1L’image de l’alchimiste implique d’emblée une idée de marginalité sulfureuse si l’on en croit sa fortune dans la littérature : c’est Prélati, l’âme damnée de Gilles de Rais, venu de la Florence du Quattrocento à l’invitation de Blanchet, le confesseur de Gilles et qui aide celui-ci à invoquer le diable auquel il sacrifie des enfants afin que Satan lui permette de découvrir la pierre philosophale¹. Huysmans, dans Là-bas² en écrit : « Ces sorciers étaient les plus exquis des scélérats » en même temps que « les plus sagaces des lettrés », thème repris par Tournier dans Gilles et Jeanne³. De même Claude Frollo dans Notre Dame de Paris⁴ est un alchimiste à l’aura redoutable.

2A mi-chemin de la magie et de la science, encore balbutiante, l’alchimie reste une discipline auréolée de mystère, fascinante et dangereuse particulièrement au xvi^e siècle, période choisie par Marguerite Yourcenar pour son roman L’Œuvre au noir⁵ dont le titre lui-même est une allusion directe au processus alchimique. Le personnage principal, Zénon, s’inspire d’ailleurs, de l’aveu de l’auteur dans ses Notes⁶, du personnage de Paracelse, le grand chimiste suisse allemand, notamment pour ses pérégrinations, réelles ou légendaires et son séjour en Orient. La crainte qu’inspire Zénon est liée à sa passion de la connaissance, condamnée comme conquête orgueilleuse par l’Église, car elle implique la maîtrise des secrets de la nature.

3L’alchimiste devenait tout naturellement astrologue lorsqu’il se mettait au service des princes, puisque conformément à la pensée analogique de l’époque⁷, macrocosme et microcosme entretenaient d’étroites correspondances. Zénon est fier d’appartenir à « cette industrieuse et agitée race des hommes qui domestique le feu, transforme la substance des choses et scrute le chemin des astres » (O. N., 52).

4Il est encore, en ces temps où les disciplines ne sont pas différenciées, médecin puis chirurgien puisque c’est par l’expérimentation, opposée à la scolastique, que s’affirme l’esprit scientifique en rupture avec la pensée médiévale. Or c’est, pour la voix publique, « ravaler la belle profession de médecin » que s’adonner « de préférence à l’art grossier de la chirurgie, salissant ainsi ses mains de pus et de sang ». (O. N., 77)

5La marginalité de Zénon est donc liée à des pratiques interdites de son temps, comme la dissection des morts, au fait qu’il côtoie la souillure, « le pus et le sang » mais aussi les pestiférés dont il est le médecin. Sa transgression, sur le plan philosophique, des valeurs religieuses de son temps lui fait mener une vie d’errant, voire de paria obligé de se cacher sous un nom obscur, signe de son exclusion. Mais, curieusement, ce marginal est recherché par les princes comme le roi de Suède ou la reine Catherine de Médicis, attirés par son savoir qui n’est pas loin d’être assimilé à la sorcellerie ou à la magie noire.

La passion de la connaissance

6Nous nous intéresserons d’abord aux origines puis à l’éducation de Zénon, à sa passion de la connaissance qui va faire du neveu d’un riche marchand des Flandres, banquier des princes, un marginal. Zénon naît en 1510. Fils d’un prince de l’Église d’origine florentine qui avait brillé à la cour des Borgia et de la sœur de Juste Ligre, marchand de Bruges, à l’opulence princière, « Zénon grandit pour l’Église ». C’est que « la cléricature restait pour un bâtard le moyen le plus sûr de vivre à l’aise et d’accéder aux honneurs » (O. N., 34). La marginalité de Zénon, c’est d’abord sa bâtardise qu’il partage d’ailleurs avec d’autres personnages réels de renom, tel Erasme, « fils d’un homme d’Église et d’une bourgeoise de Rotterdam, commençant sa vie sous l’habit d’un moine augustin », comme le rappelle Marguerite Yourcenar dans ses Notes (O. N., 454).

