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    Plan détaillé Texte intégral Les grands voyages d’exploration maritime Mettre le monde en cartes, en équations et en formules Essor des sciences naturelles et progrès de la médecine L’homme et ses œuvres comme objets d’études

    Modernités de l’Ancien Régime

    Ce livre est recensé par

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    Table des matières

    Chapitre V. Le progrès des connaissances

    p. 155-195

    Texte intégral Les grands voyages d’exploration maritime Mettre le monde en cartes, en équations et en formules Essor des sciences naturelles et progrès de la médecine L’homme et ses œuvres comme objets d’études

    Texte intégral

    1S’appuyant sur la formidable impulsion donnée par le Grand Siècle, la culture et la science continuent à se développer à l’époque des Lumières, qui voit sans conteste l’apogée de cette « Europe française », dominée par les savants et les intellectuels du royaume, depuis les hautes sphères des mathématiques ou de la philosophie jusqu’à l’art de la conversation ou des manières de table. La vitalité des Lettres est trop évidente pour qu’il soit nécessaire de s’y attarder en détail : la cause est entendue, il n’est pas besoin de l’examiner.

    2Mais s’il est un autre domaine où le dynamisme de cette période est évident, c’est bien celui des sciences. Sans vouloir en entreprendre une histoire complète, quelques gros plans suffiront à rappeler l’extrême bouillonnement des connaissances et la diversité des progrès techniques ou des avancées scientifiques dans les décennies 1760-1780. En cette époque où triomphe l’esprit encyclopédique et où les différents champs scientifiques ne sont pas très exactement délimités, bien des personnages peuvent d’ailleurs se tenir encore à la croisée de plusieurs sciences, être à la fois philosophes et savants. Incontestablement, la France recueille alors le fruit des investissements importants consentis dans la période précédente : création d’académies et d’écoles, grandes institutions scientifiques financées essentiellement par la monarchie. Depuis Colbert, les liens entre les sciences et l’État sont restés toujours très étroits. La plupart des savants vivent de leurs pensions d’académiciens ou de fonctions offertes par diverses structures étatiques. En retour, le pouvoir utilise les applications pratiques de ces avancées scientifiques pour l’équipement du pays, le développement de sa puissance militaire, l’amélioration de sa marine. Là encore, le royaume assume parfaitement son rôle de première puissance continentale, parvenant même largement, par le nombre et la qualité de ses savants – tous domaines additionnés – à dépasser la science anglaise.

    Les grands voyages d’exploration maritime

    3La découverte, à la fin du XVe siècle, de terres lointaines qui n’étaient mentionnées ni dans la Bible ni par les grands savants de l’Antiquité grecque, puis la preuve manifeste de la rotondité de la Terre, avaient provoqué un grand choc dans les esprits. L’exploration des archipels du Pacifique au XVIIIe siècle suscite également un retentissement très important, dont on a du mal à mesurer toutes les conséquences. La diffusion, par les textes et les gravures, des récits de ces périples, jusque dans des catégories sociales modestes, répand largement la connaissance des autres continents. Chacun sait désormais qu’il existe d’autres mondes, d’autres façons de vivre et d’être. Cette soudaine et prodigieuse dilatation de l’espace, matérialisée dans le quotidien par l’usage de produits exotiques (café, sucre, chocolat, coton, porcelaine…), bouleverse les consciences. Elle ouvre un espace à l’imaginaire et au rêve, faisant naître un espoir nouveau dans l’avenir et dans les capacités de l’homme à triompher de son environnement, suscite un désir de mieux-être. L’Ancien Régime n’apparaît donc, ici encore, nullement recroquevillé sur le passé. L’État, comme la société, sont au contraire – à l’évidence – tournés presque totalement vers l’avenir.

