Introduction
p. 9-14
Texte intégral
1Ce livre s’insère dans une série d’emboîtages contextuels. D’une manière générale, le succès de toutes les postures évaluatives dans les organisations, le règne de l’évaluation des politiques publiques sous toutes ses formes, le moment « Révision générale des politiques publiques », déjà oublié et clos par de nouveaux impératifs budgétaires, la diffusion des démarches « qualité », la multiplication des enquêtes de satisfaction dans les administrations, l’impératif de la recherche de la meilleure congruence entre l’intervention publique et les singularités individuelles, le renouvellement de la dialectique de l’usager et du client, tout cela invite à reprendre la réflexion sur les missions des services publics, sur les rapports, forcément complexes, entre leur définition réglementaire, leur perception par les usagers et la représentation que s’en font les agents qui y travaillent1. Dans le domaine culturel, la plupart des acteurs et des observateurs s’accordent sur le constat d’une crise du modèle de démocratisation culturelle à l’œuvre depuis 1959, moyennant quelques modulations. Ce modèle reposait sur le postulat, la croyance diraient certains, que l’offre peut agir sur la demande et que le soutien, la diversification, l’enrichissement de l’offre culturelle finiraient bien par agir sur les pratiques culturelles et par produire un élargissement de la demande qui n’équivalût pas à une baisse de la qualité culturelle globale. Après plus de cinquante ans d’efforts sur l’offre, de soutien aux artistes, de promotion de toutes les formes de spectacle vivant et de développement des institutions patrimoniales, après presque quarante années d’enquête sur les pratiques culturelles des Français, menées avec une constance méthodologique remarquable par le département des études et de la prospective du ministère de la Culture, force est de constater que les statistiques de fréquentation des équipements culturels progressent peu et que les contraintes issues de l’origine socio-professionnelle ne sont pas gommées. Il apparaît désormais que l’offre et la demande, dans le domaine culturel peut-être encore plus qu’ailleurs, entretiennent des rapports complexes et largement autonomes et que le travail sur l’une et sur l’autre sont également légitimes et nécessaires2. Dans le domaine des archives, le développement des études sur les publics des services publics d’archives, encore récent et timide, agit comme un aiguillon. En montrant la diversité des motivations qui poussent le lectorat des services d’archives publics à consacrer une partie de son temps de loisir à une pratique archivistique, elles invitent à repenser la nature des usages des archives et à poser l’hypothèse que la finalité historique n’épuise pas la puissance plurielle et multiforme des archives. Comme d’autres objets culturels, les archives sont une catégorie de « sémiophores3 » dont la société peut s’emparer et se saisir, dans des conditions, selon des modalités et avec des objectifs qui méritent d’être explorés.
2La question de la demande n’est pas entièrement nouvelle en archivistique, même si le discours sur l’offre y est beaucoup plus fourni. Prenons quelques points de repère. Dès 1986, Réjean Savard, professeur à l’École de Bibliothéconomie et des Sciences de l’Information (EBSI) de l’université de Montréal, publie, dans le cadre du programme général d’information Unisist de l’Unesco en faveur de la coopération internationale en matière d’information scientifique et technique, une étude intitulée Principes directeurs pour l’enseignement du marketing dans la formation des bibliothécaires, documentalistes et archivistes. On y trouve, mais de manière isolée, une analyse de l’attitude des services d’archives face aux usagers et de leurs politiques d’adaptation de l’offre à la demande. En 1998, la direction des Archives de France sous-titre un séminaire national consacré à la question des publics : « Quelles offres pour quelles attentes4 ? » Plus récemment, La société sans mémoire de Bruno Delmas propose une révision du discours sur la valeur, la fonction et les missions des archives, d’une part en réorganisant les « utilités fondamentales5 » des archives et, d’autre part, en proposant de « nouvelles frontières6 ». Pour autant, la loi sur les archives du 15 juillet 2008, bien que les travaux préparatoires parlementaires fassent fréquemment référence à cet ouvrage, ne comprend aucune modification de la finalité légale de la conservation des archives, qui reste arc-boutée sur la preuve et sur l’histoire7.
3Le propos de ce livre est fondé sur une intuition : les archives et l’administration des archives qui se sont, en France comme dans de nombreux autres pays, construites au XIXe siècle à base de demande historique, consubstantiellement à l’affirmation des identités nationales8, poursuivent aujourd’hui un développement diversifié face à une demande sociale changeante et insuffisamment étudiée. Le point de départ réside dans un paradoxe que beaucoup de professionnels des archives ressentent : jamais peut-être le mot « archives » n’a connu une telle diffusion terminologique dans la société et jamais la crise institutionnelle des archives n’a été aussi forte, ou du moins aussi nettement perçue par les archivistes. Plusieurs indices viennent souligner ce décalage : une forme de mode lexicale favorable aux archives, une présence redoublée sur Internet, une surface médiatique accrue, l’appropriation du terme par d’autres disciplines. Tout un ensemble d’indicateurs et d’outils de mesure doivent être proposés ou suggérés pour pouvoir objectiver le phénomène et sortir du qualitatif mou. Cette distorsion, entre une certaine forme de visibilité des archives dans les médias et le constat que font les professionnels de leur place dans les organisations, interroge. Elle laisse supposer une compréhension insuffisante de toutes les formes actuelles d’utilisation des archives et l’existence de besoins nouveaux plus ou moins bien identifiés. L’enquête doit donc porter à la fois sur les usages avérés, leur sens et leur portée, et sur les indices de demandes sociales, nouvelles et mal ou différemment satisfaites.
