Version classiqueVersion mobile

La rumeur au Moyen Âge

 | 
Myriam Soria
, 
Maïté Billoré

Présentation

Myriam Soria

Texte intégral

  • 1 Dérivé de rimur, du latin rumor, rumoris, voir la définition du Petit Robert, 2008.
  • 2 J.-N. Kapferer, Rumeurs. Le plus vieux média du monde, Paris, 1987.
  • 3 Voir par exemple le no spécial La rumeur de la revue Le genre humain, 5 (1982) ; P. Bourdieu, Ce q (...)
  • 4 Cl. Gauvard, « Rumeur et stéréotypes à la fin du Moyen Âge », La circulation des nouvelles, op. ci (...)
  • 5 J. de Caluwé, « Introduction », Fumées sans feu, op. cit., p. 11-15.
  • 6 A. Sauvy, De la rumeur à l’histoire, Paris, 1985.
  • 7 J.-N. Kapferer, « L’entreprise, lieu naturel de rumeurs », ibid., p. 17-23 et Rumeurs, op. cit.

1Le mot « rumeur » s’entend, dans le vocabulaire contemporain, principalement de trois façons différentes. Par rumeur, on peut comprendre un bruit confus de protestation, un bruit informel dont la source est indéterminée ou encore une nouvelle qui se répand dans un public et dont l’origine, comme la véracité, sont incertaines1. C’est cette troisième acception qui retient ici notre attention : ce phénomène par lequel une information, une nouvelle ou une histoire prétendue vraie et ayant valeur de révélation se transmet au sein d’un groupe par tout moyen de communication oral ou écrit, formel ou informel, identifiable ou non. Considérée comme « le plus vieux média du monde2 », la rumeur a nourri, en tant qu’objet d’étude historique, sociologique, politique et psychologique, des travaux en continu depuis les années 19803. Devenue « à la mode » dans les années 19904, la rumeur n’en est pas moins restée un objet complexe à appréhender, en partie à cause des rapports ambigus que les sociologues et les historiens entretiennent avec elle : il est toujours difficile d’écarter l’idée que toute rumeur peut contenir une part de vérité ; l’historien traquant la rumeur pour la démasquer doit se garder de basculer dans toute forme de « révisionnisme »5 et il doit aussi admettre que lorsque la rumeur se substitue à l’histoire c’est parce qu’à un moment donné elle a été jugée plus opportune que la vérité objective6. Une fois ces obstacles surmontés, les travaux menés par J.-N. Kapferer et plus récemment par Ph. Aldrin ont démontré tout l’intérêt que l’étude des rumeurs7, de leur contexte de diffusion, des usages qui en sont faits, représente pour l’appréhension d’un groupe social. Ils invitent, l’un comme l’autre, à « prendre la rumeur au sérieux » (N. Offenstadt dans le journal Le Monde) plutôt que de continuer à la fuir.

  • 8 Ph. Contamine, « Introduction », La circulation des nouvelles, op. cit., p. 22-24.

2Le sujet en est d’autant plus porteur pour les médiévistes, comme le montre Ph. Contamine dans l’introduction de l’ouvrage sur La circulation des nouvelles au Moyen Âge, publié en 1994 suite au XXIVe congrès de la Société des Historiens Médiévistes de l’Enseignement Supérieur Public8, lorsqu’il remarque que la plus grande partie de la diffusion des nouvelles au Moyen Âge se faisait par voie orale, de façon spontanée, de bouche à oreille, résultant parfois d’initiatives individuelles. Peut-on dès lors considérer le Moyen Âge comme le temps privilégié de la rumeur ? L’historien ne peut-il pas repérer plus que les effets produits par la rumeur mais bien aborder ce phénomène comme un mode de communication privilégié dans des circonstances précises ? Cette approche sous-entend de s’interroger autant sur le contenu de la rumeur, que sur les supports par lesquels elle se diffuse, les agents qui l’émettent, la façon dont elle est diversement reçue, les effets qu’elle produit en fonction des objectifs poursuivis par ceux qui l’ont émise.

  • 9 Cl. Gauvard, « Rumeur et stéréotypes », ibid., p. 158.