    4Les deux puissances mondiales, Royaume-Uni et royaume de France, sont engagées dans une course de vitesse pour une meilleure connaissance de la planète (l’État français s’assure d’ailleurs, à partir de 1773, le monopole de la fabrication et de la diffusion des cartes marines). L’essentiel des progrès dans la connaissance de nouvelles civilisations, dans les sciences de la Terre, sciences de la vie ou sciences naturelles, découle à ce moment des grands voyages d’exploration maritime. Si l’hémisphère atlantique est désormais bien connu et parcouru en tous sens par des navires marchands, l’océan Indien demeure mystérieux, plus encore les immensités du Pacifique, sans parler des mythiques terres australes. Durant la première moitié du XVIIIe siècle, seules trois expéditions de circumnavigation (deux anglaises et une hollandaise) ont franchi ces immensités. Mais avec la fin de la guerre de Sept Ans, les marines anglaise et française redeviennent disponibles, dans un contexte de compétition pacifique. Certes, les buts stratégiques ou économiques (désir de s’assurer de nouvelles bases navales ou des comptoirs) restent prépondérants. Il s’agit pour les deux États d’étendre leur hégémonie sur des contrées nouvelles. Cependant, les motifs scientifiques paraissent au moins aussi importants dans ces expéditions officielles. L’esprit des Lumières permet ici de dépasser les rivalités nationales, même en période de conflit. C’est dans ce contexte qu’il faut replacer les grandes expéditions de la fin du siècle, qui embarquent de nombreux savants, astronomes, naturalistes et dessinateurs. Les navigateurs n’abordent plus les îles mus par la soif de l’or et des richesses ou pour capturer des esclaves, ni pour dominer, ni même pour convertir. En hommes « éclairés », pétris de compétences scientifiques et de curiosité intellectuelle, ils cherchent avant tout à découvrir et à apprendre, à comprendre aussi. Plus tard, ces premiers contacts déboucheront néanmoins sur une prise de possession plus ou moins effective ; on ne refait pas les États…

    5L’exploration méthodique du Pacifique est rendue possible au XVIIIe siècle par les progrès de la navigation : des navires plus grands et plus solides, capables d’emmener d’importantes quantités de provisions et surtout des instruments plus fiables. Sextants (mis au point en Angleterre en 1757), cercles de Borda, chronomètres ou horloges marines permettent d’éviter les erreurs dues aux perturbations engendrées par les courants marins ; ils facilitent le calcul des latitudes ou longitudes, rendent possibles l’exploration méthodique des côtes ou la cartographie précise des archipels. En France, Jean André Lepaute (1720-1787) construit des pendules de précision pour la plupart des observatoires d’Europe. Son frère et ses neveux sont également réputés ; sa femme, Nicole-Reine Étable de Labrière (1723-1788), étudie – entre autres travaux d’astronomie – l’éclipse de 1764 avec Clairaut et Lalande (cf. infra). Des horloges marines ou chronomètres très perfectionnés, permettant de calculer la longitude, sont mis au point en 1768 par Pierre Le Roy (1717-1785), qui découvre en 1766 l’isochronisme du ressort spiral et parvient ainsi à construire des mécanismes d’une grande régularité. Ferdinand Berthoud (1727-1807), horloger d’origine suisse, élabore aussi une « montre » marine de grande qualité en 1769 ; il publie de nombreux ouvrages : Traité des horloges marines (1773), Les longitudes par la mesure du temps… (1775), La mesure du temps appliquée à la navigation (1782). Ces deux types d’horloges marines sont essayés concurremment lors d’une croisière scientifique réalisée en 1771-1772 par la frégate La Flore, dans l’Atlantique nord (de Gorée, sur la côte africaine, aux Antilles, puis de Saint-Pierre-et-Miquelon à l’Islande et au Danemark), avec un état-major de savants et d’astronomes, dont Jean Charles de Borda (1733-1799). Durant cette expédition, elles donnent la preuve de leur grande précision et de leur étonnante solidité, résistant même aux vibrations des salves d’artillerie. En 1776, Borda rencontre James Cook (1728-1779) aux Canaries et discute avec lui de l’utilisation des chronomètres. L’ingénieur et mathématicien Étienne Lenoir (1744-1832) réalise le fameux « cercle à réflexion » de Borda dès 1772 ; Borda écrira en 1787 un ouvrage sur son usage pour le calcul des longitudes. Les instruments nécessaires au voyage de La Pérouse, ainsi que ceux utilisés quelques années plus tard par Delambre et Méchain pour la mesure de l’arc du méridien terrestre et la détermination du mètre étalon (cf. infra), sont également dus à Lenoir, lequel met aussi au point de nombreux instruments de précision, dont le « cercle à répétition à deux lunettes ».

