Rumeur, discours de haine et ralliement : autour du schisme d’Anaclet
p. 231-246
Texte intégral
1Observer le schisme pontifical de 1130-1138 à travers le prisme de la rumeur n’a pas pour objet d’en réécrire encore l’histoire1. Résumons à gros traits les ingrédients qui lui ont donné corps : décès en février 1130 du pape Honorius II ; division profonde des membres du Sacré Collège qui élisent successivement – dans des conditions obscures et toujours débattues – le cardinal diacre de Saint-Ange, Grégoire Papareschi alias Innocent II, puis le cardinal prêtre de Saint-Calixte, Pierre Léon alias Anaclet II. Anaclet soutenu dans Rome s’y installe ; Innocent II prend le chemin de l’exil et vient se réfugier dans le royaume de France pour conquérir, contre son adversaire, le reste du monde. Le vieux grégorien, Anaclet, persuadé semblet-il de son bon droit, et les siens ignorent un temps le schisme ; Innocent II, entouré de partisans déterminés à faire triompher son obédience et à reprendre Rome, fort du soutien du cardinal chancelier Haimeric associé à son prédécesseur, lance une grande opération de persuasion, pour ne pas dire de propagande, à travers les royaumes occidentaux et visant prioritairement princes et souverains d’une part, les cadres ecclésiastiques d’autre part, évêques, abbés, représentants des ordres nouveaux. Peu importe ici de savoir laquelle des deux élections est la plus canonique ; il n’est pas question de démêler le vrai du faux dans les affirmations des deux camps, ni de faire un procès d’intention aux cardinaux qui ont pris le parti de l’un ou de l’autre pape. Notre propos est de réfléchir de nouveau aux discours de persuasion construits par les partisans d’Innocent II et aux ressorts utilisés par ces derniers pour parvenir à leur fin, au rang desquels la rumeur semble occuper une place non négligeable. Reste encore à savoir de quel genre de rumeur il s’agit. Quels éléments propres à l’identification de la rumeur les propagandistes utilisent-ils et à quelles fins ? Quels sont les effets de leur usage de la rumeur ?
2Plusieurs indices laissent entendre que, dès les premières heures du schisme, les partisans d’Innocent II ont choisi de diffuser des informations calomnieuses à l’égard d’Anaclet et des conditions de son élection, sur un mode que l’on peut qualifier de rumeur. Ces informations proviennent d’ecclésiastiques de haut rang, dont on peut difficilement douter des affirmations en matière de politique ecclésiale : des cardinaux et des évêques – comme celui de Lucques, Hubert, qui adresse à Norbert de Magdebourg une lettre exemplaire sur le déroulement de l’élection, un véritable acte d’accusation contre Pierre Léon2 – mais aussi des figures emblématiques du monde monastique – comme Bernard de Clairvaux qui inonde le clergé du royaume de France de ses lettres et parcourt le royaume, se rendant aussi en Germanie et en Italie à au moins trois reprises3. Leurs propos doivent circuler vite, d’abord à Rome, puis en Italie, puis dans les royaumes occidentaux, au sein des représentants du haut clergé, dans le but de leur dévoiler un complot contre l’Église. Cette idée est omniprésente dans les lettres échangées : l’évêque de Lucques décrit Pierre Léon convoquant, à part des autres cardinaux, de petites réunions – conventicula seorsum colligens – en vue de préparer son élection à la faveur d’intrigues – avant même la mort d’Honorius II4. Quant à Bernard, il s’insurge contre l’emploi du mot élection au profit d’Anaclet : non electio sed factio écrit-il, c’est le résultat d’une intrigue conduite par une faction attendant dans l’ombre, protégée par un voile de malice, que l’occasion propice se présente5. Il s’agit donc bien de convaincre les représentants du clergé de la légitimité d’Innocent II ou plutôt de l’irrecevabilité de l’élection d’Anaclet, un piège dont il faut protéger les fidèles. Anaclet est un usurpateur ayant pris, selon eux, Rome par la force et contraint le premier pape élu à l’exil. D’après l’évêque de Lucques, la double élection est suivie d’un bain de sang – multe sanguinis effusione – de nombreuses destructions – multe locorum urbis destructiones – et de la saisie d’images sacrées pour payer les combattants – terribiles sacrarum imaginum decrustationes pro stipendio militum suorum – que le frère d’Anaclet, Léo, et Léo Frangipani avaient armés pour obtenir la reconnaissance de leur élu6. Bernard reprend les mêmes accusations mais il les résume efficacement : Anaclet a envahi le saint siège dont il s’est emparé par les armes, par le feu, par l’argent – invasit armis, igne, pecunia – et c’est par les mêmes moyens qu’il se maintient en place – pervenit in quo stat, et stat in quo pervenit7. Les informations diffusées doivent être assez alarmantes pour pousser ses destinataires à répandre la nouvelle du schisme et à rallier l’ensemble des puissants à Innocent II, sans débat.
3Le message ainsi asséné aux représentants des Églises d’Occident par le clan innocentin s’apparente bien à la diffusion, par le haut, de « fausses nouvelles », qui viennent se greffer sur une réalité inquiétante : l’apparition d’un schisme ecclésial qui suit une double élection pontificale, réalité familière depuis la fin du XIe siècle. L’intoxication – puisqu’il s’agit de créer une rumeur à dessein et dans un but performatif, faire rapidement obstacle à Anaclet II et le pousser hors de Rome – a toutes les chances de fonctionner : l’opinion ecclésiastique et les dirigeants politiques connaissent, par expérience, la gravité de ce genre de crise. Les informations diffusées ont toutes les chances de trouver un écho favorable et de prendre racine dans un terrain propice à leur développement, puisqu’une rumeur, comme l’écrivait M. Bloch, « ne se propage qu’à une condition : trouver dans la société où elle se répand un bouillon de culture favorable8 ». Elle doit donc être vraisemblable et toucher la corde sensible de l’opinion visée. Rien n’est plus simple pour les partisans d’Innocent II : il leur suffit de plaquer sur Anaclet une réalité qui l’a, à plusieurs reprises, précédé, à savoir l’usurpation du trône pontifical par des prélats imposés, le plus souvent, par l’empereur ou par une faction aristocratique romaine. Qui plus est, au sortir des luttes grégoriennes, l’ensemble des prélats est encore sensible aux accusations de simonie et à la mainmise des laïques sur les élections pontificales, d’autant plus lorsqu’il s’agit de la direction suprême de l’Église. Le portrait d’Anaclet, auteur d’un coup de force financé et armé par sa famille, au nom d’une ambition sans limite, est des plus crédibles : il sonne alors comme un véritable « stéréotype9 » faisant écho aux « préjugés, haines et craintes10 » des ecclésiastiques de ce début de XIIe siècle.