7La rage de savoir qui habite Zénon n’est tolérable, aux yeux de son oncle, que chez un apprenti prêtre, ce qui explique aussi le choix d’une éducation orientée vers la carrière ecclésiastique. Zénon apprend le latin, le grec, l’alchimie auprès du chanoine de saint Donatien à Bruges, les sciences dans l’Histoire naturelle de Pline. Mais « il s’aperçoit vite que les livres divaguent et mentent comme les hommes » (O. N., 35). Son goût de l’expérimentation, méprisée alors par la scolastique qui développait un enseignement oral et livresque, l’amène à fréquenter le barbier Jean Miers, habile pour la saignée, et que l’on soupçonnait de disséquer les morts. N’oublions pas qu’Ambroise Paré fut d’abord barbier avant d’être chirurgien renommé et que Rabelais fut clerc avant de s’adonner à la médecine et de se livrer peut-être, lui aussi, aux pratiques interdites de la dissection. Le tabou du sang et de la mort, ajouté à l’interdit religieux, explique la marginalisation dans laquelle furent tenus d’abord les barbiers chirurgiens. Zénon est, dès son adolescence, la victime de ces préjugés, comme le souligne une anecdote :

Zénon prit sur soi de saigner un fermier atteint d’un coup de sang, au lieu d’attendre l’incertain secours d’un barbier. Le chanoine Campanus déplora cette indécence⁸ (O. N., 49).

8Le « silence haineux » de Zénon répond à ces paroles qui stigmatisent comme dégradant un geste qui sauve. Son mépris et sa révolte sont les premiers signes de sa rupture avec le milieu qui l’entoure. Cette rupture s’affirme encore lors de la révolte des ouvriers inquiets de perdre leur travail après l’invention des premiers métiers à tisser. L’esprit créatif, porté à l’expérience, de Zénon le conduit à la réalisation de ces machines, travail d’ingénieur qui rappelle celui de Léonard de Vinci dont les maquettes sont exposées au Clos Lucé, à Amboise. L’esprit critique et contestataire de Zénon s’affirme dans ces recherches :

L’étudiant prétendait rapporter de l’officine ou de l’atelier de quoi infirmer ou confirmer les assertions de l’école. (O. N., 36)

9Zénon remet ainsi en cause les dires de Platon, d’Aristote, de Tite Live. Les héros de Plutarque qu’il lit conjointement aux Évangiles le confortent dans sa volonté prométhéenne « d’être plus qu’un homme » (O. N., 18) :

L’audace de l’esprit et de la chair les avait menés aussi loin et aussi haut que la continence et le jeûne qui conduisent, dit-on, les bons chrétiens à leur ciel. (O. N., 38)

10Cette affirmation de soi quasi nietzschéenne marque sa rupture avec la morale chrétienne qui prône l’effacement et l’humilité. Zénon s’inscrit pourtant à l’école de théologie de Louvain où il jouit bientôt d’un prestige extraordinaire :

Les adeptes de Nicolas Flamel reconnurent bientôt dans l’écolier frileux, toujours assis à lire sous le manteau de la cheminée, les signes d’une préoccupation alchimique. (O. N., 39)

11Une société d’esprits inquiets ouvre ses rangs pour l’accueillir mais son impatience ne tarde pas à se manifester à l’égard de l’enseignement médiéval livresque :

Peu à peu ce dédain s’étendit à ses amis cabalistes eux-mêmes, esprits creux, gonflés de vent, gavés de mots qu’ils n’entendaient pas en les régurgitant en formules. (O. N., 39)