3Cl. Gauvard a soulevé l’idée qu’à la fin du Moyen Âge il était devenu primordial d’apparaître comme quelqu’un qui sait ou qui croit savoir, parfois au dépend de la vérité, lorsque l’urgence des crises se faisait sentir9. Ce principe est-il uniquement caractéristique des derniers siècles du Moyen Âge ? N’est-il pas possible de faire apparaître une typologie des circonstances propices à la diffusion et au triomphe de la rumeur à l’échelle de la période étudiée ? La volonté manifestée tout au long du Moyen Âge – et d’autant plus à partir du XIIe siècle – de donner de ses nouvelles et d’en prendre ne peut-elle pas être également liée au phénomène de la rumeur ? Ce souci permanent et omniprésent n’a-t-il pas permis de prendre conscience du potentiel social de la rumeur ? N’a-t-il pas contribué à accélérer la diffusion de la rumeur ou le recours à la rumeur pour attirer l’attention d’autrui ou par inquiétude ?

4Les historiens qui se sont intéressés à la transmission des informations ont encore souligné l’intérêt que pouvait représenter le réseau constitué par le maillage ecclésiastique pour la circulation des nouvelles religieuses et profanes. Quel rôle les réseaux ecclésiastiques successifs ont-ils pu jouer dans la construction et la diffusion des rumeurs ? Ne peut-on pas s’interroger sur la pertinence des usages de la rumeur dans le cadre ecclésiastique en particuler ? Plus généralement, quel est le lien, au Moyen Âge, qui unit la notion d’autorité à la rumeur ?

  • 10 Ibid.

5Cl. Gauvard a aussi, au cours de ses précédents travaux, mis en valeur tous les efforts manifestés, toujours à la fin du Moyen Âge, par les autorités politiques et religieuses, pour contrôler la diffusion de la rumeur considérée comme un danger potentiel10. N’existe-t-il pas des usages de la rumeur spécifiques aux représentants des pouvoirs laïcs et de l’Église pour contrôler, mobiliser ou souder un groupe, même en dehors d’un contexte de crise ?

6Les interrogations des médiévistes ont souvent considéré que la rumeur avait pour point de départ une information transmise oralement et que l’historien ne pouvait saisir que la trace écrite laissée par les contemporains, à savoir son souvenir. Ne peut-on pas, parfois, considérer que l’écrit est aussi un lieu de construction de la rumeur et un moyen privilégié de sa transmission à l’intérieur de certains groupes et dans certaines circonstances ? Ne faut-il pas encore interroger le rapport de la rumeur à l’écrit et, par conséquent, de la rumeur à l’historiographie ?

7Enfin, toutes les études centrées sur la rumeur insistent sur le choix des mots utilisés pour la décrire et l’exprimer. Le mot en français est apparu seulement dans le courant du XIIIe siècle, dérivé du latin rumor pour désigner « un bruit qui court » ou « un bruit qui conduit à la révolte », puis, à partir du XVIIe siècle, « un bruit confus produit par un grand nombre de personnes », ce qui a conduit à aborder la rumeur principalement dans le cadre des rapports entretenus entre le peuple et les autorités, allant de l’information à la sédition, de la construction de la renommée à la destruction des réputations. Ne peut-on pas également aborder la rumeur, sa diffusion et ses usages « entre égaux », c’est-à-dire au-delà des logiques de contrôle d’un groupe sur un autre, d’un individu sur un groupe soumis ? Ne peut-on pas mesurer des usages et des fonctions variables de la rumeur selon la cible qu’elle vise et les personnes qu’elle lie ?

8La prise de conscience croissante des enjeux de la rumeur, de son caractère fédérateur, des peurs irrationnelles qu’elle charrie, des dégâts politiques, économiques et sociologiques qu’elle peut engendrer dans la société contemporaine, liée au rôle d’accélérateur joué, dans sa diffusion, par les nouveaux media – internet en particulier avec le développement massif des réseaux sociaux et informatifs – invitent à perpétuer la réflexion historique sur ce phénomène à la fois complexe à appréhender et pourtant si familier. Encore trop souvent abordée comme la simple expression d’un « irrationnel collectif », comme une forme de pathologie du corps social et liée à l’existence d’une opinion publique vaste, la rumeur au Moyen Âge mérite d’être revisitée afin de mettre en lumière la variété et la richesse de ses usages.

9C’est dans cette optique et animés par cette série de questions, que nous nous sommes proposé d’étudier la rumeur à l’échelle du Moyen Âge tout entier, à travers les modalités de sa construction, ses usages et sa diffusion, au cours de trois journées organisées à Poitiers par le Centre d’Études Supérieures de Civilisation Médiévale en collaboration avec le Centre d’Histoire Médiévale de Lyon.

