Conclusion. Les cercles de l’acte créateur : le cinéma et les arts à la croisée de leur regard
p. 229-234
Texte intégral
« Mais, pour l’artiste qui crée une image en la tirant du fond de son âme, le temps n’est plus un accessoire. Ce n’est pas un intervalle qu’on puisse allonger ou raccourcir sans en modifier le contenu La durée de son travail fait partie intégrante de son travail.
La contracter ou la dilater serait modifier à la fois l’évolution psychologique qui la remplit et l’invention qui en est le terme. Le temps d’invention ne fait qu’un ici avec l’invention même. »
Henri Bergson 1
1Je voudrais rapidement proposer une réflexion conclusive visant à mettre en lumière les principaux acquis de cet ouvrage tout entier développé sous un titre anti-bergsonien (parce que pour Bergson le cinéma n’est qu’un artifice comparable à ceux de notre intelligence et de notre savoir2) mais que Gilles Deleuze nous a appris à considérer, plus profondément encore, comme tout à fait bergsonien. Mes réflexions vont se développer de manière à fermer le cercle que l’introduction avait commencé de construire. Mais je voudrais que ce cercle soit un cercle ouvert et qu’il soit donc un cercle de cercles visant à montrer, moins des pensées ou des thèses fixées, que des processus susceptibles de développements, d’inventions et de progrès. Pour ce faire, une double question se doit d’être reposée : que nous apprend le cinéma sur l’acte créateur ? Pourquoi le cinéma jette-t-il une lumière particulièrement accrue sur l’acte de création des autres arts et du sien propre ? Cinq cercles peuvent être envisagés à titre d’hypothèse et pour nourrir de futures recherches.
Le cercle de la réflexion
2L’ouvrage a fait travailler la réflexivité de l’art à partir d’une mise en abyme de l’œuvre ou d’une circularité de l’œuvre avec elle-même, œuvre qui tente de penser, par ses moyens propres, ses opérations et sa genèse. L’ouvrage a ainsi pu vérifier ce que les grands artistes (Claudio Monteverdi, Nicolas Poussin, Stéphane Mallarmé, Gustave Flaubert, Francis Bacon, Jean-Luc Godard…) savent depuis toujours, à savoir qu’une œuvre pleinement accomplie ne peut pas l’être sans avoir réfléchi sur les mouvements par lesquels elle surmonte les obstacles qui l’inquiètent, la déstabilisent et même la défont : le désordre, l’opacité, le bruit, le silence, l’effacement, la disruption temporelle ou spatiale. Dans l’art en son moment classique, l’œuvre a résorbé les traces de ce surmontement de manière à résoudre, à la fin, toutes ses dissonances qui l’ont rendue possible, et donc de constituer un monde parfait. Dans l’art en son moment moderne au contraire, l’œuvre laisserait visibles et vives ces traces de façon à laisser voir le processus problématique de la création ou de la production (poiésis) ; de façon aussi à ouvrir le monde de l’œuvre à l’inachevé, à l’imparfait et à la co-responsabilité du lecteur, de l’auditeur ou du spectateur qui doivent produire avec l’œuvre ouverte ce que Maurice Blanchot appelait un « entretien infini ». Sur deux modes différents donc, l’œuvre d’art est le résultat d’une temporalité, d’un travail, d’un doute nécessairement inquiétant. Elle n’est pas un produit fini sorti tout armé d’une contemplation fulgurante (théoria). « Il y a du travail dans l’œuvre ; il y a un travail de l’œuvre3. » Cela signifie plusieurs choses : que l’œuvre demande décision et délibération ; qu’elle implique des efforts d’organisation ou d’information d’une matière ; qu’elle est irréductible à une pure pensée subjective, intérieure, une inspiration ou un don ; qu’elle n’est pas ineffable parce qu’elle relève de structures et de méthodes ; qu’elle est un résultat et non un retour à l’origine ; qu’elle est enfin un ensemble de médiations et non un dévoilement fulgurant. Le cinéma qui agit sur le strict plan de l’immanence d’images matérielles nous délivre ainsi de la tentation de l’immédiateté, de l’indicible et du souffle qui ne se soutient que d’une onto-théologie. Celle-ci n’a, pour nous, plus aucun sens.