    6Rappelons que dès 1752, le célèbre savant et philosophe Pierre Louis Moreau de Maupertuis (1698-1759), qui avait mesuré l’arc du méridien terrestre en Laponie, place au premier rang des buts à atteindre l’exploration des terres australes (Lettre sur le progrès des sciences). L’intérêt pour ces contrées lointaines est relancé ensuite par un « terrien », Charles de Brosses (1709-1777). Ce président du parlement de Dijon, ami de Buffon, n’a jamais navigué, mais il est actionnaire de la Compagnie des Indes. Après la lecture de Maupertuis, en parfait érudit et dans une démarche très caractéristique de l’esprit encyclopédique, il compile infatigablement les récits des voyages effectués dans le Pacifique. C’est lui qui invente, dans son Histoire des navigations aux terres australes…, le terme « Polynésie » en 1756. Il établit ainsi un véritable bilan critique des connaissances, mais en même temps une sorte de programme d’exploration et aussi un code moral : de la façon d’entrer en contact avec les « naturels », en évitant toutes les erreurs des conquérants et en bannissant la violence. On raconte que ce livre, né des bibliothèques, suscita la vocation de Bougainville.

    7En réponse aux expéditions anglaises de Wallis (qui atteint Tahiti en juin 1767) puis de James Cook (voyages de 1774, 1778 et 1785), la France tient à affirmer son rang de grande puissance mondiale et de deuxième marine. Il en va de son prestige. Un certain nombre d’officiers, depuis la fin de la guerre de Sept Ans, rêvent d’ailleurs d’action et la marine est devenue une arme savante, les gradés ayant désormais une formation scientifique poussée. Les conditions sont donc remplies pour la reprise des voyages d’exploration maritime. Ceux de Bougainville et de La Pérouse éclipsent tous les autres, du côté français, et demeurent les plus emblématiques de cette époque.

    8Louis-Antoine de Bougainville (1729-1811), issu d’une famille de la grande bourgeoisie parisienne (il ne devint comte que sous Napoléon) avait combattu les Anglais devant Québec et sur le Saint-Laurent, sous les ordres de Montcalm. En 1763, devenu capitaine de vaisseau, il tente d’établir une colonie aux îles Malouines (actuelles Falklands). Mais, face aux protestations de l’Espagne, il faut évacuer les colons. Bougainville propose alors une grande campagne d’exploration, manière de sauver ainsi la face. Bien en cour (et protégé de Mme de Pompadour), il est aussi un authentique savant, mathématicien, futur membre de l’Académie des sciences : en bref, un pur produit des Lumières. Parti de Brest en décembre 1766, à bord de la frégate La Boudeuse, accompagnée d’une flûte, L’Étoile, avec un certain nombre d’anciens des Malouines, il franchit le détroit de Magellan à la fin de 1767. L’expédition aperçoit les Tuamotu, sans s’y arrêter, puis atteint Tahiti (brève escale de neuf jours en avril 1768) et explore les îles Salomon, quelques-unes des îles de la Société, les Samoa, les Nouvelles-Hébrides, les Moluques, en territoire hollandais. À son bord, le médecin botaniste Philibert Commerson (1727-1773) fait une ample moisson d’observations, de dessins et de spécimens (dont les fameuses bougainvillées). Il fait ensuite escale à l’île Bourbon (aujourd’hui la Réunion), puis relâche à Madagascar, où Commerson désire herboriser. À noter que la compagne de celui-ci, Jeanne Baret, embarquée sous une fausse identité de serviteur, fut la première femme ayant participé à un voyage de circumnavigation. Après avoir exploré la grande île ainsi que les Mascareignes et travaillé avec Pierre Poivre (cf. infra) dans les années 1770-1773 sur l’île de France (actuelle île Maurice), Commerson y mourut, non sans avoir expédié de nombreuses caisses de spécimens au Jardin du roi, à l’intention d’Antoine Laurent de Jussieu.