4Ce modus operandi, c’est-à-dire la création d’une rumeur visant à imposer un choix unique, est dénoncé dans les rares lettres conservées des partisans d’Anaclet, particulièrement dans celle que le cardinal Pierre de Pise, évêque Pierre de Porto, le consécrateur d’Anaclet II, adresse aux électeurs d’Innocent II11. Plus exactement, cette lettre est une réponse de Pierre de Pise aux quatre cardinaux qui ont désigné Innocent II à la papauté, Guillaume de Préneste, Matthieu d’Albano, Conrad de Sabine et Jean d’Ostie : ils lui ont précédemment écrit pour tenter de le ramener vers leur pape. L’objet principal de la lettre est d’expliquer aux quatre cardinaux pourquoi l’élection d’Innocent II n’est pas canonique. Cependant, avant d’en venir à l’élection, Pierre de Pise reproche à ses interlocuteurs de nourrir la « rumeur » – il utilise le mot rumor – de leurs propos – sermonibus otiosis et verbis praecipitationis, textuellement des « discours oiseux et des paroles de perdition12 ». Le contenu de la rumeur est évoqué un peu plus haut dans la lettre : elle porte sur les qualités des personnes, sous entendu des élus et des électeurs dont, selon l’auteur de la lettre, « on parle si diversement13 ». La réputation des compétiteurs est donc d’emblée au centre des propos colportés, a priori, par les partisans d’Innocent II, alors que pour le cardinal évêque de Porto c’est du déroulement de l’élection qu’il faudrait débattre. D’ailleurs la lettre se termine sur une mise en garde au sujet de propos qui lui sont prêtés et qui lui sont revenus aux oreilles : il est accusé par un certain Tiburce d’avoir consacré le candidat qu’il jugeait seul apte à devenir pape et donc d’avoir pris parti pour un homme et non suite au déroulement des élections14. Les bruits n’épargnent donc ni Anaclet, ni ceux qui le soutiennent.
5Cette idée est également inscrite dans les missives expédiées par Anaclet lui-même aux grands laïcs qu’il veut mettre en garde, ainsi qu’aux prélats qu’il charge de le représenter dans les provinces occidentales. On trouve dans ces lettres des mises en garde contre les « mensonges » – mendacium – proférés par « quelques faux frères15 » – falsi fratres ou pseudofratribus – et le « scandale » – scandala – agité par leurs soins. C’est le cas dans la lettre portée par son légat, Otton de Todi, au roi de France Louis VI au mois de mai 113016, mais aussi à Suger et aux évêques du royaume. Les mêmes mots sont utilisés à destination de Girard d’Angoulême, lorsque le pape lui renouvelle sa légation. En effet, Otton de Todi et le cardinal diacre Grégoire sont chargés, au printemps 1130, d’une mission spéciale en Aquitaine où ils se présentent porteurs de deux lettres. L’une est destinée à Girard : par cette lettre, Anaclet lui remet la charge et l’exercice de la légation en Aquitaine, sans rien en modifier mais le cardinal Grégoire doit rester à ses côtés pour tenir un concile avec lui et l’informer sur « les circonstances de notre promotion et le scandale dont tu sais que l’église romaine a été le théâtre », afin de lui permettre de « repousser tous les mensonges17 ». L’autre lettre notifie aux évêques d’Aquitaine la reconduction de la légation de Girard18. Le cardinal diacre Grégoire est chargé de leur présenter la légitimité d’Anaclet et de leur dire comment quelques factieux avaient fait de lui un schismatique et fait « courir les bruits qui étaient parvenus à leurs oreilles19 ». Anaclet s’adresse ensuite aux évêques et se présente comme étant le seul pape, en dépit des « rumeurs malveillantes » et du « scandale »20 : il a donc tout à fait bien conscience des effets de la campagne lancée contre lui.
6Le colportage de jugements sur les mérites des personnes, l’attribution de paroles et d’intentions mensongères semblent fondateurs dans la propagande innocentine. Ce sont deux aspects dont on peut suivre la diffusion à mesure de l’avancée du schisme à travers les lettres destinées à convaincre les indécis.
7Calomnie et dénigrement sont, en effet, au centre des lettres de Bernard de Clairvaux, chantre de la cause d’Innocent II, lettres qu’il adresse principalement à des interlocuteurs restés sceptiques dans le long terme – comme l’archevêque de Tours Hildebert de Lavardin et Geoffroy du Loroux21 – aux partisans d’Anaclet – par exemple le duc d’Aquitaine Guillaume X22 – mais aussi aux partisans d’Innocent II malmenés par leurs contradicteurs – la lettre aux évêques d’Aquitaine directement placés sous la houlette de Girard d’Angoulême et de Guillaume X en est le meilleur des exemples23. Cette propension à salir les adversaires, basée sur des affirmations dénuées de fondements vérifiables, c’est-à-dire de preuve objective, culmine avec le pamphlet insultant adressé par l’archidiacre Arnoul de Sées au légat d’Anaclet, l’évêque d’Angoulême devenu archevêque de Bordeaux, Girard24.
8Ces écrits sont riches en arguments rationnels : l’organisation et la canonicité des élections, la valeur des choix réalisés dans l’intérêt de l’église, la nécessité de se réunir derrière un seul pape pour ne pas mettre en péril l’unité de la Chrétienté ne sont pas en reste. Néanmoins, la part accordée à la réputation de l’antipape et à celle de ses partisans, Girard en particulier, occupe une place surprenante, pour ne pas dire hors norme dans les développements favorables à Innocent II. Elle se justifie par un principe répété à plusieurs reprises dans les épîtres de Bernard et que l’on retrouve chez d’autres auteurs : ce qui importe le plus pour choisir un pape, ce ne sont pas les modalités de l’élection mais la qualité des électeurs et celle du candidat. Suger explique, par exemple, dans sa biographie de Louis VI, que c’est ce principe qui a dominé le concile réuni à étampes et au cours duquel le roi a pris l’avis d’un certain nombre d’évêques et d’abbés au sujet de l’attitude à tenir face au schisme. Selon lui, le souverain se serait « enquis, sur leur conseil, bien plus du caractère de l’élu que des circonstances de l’élection25 ». Selon Bernard, le pape doit avant tout être un homme vertueux, jouir d’une réputation à la hauteur de ses qualités dont doit témoigner la valeur des hommes qui le soutiennent, l’entourent et le conseillent. Dans sa lettre à l’archevêque de Tours, Bernard explique que la pureté des mœurs d’Innocent II le rend incontestable26. Le même argument revient dans la lettre à Geoffroy du Loroux auquel il exprime l’idée qu’il n’y a rien de plus juste que l’Église reçoive pour pape légitime celui dont la réputation est la meilleure27. Le discours est poussé à l’extrême dans la lettre aux évêques d’Aquitaine : comparant les deux compétiteurs, Bernard conclut que la réputation – fama – d’Innocent ne craint aucune comparaison avec celle de son adversaire et dont même les amis ne peuvent se porter garants28.