12Cette formation de Zénon est, somme toute, classique comme le montre le rapprochement avec l’itinéraire de Claude Frollo, personnage de Notre Dame de Paris de Victor Hugo. L’époque est sensiblement la même à un demi-siècle d’écart près, puisque Claude Frollo est confronté, en 1466, à une grande peste qui le laisse orphelin à dix-huit ans. Il est donc né en 1448. Claude Frollo est, lui aussi, voué dès l’enfance, à l’état ecclésiastique et connaît la passion de la connaissance. Après la théologie et le droit, il se jeta « sur la médecine et sur les arts libéraux. Il étudia la science des herbes, la science des onguents. Il devint expert aux fièvres et aux contusions, aux navrures et apostumes. Jacques d’Espars l’eût reçu médecin physicien, Richard Hellain, médecin chirurgien. Il parcourut également tous les degrés de licence, maîtrise et doctorerie des arts. Il étudia les langues, le latin, le grec, l’hébreu (…) C’était une véritable fièvre d’acquérir et de thésauriser⁹ ».

13Cette passion de connaître l’amène, comme Zénon, « à cette table mystérieuse des alchimistes, des astrologues, des hermétiques, dont Averroès, Guillaume de Paris et Nicolas Flamel tiennent le bout dans le Moyen Âge et qui se prolonge en Orient aux clartés du chandelier à sept branches, jusqu’à Salomon, Pythagore et Zoroastre ». (O. N., 218)

14Comme ce sera le cas pour Zénon, la rumeur publique va développer une image inquiétante qui marginalise l’alchimiste, l’entoure d’une aura redoutable, « Voilà l’archidiacre qui souffle, l’enfer pétille là-haut », disent « les bonnes femmes » lorsqu’elles aperçoivent dans la cellule de Claude Frollo, au haut des tours de Notre Dame, une « clarté rouge, intermittente, bizarre, qui semblait suivre les aspirations haletantes d’un soufflet et venir plutôt d’une flamme que d’une lumière ».

15Le narrateur observe qu’il « n’y avait pas dans tout cela, après tout, grande preuve de sorcellerie » mais « cela n’empêchait pas l’archidiacre d’être considéré par les doctes têtes du chapitre comme une âme aventurée dans le vestibule de l’enfer, perdue dans les antres de la cabale, tâtonnant dans les ténèbres des sciences occultes¹⁰ ».

16Malgré son renom « formidable », l’archidiacre est soupçonné de sorcellerie, c’est un « magicien ».

La rupture

17La rumeur publique s’empare également de Zénon, après l’affrontement avec Perrotin, lors de la révolte des ouvriers des métiers à tisser, ce qui entraîne son départ et fait définitivement de lui un homme en marge, un errant en rupture avec l’Église et son milieu d’origine.

18Ce départ n’est pas pour autant une fuite. Le meurtre de Perrotin ne fait que le précipiter. Zénon n’est en effet pas plus compris des ouvriers qui éprouvent de la crainte devant « un garçon qui parle latin et lit dans les astres » (O. N., 47) que par son oncle, Juste Ligre qui regarde « le clerc » avec condescendance et le tourne en dérision comme « songe-creux », « un benêt qui ne connaît que ses livres » (O. N., 63). Zénon finit par éprouver « le dégoût de l’épaisse opulence qui l’entourait » (O. N., 53). Il se sent plus proche des pauvres charbonniers qu’il découvre en s’aventurant plusieurs jours dans la forêt d’Houthuist. Ces marginaux qui vivent hors du temps comme des anachorètes, ont à ses yeux la noblesse de qui « domestique(nt) le feu et transforme(nt) la substance des choses » (O. N., 52). « Le compagnon du feu » (O. N., 63) périphrase qui désigne Zénon et souligne sa vocation d’alchimiste, se sent en affinité avec ces « maîtres et serviteurs du feu (O. N., 51) malgré leur extrême dénuement.

