine, ravageur d’églises et nécromancien25. »

Calomniés, parce que différents

19Grégoire le Grand admet que des ermites itinérants et prédicateurs vivent hors de la hiérarchie. C’est, pour l’épiscopat franc, un défi et les moines, dénoncés comme gyrovagues, ne peuvent plus courir les routes ni s’installer n’importe où. Condamnés comme faux prophètes, ils sont chassés des cités, l’excès d’ascèse devenant marque d’orgueil.

20L’érémitisme fait l’objet de controverses. Le succès de Goar26, un aquitain qui se fixe au bord du Rhin, près de Coblence, entraîna des jalousies, d’autant que les ermites, extérieurs à la hiérarchie ecclésiastique, sont souvent taxés d’hérésie. Ainsi, il est soupçonné de faire de la magie quand il accroche son manteau à un rayon de lumière. Mais c’est surtout la nourriture qui est en cause : Goar se lève à l’aube, dit la messe puis mange avec les pauvres et les pèlerins qui sont venus le voir « et cela non par intempérance, mais par charité ». Il est dénoncé à l’évêque Rusticus de Trèves, comme mangeant et buvant beaucoup et à des heures non canoniques. Cet étranger, qui ne suit pas les règles, est vu comme une menace à l’autorité de l’évêque, qui craint d’encourir des critiques en laissant se développer de telles déviances dans le diocèse placé sous sa surveillance. Goar est donc forcé de venir se justifier près du prélat. Les envoyés de l’évêque, qu’il a hébergés pour la nuit, refusent avec indignation de partager son repas matinal et ils le critiquent « comme si le royaume de Dieu était une question d’heure » ! (§ 12). L’attitude de Goar est défendue au nom de l’hospitalité et de la charité et il mange avec un pèlerin avant son départ. Mais, vers midi, les sergents ont faim et soif ; trop fatigué l’un d’eux tombe même de cheval. L’hagiographe lave son héros de l’accusation de gourmandise en soulignant l’importance de la charité et, surtout, en montrant que l’évêque qui l’accuse au nom de la rigueur morale est plus coupable que lui, puisqu’il a eu un enfant avec une prostituée.

21Les évêques parviennent parfois à récupérer cette sainteté menaçante mais ce n’est pas toujours aisé. On peut citer l’exemple de Siméon, à Trèves, enfermé, à sa demande, dans une tour de la Porte Noire, par l’archevêque de la ville qui a muré la porte le jour de saint André, en 1028. Siméon est le symbole d’un autre modèle de sainteté : cet ermite grec semble exotique et donc, malgré l’aval de l’évêque, suspect. Une inondation ayant fait des ravages, la population s’imagine que ce moine étranger est un magicien, responsable de la catastrophe par un de ses maléfices. On jette des pierres sur la tour, des fenêtres sont brisées27, le saint lui-même risque la lapidation. La rumeur hostile au saint a failli mener au lynchage ; Siméon, quant à lui, prie pour les Trévirois.

22Grégoire de Tours utilise rumeur et calomnies pour se débarrasser d’un saint potentiel, qu’il juge suspect28. La hiérarchie ecclésiastique est, en effet, contestée par des ermites prédicateurs, représentant une sainteté charismatique29, que nous connaissons surtout par les condamnations dont ils ont fait l’objet, car l’épiscopat défend ses prérogatives contre ceux qu’il considère comme des perturbateurs de l’ordre. La description de « l’imposteur », humblement vêtu, portant une croix et montrant des reliques (des martyrs Vincent et Félix) rappelle dangereusement celle de saint Martin et Grégoire est pris entre le mépris (qui est cet exentrique ?) et l’inquiétude (et si c’était vraiment un saint ?). Mais ce prédicateur orgueilleux, déçu de l’accueil de Grégoire, le menace de la vengeance du roi Chilpéric et prend en main les célébrations, « entrant dans l’oratoire en me laissant de côté, il entonne le premier verset, puis le second et le troisième, prononce l’oraison », alors qu’il est inculte « son langage était grossier et son vocabulaire malséant et obscène et aucun propos raisonnable ne sortait de sa bouche ». Pourtant, Grégoire ne réagit pas : a-t-il encore un doute ? Le prédicateur agit de même à Paris, faisant concurrence à l’évêque au cours de la procession des rogations, « accompagné de prostituées et de femmes vulgaires, et constitua son propre cortège » dédaignant l’archidiacre, poursuivant l’évêque d’outrages et de malédictions. C’en est trop et cela entraîne sa condamnation : l’évêque décide que ses reliques sont louches, « un grand sac rempli de racines d’herbes diverses et aussi des dents de taupe, des os de souris, des griffes et de la graisse d’ours, et considérant que ces choses étaient des sortilèges, il les fit toutes jeter dans le fleuve et ayant enlevé à cet homme sa croix, le fit bannir du territoire de la ville de Paris ». Voilà les évêques débarrassés de ce personnage ainsi déconsidéré.