9Le principe en tant que tel ne fait guère exception : la valeur des candidats est un enjeu majeur dans tout processus électoral, d’autant plus dans les désignations épiscopales29. Cependant, l’acharnement à vouloir noircir les portraits d’Anaclet, de Girard d’Angoulême et de leurs partisans pose la question des bases sur lesquelles reposent les qualités avérées d’un individu au XIIe siècle : autrement dit, sur quoi une réputation se construit-elle ? Comment est-elle évaluée ? Quel est le lien entre le jugement rapporté et la valeur accordée à la personne ? Les lettres échangées autour du schisme et les commentaires consignés par les observateurs contemporains des événements dans des chroniques, par exemple, donnent à ces questions des réponses claires qui nous renvoient encore du côté de la rumeur.
10La correspondance de Bernard de Clairvaux regorge d’épîtres émanant de lui ou lui étant adressées dans lesquelles la réputation est un enjeu central. La lettre que lui adresse Hildebert de Lavardin pour lui réclamer son amitié, alors qu’il vient d’être élu archevêque de Tours, est de ce point de vue particulièrement intéressante. Elle permet, en effet, de s’interroger sur l’imaginaire de la construction d’une réputation, l’adéquation des images construites avec la réalité et la part de l’action dans cette construction, par rapport aux propos rapportés sur le personnage. Il s’en suit un échange riche entre deux spécialistes du portrait de propagande au XIIe siècle. La lettre d’Hildebert s’ouvre sur une idée très simple : il affirme connaître la « sainteté de [la] vie » de Bernard et « la pureté de [sa] doctrine » grâce à sa réputation, comme « c’est à l’odeur qu’on juge un parfum, à ses fruits qu’on connaît un arbre30 » ; c’est à partir de la réputation et des propos colportés sur Bernard – « en entendant parler de vous comme on le fait partout » – qu’il s’est forgé une idée de lui et qu’il a décidé de l’admirer. Hildebert laisse en effet entendre que Bernard est un sujet de discussion important dans la sphère monastique et séculière et que tous les bruits qui sont parvenus jusqu’à lui sont unanimes : « Il n’y a qu’une voix sur votre compte parmi ceux qui me parlent de vous31 », écrit-il ; les propos des jaloux et de ses détracteurs n’enlèvent rien à son « renom impérissable » – immortale testimonium32. Hildebert juge donc un contemporain dont il réclame l’amitié à partir d’une fama forgée sur une rumeur diffusée par ceux qui pour lui font autorité : il évoque, par exemple, les propos rapportés par « l’archidiacre de Troyes, Gébuin », un homme qui se distingue « autant par sa piété que par son savoir33 ». L’argument du plus grand nombre ne lui est pas non plus indifférent pour donner du crédit aux propos tenus puisqu’il évoque l’attachement de « l’église toute entière » à Bernard. La réponse de l’abbé de Clairvaux à cette quête d’amitié laisse entrevoir une nuance dans la conception de Bernard passé maître dans la correspondance amicale. « Quand il s’agit d’affirmer quelque chose, on doit s’appuyer sur la connaissance exacte des faits et ne point se contenter du témoignage incertain de la rumeur publique ; on risque moins de se tromper quand on a pris toutes ses précautions avant de louer34 », écrit-il. « Or quelle preuve avez-vous du prétendu mérite dont vous avez bien voulu me féliciter dans votre lettre ? Quant à moi, je trouve la preuve du vôtre dans la lettre où vous exagérez le mien », suit l’énumération des preuves : langage du savoir, qualités du style et des tournures, humilité d’un archevêque louant un abbé35. On ne peut douter de la sincérité de Bernard dans l’expression de sa théorie, d’autant plus qu’il l’applique dans les lettres qu’il produit dans le schisme.
11Par exemple, dans la lettre adressée à Geoffroy du Loroux qui tarde trop, selon lui, à prendre ouvertement le parti d’Innocent II. Dès la première phrase de sa lettre, il sépare clairement la réputation basée sur la rumeur, d’une réputation fondée par les faits : « Si on aime dans la fleur le parfum qui flatte l’odorat, on recherche dans le fruit une saveur qui plaise au goût. Nous avons senti l’odeur exquise que répand ton excellente réputation ; nous serions bien désireux de connaître le goût des fruits que tu peux produire36. » Geoffroy doit donc prouver qu’il est à hauteur de la réputation qu’on lui prête, sous peine de voir les avis sur lui changer, même s’il n’a rien fait pour ! Le principe asséné par Bernard est insidieux : il sous entend qu’une réputation ne se bâtit ni sur une réalité objective, ni sur des apparences mais sur la prestation de preuves destinées à démontrer clairement l’appartenance à une obédience ou à un camp. Or, même s’il n’est pas investi encore dans la conquête des obédiences à la faveur d’Innocent II, Geoffroy n’est pas schismatique : il ne soutient pas ouvertement Anaclet. Il jouit, par contre, des faveurs et du respect du duc d’Aquitaine, partisan avéré d’Anaclet, et l’abbé de Clairvaux le sait. Il est donc à la merci des mots et des bruits que les autorités du clergé du royaume et de la chrétienté peuvent prononcer à son égard. Pour éviter cette menace, il n’a pas d’autre choix que d’agir comme Bernard l’exhorte à le faire pour en retirer un regain d’admiration : « La perte de ton cher repos sera compensée par la nouvelle gloire que tu acquerras si tu apprivoises ou si tu fais taire la bête [Girard d’Angoulême] de ton voisinage37. » La réputation d’un homme a beau être le reflet de sa valeur et de ses vertus prouvées par des engagements publics en faveur de causes jugées dignes par les autorités ecclésiales, elle a aussi un revers : elle autorise celui que la rumeur élève au rang de sage et d’autorité à construire celle d’autrui sur ses simples paroles, c’est-à-dire à produire de toute pièce une renommée. C’est encore une fois ce dont Bernard menace Geoffroy et ce dont il use envers Anaclet et son légat : les arguments développés à leur encontre sont gratuits, dénués de preuve tangible et en contradiction avec les positions qu’ils ont adoptées tout au long de leurs carrières respectives dans la tempête grégorienne. Bernard pousse donc sa démonstration jusqu’au bout : il démontre à son destinataire, encore inexpérimenté à la pratique et aux joutes politiques, que le sacrifice du libre arbitre est le prix de toute renommée ecclésiastique.