19C’est que Zénon lui-même est un être de feu : « le feu de ses prunelles sombres fascinait et déplaisait tout ensemble »… « Sa voix coupante faisait peur ». Le meurtre de Perrotin qui avait juré de se venger de Zénon est la conséquence de cette violence intérieure qui, après l’attaque dont Zénon sort vainqueur, le met hors la loi et le jette sur des routes dangereuses :

Il n’expliqua ni d’où il venait ni où il irait, ni de quelle échauffourée ou de quel guet-apens il sortait, ni quel dégoût l’écartait d’une existence doctorale, fourrée d’hermine et d’honneurs, ni quels desseins secrets l’entraînaient sans équipage sur des routes peu sûres. (O. N., 71)

20Son départ sonne comme un défi ainsi que le montrent ses dernières paroles où s’affirme sa dissidence religieuse :

Si le curé votre oncle qui me soupçonne d’athéisme s’inquiète encore de mes opinions, vous lui direz que je professe ma foi en un dieu qui n’est pas né d’une vierge, ne ressuscitera pas au troisième jour, mais dont le royaume est de ce monde. (O. N., 72)

21Zénon ne croit plus aux dogmes de la religion catholique. Il devient « l’aventurier du savoir » (O. N., 18) et son déguisement en pèlerin comme sa « précipitation farouche » (O. N., 15), lorsqu’il rencontre son cousin Henri Maximilien, disent assez qu’il se cache, devient l’homme de l’ombre, insaisissable, un marginal à la limite de l’exclusion. Il se tourne alors résolument vers l’alchimie. Le chanoine Bartholommé Campanus a correspondu avec l’abbé de saint Bavon qui l’a disposé à faire part de ce qu’il savait en matière d’alchimie à Zénon : « notre bon oncle, ce fade idiot (qui) parfois s’aventure par mégarde sur les limites interdites » (O. N., 17) observe ironiquement Zénon, très conscient du caractère dangereux de cette voie.

22La rumeur raconte ensuite que Zénon s’est tourné vers la médecine et la chirurgie, pratiques suspectes aux yeux de l’Église, « dans cette rue de la Bûcherie, à Paris, où les étudiants dissèquent en secret les morts et où se prennent comme un mauvais air le pyrrhonisme et l’hérésie ». (O. N., 75)

23Le chapitre « La Voix publique » souligne la réprobation qui accompagne désormais le dissident qui, à l’Université de Montpellier, aurait « renoncé aux titres sur parchemin en faveur de la seule pratique expérimentale, dédaignant à la fois Galien et Celsus » (O. N., 75) médecins renommés de l’antiquité.

24On lui attribue toutes sortes de pratiques transgressives, allant jusqu’au crime : ce « magicien séducteur de femmes » est accusé du meurtre d’un jeune garçon dans une « hôtellerie fréquentée par des gens sans aveu » où l’on peut reconnaître quelques métiers marginaux de l’époque tel celui d’« usurier suspect de judaïsme » (O. N., 75). Les expériences sur la circulation du sang (qui rappellent celles de Michel Servet, mort sur le bûcher à Genève) deviennent, dans la rumeur, des pratiques criminelles comme « celle d’une opération ayant pour but de transvaser du sang frais (de l’enfant assassiné) dans les veines d’un riche Hébreu malade » (O. N., 76) ; on retrouve là des relents d’antisémitisme.

25Le texte dénonce ces calomnies en soulignant les incertitudes, les contradictions, voire ouvertement le mensonge de tels propos : « des gens revenus de longs voyages et de plus longs mensonges prétendirent… »

26Les inventions de l’ingénieur sont de même présentées comme « funestes » ou inspirées par une basse vénalité (alors que Zénon a quitté volontairement une situation très confortable par désir de connaître).

27L’ironie de ce texte consiste à mettre au compte des hardiesses les plus choquantes le fait de se livrer à « l’art grossier de la chirurgie » (O. N., 77). Sont mentionnées les « guérisons inespérées » au cours d’une épidémie de peste, attribuées à Zénon devenu « thaumaturge », faiseur de miracles pour la circonstance - lui qui n’y croit pas - et donc encore suspect de sorcellerie.

