Henri Focillon et le cinéma, une archéologie du documentaire sur l’art
p. 161-168
Texte intégral
1Henri Focillon « Figure tutélaire de l’histoire de l’art français1 », connu pour ses travaux sur le Moyen Âge et ses activités d’enseignements, s’est également intéressé au cinéma. En retraçant ses engagements en faveur de l’art nouveau, on découvre une dizaine de films probablement réalisés sous sa tutelle intellectuelle et institutionnelle. Je retracerai au préalable les activités de l’historien ayant trait au cinéma, l’étude des films et des textes permettra ensuite d’envisager ce premier temps d’une relation entre art et cinéma. Je m’interrogerai enfin sur les raisons qui ont conduit à l’occultation de ces œuvres pourtant importantes quant à l’histoire des représentations cinématographiques de l’art.
Henri Focillon et le cinéma
2En l’absence d’archives, puisque les papiers personnels d’Henri Focillon (18811943) ont été retirés de l’Institut national de l’histoire de l’art où ils avaient été déposés, les éléments dont nous disposons pour retracer l’engagement de l’historien en faveur du cinéma demeurent minces. Un premier texte intitulé « Discours d’ouverture » reprend les arguments prononcés au cours du Congrès national du cinématographe éducatif qu’il préside à Paris, en septembre 19312. Le second dont le titre est « Le cinématographe et l’enseignement des arts » a été publié dans les actes du congrès du cinéma éducateur tenu à Rome en avril 19343. Le troisième : « Le cinématographe et les arts » est paru en 1934 et d’après son préambule, il s’agit très probablement du texte d’une communication faite par Henri Focillon auprès de la Commission de coopération intellectuelle de la Société des Nations4. Trois documents qui, replacés dans la biographie, attestent d’un réel intérêt pour le cinéma.
3De 1902 à 1906, en raison de ses convictions socialistes, Henri Focillon a participé au sein des Universités populaires à de nombreuses conférences. Il collabore tout particulièrement à l’Union Mouffe tard, située dans le Ve arrondissement de Paris, connue comme étant « l’école d’application de l’École normale supérieure » et qui est une des rares universités populaires « à posséder des reproductions d’œuvres d’art, photographies et moulages5 ». Très tôt, il s’intéresse aux rôles des images photographiques ou des objets dans la pratique pédagogique et dans la compréhension de l’art. En 1913 alors qu’il est nommé chargé du cours complémentaire d’histoire de l’art moderne à la faculté des lettres de l’université de Lyon, Édouard Herriot, maire de la ville lui confie le poste de conservateur des musées de Lyon. Lyon où, grâce au soutien d’Édouard Herriot, se développe un des offices du cinéma éducateur les plus influents de l’entre-deux-guerres. En 1919 alors qu’il rouvre le musée des Beaux-arts de Lyon, Henri Focillon propose un nouveau parcours comprenant deux galeries consacrées pour la première aux arts graphiques et décoratifs, et pour la seconde au mobilier, aux peintres primitifs et à la sculpture sur bois. Attentions pour les arts dits populaires qui le conduiront entre autres, à marquer son intérêt pour le folklore en présidant le congrès qui se déroule à Prague en 1928. En 1925 il a été appelé à la Sorbonne pour succéder à Émile Mâle à la chaire d’histoire de l’art médiéval. Or, en 1925, Paris accueille la prestigieuse exposition des Arts décoratifs qui marque sans doute une des premières reconnaissances officielles de l’art cinématographique. En effet, les œuvres des décorateurs les plus fameux comme Robert Mallet-Stevens par exemple sont exposées tandis qu’une programmation de films a été confiée à Charles Léger, séances qui, d’après les témoignages de Robert Brasillach6 ou d’Edmond T. Gréville7, influencèrent fortement les cinéphilies naissantes. Or, ce que l’on sait moins, c’est qu’au cours de cette exposition furent projetés des films documentaires tournés dans les écoles professionnelles de la capitale : l’enseignement dispensé dans les écoles d’art parisiennes faisait ainsi l’objet d’une attention particulière. Consacrés à l’école Boule (métiers du meuble), Fondary (fleurs artificielles), Dorian (ferronnerie d’art), etc., ces films ont été réalisés par Jean Benoit-Lévy, conseillé par Adrien Bruneau, inspecteur de l’enseignement artistique et professionnel de la ville de Paris. Cette présentation des écoles émane d’un souhait politique et Édouard Herriot, alors ministre de l’Instruction publique, écrivait dans une lettre adressée à Paul Léon, directeur des Beaux-Arts : « Toute l’Exposition a été dominée par l’alliance intime de l’art et de la technique. Vous l’avez affirmée non seulement par le voisinage des œuvres mais par la coopération des écoles aux mêmes ensembles ; vous l’avez traduite en formules publiques : l’un de vous a déclaré qu’elle était une “réalité vivante”8. »