Le cercle de l’intérieur et de l’extérieur
3Les études qui précèdent ont montré que le cinéma semble pris dans une ambivalence qui fait sa spécificité et sa précision quant à sa capacité à explorer l’acte créateur. D’une part, sa nécessité technique d’être un enregistrement mimétique et photographique en mouvement de choses ou de corps eux-mêmes en mouvement l’amène à prendre, par nature, « le parti pris des choses » pour employer l’expression de Francis Ponge, le parti pris des corps. L’univers du cinéma est réaliste et sans doute matérialiste comme nous l’avons rappelé en introduction et comme l’a excellemment dit Erwin Panofsky4. L’œuvre vient moins de l’interprétation du monde qui est dans l’esprit que de la manipulation des objets physiques et du matériel d’enregistrement. La matière des films est la réalité physique elle-même. Mais d’autre part, comme au cinéma le regard du spectateur et l’espace de l’œuvre sont foncièrement mobiles5, comme ce ne sont pas seulement les corps qui se meuvent, mais l’espace lui-même qui s’agite, ce dernier se temporalise profondément de manière à rendre le cinéma capable de projeter le contenu de la pensée directement sur l’écran comme si c’était la réalité même. Matérialiste, le cinéma est donc tout aussi bien psychologiste. Art du temps c’est-à-dire de la substance même de notre vie intérieure, art où tout (même les choses) ont une valeur psychologique, le cinéma est un art de la subjectivité qui engendre comme une musique concrète.
4Cela explique que le cinéma puisse explorer et articuler les deux grandes modalités de la création telles que la pensée grecque en a fourni, depuis fort longtemps, les paradigmes. 1) Selon un paradigme plutôt plotinien c’est-à-dire néoplatonicien, créer, c’est opérer du haut vers le bas ; c’est partir d’une idée que l’artiste projette dans la matière ; c’est disséminer une idée simple dans la multiplicité des parties de l’œuvre. Cette façon de penser l’acte créateur sur le mode d’une diffusion, d’une procession, d’une diffraction ou d’une explosion se retrouverait chez Arthur Schopenhauer, chez Félix Ravaisson, chez Henri Bergson ou chez Gilles Deleuze. Tous considèrent à des titres divers et selon des présupposés différents que la création est une opération de fragmentation relevant d’une sorte de pyrotechnie dont nous avions trouver trace (dès notre introduction) chez Paul Klee et que l’on retrouverait aussi chez de nombreux poètes, peintres ou musicien. 2) Selon un paradigme plutôt aristotélicien cette fois, créer, c’est opérer du bas vers le haut ; c’est partir des objets ou des corps physiques eux-mêmes pour assembler un monde ordonné et pensé ; c’est organiser une multiplicité pour s’élever à l’unité. La création est cette fois-ci comparable à un agencement ou une mise en relation déterminée de parties comparables alors aux organes d’un être vivant ou à ceux d’une machine (le double modèle biologique et mécanique se trouve dans la Poétique d’Aristote). Le montage cinématographique qui semble être l’opération principale du film n’est-il pas au croisement de ces deux modalités et ne fait-il pas du cinéma un art particulièrement apte à comprendre l’œuvre d’art (celle des autres arts et les siennes propres) à la fois comme jaillissement et organisation ?