10Pour initier cette approche renouvelée, Cl. Gauvard, pionnière dans les chantiers de la jeune histoire de la rumeur au Moyen Âge, propose, en guise d’introduction, un bilan transitoire des travaux menés jusqu’ici par les médiévistes qui ont principalement abordé la question pour tenter de cerner le rôle et la place du « peuple » dans la « société politique » des XIVe et XVe siècles. Principalement envisagée dans le cadre des grandes crises (guerres, révoltes) de la période, la rumeur reste, pour les spécialistes de l’histoire politique de ces temps, associée à la sédition, caractéristique de l’expression des craintes de milieux peu à même de s’informer de façon rationnelle, révélatrice de l’opinion des gens de peu en rupture momentanée avec les élites qui les gouvernent. Cl. Gauvard attire cependant l’attention sur des caractères qui ressortent de ces investigations initiales mais qui ont, semble-t-il, été délaissés, en particulier le fait que la rumeur n’est en rien caractéristique d’un groupe (social, économique, politique ou d’opinion) spécifique. Alors que la rumeur a été étudiée surtout comme un ferment de division, l’historien ne doit pas négliger qu’elle traverse les nuances culturelles, qu’aucun groupe ne lui est étranger même si les élites, à travers leurs écrits, la méprisent lorsqu’elle émane des petits et de leurs ennemis. En ce sens, l’invitation est lancée pour aborder la rumeur comme un phénomène qui rassemble et c’est bien cette approche qui domine l’ensemble du présent volume. Nos réflexions ont suivi quatre axes principaux qui en fondent l’articulation générale.

11Dans un premier temps, la rumeur a été abordée comme un matériau des constructions historiographiques et littéraires. Les communications regroupées dans cet axe interrogent les mots choisis pour révéler et désigner la rumeur lorsqu’elle est utilisée en tant que source dans l’écriture des chroniques, des histoires mais aussi dans la transmission historiographique. Ainsi, J. Rider traque la part de rumeur dans les récits relatant l’assassinat du comte de Flandre, Charles VI, produits par deux historiens, contemporains de l’événement, au XIIe siècle : Gauthier de Thérouanne, un ecclésiastique, et Galbert de Bruges, un agent du défunt comte. En mesurant la prudence et le crédit qu’ils accordent aux diverses informations qui leur ont été transmises, sans qu’ils aient pu en vérifier le bien fondé ni en avoir la preuve, il s’agit de comprendre pourquoi et jusqu’à quelle limite le « on dit » et les propos colportés par différentes personnes, familières ou étrangères, leur semblent dignes de foi et de figurer dans leurs écrits mais aussi à quel point ils assument l’usage de la rumeur comme source de connaissance.

12Dans une démarche en de nombreux points similaire, F. Clément scrute des récits de transmission et d’adhésion à des rumeurs contenus dans des sources arabes médiévales. À travers quelques exemples, il s’agit d’y identifier des « marqueurs d’accréditation », c’est-à-dire des éléments de discours permettant au lecteur de jauger la crédibilité que l’auteur accorde aux croyances ayant animé les hommes qu’il décrit ou aux faits mêmes qu’il rapporte. L’intérêt est de montrer comment, par des artifices rhétoriques, peut se créer une « rumeur littéraire » basée ou non sur les traces laissées par une croyance réelle.

13Ces deux approches permettent de mesurer la nécessaire vraisemblance des informations diffusées par la rumeur pour en assurer le bon fonctionnement, en particulier de la relier à la notion d’autorité et au rôle joué par celle-ci dans sa propagation et sa persistance. Les travaux proposés par D. Boyer-Gardner et B. Gregoriu mesurent à partir de là le rôle joué par la rumeur autant dans l’invention des réputations que dans leur pérennisation. Pour D. Boyer-Gardner, il s’agit de comprendre – en comparant la documentation nécrologique des cathédrales et d’autres églises des diocèses avec les souvenirs des propos diffusés sur les évêques de leur vivant – à quel point la réputation ou plus exactement les portraits peu flatteurs et les calomnies colportées sur les évêques ont entaché, dans la durée, la memoria desdits prélats.