23D’autres prennent sa suite, comme Aldebert critiqué par Boniface30. Aldebert avait beaucoup de partisans qui le tenaient pour saint. Mais cette rumeur positive est une rumeur populaire donc suspecte, condamnable, menaçante. Aldebert prétend qu’un ange lui a apporté des reliques d’une sainteté extraordinaire et que grâce à elles, Dieu lui accorde ce qu’il veut. Il va de maison en maison, captivant « de faibles femmes à la conscience lourde de péchés et de passions ». Il paye des évêques crédules pour être consacré et se dédie à lui-même des chapelles, élève croix et chapelles dans les champs, près des fontaines, partout. Les gens désertent les églises. Aldebert connaît les péchés des hommes sans qu’ils les avouent et les absout sans pénitence, minimisant la confession en passe de devenir un élément dominant de la direction spirituelle. Aldebert critique le pèlerinage à Rome et se prétend l’égal de Pierre, distribue ses cheveux, ses ongles comme reliques et les fait porter en procession avec celles de l’apôtre. La prédication itinérante d’Aldebert, qui entraîne une multiplication des lieux de culte ruraux, se heurte à la réorganisation orchestrée par Boniface ; Aldebert mine la hiérarchie et remet en cause la primatie romaine. On ne s’étonne pas que le pape Zacharie ait donné raison à Boniface au synode romain de 745. On peut comparer cette affaire à l’histoire, rapportée par Césaire de Heisterbach, de deux hérétiques qui faisaient des miracles « avec l’aide du diable » et que l’évêque envoie finalement sur le bûcher. Les mesures de répressions sont plus drastiques : la calomnie ne suffit plus pour venir à bout de la concurrence hétérodoxe.

24Les transformations de la piété et de la culture religieuse aux XI^e-XII^e siècles entraînent des remises en cause de la perception de saintetés plus traditionnelles, voire folkloriques. C’est ce qui arrive pour les saints anglo-saxons, parfois considérés avec suspicion par les nouveaux prélats normands31, car ils ne répondent pas aux critères continentaux. Nous avons quelques réponses aux rumeurs négatives qui entourent leur culte après la conquête de 1066, bien qu’en général les nouveaux prélats semblent avoir vite adopté les cultes locaux. Ainsi, l’évêque Aelfheah, mort lapidé par ses geôliers danois, en 1012, pour avoir refusé de payer une rançon qui aurait appauvri son peuple, est vénéré comme martyr. Le nouvel archevêque de Canterbury, Lanfranc, doute qu’il soit un martyr car il n’est pas mort pour la foi ; Anselme32, lui, le défend en déclarant qu’il est mort pour quelque chose de moins important et que donc a fortiori il serait mort pour la foi. En outre, le Christ est la vérité et la justice : celui qui meurt pour la vérité et la justice meurt donc pour lui. Guibert de Nogent, admirateur d’Anselme, ne semble pas convaincu pour autant : quand il critique certains saints qu’il trouve « suspects », il prend l’exemple de cet évêque et, provocateur, y ajoute celui de l’abbé Piro, dont parle la Vie de saint Samson, qui s’est noyé dans un puits alors qu’il était ivre33. Pour Guibert, la vie du saint doit proposer un modèle d’exemplarité christique et non reposer sur une tradition orale et populaire.

25De même que les saints trop traditionnels peuvent être critiqués, d’autres peuvent l’être parce que trop novateurs : c’est le cas de Norbert de Xanten, accusé par « des gens envieux » qui demandaient pourquoi il avait usurpé l’office de prédicateur et portait un habit de religieux, alors qu’il n’avait pas prononcé de vœux ; pourquoi, restant dans le monde, il s’habillait de peaux de mouton et de chèvre. Il se défendit au nom de l’idéal apostolique : « le pouvoir de prêcher est donné avec la prêtrise [...]. En ce qui concerne mon vêtement, le premier pasteur nous dit que Dieu ne fait pas acception d’habit, Jean-Baptiste était vêtu de poil de chameau et sainte Cécile portait une chemise de crin. Au commencement Adam ne portait pas la pourpre mais un vêtement de chair34. » Norbert dut néanmoins obtenir du pape l’autorisation de prêcher.

26Terminons avec l’exemple de sainte Elisabeth de Thuringe qui a été, tout au long de sa vie, la cible de rumeurs calomnieuses. Cette fille du roi de Hongrie, qui a épousé le landgrave Louis de Thuringe, ne respecte pas les codes de l’aristocratie en cherchant par tous les moyens à s’humilier suivant le modèle franciscain. Accusée d’adultère car elle a accueilli un lépreux dans son lit, celui-ci se révèle être le Christ ; quand on lui reproche de dilapider sa fortune en dons de pain aux pauvres et qu’elle croise son époux furieux, son tablier apparait rempli de roses – miracle illustré par une iconographie abondante35.

27La rumeur permet parfois de muer une haine personnelle en une haine collective, c’est une façon de donner du poids à une calomnie. La rumeur dirigée contre les saints est alimentée par deux grandes sources : la jalousie et la peur. Les personnages en place, des courtisans proches du roi, inquiets que la personnalité du saint leur porte ombrage, ou des moines, craignant les changements apportés dans leur vie par l’abbé réformateur, ou, enfin, des évêques jaloux de leurs prérogatives, tous utilisent la rumeur pour saper l’influence des saints ou de ceux qui se considèrent comme tels.

28La rumeur est le moyen tout trouvé grâce auquel la société défend le statu quo contre toute innovation et les saints peuvent être tenus pour des éléments profondément perturbateurs.