Le cercle de l’objet et de l’événement
5Ce que le cinéma nous permet de mieux comprendre, c’est que l’œuvre d’art est circulairement un objet et un événement : un objet agencé, instauré et comme machiné par les artifices et les conventions ; un événement qui assure à cet objet son inscription dans le temps et dans un présent vivant qui est celui du processus d’émergence de l’œuvre et celui de sa rencontre avec un public. Cette double inscription dans le temps vaut pour les arts autographiques comme la peinture. Elle vaut encore plus pour les arts allographiques qui sont des arts « à deux phases » comme dit Goodman6 dont la seconde est l’exécution à la fois fidèle, originale et démultipliée. Par sa capacité à enregistrer, le cinéma met au jour la force et la faiblesse de la performance7 en laquelle les œuvres allographiques acquièrent une plénitude ontologique que le tableau possède dès le regard silencieux : a) une faiblesse parce que l’enregistrement manifeste paradoxalement l’éphémérité de la présence de l’œuvre accomplie ; b) une force parce que l’œuvre accomplie renvoie aussi à une forme idéale8, celle de la partition ou du manuscrit qui résistent à toutes les destructions de la présence de la performance présente. Le cinéma enregistre et pérennise la précarité de la performance : il transforme la performance en objet et possède en retour la capacité à transformer l’objet en performance, c’est-à-dire à fragiliser l’œuvre achevée en la ramenant à ces moments où elle hésite et est encore contingente ou incertaine. Le cinéma transforme ontologiquement l’œuvre dont on peut répéter indéfiniment la même interprétation et dont on peut au contraire briser la plénitude finale. En fixant le happening de l’œuvre (happening entendu au sens strict d’un advenir nouveau et original, au sens d’une improvisation) ou en temporalisant le monument immobile qu’inversement elle peut être, le cinéma met au jour les aspects de re-création des arts. Il met au jour qu’il est lui-même un art de la re-création au sens où en enregistrant, il interprète et met plus dans l’œuvre cinématographique que ce qui est inscrit dans la partition, que ce que le musicien exécute et que ce que l’artiste a lui-même pensé originairement.
Le cercle de l’originalité et de l’exemplarité
6Filmer l’acte de création montre que, pour s’accomplir, la création doit engendrer, non pas un produit inerte, pur reflet du créateur, mais une puissance de création. L’œuvre créée développe sa propre puissance créatrice9 et appelle une autre création que le cinéma, mais aussi tout autre art, peuvent développer. Ce que notre livre a montré, c’est que tout acte créateur produit un accroissement de la créativité qui produit lui-même une joie en un sens strictement spinoziste, au sens de ce sentiment d’augmentation de notre puissance d’agir et du passage à une plus grande perfection10. Ceci nous fait comprendre que les meilleurs films ne sont pas ceux qui racontent une histoire ou une anecdote11 qui pourrait expliquer telle ou telle œuvre. Qu’ils ne sont pas non plus ceux qui captent l’œuvre toute faite ou ceux qui la miment. Les meilleurs films sont ceux qui créent une œuvre cinématographique « pure » si l’on peut dire ; une œuvre sur une autre œuvre en train de se constituer. Ce faisant, ces films rendent raison à Kant qui disait que l’œuvre de génie est à la fois et très paradoxalement exemplaire et originale12, puisque c’est la puissance d’agir de l’œuvre initiale que le cinéma reprend, amplifie et exhausse en un mouvement circulaire et ascendant. Ce mouvement spiralaire est bien un geste d’imitation, mais non au sens de reproduction, non au sens de représentation, non au sens d’expression, mais au sens d’émulation : au sens où ce qui est imité est moins un modèle fixe qu’une productivité, qu’un geste d’instauration qui suscite une autre instauration.