12Ces trois lettres répondent donc déjà très clairement à notre interrogation initiale : au XIIe siècle la rumeur joue un rôle majeur dans la construction de la réputation d’un homme d’église, quel qu’il soit ; le haut clergé dispose d’un pouvoir éminent pour faire et défaire le crédit des ecclésiastiques, en dehors de toute preuve fondée sur des actions connues et réelles. Les réputations sont également contagieuses, comme les rumeurs destinées à les nourrir : c’est peut-être là un des sens majeur de l’amitié médiévale, l’action de l’individu doit prouver l’appartenance à un camp, une faction, une école, une pensée, une doctrine, une croyance pour bénéficier de l’image et des qualités qui lui sont reconnues. Le principe n’est pas spécifique au schisme. Un détour par la carrière de Girard d’Angoulême avant le schisme est, de ce point de vue, éclairant : il a déjà, en tant que légat, été confronté à des menaces de rumeurs infamantes par l’abbé de la Trinité de Vendôme, Geoffroy, avec lequel il a été à plusieurs reprises en conflit. Ce Geoffroy, à la tête d’une abbaye exempte, fait preuve d’une grande méfiance envers les légats évêques et semble avoir une idée stricte des limites de leur pouvoir ; ces limites sont exprimées dans la charte de fondation de l’abbaye qui comporte un développement sur les droits du monastère envers les représentants du pape mais aussi sur les droits du légat dans l’abbaye et la distinction entre le légat et le pape, le premier n’étant que le délégué du second. L’abbé s’y réfère régulièrement pour remettre en cause les décisions prises par des légats susceptibles de léser les intérêts de son monastère ou pour échapper à leurs convocations38. La lettre de reproches adressée à Girard est souvent présentée par les auteurs qui se sont intéressés au schisme comme une des sources de l’argumentation de saint Bernard et d’Arnoul de Sées à l’encontre du légat d’Anaclet, alors qu’elle est très antérieure au schisme (1112)39. Dans cette lettre bourrée d’ironie, Geoffroy se moque des prétentions de Girard et lui reproche d’agir en simoniaque40 ; mais, surtout, son but est de renvoyer au prélat un reflet de son image dans les yeux d’autrui qui est, selon l’abbé Geoffroy, celle d’un légat corrompu et que plus personne ne reconnaît. D’ailleurs, l’abbé laisse carrément entendre à Girard que « le peuple a même composé une chanson satirique » sur son compte, d’après ce qu’il a entendu dire41. Ce genre d’insinuation ne fait pas non plus exception ; une lettre de l’évêque Yves de Chartres, au sujet de l’évêque d’Orléans, Jean, surnommé « Flora » du nom d’une courtisane, évoque une chanson malveillante qui aurait été composée par un groupe de jeunes gens et diffusée un peu partout dans le royaume42. Dans le cas qui nous intéresse ici, n’ayant à faire à aucun autre légat dont il exècre l’autorité déléguée, Geoffroy de Vendôme fait de sa critique contre les légats et les pouvoirs qui leur sont octroyés, une critique contre Girard. Cela ne l’empêche pas, dans plusieurs passages de sa correspondance, de lui adresser des éloges et de louer ses qualités nombreuses, ce qui ne fait que confirmer l’idée qu’il ne s’agit ici que d’accusations gratuites, du moins motivées par l’amertume de l’abbé jaloux de son autorité et de l’indépendance octroyée à son abbaye qui ne lui permet pas pour autant d’échapper à toute régulation venant d’en haut, ni d’étendre impunément ses droits.
13La rumeur et les bruits qui courent sont donc des poncifs parmi les arguments utilisés au XIIe siècle pour exercer une pression sur un adversaire, indice non négligeable de leur importance certaine dans la construction des réputations et, à la longue, de leur impact sur le crédit accordé même aux ecclésiastiques les plus influents.
14La familiarité des ecclésiastiques avec ces principes n’a sans doute pas facilité la résolution du schisme des années 1130, au sens où, n’étant pas clairement informés sur les raisons de la double élection, si ce n’est par des discours contradictoires dont la plupart cherchaient à écarter la question du suffrage et de son déroulement, cela ne pouvait les aider à formuler un choix d’obédience ferme et immédiat. En effet, parmi ceux qui sont restés longtemps indécis ou qui n’ont pas immédiatement pris parti ouvertement pour un pape, on peut supposer que la plupart étaient pleinement conscients que les propos diffamatoires, diffusés à l’encontre de l’un ou de l’autre des élus, n’étaient que propagande, alors que les deux papes s’étaient déjà distingués, l’un comme l’autre, au cours de leur carrière antérieure, par leur savoir et qu’ils jouissaient d’une grande reconnaissance dans l’église. Faut-il rappeler que Pierre Léon a été chargé d’une légation dans le royaume de France et que sa famille avait semble-t-il tissé des liens importants avec les Capétiens, en particulier avec Louis VI selon certaines sources ? Qu’il a eu, à la curie, une carrière longue et laborieuse, difficilement attaquable ? Cardinal-diacre depuis 1112-1113, Calixte II l’a fait cardinal-prêtre en 1120 et son importance n’a fait que croître au cours du pontificat d’Honorius II. Il a, par exemple, fait partie de l’entourage œuvrant au service de quatre papes successifs, Pascal II, Gélase II, Calixte II, Honorius II et il est apparu comme un prélat digne, très attaché aux valeurs et aux combats grégoriens. Hors de la curie, il est réputé avoir tissé des liens avec le roi d’Angleterre Henri Ier et avec de nombreux prélats en France, en Angleterre et en Italie. En 1130, il est à la fois estimé et bien connu et il dispose d’un fort ancrage à Cluny où il a pris les ordres précédemment sous l’abbatiat de Pons. Pas étonnant, de ce fait, que les prélats appelés à se prononcer contre lui sur la base d’accusations dont ils comprenaient bien les ressorts, aient mis du temps à se décider. Rien d’étonnant non plus à ce que certains chroniqueurs contemporains du schisme et réputés pour l’objectivité de leur écriture – Orderic Vital, Guillaume de Malmesbury par exemple – se soient contentés de présenter cette crise comme la division du clergé et des princes, donc des fidèles, derrière deux papes reconnus dans des aires géopolitiques différentes et sans choisir d’en condamner ou d’en louer un plus que l’autre43. Peut-être est-ce pour cette raison que les propagandistes d’Innocent II, comme Anaclet lui-même, attirent d’abord l’attention des destinataires de leurs missives sur l’aspect consensuel de l’adhésion aux thèses qu’ils présentent.
15Plus exactement, pour que la rumeur soit digne d’intérêt et considérée comme digne de foi, en plus de véhiculer un contenu crédible et jugé condamnable dans le système de valeurs propre au temps, elle doit avant tout avoir l’adhésion des autorités ecclésiastiques mais encore faire consensus. Cet argument est systématiquement souligné. Si l’on revient aux épîtres de Bernard de Clairvaux, par exemple, il n’est pas une de ses lettres destinées à convaincre dans laquelle il n’affirme pas le ralliement du plus grand nombre, en plus des meilleurs, c’est-à-dire qu’au-delà de la sanior pars des électeurs, Innocent II fait, selon les siens, l’unanimité chez les princes occidentaux. En effet, chaque fois qu’il est question de l’élection et du comptage des voix, l’argument principal tourne autour de la qualité des électeurs : pour saint Bernard, par exemple, le choix d’Innocent II est incontestable parce qu’il est celui des « meilleurs44 » ; inutile alors de les nommer, de les compter. Si la qualité des électeurs ne suffit pas à convaincre, les hommes d’Innocent II y ajoutent le caractère consensuel de sa reconnaissance comme seul pape. Si l’on cherche de nouveau dans les lettres de Bernard, il y affirme qu’Innocent II a été reconnu « par tous les princes45 », que le choix des électeurs a été suivi « par le plus grand nombre46 » et il va même jusqu’à dresser une liste des communautés régulières et séculières qui ont rejoint son obédience47. C’est donc cette reconnaissance unanime prêtée à Innocent II qui atteste de sa renommée, au sens où Philippe de Beaumanoir la définit plus tard dans ses Coutumes de Beauvaisis – une opinion commune à un grand nombre de gens au sujet d’un individu – et qui sous-entend aussi celle d’Anaclet, personnage indigne d’être pape. Il s’agit donc d’imposer des informations transmises par la voix de la renommée comme des vérités incontestables. Bernard de Clairvaux y parvient à merveille : selon lui, la cause de l’unanimité et de l’opinion des plus sages est la réalisation du choix de Dieu auquel ils ont été réceptifs – Dei procul dubio voluntatem48. De ce fait, la parole propagée, en d’autre terme la rumeur, devient révélation.