    9Quant à Bougainville, il revient par le sud de l’Afrique et accoste à Saint-Malo le 16 mars 1769, bouclant ainsi, après deux ans et quatre mois de navigation, le quatorzième tour du monde, et le premier réalisé en mission officielle par un capitaine français. (Pierre Marie François Vicomte de Pagès [1740-1792] effectue également en 1767-1771 un tour du monde, en traversant les océans mais aussi les continents ; cependant, il a été démis de ses fonctions et son exploit n’est pas reconnu par les autorités.)

    10En fait, Bougainville a abordé diverses îles mais sans faire de découvertes majeures, ni apercevoir le continent austral, ni trouver de nouvelles sources d’épices. Le tapage fait autour de sa courte escale tahitienne masque, en quelque sorte, le faible bilan de ce tour du monde. Il ramène avec lui un jeune Tahitien, Aotourou (Ahu-Toru) et l’on se bouscule pour venir voir un homme « authentique », pur produit de la nature. Il est présenté à Louis XV, à la Cour, rencontre Buffon, le président de Brosses, d’Alembert, Helvétius, d’Holbach… Fêté à Paris, à Versailles, mais aussi à Londres, Bougainville publie en 1771 son célèbre Voyage autour du monde, écrit d’une plume élégante et précise, à l’exotisme teinté de philosophie ; la réécriture de ses journaux de bord est encore plus manifeste dans l’édition de 1772. Il répand ainsi le mythe tahitien, d’autant que son récit paraît avant ceux de Carteret, Wallis et Cook, qui ne sont publiés qu’en 1773. Bougainville est « un navigateur selon les vœux des philosophes » (E. Vibart) et du public, qui voit en lui la quintessence de l’esprit français : un personnage courageux, curieux, lettré, quelque peu libertin. Son ouvrage est très vite traduit dans toutes les langues et lui assure l’estime des savants, mais plus encore la gloire littéraire et le succès des salons parisiens. Car Bougainville décrit son périple en chaussant les lunettes des philosophes. Diderot contribue à sa célébrité en rédigeant dès 1772 son fameux Supplément au voyage de Bougainville (le plus connu de tout un ensemble d’ouvrages consacrés aux Tahitiens par divers auteurs, mais il circula en fait de nombreuses années sous le manteau, n’étant publié qu’en 1796). Rousseau n’avait-il pas dit : « L’homme est né bon, la société le déprave. » Commerson, qui publie dès 1769 dans le Mercure de France sa « Lettre de Monsieur de Commerson […] sur la découverte de la Nouvelle Cythère ou Tahiti », décrit dans la même perspective les indigènes et vante leur « instinct très sûr, parce qu’il n’a pas encore dégénéré en raison ». Mais d’autres publications de l’époque, par exemple celle de Nicolas Bricaire de La Dixmerie (1731-1791), Le sauvage de Tahiti aux Français, avec un envoi au philosophe ami des sauvages (1770), admirent les mœurs des Tahitiens tout en critiquant un rousseauisme béat.