4Le premier texte connu d’Henri Focillon ayant trait au cinéma a été prononcé au cours d’un congrès organisé par Adrien Bruneau, personnalité qui était précisément chargée de suivre la réalisation des films tournés dans les écoles parisiennes. Henri Focillon s’intéresse en effet au cinéma éducateur. En 1924, à la demande de Paul Valéry, il a rejoint la Commission des lettres et des arts qui siège auprès de la Commission de coopération intellectuelle de la Société des Nations9. Or en 1924, le gouvernement français, représenté par Édouard Herriot, alors ministre des Affaires étrangères, a confié à François Albert, ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, la création à Paris d’un Institut destiné à aider dans sa tâche la Commission de coopération intellectuelle. Cet Institut, dirigé par Julien Luchaire, se voit confier l’organisation à Paris en septembre 1926 d’un Congrès international du cinématographe. Les membres de la Commission des lettres et des arts ont en effet constaté que le cinéma était « un moyen d’action puissant sur les imaginations ». Ils souhaitent adjoindre à l’Institut un organisme chargé à l’international de réguler le cinéma. Cependant, l’État français, pour des raisons financières et politiques, ne parviendra pas à contrer l’Italie qui propose d’établir cet office à Rome. En 1928, l’Institut international du cinématographe éducatif est officiellement inauguré et pour tempérer les contradicteurs – principalement français –, Henri Focillon et Louis Lumière ont été nommés membres du conseil d’administration. Le second texte écrit par l’historien intitulé « Le cinématographe et l’enseignement des arts » est justement rédigé pour un congrès qui se déroule à Rome, dans les bâtiments de l’Institut international du cinématographe éducatif. En 1932, Henri Focillon est encore impliqué dans des administrations qui s’occupent de cinéma puisqu’il a été nommé vice-président de la Commission des arts plastiques et membre de la Commission du cinématographe au ministère de l’Instruction publique.

Des documentaires sur l’art
5Henri Focillon, alors qu’il clôt le congrès national du cinématographe éducatif à Paris en septembre 1931, dépeint les films souhaités par la commission. Celle-ci voudrait que soient entrepris :
« Des films généraux sur les métiers, des films techniques, enfin des films relatant des vies d’artisans célèbres et les grands traits de l’histoire du travail. En outre, par une innovation très ingénieuse, elle souhaite que l’on montre aux futurs apprentis, les apprentis eux-mêmes en pleine action10. »
6La description coïncide précisément avec les films réalisés par Jean Benoit-Lévy et qui très probablement ont été conçus sous la tutelle intellectuelle et institutionnelle d’Henri Focillon. Jean Benoit-Lévy qui fut durant l’entre-deux-guerres, par l’entremise des cinémathèques ministérielles, le cinéaste officiel de l’État, a produit ou réalisé près de trois cents courts et longs métrages conçus à des fins d’éducation populaire. Il est par ailleurs secrétaire général de la plupart des commissions qui statuent sur le cinéma éducateur et siège aux côtés d’Henri Focillon. Proximité encore avérée puisque nous retrouvons les deux hommes sous l’Occupation, en exil à New York, enseignants à l’École libre des Hautes études.
7Les films de Jean Benoit-Lévy peuvent être distingués en trois ensembles. Les plus anciens ont été réalisés dans les écoles parisiennes et projetés au cours de l’Exposition des arts décoratifs de 1925. Les portraits d’artisans ont été sonorisés dans les années 1930, mais le fait qu’il existe une version muette datée de 1925 du film consacré au potier De la herche laisse supposer que l’entreprise pourrait être antérieure. Les films de montage, enfin, sont datés des années 1930 mais réalisés à partir d’images tournées dans les écoles et empruntées aux précédents. Des métiers pour les jeunes gens ou Des métiers pour les jeunes filles présentent sous la forme d’inventaire les formations tandis que Poésie du travail : doigt d’ouvrières, mains de fées est pour sa part composé exclusivement de gros plans de mains.