16L’ensemble de cette construction n’est pas né directement de l’esprit de Bernard de Clairvaux, ni d’Innocent II, ni de ses autres partisans ; en politiques éclairés et rompus aux expériences de persuasion, ils appliquent les principes rhétoriques hérités de l’Antiquité et véhiculés par les auteurs latins avec lesquels ils ont été familiarisés au cours de leurs études dans et hors du cloître. En effet, ceux qui se sont penchés avant nous sur les portraits établis à l’occasion du schisme et sur les écrits partisans alors produits n’ont pas manqué de souligner les nombreux emprunts des auteurs innocentins à Cicéron ou encore leur maîtrise formelle du discours destiné à être, à la suite des lettres, oralisé ou recopié. Si l’on regarde du côté de saint Bernard, par exemple, son discours tient de l’argumentation défensive contre les schismatiques dont il affirme vouloir faire échouer le complot dirigé contre l’église. Il fonctionne presque comme un discours polémique puisque ses lettres semblent répondre en différé ou par anticipation aux arguments des partisans d’Anaclet ou à d’éventuelles réfutations de leur part : l’abbé n’affirme-t-il pas qu’il serait vain de soumettre les deux élections à l’examen d’un tribunal puisque, même défait, Anaclet trouverait assez de ressources pour poursuivre son coup de force49 ? L’influence de Cicéron est en ce sens irréfutable et la lecture des épîtres de Bernard renvoie inévitablement aux Catilinaires : un complot dévoilé en marge d’une élection par un orateur clairvoyant et salvateur ; une série de discours diffamatoires sans avoir la possibilité de fournir des preuves tangibles des affirmations en dehors d’une réputation sombre et semble-t-il reconnue par les gens de bien – comme Catilina haï, méprisé et craint par tous les bons citoyens (argumentation de la première catilinaire) Anaclet est rejeté par la sanior pars des électeurs et fait l’unanimité contre lui ; dénigrement des partisans rares, indignes et rongés d’ambition – Girard d’Angoulême, prêt à tout pour obtenir une légation50, n’a rien à envier aux amis « perdus de vices » (première catilinaire X-23) de Catilina ; nécessité de réagir sans attendre, sans faiblesse et sans ambiguïté : l’excommunication et la lutte ouverte contre les anaclétins est le pendant du recours aux armes et de la condamnation à mort de Catilina et des siens. Bernard multiplie encore les invectives, porte des jugements hors contexte, réfute les arguments de ses adversaires sur la seule base des autorités scripturaires. Non seulement il sait réutiliser les instruments rhétoriques forgés au temps de la réforme grégorienne et de la querelle des investitures mais il est aussi héritier de la floraison cicéronienne débutée au XIe siècle. Comme les autres propagateurs du message innocentin, il s’adresse ainsi à un auditoire ecclésiastique partageant la même culture et pour lequel les fondements de son discours sont aisément identifiables : il ne peut s’en suivre qu’une série d’adhésions puisque, comme l’écrit J.-N. Kapferer, « croire la rumeur, c’est s’intégrer dans le groupe51 » ; ici, il s’agit bien de prouver par l’action, son appartenance à un groupe culturel.
17Les effets de la rumeur ne se font pas attendre. Certains se manifestent par la violence à l’image des chanoines d’Albi qui prennent les armes contre leur évêque anaclétin, détruisent son palais et investissent la cathédrale52. D’autres soutiennent des actes inattendus et sacrilèges comme l’évêque de Saintes, Guillaume Gardrad, qui en 1132, annonce avec un soulagement non retenu à l’archevêque de Bourges, Vulgrin, que son beau-frère, le seigneur Aimar d’Archiac, s’est emparé de Girard d’Angoulême et le maintient en captivité alors que celui-ci n’a pas encore été déposé53. L’action enclenchée par la rumeur s’inscrit aussi dans la production d’écrits d’un autre genre, véritables discours de haine. C’est ce que fait l’archidiacre de Sées, Arnoul, auteur d’un pamphlet particulièrement haineux, composé sans doute dans le courant de l’année 113354, dirigé contre Anaclet et contre Girard. Dans ses Invectives, Arnoul manifeste toute sa compréhension des usages possibles de la rumeur diffamatoire, depuis l’affirmation d’une appartenance culturelle, jusqu’à l’utilisation des stéréotypes les plus populaires à l’encontre de l’adversaire, sans négliger pour autant les avantages à se manifester, par la bouche des autres, comme un défenseur actif de la cause du pape afin de construire, encore par la rumeur, sa propre renommée. Il faut dire qu’Anaclet, arrière-petit-fils d’un prêteur sur gage juif converti au christianisme au début du XIe siècle, au temps du pape Léon IX55, offre à l’archidiacre une matière aisée : Arnoul prend naturellement appui sur l’antijudaïsme devenu particulièrement vif dans le courant du XIIe siècle. Il ne craint pas d’utiliser les clichés qui nourrissent alors la haine populaire du juif, même s’il se défend de vouloir s’attarder sur « les origines de sa naissance, sur sa race honteuse » ou de vouloir « dévoiler son nom juif56 ». Il dresse ensuite un portrait caricatural d’Anaclet l’inscrivant sans nuance dans le groupe des juifs usuriers cupides57, coupables d’incestes puisqu’il prête à Anaclet une relation charnelle avec sa propre sœur d’où seraient nés des enfants, famille monstrueuse dont la génération est, selon l’archidiacre, directement liée aux origines d’Anaclet au sujet duquel il conclut qu’il est non seulement juif mais même pire qu’un juif58. L’utilisation de l’antijudaïsme fait aussi partie de l’argumentaire utilisé contre Anaclet par Bernard de Clairvaux. Les propos de l’abbé ne sont certainement pas étrangers à ceux de l’archidiacre de Sées, Bernard ayant semble-t-il activement participé à la diffusion du pamphlet à travers tout l’Occident. Ainsi, dans une lettre qu’il adresse en 1134 à l’empereur Lothaire, Bernard de Clairvaux affirme que ce serait une insulte au Christ que de permettre à un fils de juif d’accéder au trône pontifical59. Arnoul de Sées accuse encore Anaclet et Girard d’Angoulême de lubricité et de sacrilège. Il prête à l’archevêque des mœurs dépravées et cupides dès son plus jeune âge60 ; quant à Anaclet, il l’accuse d’avoir caché une femme grimée en homme parmi ses compagnons de voyage61.