    11Pour l’heure, les mythes de l’âge d’or et du paradis terrestre se combinent ici aux rêves de la philosophie, enflammant les esprits des Lumières. « Législateurs et philosophes, venez voir ici tout établi ce que votre imagination n’a même pu rêver », s’écrie Bougainville. Mais ce qui frappe avant tout, dans cette « nouvelle Cythère », c’est aussi la nudité des vahinés, qui semblent s’offrir sans retenue aux navigateurs, et la sexualité très libre régnant dans les îles : « Vénus est ici la déesse de l’hospitalité, son culte n’y admet point de mystère et chaque jouissance est une fête pour la nation », commente Bougainville ! (En fait, il est vraisemblable que la population offrit femmes et filles aux puissants étrangers dans l’espoir qu’en les fécondant ils instillent un peu de leur pouvoir aux peuples insulaires…) Outre l’amour « naturel », désinhibé de tous les interdits sociaux, moraux ou religieux, les marins sont étonnés de l’atmosphère de fête permanente (chants, danses), d’oisiveté, de vie facile. Une société sans travail, sans salaire ni loyer, sans argent, où tous semblent vivre en parfaite harmonie, les fait rêver. Presque blanc de peau, à la différence du Mélanésien, le Tahitien peut être assimilé aisément au double de l’homme civilisé. Il offre à l’Européen la possibilité d’une « identification sauvage », la position aux antipodes accentuant la symbolique du double inversé. Mirage océanien et mythe de l’altérité fonctionnent selon un principe psychanalytique bien connu : la « projection d’un bonheur rêvé dans un état antérieur et simplifié de l’humanité » (E. Vibart).

    12La découverte des îles du Pacifique revêt dans l’imaginaire européen tous les aspects d’un périple digne d’Ulysse et récapitule tous les mythes d’une quête initiatique. Les navigateurs ont l’impression de retrouver en ces contrées oniriques la félicité d’un Éden préservé, les origines idylliques d’une humanité heureuse et insouciante, bref l’enfance du monde. Remontant le cours du temps, ils retrouvent en quelque sorte « l’homme originel, nu de corps et d’âme, comme au premier matin du monde » (E. Vibart). « Le Tahitien touche à l’origine du monde et l’Européen touche à sa vieillesse », écrit Diderot. On s’émerveille de cette virginité des îles, protégées jusque-là de tout contact par l’immensité de l’océan, de ce fameux état de nature, pas encore corrompu ni dénaturé par la civilisation. Ironie cruelle, peu de temps après l’arrivée des Européens, la syphilis commença à faire des ravages dans ces îles paradisiaques, Anglais et Français s’accusant mutuellement de l’y avoir introduite…

    13On se trouve alors à l’apogée du mythe du « bon sauvage », né à l’époque de la Renaissance. Philosophes et intellectuels, et pas seulement Rousseau, tentent d’imaginer ce qu’a pu être l’homme primitif avant la civilisation, avant l’Histoire. Déçus par les Indiens d’Amérique – impliqués dans des massacres de colons, partie prenante des guerres franco-anglaises et très vite corrompus par l’alcool – les beaux esprits sont à la recherche d’un véritable homme primitif, sauvage idéal, pur produit de la nature. Or les navigateurs lettrés, pétris des œuvres des Lumières, leur offrent ces fameuses « créatures philosophiques », conformes aux souhaits des intellectuels et aux attentes des salons, quitte à déformer pour cela un tant soit peu la réalité, dépeinte à travers le prisme de la philosophie. On passe ainsi sous silence tous les traits de la réalité qui ne correspondent pas au portrait idyllique. Les navigateurs font semblant de ne pas voir la vénalité des amours (notamment les « cadeaux » demandés par les parents des jeunes filles offertes aux marins), ni la stratification sociale bien réelle des sociétés insulaires ou bien encore l’existence de pouvoirs dynastiques, le rôle des prêtres, les sacrifices humains rituels, les conflits de voisinage, les rivalités entre peuples. On crut trop vite que les insulaires ignoraient le meurtre et la guerre. En outre, le thème des indigènes « grands enfants » mus seulement par l’instinct et non par la raison, débouche inéluctablement sur une certaine condescendance, un sentiment de supériorité européenne ouvrant la voie au colonialisme…