8Les films réalisés dans les écoles parisiennes constituent un des premiers temps d’une réflexion sur la représentation des arts par le cinéma et en l’occurrence de la représentation des métiers apparentés aux arts décoratifs. Les récits s’attachent à convaincre les jeunes gens et leurs parents qu’il est de leur intérêt de poursuivre une formation en milieu scolaire plutôt que d’entrer en apprentissage à l’atelier. Les dispositifs filmiques sont identiques pour les écoles de garçons ou pour les écoles de filles. Nous découvrons d’abord les bâtiments de l’école et les classes où sont dispensés des enseignements théoriques. Puis les ateliers clairs et ordonnés où les élèves expérimentent leurs savoirs faire sous l’œil vigilant d’un professeur. Au final, après avoir quitté la blouse pour une tenue soignée, les élèves présentent les objets exécutés, magnifiés par un fond noir ou une lumière appropriée. La répétition des modalités discursives de film en film a sans doute été voulue parce qu’elle facilite, par la reconnaissance, la transmission des informations. Les écoles professionnelles bénéficient de locaux idoines et l’enseignement, s’il privilégie l’exercice du métier, ne néglige pas pour autant des connaissances à fort contenu scientifique ou artistique. Les films, empruntant aux Lumières et aux encyclopédistes leurs modèles théoriques, affirment une étroite parenté entre l’art et la technique et justifient cette analogie par l’entremise de la main. Dans La fleur artificielle par exemple, le plan montrant les outils reprend à l’identique un des dessins consacrés au métier dans les planches de l’Encyclopédie, référence soulignée encore par un intertitre qui rappelle la présence du métier dans la capitale depuis le xviiie siècle. Henri Focillon, si l’on en croit le témoignage de Georges Kubler, qui fut l’un de ses élèves, s’intéressait particulièrement aux savoirs faire, il demandait « que les exposés soient factuels et prennent en considération les procédés techniques employés dans la production des œuvres11 ». Il refusait l’idée d’une vie autonome des formes et des styles :
« Les formes, en leurs divers états, ne sont certes pas suspendues dans une zone abstraite : elles se mêlent à la vie d’où elles viennent, traduisent dans l’espace certains mouvements de l’esprit12. »
9Les deux portraits d’artisans rappellent cet ancrage physique des œuvres. Ils commencent par décrire les paysages dans lesquels les objets voient le jour et là encore paraissent reprendre une des réflexions filmiques d’Henri Focillon. En effet, l’historien proposait de filmer les lieux qui environnent les œuvres. Il écrit :
« Mais si le chef-d’œuvre ne bouge pas, nous, nous bougeons, et nous avons besoin de nous mouvoir pour saisir son immobilité même. Il faut que notre vue le parcoure dans toute son étendue que notre regard glisse et se déplace dans toutes ses dimensions. Il faut même que notre pas chemine autour de lui, et c’est même seulement par cette démarche, par cette promenade autour de l’objet que nous le possédons véritablement dans l’espace, non comme une feuille plate sur laquelle sont tracés des signes, mais comme une masse et non comme un volume. […] De même pour bien saisir les cathédrales de l’ancienne France, sur leur acropole rustique, au sommet de nos vieilles villes, il faut refaire le chemin qui monte, escalader les rues aux maisons pressées, tourner autour du bloc13. »
10Après avoir décrit les paysages dans lesquels vivent les artistes, les films s’attachent à respecter la réalité temporelle de la production des œuvres. Au final, nous découvrons les objets magnifiés par des jeux de lumière. Ces deux portraits auraient dû constituer une série, intitulée Les Artistes artisans qui, faute de subsides, fut interrompue. Elle associait à Jean Benoit-Lévy l’historien reconnu des arts décoratifs : René Chavance.
11Les films de Jean Benoit-Lévy semblent être en concordance avec l’esprit du temps et le cinéaste dès lors aurait simplement illustré les réflexions de son époque. Cependant, la forme choisie pour Poésie du travail : doigts d’ouvrières, mains de fées nous semble plus qu’une coïncidence et Jean Benoit-Lévy qui côtoie régulièrement l’historien, lui aurait ainsi rendu hommage. Le film, composé exclusivement de gros plans de mains de femmes, mains brodant sur métier et au crochet, plissant, repassant, confectionnant des fleurs artificielles, illustre les propositions théoriques d’Henri Focillon, dans des intertitres aux formulations comparables. Jean Benoit-Lévy écrit :
« Le travail des mains a sa vertu et sa noblesse comme celui de l’intelligence car lui aussi créé de la beauté »
12ce qui sous la plume de l’historien devient :
« L’art se fait avec les mains. Elles sont l’instrument de la création, mais d’abord l’organe de la connaissance. »