Le cercle de l’altérité des arts
7Enfin et en conséquence, les articles qui précèdent ont mis en lumière un dernier cercle : celui, le plus évident, du cinéma et des autres arts. Par lui, le cinéma n’est pas seulement le microscope qui permet d’examiner l’acte créateur dans les autres arts. Car, par ce cercle, ce sont aussi et inversement les autres arts au travail qui l’éclairent et qui deviennent chacun des microscopes permettant de mieux saisir l’acte créateur cinématographique comme l’enchaînement paradoxal d’un acte de fragmentation et d’agencement. Il y a donc eu, dans toutes les études, la mise en lumière d’une bonne altérité des arts les uns par rapport aux autres, c’est-à-dire comme nous l’avions annoncé dans notre introduction, une sorte d’entre-expression en laquelle ils se distinguent mais sont capables de dialoguer à partir de leurs différences et de leurs étrangetés mêmes. Sans doute le cinéma a-t-il enveloppé tous les arts ; mais dans cet enveloppement sans doute aussi a-t-il mis en évidence sa propre altérité c’est-à-dire sa picturalité, musicalité, théâtralité, littérarité, etc., sans lesquels vraisemblablement il n’aurait pas ni d’intelligibilité ni d’existence pour se mesurer et s’effectuer. Du côté du cinéma qui envisage les autres arts comme du côté des autres arts qui envisagent le cinéma, on a pu mesurer comment chaque artiste ne peut créer qu’en effectuant une double opération : a) qu’en mettant à l’intérieur de l’œuvre le mouvement contradictoire ou négatif par lequel l’œuvre ne cesse de se scinder et de se déporter hors d’elle-même ; b) qu’en mettant à l’intérieur de l’œuvre le travail créateur qui est lui-même travaillé et créé par les œuvres précédentes que ce travail a activement choisies ou élues afin de se laisser influencer par elles. Car l’influence n’est pas, comme on pourrait le penser rapidement, un simple mécanisme causal : elle est un travail par lequel l’œuvre influencée fait le choix et décide volontairement de ses influences.
8Ce sont ainsi ces deux opérations d’intériorisation qui rendent l’acte de création, non à son mystère, mais à sa difficulté, à son aspect problématique, à son doute et à son étonnement13 fondamentaux que notre ouvrage n’a jamais cessé d’évoquer. Or n’oublions pas, afin de terminer cette rapide récapitulation, que, comme le dit Stéphane Mallarmé :
« Évoquer […] comporte tentative proche de créer […]14. »
Notes de bas de page
1 Henri Bergson, L’évolution créatrice, PUF, 1959, p. 783.
2 Henri Bergson, L’évolution créatrice, chapitre iv, « Le mécanisme cinématographique de la penée et l’illusion mécanistique », op. cit., p. 725 et suiv.
3 Michel Guérin, Qu’est-ce qu’une œuvre ?, Actes Sud, 1986, p. 22.
4 « C’est le cinéma, et seulement le cinéma, qui rend justice à l’interprétation matérialiste de l’univers qui, que nous y adhérons ou pas, imprègne la civilisation contemporaine […]. C’est avec des choses et des personnes réelles, pas avec une matière neutre, que le cinéma façonne une composition dont le style et, à l’occasion, l’aspect fantastique ou éminemment symbolique viennent moins de l’interprétation du monde qui a germé dans l’esprit de l’artiste que de sa manipulation des objets physiques et du matériel d’enregistrement. La matière des films est la réalité physique en tant que telle […]. » Erwin Panofsky, « Style et matière du septième art », Trois essais sur le style, trad. B. Turle, Le Promeneur, 1996, p. 140. La suite de cette citation ce trouve dans l’introduction du présent ouvrage, infra, p. 15.
5 Erwin Panofsky, op. cit., p. 113.
6 Nelson Goodman, Langages de l’art, trad. fr., Les éditions Jacqueline Chambon, 1990,p. 148.
7 Voir Stephen Davies, Musical Works and performances, Clarendon Press-Oxford, 2001.
8 Voir Gérard Genette, L’œuvre de l’art, 1994, Seuil, tome 1 Immanence et transcendance, « Introduction ».
9 Michel Guérin, op. cit., p. 27.
10 Spinoza, Éthique, III, prop. 2.
11 C’est l’abolition de l’histoire qui libère l’image-temps de ce que Deleuze appelle un cliché. L’Image-temps, op. cit., p. 31-35.
12 Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, § 46 « Les beaux-arts et les arts du génie ».
13 Étonnement qui vaut pour nous comme pour les artistes, s’il est vrai comme le dit Alain que si les artistes nous étonnent, c’est parce qu’ils s’étonnent d’abord eux-mêmes.
14 Mallarmé, Magie, dans Œuvres complètes, tome 2, biblio. de la pléiade, Gallimard, 2003, p. 251.
Auteur
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