    14Plusieurs autres expéditions françaises, au bilan scientifique et géographique assurément bien moindre que celles de l’Anglais James Cook, se succèdent dans la seconde moitié du siècle. Jean François Marie de Surville (1717-1770), officier de la Compagnie des Indes né à Port-Louis (Lorient), quitte Pondichéry en juin 1769. Il arrive aux Indes néerlandaises (Philippines), aux îles Salomon, quelques mois après Bougainville, puis en Nouvelle-Zélande, avant Cook. Mais son équipage est décimé par le scorbut. Lui-même se noie en débarquant sur les côtes du Pérou, en avril 1770. Cette expédition démontre cependant l’absence de continent austral au niveau du 40e parallèle. Nicolas Marion-Dufresne (1729-1772), chargé de ramener Ahu-Toru, qui avait d’abord quitté le royaume en mars 1770 pour l’île de France (île Maurice), prend la mer à partir de là en 1771. Mais, le Tahitien, victime de la variole, meurt lors d’une escale à Fort-Dauphin (Madagascar). Marion-Dufresne, un des plus grands marins français de l’époque, longe les glaces flottantes, aux environs du 50e parallèle, découvrant en 1772, à l’ouest des Kerguelen et très au sud des Mascareignes, l’île Marion et l’archipel Crozet. Après avoir fait relâche en Tasmanie, il est tué en Nouvelle-Zélande par les Maoris, avec vingt-cinq de ses hommes (E. Duyker). Son second, Julien Crozet (1725-1782), prend alors le commandement de l’expédition, dont il écrira le récit. Pendant ce temps, Yves Joseph de Kerguelen-Trémarec (1734-1797) a quitté Lorient en 1771, puis l’île de France, à la recherche lui aussi du continent austral. En février 1772, il découvre par 49° de latitude Sud, l’archipel qui porte aujourd’hui son nom, mais qu’il prend à tort comme la pointe nord d’un continent qu’il appelle la France australe ; il observe une aurore polaire. Après l’échec d’une seconde mission en 1773-1774, il revient en France en 1774 et publie en 1782 une Relation de deux voyages dans les mers australes…, dont l’édition est détruite sur ordre du gouvernement. En effet, victime d’une cabale mêlant la jalousie d’officiers et les manœuvres des représentants de l’île de France qui craignent que le développement de colonies à Madagascar menace leurs intérêts, il est condamné à vingt ans de forteresse et à la perte de son grade (il sera libéré par la Révolution).

    15Louis XVI, qui possède de réelles connaissances géographiques, s’intéresse avec passion aux explorations maritimes, bien qu’il n’ait jamais voyagé sur mer. Un célèbre tableau de Nicolas André Monsiau (1754-1837), Louis XVI donnant ses instructions à La Pérouse (château de Versailles) le montre organisant en personne l’expédition et l’itinéraire de Jean-François de Galaup, comte de La Pérouse (1741-1788), l’un des meilleurs officiers de la marine. Celui-ci a déjà bourlingué sur tous les océans, des Indes à la baie d’Hudson. Il part en compagnie de Paul Antoine Fleuriot de Langle (1744-1787), également très représentatif de ces officiers savants, membre de l’Académie de marine depuis 1771 et même son directeur depuis 1783. Le roi demande expressément à ces commandants de se comporter sans violence et « en bonne intelligence avec les naturels », confessant aussi « qu’il regarderait comme un des succès les plus heureux de l’expédition qu’elle pût être terminée sans qu’il en eût coûté la vie à un seul homme ». Il s’agit d’un pur voyage d’exploration scientifique. La Pérouse ne prendra possession d’aucune terre au nom du roi de France, ce n’est pas sa mission. L’expédition doit reconnaître les côtes américaines du Pacifique nord, de l’Alaska, du Kamtchatka, de l’Extrême-Orient sibérien, les rivages de la mer d’Okhotsk, l’archipel japonais (afin de déterminer les possibilités d’y instaurer un commerce des fourrures), puis les côtes de la Chine, avant de redescendre enfin vers le sud pour tenter de faire le tour de l’Australie. Car il s’agit en outre d’explorer scientifiquement la partie méridionale de l’Océan, tout en observant les progrès des établissements anglais dans ce secteur. Les Académies de marine et des sciences, ainsi que les sociétés savantes (Société royale de médecine) rédigent leurs instructions ou fournissent des instruments. Des astronomes, physiciens, minéralogistes, naturalistes, botanistes, peintres et plusieurs savants ecclésiastiques embarquent. Les navires possèdent une salle de cartes, une bibliothèque, un laboratoire de chimie, un observatoire portatif, des réserves d’instruments. Un programme scientifique très complet a été élaboré, notamment par Lavoisier. Le projet est extrêmement ambitieux et remarquablement bien préparé.