14Quant à B. Gregoriu, elle propose un voyage à travers la littérature amoureuse du XIIe siècle et démontre que les auteurs, loin de manipuler la rumeur avec un certain mépris ou de s’en excuser, ne trouvant parfois meilleure source d’information, s’y associent et la perpétuent à travers leurs œuvres, se l’approprient et usent des artifices de l’écrit pour lui donner un nouvel écho qui fonde leur renommée sur la fama de ceux dont ils rendent les amours « racontables », se plaçant eux-mêmes au cœur d’une autre forme de rumeur littéraire.

15Dans un deuxième axe, c’est l’usage de la rumeur dans les pratiques de gouvernement qui est placé au centre des réflexions portant sur le rôle que le phénomène, manipulé par les puissants, a pu jouer dans leur volonté de conquérir et légitimer l’exercice du pouvoir, de le contrôler, de le conserver. M.-C. Isaïa propose à cette occasion de s’interroger sur le caractère fondateur joué par la circulation d’une rumeur à l’origine du royaume des Francs. Dans son commentaire de la lettre de félicitation adressée, en 481, par l’évêque Remi de Reims à Clovis pour avoir « pris l’administration de la Belgique seconde », elle tente d’éclairer le sens du rumor magnum par lequel le prélat dit avoir appris la succession du jeune guerrier à son père comme rex, avant de lui promettre publiquement le soutien de l’épiscopat de sa province. La question est ici de comprendre comment l’évêque parvient, en jouant sur les mots, à faire de la rumeur effrayante, pour certains, de voir se substituer au chef romain Syagrius un guerrier franc, une bonne nouvelle, celle d’une fidélité accrue envers Rome, de la part d’un nouveau roi qui ne devrait sa légitimité qu’à son association à l’épiscopat et donc à Rome.

16Une fois les royautés installées, la rumeur devient indiscutablement un instrument de gouvernement depuis les périodes les plus hautes. Différentes recherches portant sur les derniers siècles du Moyen Âge l’ont déjà montré. C’est donc sans grande surprise que l’étude de N. Brocard, sur les usages de la rumeur à Besançon et dans le comté de Bourgogne, à la fin du Moyen Âge, montre à quel point la rumeur apportait des éléments d’explication à tout ce qui pouvait inquiéter les populations (épidémies, phénomènes écologiques atypiques, séditions). Scrutée par les détenteurs de l’autorité publique, elle devenait, dans leurs mains, un levier de contrôle et de mise en marche des populations confortées dans leurs croyances les plus diverses.

17Les médiévistes sont cependant moins accoutumés à l’étude du rôle joué par la rumeur, parfois proche d’une sorte de désinformation, dans la vie politique du monde carolingien qui s’inscrit dans un contexte de renouvellement des approches historiques du haut Moyen Âge. Ph. Depreux examine cette question à l’occasion des troubles qui éclatent immédiatement après la mort de Louis le Pieux, au début des années 840, montrant que les sources historiographiques alors produites distinguent assez nettement l’information avérée des bruits incontrôlables et diffus, sans doute parce que la rumeur, crainte par les clercs, est associée aux mauvaises nouvelles et aux diffamations. Les sources carolingiennes nous renseignent néanmoins sur le sujet, révélant parfois de véritables « guerres d’opinion » dans lesquelles le contrôle des informations et l’utilisation des rumeurs avaient un poids stratégique majeur.

18Ce contrôle de la rumeur et son utilisation au service des puissants préside aussi l’enquête menée par G. Lecuppre et É. Lecuppre-Desjardin. On quitte véritablement avec ces communications l’idée trop souvent ancrée d’une rumeur observée par les gouvernants comme un baromètre de l’opinion à la fin du Moyen Âge, pour voir dans la rumeur « une arme des princes au service de leur stratégie politique », presque un terrain d’affrontement dans les villes françaises, bourguignonnes et anglaises de la fin du XVe siècle, certains allant même jusqu’à acquérir une culture de la rumeur et de ses usages gouvernementaux. On est loin, à la veille de la Renaissance, du mépris longtemps prêté aux élites vis-à-vis de la rumeur supposée cantonnée aux petits. Cependant, nul besoin de toucher à l’extrême fin de la période pour voir les élites envisager la rumeur comme un moyen d’action politique à leur service.