13Les textes d’Henri Focillon concernant le cinéma sont connus de Jean Benoit-Lévy puisqu’il participe aux congrès pour lesquels ils ont été écrits. L’historien déclare s’intéresser au cinéma pour plusieurs raisons dont l’une est politique et résulte de ses activités au sein de la commission de coopération intellectuelle de la Société des Nations. En ces lendemains de Première Guerre mondiale, le cinéma apparaît comme pouvant et devant jouer un rôle social important. Outil de communication de masse, employé à des fins d’éducation, il permet d’agir sur les mentalités et ainsi d’influer sur les usages. Les membres de la commission voudraient « imposer le film documentaire et le film éducateur aux entrepreneurs de cinématographes spectaculaires14 ». Le cinéma intéresse encore l’historien car il s’inscrit dans un renouvellement des méthodes pédagogiques favorisant en particulier un enseignement par l’aspect. Cependant il semble qu’en cherchant à définir la spécificité du medium, il s’interroge plutôt sur ce que le cinéma permet de comprendre du phénomène esthétique lui-même. Il écrit :
« Sur un plan plus général, il est permis de dire que toute l’activité créatrice, en fait d’art, est intéressée par le cinématographe. Qu’est-il, en effet, quelle est sa matière propre, la qualité originale, sinon une connexion de l’espace et du temps, une combinaison du mouvement et de la lumière ? L’étude du mouvement et l’étude de la lumière, chez les êtres vivants et dans la nature, à travers le dédale des formes et des métamorphoses, c’est pour l’art et pour l’enseignement de l’art une nécessité primordiale15. »
14On s’étonne que ces films et ces propos soient restés lettres mortes. André Bazin aurait dû être le passeur entre cette génération et la suivante, dont il partageait les convictions sociales. Malgré la présence de ces films dans les catalogues des circuits éducateurs, André Bazin les ignore très probablement parce qu’il ne partage pas les théories de Focillon. Spiritualiste, Bazin ne pouvait mettre au cœur du processus artistique la main de l’homme, agent des métamorphoses et des transmutations. Il ne partage pas cette compréhension de l’art qui fait de l’ouvrier un artiste et qui dès lors ne dissocie pas, ne hiérarchise pas les arts, cette théorie qui pense les œuvres dans leur réalité vivante, qui observe dans l’histoire, la généalogie ou l’incarnation matérielle des formes, qu’elles soient produites par l’artisan, l’artiste ou le cinéaste.
Notes de bas de page
1 Expression choisie par les organisateurs du colloque qui lui était consacré les 11, 12 et13 mars 2004 sous la double organisation de INHA et du musée des Beaux-Arts de Lyon.
2 Henri Focillon, « Discours d’ouverture du 2e congrès national du cinématographe éducatif », tenu à Paris du 28 au 30 septembre 1931, Bulletin du Conseil Municipal de Paris, n° 71, annexe n° 3, 1931.
3 Henri Focillon, « Le cinématographe et l’enseignement des arts », Participation française au congrès international du cinéma d’enseignement et d’éducation, Rome, 19-25 avril 1934, Paris, Siège du Comité français, Chambre syndicale française de la cinématographie, 1934.
4 Henri Focillon, « Le cinématographe et les arts », texte rédigé pour l’Office des instituts d’archéologie et d’histoire de l’art et publié dans le Bulletin périodique n° 1, juillet 1934.
5 Annamaria Ducci, « Entre art et politique. La formation parisienne, 1881-1913 », dans La vie des formes, Henri Focillon et les arts, catalogue exposition au musée des Beaux-arts de Lyon, du 22 janvier au 26 avril 2004, Gand, éditions Snoeck, p. 49.
6 Robert Brasillach, Notre avant-guerre, Paris, Godefroy de Bouillon, 1998.
7 Edmond T. Gréville, « L’homme que vous aimeriez haïr », Écran français n° 25, noël 1945.
8 Lettre d’Édouard Herriot, ministre de l’Instruction publique à M. Paul Léon, directeur des Beaux-Arts et à M. Labbé, directeur général de l’Enseignement technique, dans La pédagogie de l’enseignement technique, recueil de circulaires, instructions et documents, Préface d’Edmond Labbé, Paris, Librairie de l’enseignement technique, Léon Eyrolles éditeurs, 1927, p. 56.
9 Cette dernière a été créée en 1921 suite à une proposition de Léon Bourgeois, elle est formée d’une douzaine de personnalités de nationalité ou domaines de pensées divers parmi lesquelles figurent Henri Bergson, Paul Valéry, Marie Curie, Antoine Bourdelle ou Albert Einstein.
10 Henri Focillon, « Discours d’ouverture du IIe Congrès national du cinématographe éducatif, tenu à Paris du 28 au 30 septembre 1931 », art. cit., p. 34.
11 Georges Kubler, « L’enseignement d’Henri Focillon », Relire Focillon, Musée du LouvreEnsb-a, Conférences et colloques, Paris, 1998.
12 Henri Focillon, La vie des formes, Paris, PUF, 2004, p. 26.
13 Henri Focillon, « Le cinématographe et l’enseignement des arts », art. cit. La pertinence de cette proposition sera confirmée en 1964 lorsque Jean-Daniel Pollet composera Bassae, film qui associe aux images mouvantes découvrant le temple dédié à Apollon un texte d’Alexandre Astruc.
14 Henri Focillon, « Discours d’ouverture », art. cit.
15 Id.
Auteur
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