    16Parti de Brest le 1er août 1785, avec 220 hommes, à bord de l’Astrolabe et de la Boussole, deux navires de commerce larges et courts, plus adaptés aux longues expéditions que les navires de guerre, La Pérouse passe par les Açores, le Brésil et franchit le cap Horn, le 9 février 1786, remontant ensuite les côtes du Chili. Il fait un détour par l’île de Pâques (découverte en 1722), les îles Hawaï, longe les côtes du nord de la Californie puis de l’Amérique septentrionale, à la recherche de l’hypothétique passage du nord-ouest. Puis il traverse l’Océan par l’île d’Assomption, fait escale à Macao, le 3 janvier 1787 (d’où il expédie une partie des premiers résultats scientifiques) et Manille. Il explore ensuite toute une zone que n’avait pas vue J. Cook : les rivages de la mer du Japon, les côtes de la Corée et de la Tartarie, Sakhaline (détroit de La Pérouse), les Kouriles, le Kamtchatka. Catherine II a donné l’ordre de bien accueillir les voyageurs ; ils y reçoivent même du courrier officiel de France. Au Kamtchatka, il débarque en septembre 1787, à Petropavlovsk, le très jeune vice-consul de Cronstadt, Jean-Baptiste de Lesseps (1766-1834), qui servait d’interprète avec les Russes, le chargeant de rapporter une partie des cartes et plans déjà établis ainsi que le journal de bord. Cette précaution devait s’avérer providentielle. Après une véritable épopée, en traîneau à chiens, puis en caravane, ce dernier parvient à franchir les immensités de l’Asie russe et rentre en France en octobre 1788, au bout d’un an de périple (le récit de son voyage de Sibérie en France fut publié en 1790).

    17Pendant ce temps, l’Astrolabe et la Boussole ont repris leur route et piquent au sud vers l’Océanie. Fleuriot de Langle et une dizaine d’hommes meurent aux Samoa. Après les Fidji, La Pérouse fait escale à Botany Bay, au sud-est de l’Australie, et confie encore un paquet à des Anglais, occupés non loin de là à la construction de la future Sydney. Il leur fait part de son intention de se diriger vers la Nouvelle-Guinée. Mais on ne reverra plus jamais les navires et leurs équipages – officiers, marins et savants, élite de la marine – disparus corps et biens en 1788, après trois années de navigation. À Versailles, puis aux Tuileries, au milieu des cartes et des globes, entouré de son état-major de savants (Borda, Fleurieu, Bernard de Marigny), Louis XVI s’inquiétera souvent du sort de la Pérouse, demandant même en 1791 à l’Assemblée législative d’envoyer une mission à sa recherche. Trois expéditions successives seront lancées par la France, dont celle d’Antoine Raymond Joseph Bruny, chevalier d’Entrecasteaux (1737-1793), partie en 1791. À son bord, Charles Beautemps-Beaupré (1766-1854), en s’aidant du cercle à réflexion de Borda, met au point une méthode entièrement nouvelle pour lever les cartes « sous voile » ; cette expédition découvrira de nombreuses terres. Finalement, c’est un capitaine anglais qui repèrera les épaves sur les récifs de Vanikoro, aux Nouvelles-Hébrides, en 1827. (Une première campagne d’archéologie sous-marine a étudié le site et les vestiges subsistants en 1964 ; en 2005, d’autres recherches menées sur l’archipel de Vanikoro semblent avoir mis au jour les restes d’un campement occupé quelque temps par des survivants.)