28Quand il se souvient des accusations portées contre lui comme sodomite et sorcier, Zénon observe : « il avait été à ses heures l’un et l’autre, mais les mots ne correspondent pas aux choses ; ils traduisent seulement l’opinion que le troupeau se fait des choses » (O. N., 225).

29La marginalité de Zénon est donc liée à une activité suffisamment importante pour susciter la peur autant que l’admiration. L’incompréhension et la malveillance ne cessent de s’amplifier à son égard : en cette période charnière entre le Moyen Âge et les temps modernes où les valeurs médiévales fondées sur les dogmes religieux sont encore toutes puissantes face à la libre pensée, à l’individualisme, à l’esprit critique et scientifique qui vont s’affirmer avec la Renaissance, le fossé s’élargit entre le savant et la communauté attachée à ses préjugés. La quête prométhéenne de l’alchimiste chirurgien heurte de plein fouet les tabous de celle-ci à l’égard du corps, du sang, de la mort et de la connaissance expérimentale. L’affrontement et la mort héroïque ne peuvent qu’être les conséquences de ce tragique quiproquo.

Marginalité de Zénon, alchimiste, astrologue, médecin des pauvres et des pestiférés

30« Médecin, alchimiste, artificier, astrologue, Zénon avait porté bon gré mal gré la livrée de son temps » (O. N., 223), écrit Yourcenar. Zénon a exercé la « profession de médecin » et « l’art de la chirurgie ». Le mot physicien, employé quand il est « appelé en consultation à Gênes par Joseph Ha-Cohen, physicien privé du Doge » a le sens de médecin, sorti d’usage en 1594, mais encore attesté par l’anglais : « physician ». Si la physique désigne « la science de toute la nature matérielle », au Moyen Âge, depuis le xii^e siècle, le mot physicien signifie médecin et ne prendra le sens moderne qu’au xviii^e siècle¹¹. Cependant, c’est cette activité moderne que préfigure Zénon lorsqu’il est accusé d’avoir inventé « la recette du feu grégeois » employé à Alger par le pacha Khereddin Barberousse en 1541 et qui l’aurait enrichi (O. N., 76). Il y a bien ici l’idée de rémunération gratifiante pour une compétence technique qu’impose le mot métier, métier d’ingénieur dirait-on aujourd’hui.

31Quant au métier d’astrologue, il est lié à celui de médecin comme il apparaît dans la conversation avec Catherine de Médicis qui cherche un homme apte à « médicamenter les jeunes princes et à prédire l’avenir » (O. N., 182). « L’homme médiéval pour qui la maladie est une épreuve dont Dieu (ou Satan) est le maître, s’adresse à l’alchimiste ou à l’astrologue¹², nous dit le dictionnaire Robert qui précise encore :

L’astrologie signifie « étude des astres », que cette étude soit descriptive ou scientifique, ou qu’elle prétende aboutir à des connaissances et à des prédictions concernant la vie humaine que l’on suppose être dirigée par les astres ou en relation avec eux¹³.

32Cette ambiguïté est perceptible dans l’emploi du mot à l’époque de Zénon, l’évolution ultérieure accentuant le sens second et l’opposant au terme astronomie, plus scientifique. Le mot alchimie connaîtra une évolution analogue évoquant tantôt des pratiques pré-chimiques liées à la transmutation des métaux, tantôt un savoir ésotérique¹⁴ , sens qui prévaudra ultérieurement et opposera l’alchimie à la chimie moderne. Le mot est encore synonyme de chimie en français classique.