18Ce caractère haineux et passionné du pamphlet produit par Arnoul de Sées a conduit bon nombre d’historiens à l’écarter de leurs réflexions sur ce schisme, jugeant que les arguments développés par l’archidiacre étaient pour eux inutilisables tant ils ne pouvaient être crédibles. Ce texte est pourtant des plus instructifs pour l’historien de la rumeur et de ses usages « entre égaux ». Tout d’abord, sur un plan strictement littéraire, il reflète très bien les enseignements rhétoriques reçus par Arnoul de Sées et l’importance qu’il donne à cette formation intellectuelle dans sa volonté de s’inscrire dans un groupe de pensée. Cet argument est pour lui primordial et il s’applique à souligner l’inculture de ses ennemis qu’il accuse de tout ignorer des auteurs antiques62, alors que lui-même s’applique à valoriser sa maîtrise des figures de la rhétorique latine ou encore sa connaissance de Cicéron qu’il cite directement dans son texte ou par des allusions à peine détournées63. En effet, l’ambition, la cupidité, le cynisme, la violence, la dissimulation, la perversité, la lubricité sont autant de vices de l’antipape et de son légat, que de Catilina et ses partisans.
19En manifestant cette haine de l’ignorance, Arnoul de Sées revendique son appartenance à une élite instruite à laquelle il s’adresse par cette forme de complicité basée sur l’entretien d’une rumeur. Le discours de haine ainsi construit révèle donc l’existence de réseaux peu visibles basés sur le partage de sentiments qui animent le XIIe siècle. C’est le cas pour les sentiments anti-juifs qui ne tardent pas à se manifester de façon violente par le biais d’émeutes et de persécutions avant la fin du siècle, comme pour les accusations de déviances sexuelles qui se résument plus ou moins à des accusations de nicolaïsme toujours combattu au XIIe siècle. Exprimant sa haine du péché, Arnoul rejoint explicitement ceux qui estiment qu’ils n’en ont pas fini avec la réforme interne du clergé dont il faut faire un modèle de comportement. Enfin, en exprimant sa haine de la cupidité, l’archidiacre se fait le porte-parole d’une nouvelle génération d’ecclésiastiques éprise d’un retour aux sources, attachée à la simplicité originelle et à la pauvreté dans la lignée du nouveau monachisme qui se développe alors avec succès et qui est très bien représenté dans les soutiens d’Innocent II.
20À travers des attaques individuelles, Arnoul exprime tout ce que lui et les ecclésiastiques de sa génération rejettent de la société et des comportements au sein du clergé. D’une part, il dévoile l’existence d’un réseau ecclésiastique dans lequel les opinions se construisent et se nourrissent les unes les autres en vase clos, dont le but premier est de détruire un ennemi commun64. D’autre part, il expose, par la négative, une situation vers laquelle il veut tendre. Par l’expression de haines en partage soudées par l’adhésion à une rumeur, il définit un groupe de néo-réformateurs et les valeurs qui l’animent. En ce sens, les Invectives constituent bien un écrit de propagande politique qui trouve un écho tout à fait favorable auprès des hommes qui partagent son point de vue au XIIe siècle.
21Au final, les discours de persuasion produits dans le schisme des années 1130-1138, en vue de faire triompher l’obédience d’Innocent II, témoignent d’une véritable capacité de manipulation de la rumeur par les ecclésiastiques du XIIe siècle. Conscients de l’importance attachée par les hommes de pouvoir à leur renommée fondatrice de réseaux d’amitié et d’influence, en dehors desquels un individu isolé, tout vertueux, savant, sincère et honorable qu’il soit, ne peut espérer poursuivre dignement une carrière, ni bénéficier de la moindre considération, les propagandistes du pape exposent clairement à leurs interlocuteurs les enjeux que représentent pour eux le choix conscient d’adhérer aux rumeurs propagées même si, dans le fond, ils ne peuvent être dupes de leur contenu. Les innocentins démontrent que, même en plein cœur du Moyen Âge, l’usage politique de la rumeur à des fins ecclésiales fonctionne à plein : elle permet de souder et de manifester son appartenance à un groupe culturel et social ; de ce fait son contenu est secondaire, au même titre que l’ampleur de sa diffusion : y adhérer est un marqueur identitaire. Cette capacité à saisir les enjeux politiques de l’adhésion à une rumeur à dessein montre que l’enseignement dispensé au cours de la formation ecclésiastique, largement nourri des auteurs latins antiques et inspirés des orateurs attiques dont ils revendiquent la filiation, ne néglige pas les aspects pratiques dont la maîtrise est nécessaire à la direction des hommes. Réformée, épurée, rénovée, l’église du XIIe siècle dispose de cadres ambitieux et conscients de leurs aptitudes à gouverner et particulièrement jaloux du savoir qui les soude. On comprend d’autant mieux pourquoi les princes laïcs restent attachés à leurs conseils dans le gouvernement des hommes.
Notes de bas de page
1 Pour un bilan historiographique récent : M. Soria Audebert, « La propagande pontificale et sa réception au temps des schismes (XIe-XIIe siècle). Innocent II, Anaclet II : la mémoire d’une guerre de libelles, lectures et débats », Communicazione e propaganda nei secoli XII e XIII, Rome, 2007, p. 595-612. Pour débuter sur l’histoire de ce schisme pontifical, ses origines, les adversaires en présence : M. Pacaut, « Anaclet II » et « Innocent II », Dictionnaire historique de la papauté, Ph. Levillain (dir.), Paris, 1994, p. 83-84 et 875-876, ainsi que A. Paravicini Bagliani, « L’église romaine de Latran I à la fin du XIIe siècle », Histoire générale du Christianisme, J.-M. Mayeur, Ch. et L. Piétri, A. Vauchez et M. Venard (dir.), t. V, Apogée et expansion de la chrétienté (1084-1274), p. 187-194 ; M. Stroll, The Jewish Pope : Ideology and Politics in the Papal Schism of 1130, Leiden New York, 1987.
2 Mansi, Concil., t. XXI, p. 435 et J. M. Watterich, Gesta pontificum Romanorum, 2, Leipzig, 1862, p. 179-182. Il existe de nombreuses descriptions des élections qui ont été recensées par J.-M. Watterich mais, en général, elles sont brèves par rapport à la lettre évoquée ci-dessus ; dans le clan anaclétin, une autre lettre très détaillée sur l’élection, adressée par un auteur non identifié à Diego de Compostelle, mérite d’être comparée à la précédente : ce rapprochement met en valeur le caractère diffamatoire des propos de l’évêque de Lucques. Watterich, op. cit., p. 187-190.