19C’est bien là le fond du discours de M. Billoré au sujet des causes de l’avortement des projets de conquête de l’Angleterre fomentés par Louis de France au début du XIIIe siècle. Parmi les raisons expliquant cet échec, les sources historiographiques évoquent la diffusion rapide d’une rumeur révélant ses véritables projets : c’est ladite rumeur, née dans son entourage, qui aurait détourné de Louis ses partisans, en particulier les barons anglais, et les aurait conduits à resserrer leurs rangs derrière Henri III Plantagenêt. Cette explication n’a pas été prise au sérieux par tous les historiens qui se sont penchés sur l’épisode. Réalité ou fiction, cela n’empêche nullement de démontrer que les auteurs lettrés du XIIIe siècle étaient tout à fait capables de créer des rumeurs à dessein, envisagées à des fins stratégiques et visant, non pas l’élément populaire, mais un public aristocratique. De plus, impossible de nier que les élites, dès le XIIIe siècle au moins, n’hésitaient pas à justifier les retournements de situations difficiles à expliquer par le recours à la rumeur.

20L’instrumentalisation de la rumeur pour tenter de faire obstacle aux projets des puissants nous a conduit à nous interroger dans une troisième partie sur les rapports entre la rumeur et la haine : existe-t-il un lien entre la rumeur et le déclenchement de violences collectives ? Entre la rumeur et la création de groupes soudés, toute origine sociale et culturelle confondue, autour d’une haine en partage ou par la crainte de souffrir de la haine et d’une fama dégradée par les membres dudit groupe via la même rumeur ? Il s’agit bien ici de relier la rumeur à la définition d’une identité collective affirmée dans l’adhésion à des dire et à des actes dont le seul objet est de ne pas s’isoler, de ne pas s’inscrire en faux contre un groupe, contre une société.

21C’est sur ce terrain que nous entraîne l’article de L. Hablot centré sur les liens qui associent rumeur et emblème à la fin du Moyen Âge en temps de guerre civile, soucieux de montrer à quel point la devise est, comme d’autres signes, un réel outil de communication dans la société médiévale, au contact visuel de deux mondes, celui des élites qu’elle incarne et celui des petits, sensibilisé et réceptif au message qu’elle porte.

22E. Türk, montre, quant à lui, comment Guillaume de Longchamp (1191), ce chancelier du roi d’Angleterre, de modeste extraction et venu d’ailleurs, a été victime d’une rumeur instrumentalisée par les aristocrates de la cour qui, écartés injustement de la fonction, ont su se manifester à son encontre en créant un groupe solidaire, justifiant ses excès par sa mauvaise naissance, valorisant ainsi une identité à même de les conduire à gouverner.

23Très présente dans les milieux curiaux, la rumeur n’est pas non plus étrangère aux clercs. Les ecclésiastiques la craignent quand elle risque d’entacher leur réputation. Ils en manipulent la menace contre leurs adversaires, laïques et ecclésiastiques confondus. Ils en font une arme redoutable pour se défaire de ceux qui, conjoncturellement, incarnent un péril trop grand au sein même de l’Église et s’opposent surtout aux projets des groupuscules qui la dirigent à tour de rôle. Quel meilleur exemple, de ce point de vue, que l’affaire Hugues de Breteuil, un évêque de Langres capable, au milieu du XIe siècle, en plein « psychodrame grégorien », de faire déposer un abbé de son diocèse sur la foi de rumeurs calomnieuses, avant de subir, lui qui refusait de jurer devant le pape qu’il n’était pas simoniaque, la même sanction, sur la foi de rumeurs tout aussi irrationnelles et directement issues du cloître ? À travers les méandres de cette véritable caricature des luttes opposant les milieux grégoriens aux évêques « traditionalistes » du XIe siècle, A. Rauwel montre parfaitement comment « dans les milieux d’Église, se multiplient les rumeurs diffamatoires destinées à disqualifier adversaires et compétiteurs », une « activité de lettrés » dont les clercs sont familiers et qui fait figure d’« instrument de régulation » au sein même du monde ecclésiastique.