4La demande historienne n’a pas disparu mais elle évolue. Les études, désormais nombreuses, mais antérieures au développement du Web, sur la vague généalogiste invitent à considérer les archives non pour leur seule valeur informationnelle ni comme support d’une activité historienne traditionnelle, mais à cause d’une sorte de pouvoir thaumaturgique sur lequel il faut s’arrêter pour voir s’il n’y a pas là la première irruption d’un nouveau type de rapport aux archives. La dimension démocratique de la conservation des archives est souvent invoquée. Après trente ans d’élaboration doctrinale et de constructions législatives, il est intéressant de faire le point sur la place des archives dans l’avènement des droits de l’homme de la troisième génération qui prétendent conférer aux usagers un véritable droit d’accès à l’information administrative : quelle est l’intensité de la demande ? Le processus est-il parvenu à maturité dans des conditions conformes à la volonté de ses promoteurs initiaux ou a-t-il changé de nature, affecté par des transformations inattendues ?
5Nous pensons qu’il existe des demandes d’archives émergentes, encore minoritaires, voire infimes, mais qui peuvent porter une valeur indicielle forte. S’il est encore difficile de les quantifier, on peut au moins essayer de les relever. Ici, nous voudrions sortir de l’épars et de l’anecdotique en focalisant l’attention sur quelques demandes. Les organiser autour de quelques axes, c’est déjà contribuer à l’élaboration d’un espace problématisé. La demande de valorisation économique n’épargne pas les archives. L’interrogation sur la valeur financière des archives est largement nouvelle. Le mouvement d’ouverture des données publiques, réputées porteuses de croissance économique, repose, au moins partiellement et malgré qu’on en ait, sur une forme de demande. Si l’on veut bien orienter le regard hors du système archivistique organisé, dans des milieux peu ou pas archivistiquement professionnalisés, on voit naître des besoins archivistiques, des usages, des pratiques. La réflexion sur les archives de communautés est plus développée à l’étranger qu’en France. Si la position du problème y est sans doute différente, les pratiques communautaires ou militantes de collecte, de conservation et de mise en valeur des archives existent en France : on peut y déceler une pratique archivistique spontanée. L’ouverture des archives dans les pays de l’Est a été fréquemment étudiée dans des perspectives historiques ou politiques, mais l’angle archivistique est moins exploré. Les difficultés d’exploitation de ces masses archivistiques par les historiens, les usages du passé dans les anciens pays communistes, les processus de transition démocratique, de réconciliation, de lustration, tous ces phénomènes ont une dimension proprement archivistique : une demande spécifique, d’essence non entièrement historique, y est adressée aux archives.
6Les pages qui suivent revendiquent une grande liberté méthodologique. Les changements d’échelles et de milieux y sont fréquents. Soucieux de traquer les usages, les demandes, les valeurs, nous mêlerons le régional, le national, l’Européen, le global, le privé, le public, le professionnel et l’amateur. Le parcours proposé est aussi marqué par une pluridisciplinarité qui va de pair avec l’irréductible diversité du matériau archivistique. Nous en connaissons les dangers : approximations éventuelles, difficulté à cerner et à présenter de nombreux concepts étrangers à sa discipline d’origine, risque de paraître peu novateur pour les spécialistes des autres disciplines et inintelligible pour ceux de sa propre discipline. L’échec ou le demi-échec sont à peu près certains, tant le procès pour compétence insuffisante ou approximation coupable est facile à instruire. De même, quitte à paraître manquer de rigueur, nous nous référerons à une conception des archives variable, large et souple afin de ne pas cadenasser le propos dès l’ouverture et parce que les hésitations définitionnelles sont révélatrices. Ajoutons encore qu’on trouvera ci-après nombre de remarques intuitives, reposant sur des faits ou des parties de réel singularisées pour la démonstration, bref des hypothèses de travail ne bénéficiant pas toujours d’une démonstration scientifique complète, en termes de quantification notamment. Toutes ces audaces de méthode, nous les assumons comme un pari : elles sont le prix à payer pour desserrer l’étau paradigmatique qui étouffe trop souvent la réflexion archivistique9.