3 La correspondance de Bernard contient dix-huit de ses lettres produites à l’occasion du schisme ; il justifie leur production par des thèmes qui lui sont chers et qui traversent l’ensemble de sa production épistolaire : l’amitié, le conseil, le comportement des évêques, l’unité de l’Église à laquelle ne doit nuire aucun conflit. Voir J. Leclercq, « Lettres de saint Bernard. Introduction », Recueil d’études sur saint Bernard et ses écrits, t. 5, Rome, 1992, p. 37-77.
4 Hubert de Lucques l’accuse, alors qu’un groupe de huit cardinaux désignés pour élire le successeur d’Honorius II, dont il était, s’était réuni en l’église Saint-André, près du monastère Saint-Grégoire, pour définir les règles de l’élection, de les avoir quittés après avoir acquiescé à l’ensemble de leurs décisions pour organiser un complot qui devait le conduire à la papauté. Après l’évocation des réunions secrètes, l’évêque signale que grâce aux largesses de sa famille et aux intrigues de ses émissaires il serait devenu pape immédiatement si Honorius II, qu’il croyait déjà mort, n’était pas apparu à une fenêtre : « Ceterum Petrus Leonis cum Jonathan ab eis redecens [...] ad fratres postea redire contempsit et conventicula seorsum colligens, alatare maledictionis eligere satagebat. Quod nisi dominus papa Honorius, quem credebant jam mortuum, se ad fenestram populo ostendisset cum fratrum et propinquorum, ac muneribus et obsequiis conductorum turba ministrorum, preco Antichristi, supra quod dicitur Deus, ante tempus se extulisset ». Mansi, concil., t XXI, p. 435.
5 « Nam illa quam iactat iuratorum suorum non electio sed factio, umbra tantum fuit, et occasio, et velamentum malitiae », Sancti Bernardi Opera (ensuite SBO), J. Leclercq et H. Rochais (éd.), vol. VII, Corpus Epistolarum, Ep. 126, p. 315.
6 Mansi, Concil., t. XXI, p. 435.
7 SBO, vol. VII, Ep. 126, p. 315.
8 M. Bloch, « Réflexion d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre », Revue de synthèse historique, t. 33, 08 (1921), p. 13-35, voir p. 17.
9 Cl. Gauvard, « Rumeur et stéréotypes à la fin du Moyen Âge », La circulation des nouvelles au Moyen Âge, Paris, 1994, p. 157-177.
10 Bloch, op. cit., p. 17 : « En elle [la rumeur], inconsciemment, les hommes expriment leurs préjugés, leurs haines, leurs craintes, toutes leurs émotions fortes. »
11 PL 179, c. 1397-1399 ; cette lettre est reproduite par Guillaume de Malmesbury, Historia novella, The contemporary History, Ed. King (éd.) et trad. angl. K. R. Potter, Oxford, 1998, liv. I-6, p. 14-19.
12 « Abstinere vos potius convenit a sermonibus otiosis et verbis praecipitationis : si de rumoribus agitur, longe se aliter habent res quam vestrae apud me litterae protestantur », Guillaume de Malmesbury, op. cit., liv. I-6, p. 14.
13 « De commendatione seu vituperatione personarum de quibus nunc sermonum varietas agitatur non est hujus temporis judicare : est qui quaerat et judicet [...] », ibid.
14 « Dominus Tiburtius in scriptis suis cum juramento testificatus est, dicens quod ego diaconum Sancti Angeli solum idoneum judicavi ad pontificatus ordinem. Videat ipse quid dixerit : ego in occulto locutus sum nihil ; non est aliquis qui hoc verbum ab ore meo unquam audierit », ibid., p. 16.
15 L’expression est utilisée dans la lettre portée à Louis VI par le légat Otton de Todi : PL 179, X, col. 701 B, ainsi que dans la lettre adressée par Anaclet aux clunisiens pour les informer de la mort d’Honorius II et de son élection, ibid., VI, col. 697 A.
16 Le pape déclare avoir ordonné à son légat de dévoiler au roi « tout ce qui s’est passé dans notre élection par nos frères les cardinaux et les évêques suffragants de l’église romaine : l’unanimité du clergé et du peuple, et même le scandale qu’ont excité quelques faux frères » : « Porro de promotione, per fratres nostros cardinales et episcopos suffraganeos Romanae Ecclesiae celebrata, de cleri et populi nobiscum unanimitate, seu etiam scadalo, a paucis pseudofratribus celebrato [...] », PL 179, VI, col. 701 B. Il prie ensuite Louis VI « de ne point prêter l’oreille à leurs mensonges et à leurs calomnies » : « [...] aures tuas ab illorum mendaciis seu detractionibus omnia avertas [...] », ibid., col. 701 C.
17 « Per ipsum de promotione nostra, seu de scandala quod in romana Ecclesia factum audisti, te reddimus certiorem ; quatenus dilectio tua, et mendacium omne respuere, et veritatis testimonio indubitanter valeat adhaerere », PL, 179, col. 698.
18 PL 179, col 699.
19 PL 179, col 698 C.
20 « [...] ac de scandalo, quod a paucissimis in Romana Ecclasia factum audistis, aures vestras sine haesitatione praebeatis », ibid, col. 699 B.
21 SBO, vol. VII, Ep. 124 (1131), p. 305-307 et Ep. 125 (1131), p. 307-308.
22 Ibid., Ep. 127 (1131), p. 320-321 et Ep. 128, p. 321-322.
23 Ibid., Ep. 126 (1131-1132), p. 309-319.
24 Arnoul de Sées, Invectiva de Schismate Petri Leonis orto post Honorii mortem contra Girardum Engolismensem episcopum, J. Dieterich (éd.), MGH Libelli de lite, t. III, Hanovre, 1897, p. 81-108.
25 « Quo rex, ut erat piissimus Ecclesie defensor, cito compunctus, concilium archiepiscoporum, episcoporum, abbatum et religiosorum virorum Stampis convocat, et eorum consilio magis de persona quam de electione investigans [...] », Suger, Vie de Louis VI le Gros, H. Waquet (éd.), Paris, 1929, rééd. 1964 et trad. La geste de Louis VI et autres œuvres, M. Bur (éd.), Paris, 1994.
26 « Electio meliorum, approbatio plurium et quod his efficacius est, morum attestatio, Innocentium apud omnes commendant, summum confirmant Pontificem », SBO, vol. VII, Ep. 124, p. 306.
27 « Merito autem illum recipit Ecclesia [...] », ibid., Ep. 125, p. 308.
28 « [...] quia videlicet Innocentii nostri vita vel fama nec aemulum timet, cum alterius nec amico tuta sit », Ibid., Ep. 126, p. 318.
29 M. Soria Audebert, La crosse brisée. Des évêques agressés dans une Église en conflits (royaume de France, fin Xe-début XIIIe siècle), Turnhout, 2005, chap. II-3-B et chap. III-2-A.