24Cette approche est confirmée par les commentaires proposés par M. Soria sur les discours de persuasion produits dans le schisme dit d’Anaclet, dans les années 1130-1138, en vue de faire triompher l’obédience d’Innocent II : ils témoignent d’une véritable capacité de manipulation de la rumeur par les ecclésiastiques du XIIe siècle. Les propagandistes du pape, saint Bernard en tête, jouent sur l’attachement des clercs à leur réputation de moralité qui est devenue le fondement même de leur insertion au sein de réseaux d’influence et d’amitié en dehors desquels ils ne sont rien. Au-delà même de l’orchestration de campagnes de calomnies, les Innocentins ne craignent pas d’exposer clairement aux hommes d’Église qu’ils se doivent d’adhérer et de relayer des rumeurs, même infondées, même auxquelles ils ne croient pas, s’ils ne veulent pas eux-mêmes en subir les effets et l’exclusion des cercles culturels, politiques, ecclésiologiques auxquels ils appartiennent. L’usage politique de la rumeur à des fins ecclésiales fonctionne à plein : elle soude, elle manifeste l’existence du groupe culturel et ses opinions en partage dans l’Église. Son contenu est secondaire et c’est bien, dans ce contexte, encore en tant que marqueur identitaire, pour leur propre usage, que les élites ecclésiastiques abordent la rumeur.

25Enfin, nos investigations ont porté sur les liens entre la rumeur et la construction ou l’entretien de réseaux, principalement dans le monde rural. En effet, en supposant que la rumeur et sa diffusion reposent autant sur la communication entre de nombreuses personnes que sur une certaine forme de crédulité de ces dernières, c’est-à-dire une capacité limitée à se montrer critique envers les informations qui parviennent jusqu’à leurs oreilles, les populations rurales, qui constituent l’essentiel des masses médiévales, ne peuvent échapper à ce phénomène populaire, plus souvent traqué dans les villes que dans les campagnes par les médiévistes. C’est avec cette idée que S. Boissellier ouvre ce quatrième volet de la réflexion par un bilan historiographique sur la circulation réticulaire de l’information en milieu rural, qui invite à reconsidérer le certain mépris exprimé par les lettrés vis-à-vis d’un peuple considéré comme « irrationnel, affectif et inculte », jugements, par conséquent, étendus à la communication verbale privilégiée par ces groupes enserrés dans un environnement à l’horizon plutôt étroit, mais au sein duquel la parole transmise exprime une forme de liberté de penser.

26La rumeur et sa diffusion en milieu rural ont été principalement révélées par l’étude des procès verbaux d’enquêtes administratives. C’est un exemple de ce genre que présente F. Boutoulle, lorsqu’il s’interroge sur la diffusion et la fonction d’une rumeur chez des paysans du Bordelais, au XIII siècle, à partir des propos consignés dans le procès-verbal d’une enquête commanditée par le roi d’Angleterre, Henri III, également duc d’Aquitaine, au sujet des excès de ses baillis en charge de l’Entre-deux-Mers bordelais. La rumeur semble courir chez les « bonshommes de l’Entre-deux-Mers », des élites rurales donc, associées à l’exercice du pouvoir et à l’encadrement de la paysannerie, et elle vise le sénéchal du roi accusé d’outrepasser ses droits et de critiquer le souverain lui-même. Cette étude montre bien que ce groupe de notables ruraux, jaloux de sa position politico-sociale souvent justifiée par des facteurs économiques, est animé par une forte conscience des enjeux politiques de son temps, qu’il se soucie de la défense de son rôle et use de la rumeur dans une logique identitaire ; celle-ci participe à manifester les craintes d’un groupe solidaire inquiet de la présence accrue des baillis et qui utilise les canaux de l’oralité pour faire entendre le point de vue commun. La rumeur révèle donc ici l’existence d’un groupe d’opinion au sein de l’élite rurale.

27À côté de ce type d’enquêtes, S. Boissellier attire aussi l’attention sur les interrogatoires sur la foi et les croyances, du moins par le biais d’écrits qui ne retranscrivent pas stricto sensu les paroles prononcées par les hommes ; les exemples pris dans le Portugal médiéval le montrent bien. Néanmoins, les écrits produits pour permettre, par exemple, la diffusion des cultes – comme les recueils de miracles – donc destinés à emprunter les canaux de la rumeur et basés sur le bruit de la capacité surnaturelle d’un corps, d’une relique, d’un lieu, sont eux-mêmes fondés sur les affirmations, invérifiables dans l’absolu et véhiculées oralement, librement, par ceux qui ont bénéficié des vertus miraculeuses d’un saint. Dans ce cas nul mépris, mais bien une réelle prise en compte par les autorités d’un « on dit populaire », dans lequel la source de l’information est diluée et l’adhésion populaire déterminante pour faire triompher une fama thaumaturgique, salvatrice.