7Ce positionnement résulte aussi d’un parcours personnel. Sur le terrain professionnel et dans nos recherches sur l’histoire contemporaine des archives10, nous nous sommes souvent interrogés sur la permanence, dans les années 1990 encore, trente ans après le rattachement des archives au ministère de la Culture, d’un débat chez les archivistes autour de la place des missions culturelles dans l’exercice du métier. À consulter la Gazette des archives, ou à lire les enquêtes collectives lancées à l’occasion des congrès annuels de la profession, il apparaît que, contrairement à ce que l’on pourrait dire ou croire, les archivistes français des années soixante n’étaient pas majoritairement hostiles à une conception d’abord culturelle de leur mission, même si une minorité bruyante s’y opposait avec conviction. Mais, ils manquaient, nous avons manqué – j’ai manqué à leur suite –, d’instruments pour penser cette reformulation d’une identité professionnelle, l’assumer, l’analyser, en termes de sociologie des publics notamment. C’est un peu avec cette lacune à l’esprit que nous écrivons.
8Précisons encore que ce livre se situe volontairement hors du champ de l’archivistique technique et aussi, d’une certaine manière, hors du champ de l’archivistique théorique. Il ne s’agit en effet nullement de forger de nouveaux outils techniques opérationnels pour les professionnels dans leurs missions statutaires de conservation, de description et de mise à disposition des documents. Il ne s’agit pas non plus d’inventer de nouveaux cadres conceptuels à la pensée archivistique à l’instar de la théorie des trois âges des archives, du cycle de vie des documents ou du records continuum. Il s’agit plutôt, et plus modestement, d’ouvrir la réflexion sur la valeur des archives en proposant un itinéraire de désapprentissage de l’historicité automatique et en invitant à relativiser le postulat de la valeur historique comme finalité unique, suprême et prédéterminante de tout acte de gestion archivistique. Notre ambition n’a aucun caractère pratique ni aucune visée utilitariste. Nous répondons par avance à ceux qui seraient tentés de dire que tout cela ne servira à rien concrètement pour améliorer la collecte des archives contemporaines des administrations, que tel n’était pas notre but. Pour autant, nous ne refusons pas l’idée que notre travail pourrait déboucher sur un enrichissement des grilles d’analyse des archives, de leur évaluation, de leur collecte et de leur sélection.
9Il reste qu’une
« accumulation de faits n’est pas plus une science qu’un tas de pierres n’est une maison » (Henri Poincaré, La science et l’hypothèse).
10et que l’on ne saurait se contenter d’une enquête sur les usages et les formes de la demande d’archives sans principe d’organisation. Les pages qui suivent sont d’un ancien professionnel des archives, à la formation initialement historique et aux préoccupations scientifiques exclusivement historiques jusqu’à son investissement dans une formation archivistique, qui entend repérer des modalités d’usage des archives caractéristiques des années 1990 et 2000, les analyser et en décrypter la cohérence : une individuation généralisée du rapport aux archives.
Notes de bas de page
1 France qualité publique, La Satisfaction des usagers/clients/citoyens du service public, Paris, La Documentation française, 2004, 102 p. ; Gollain V., Guide du marketing territorial. Réussir son marketing territorial en 10 étapes, Paris, Territorial éditions, 2010, 132 p.
2 Donnat O., « Démocratisation de la culture : fin… et suite ? », Saez J.-P. (dir.), Culture et société, un lien à recomposer, Toulouse, Éditions de l’attribut, 2008, p. 55-71.
3 Pomian K., Des saintes reliques à l’art moderne : Venise-Chicago, XIIIe-XXe siècle, Paris, Gallimard, 2003, 369 p.
4 Les archives au service du public : quelles offres pour quelles attentes ?, séminaire national de Rouen, 15 au 16 octobre 1998, La Gazette des archives, 1999, no 184-185, 164 p.
5 Delmas B., La société sans mémoire. Propos dissidents sur la politique des archives en France, Paris, Bourin éditeur, 2006, p. 16 et suivantes.
6 Ibid., p. 137 et suivantes.
7 Article L. 211-2 du Code du patrimoine.
8 Delmas B., Nougaret C. (dir.), Archives et nations dans l’Europe du XIXe siècle, Paris, École nationale des chartes, 2004, 262 p.
9 Hottin C., « L’archivistique est-elle une science ? Réactions aux journées d’études organisées par l’École des chartes et l’Association des archivistes français à la Sorbonne (salle Louis-Liard) les 30 et 31 janvier 2003 », Labyrinthe, 2003, no 16, p. 99-105.
10 Marcilloux P., « Les archivistes et les comités régionaux des affaires culturelles : une occasion manquée ? », Aubry M., Chave I., Doom V. (dir.), Archives, archivistes, archivistique dans l’Europe du Nord-Ouest du Moyen Âge à nos jours, entre gouvernance et mémoire, colloque organisé par l’Association des archivistes français et le centre de recherche sur l’histoire de l’Europe du nord-ouest, Roubaix, 2-4 décembre 2004, Lille, Centre de gestion de l’édition scientifique, 2007, p. 187-203.
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