30 « Balsamum ex odore suo, et arborem ex fructu cognosci, paucos credimus ignorare. Sic et nobis ex opimone tua [...] innotuit quam sis et ad sanctimoniam compositus, et integer ad doctrinam », osb, vol. VII, Ep. 122.
31 « Non alium loquuntur te, quicunque loquuntur nobis de te », ibid.
32 Ibid.
33 « Porro huic desiderio nostro G. Trecensis archidiaconus plurimum adjecit, vir moribus et litteratura conspicuous », ibid.
34 « Quippe interest ad dandam rerum certitudinem, quid incerta jactet opinion, quid opus evidens reddat indubitatum », ibid., Ep. 123.
35 Ibid.
36 « Odor in flore, in fructu sapor requiritur. Odore provocati, carissime freter, olei effuse nominis tui, cupimus et ex fructu operis cognoscere te », ibid., Ep. 125 (1131), p. 307.
37 « Nec quietis timeas detrimentum, quod non parvo tuae gloria incremento recompensabitur, si fera illa vicina vobis tuo studio mansuescat vel obmutescat », ibid., p. 308.
38 Par exemple en 1114 ou 1115, Geoffroy de Vendôme écrit une lettre de protestation à Conon de Preneste, légat de Pascal II, dans laquelle il lui rappelle les privilèges de la Trinité de Vendôme confirmés par tous les pontifes. Il s’agit sans doute d’une réponse à la menace d’excommunication formulée contre lui au concile de Beauvais réuni le 6 décembre 1114 par ce légat, pour ne pas vouloir assister à un concile qui ne soit pas convoqué par le pape lui-même : Geoffroy s’y intitule « alleutier du saint siège » (frater Goffridus, ejusdem sedis alodiarius et servus) et il affirme qu’en « raison de cette dignité accordée par les successeurs de Pierre à nos prédécesseurs, aucun d’entre eux n’assista jamais à un concile qui ne fût célébré par le pontife romain lui-même » (Hac tanta a successoribus beati Petri praedecessoribus nostris dignitate concessa, nullus eorum alicui concilio unquam affuit, quod ab ipso summo Romano pontifice non extitit celebratum), Geoffroy de Vendôme, Œuvres, G. Giordanengo (éd. et trad.), Turnhout, 1996, no 139 (1114-1115), p. 292-295.
39 Ibid., no 136 (1112), p. 282-287.
40 Geoffroy reproche d’abord à Girard son orgueil démesuré au point que son « plus petit doigt semble plus gros que le dos de [son] père » – minimus digitus vester dorso patris vestri grossior videtur, ibid., p. 282 ; puis il cite six exemples d’agissements simoniaques de la part du légat : la vente d’un mariage, la consécration d’un abbé de Charroux imposé par la force contre de l’argent, le rétablissement d’un abbé incontinent contre de l’argent, la vente d’une lettre de confirmation de ses droits à l’abbé Foulque de Baignes, la déposition d’un chanoine de Saintes contre de l’argent à la demande d’un de ses ennemis, la vente d’une excommunication.
41 « [...] nous ne pouvons ni ne devons vous cacher, puisqu’on l’a dévoilé, ce que nous avons entendu dire et sur quoi, qui plus est, le peuple a même composé une chanson satirique » ; « Nos autem quod audivimus, unde etiam, quod pejus est, cantilenam composuit vulgus, quoniam publicatum est, vobis occultare nec possumus nec debemus », ibid.
42 Yves de Chartres, Lettres, J. Leclercq (éd.), Ep. 66, p. 296.
43 Soria Audebert, « La propagande pontificale et sa réception », op. cit., p. 597-604.
44 OSB, vol. VII, Ep. 124, p. 306 et Ep. 125, p. 308, par exemple.
45 Ibid., Ep. 124, p. 306.
46 Ibid., Ep. 125, p. 308.
47 Ibid., Ep. 126, p. 316-317.
48 Ibid.
49 OSB, vol. VII, Ep. 126, p. 315-316.
50 Ibid., p. 311-312.
51 J.-N. Kapferer, Rumeurs, le plus vieux média du monde, Paris, 1987, p. 133.
52 Girard d’Angoulême adresse une lettre pour intimer au clergé et aux fidèles d’Albi d’obéir à leur évêque suite à ces incidents 1132-1133 : voir Maratu, qui a édité les actes de Girard d’Angoulême, p. 372-373, no XXXVI.
53 PL 179, col. 42-43.
54 Arnoul de Sées, op. cit.
55 Stroll, op. cit., p. 8.
56 Arnoul de Sées, op. cit., p. 92-93.
57 C’est en ces termes qu’il décrit l’aïeul du pape, ibid.
58 Ibid., p. 95.
59 Bernard tente d’obtenir, en 1134, une nouvelle intervention militaire de l’empereur Lothaire III en Italie contre Roger II de Sicile qui soutient Anaclet ; c’est semble-t-il la seule lettre dans laquelle l’abbé utilise les origines juives d’Anaclet pour le calomnier : « Ut enim constat Judaicam sobolem sedem Petri in Christi occupasse injuriam, sic procul dubio omnis qui in Sicilia regem se facit, contradicit Caesarem », OSB, vol VII, Ep. 139, p. 335-336.
60 Arnoul utilise, par exemple, un des plus vieux artifices de la rhétorique en prétendant vouloir épargner à ses lecteurs le récit des premiers écarts perpétrés par Girard au cours de sa jeunesse dissipée ; il s’adresse alors à Girard et il feint de ne pouvoir lui rappeler sa réputation passée d’adolescent incontinent et avide : Arnoul de Sées, op. cit., p. 87.
61 D’après Arnoul, cette femme « qui avait reçu la tonsure et portait un vêtement qui lui donnait l’apparence d’un jeune homme [...] avait le visage d’un homme » alors qu’elle « exhibait d’autres parties de femmes, et deux sexes semblaient cohabiter dans le même corps ». Ibid., p. 95.
62 Arnoul reproche, par exemple, à Girard d’Angoulême d’avoir favorisé l’accession de ses neveux à des postes de responsabilité importants dans le diocèse d’Angoulême – l’un est devenu chantre de la cathédrale Saint-Pierre d’Angoulême et archidiacre de son diocèse et l’autre trésorier du chapitre de Saint-Pierre d’Angoulême – alors qu’ils brillaient, selon lui, par leur méconnaissance de Platon, de Caton, de Scipion, ibid., p. 88.
63 C. P. Schriber, The Dilemna of Arnulf of Lisieux, New Ideas versus Old Ideals, Indianapolis, 1990, le montre très bien dans son analyse du pamphlet, p. 8.
64 Il suffit pour le vérifier de croiser ses écrits avec ceux produits dans le même temps par Arnaud de Bonneval, Bernard de Clairvaux et Geoffroy de Lèves avec lesquels il partage les mêmes avis, la même culture, l’obéissance aux mêmes autorités.
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