33Zénon doute de l’efficacité de l’astrologie et ne s’en cache pas devant Catherine de Médicis :

Votre Majesté sait comme moi que l’avenir est gros de plus d’occurrences qu’il n’en peut mettre au monde […] Je n’ai jamais vendu au marché des catastrophes et des bonheurs accouchés d’avance. (O. N., 183)

34Il exprime clairement ses doutes à Henri Maximilien :

Paracelse et son système des signatures m’avaient paru ouvrir à notre art une voie triomphale ; ils ramenaient en pratique à des superstitions de village. L’étude des horoscopes ne me semblait plus aussi profitable qu’autrefois pour le choix des remèdes et la prédiction des accidents mortels ; je veux bien que nous soyons de la même matière que les astres ; il ne s’ensuit pas qu’ils nous déterminent et puissent nous incliner. (O. N., 149)

35Zénon est doublement marginal puisqu’il se défie des pratiques, marginalisantes, qui inspirent la crainte mais auxquelles il convient de croire.

36H. Maximilien rencontre à Innsbrück un Zénon inquiet, las de ses errances qui en font un être mystérieux et suspect, traqué par l’Inquisition. Plus qu’un marginal il apparaît désormais comme un exclu et c’est, caché sous le nom obscur de Sébastien Theus, qu’il va se rendre invisible dans la ville même où il est recherché. Zénon est bien, ici, conforme à l’image de l’alchimiste décrit dans l’article de l’Encyclopaedia Universalis consacré à l’alchimie :

Les alchimistes ont formé, en marge de l’histoire, un groupe humain peu nombreux, souvent suspect, ayant son jargon, son code et ses signes, ses mythes et ses mystères. Ils se cachaient dans les ermitages, dans les montagnes ou dans les déserts. Parfois errants, ces solitaires aimaient se prétendre « des habitants de l’univers », des « cosmopolites », rompant ainsi le pacte social sacro-saint du domicile fixe et de l’état civil.

37Malgré son désir d’éviter l’affrontement, longtemps retardé, Zénon, compromis par son amitié avec de jeunes moines libertins, est arrêté, ce qui rend inéluctable la confrontation ouverte avec l’Église de son temps. Il y a de l’héroïsme dans la marginalité assumée de Zénon, d’abord dans ce métier au service des plus pauvres, des persécutés comme Hans, des pestiférés qu’il soigne au péril de sa vie, ensuite dans son refus de toutes les compromissions et de tous les reniements qui lui éviteraient d’être condamné au bûcher. L’alchimie, plus qu’un métier, est ici une philosophie à la recherche du Grand Œuvre et de la perfection. Il accède par son sacrifice à une dimension héroïque et surhumaine.

38Il semble bien, en effet, que Zénon atteigne l’œuvre au rouge, dernière étape de la transmutation alchimique qui prend ici une dimension mystique (la transmutation des métaux correspondant à la transmutation de l’homme). La description du suicide de Zénon, loin de terminer l’œuvre sur une note pessimiste, montre une plénitude, une illumination suggérant l’accession de l’initié, délivré, à un autre monde et sa fusion dans le grand tout. Il affirme ainsi la liberté absolue de l’esprit vainqueur de la mort.

39Yourcenar offre une image très positive de l’alchimiste, longtemps confondu avec l’occultiste, le magicien ou le sorcier. Zénon est un créateur et un savant qui s’oppose à l’image sulfureuse qu’en donne Hugo, avec Claude Frollo (comparé à Faust vendant son âme au diable) et resté de ce fait plus proche du Moyen Âge dans Notre Dame de Paris. C’est une image christique qu’évoque, chez Zénon, son oubli de soi et de la gloire, son total dévouement à la cause des plus déshérités. Mircea Eliade écrit : « Un disciple de Paracelse affirme que les alchimistes sont des hommes saints¹⁵. »

40Remarquons que cette marginalité de Zénon par rapport à la mentalité de l’époque, reflet de « l’opinion que le troupeau se fait des choses », est représentative de l’esprit de la Renaissance : l’activité de Zénon est une synthèse de celles des grands esprits du xvi^e siècle qui associaient médecine, chirurgie, alchimie, astrologie et philosophie. Zénon participe à l’élaboration de l’identité de l’homme de la Renaissance, identité qui se dit par un refus.