28Le sens positif de la rumeur, partagée par le peuple des campagnes (et des villes) et relayée par les écrits des clercs, pour diffuser la réputation de sainteté d’un personnage, s’exprime parfaitement, comme le montre E. Bozoky, au sujet de la diffusion du culte des « martyrs de faits divers ». En effet, la littérature hagiographique reconnaît le rôle joué par la rumeur autant dans la construction de la fama de sainteté – tout au long du Moyen Âge – que dans les modalités d’assimilation de certains personnages aux martyrs de la foi, du fait des morts injustes – assassinats vengeurs pour des causes indues, brigandage au détour des chemins de pèlerinage par exemple – que l’élément populaire leur prête et diffuse oralement.

29Cette inventivité hagiographique peut aussi conduire, selon A. Wagner, à « calomnier les saints ». À travers toute une série d’exemples choisis en Lorraine et en Angleterre, les saints apparaissent comme victimes de « la rumeur médisante » que certains biographes tentent d’effacer en y répondant point par point. Il ne s’agit cependant plus ici d’inventions populaires mais d’enjeux de pouvoir, de protéger le succès et la domination cultuelle de quelques saints contre toute espèce de concurrence venue d’autres personnages porteurs de valeurs nouvelles ou incarnant un idéal susceptible de séduire le plus grand nombre. La rumeur mobilise alors toutes les craintes de la société pour faire du saint calomnié une sorte d’ennemi public. La rumeur défend les assises des croyances contre toute forme de perturbation, même venue d’une sainteté innovante.

30Le sort réservé à Herménégilde – fils révolté du roi arien wisigoth Léovigilde, arrêté et mis à mort sur l’ordre de son propre père –, dans l’historiographie et le monde des saints, confirme que la rumeur de sainteté, associée ici à celle du martyr politique, est manipulable à souhait par les détenteurs du pouvoir et leurs théoriciens. En effet, selon Th. Deswarte, la rumeur fugitive de sainteté d’Herménégilde, immédiatement relayée par l’historiographie, ne tarde pas à disparaître des écrits hispaniques tant qu’elle dessert les intérêts de la royauté wisigothique, avant de refaire une apparition, en tant que rumeur littéraire, lorsque les rois en ressentent de nouveau le besoin.

31Ce premier panorama des articles, rassemblés ici de façon thématique, n’est qu’une proposition d’un itinéraire de lecture, une invitation à embrasser l’ensemble du volume dans l’optique qui a été celle de l’ensemble des auteurs : observer le phénomène de la rumeur au travers de prismes vers lesquels les regards ne s’étaient pas toujours tournés.

Notes

1 Dérivé de rimur, du latin rumor, rumoris, voir la définition du Petit Robert, 2008.

2 J.-N. Kapferer, Rumeurs. Le plus vieux média du monde, Paris, 1987.

3 Voir par exemple le no spécial La rumeur de la revue Le genre humain, 5 (1982) ; P. Bourdieu, Ce que parler veut dire, Paris, 1982 ; F. Reumaux, « Rumor et opinio », Cahiers internationaux de sociologie, LXXXVI (1989) et Esquisse d’une théorie des rumeurs : analyses de quelques modèles sociologiques, Lille, 1990 ; F. Reumaux, La veuve noire. Message et transmission de la rumeur, Paris, 1996 ; Fumées sans feu, Actes du colloque de Liège sur la rumeur (14-15 octobre 1993), Bruxelles, 1994 ; La Renommée, no spécial de Médiévales, 24 (1993) ; La circulation des nouvelles au Moyen Âge, XXIVe congrès de la SHMESP (Avignon 1993), Paris, 1994 ; P. Froissart, La rumeur : histoire et fantasmes, Paris, 2002.

4 Cl. Gauvard, « Rumeur et stéréotypes à la fin du Moyen Âge », La circulation des nouvelles, op. cit., p. 157-177.

5 J. de Caluwé, « Introduction », Fumées sans feu, op. cit., p. 11-15.

6 A. Sauvy, De la rumeur à l’histoire, Paris, 1985.

7 J.-N. Kapferer, « L’entreprise, lieu naturel de rumeurs », ibid., p. 17-23 et Rumeurs, op. cit.

8 Ph. Contamine, « Introduction », La circulation des nouvelles, op. cit., p. 22-24.

9 Cl. Gauvard, « Rumeur et stéréotypes », ibid., p. 158.

10 Ibid.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search