    18La Pérouse avait tenté d’achever la cartographie du monde à la demande de Louis XVI ; grâce aux documents rapportés par de Lesseps, c’est l’Imprimerie de la République qui publiera en l’an V, sous le Directoire, les Voyages de La Pérouse (récit, plans et dessins en quatre volumes). En dépit de sa fin tragique, le bilan scientifique de cette expédition s’avère considérable, notamment par les relevés de côtes jusque-là inconnues des Européens, le long de trois continents. Les navigateurs français ont donc grandement contribué à établir une vision presque complète des immenses étendues de l’océan Pacifique.

    Mettre le monde en cartes, en équations et en formules

    19La géographie ne se limite plus, désormais, aux seules compilations des récits de voyage. Philippe Buache (1700-1773), premier géographe du roi dès 1730 et membre de l’Académie des sciences, avait déjà tenté de classer les divers types de montagnes ou les cours d’eau, définissant au passage les concepts de ligne de partage des eaux et de bassins hydrographiques. Il s’était attaché aussi aux aspects utilitaires (navigabilité de la Seine et de ses affluents, cartographie des zones inondables à Paris) et avait fait réaliser les premières cartes bathymétriques dès 1736, dessinant des chaînes de montagnes sous-marines, de même qu’il avait classé et localisé les séismes connus.

    20Dans la seconde moitié du siècle, la précision des cartes ne cesse de progresser. Lancée sous le règne de Louis XV, la cartographie complète du royaume par triangulation géodésique, à l’échelle d’une ligne pour 100 toises (soit 1/86 400), est confiée à César François Cassini de Thury (1714-1784), dit Cassini III, membre de la célèbre dynastie d’astronomes et académiciens des sciences qui dirige l’Observatoire de Paris depuis sa construction en 1667-1672. La première feuille paraît en 1756, mais le Contrôle général n’ayant pas débloqué les crédits nécessaires à l’entreprise, Cassini est obligé de constituer une société privée, financée par les souscriptions d’états provinciaux ou de grands seigneurs de la Cour. La triangulation de la France utilise les calculs trigonométriques (soit un triangle ABC ; les géomètres mesurent exactement le côté AC puis déterminent la distance et la position d’un point B en mesurant les angles CÂB et A ĈB ; on recourt habituellement à des points hauts, tels des tours ou des clochers). Cassini publie une première Description géométrique de la France dès 1784. La tâche est presque achevée en 1789 par son fils Jacques Dominique (1748-1845) ; elle le sera totalement au début de la Restauration. La figuration du réseau routier y est particulièrement précise, celle du bâti ou des zones de végétation étant un peu moins exacte. Chef-d’œuvre cartographique comptant au total 182 feuilles gravées sur cuivre, la carte des Cassini, véritable modèle pour les autres États européens durant plus d’un siècle, restera en usage jusqu’à l’établissement de la célèbre carte dite d’état-major (réalisée cette fois à l’échelle 1/80 000) à partir des années 1860.

    21Pendant ce temps, l’ingénieur hydrographe Rigobert Bonne (1727-1795) met au point un système de projection équivalente, dans lequel les surfaces représentées sur une carte demeurent proportionnelles aux surfaces correspondantes sur le globe terrestre. Les parallèles y sont concentriques et équidistants, les méridiens transcendants. Ce système a été depuis abandonné ; on lui a préféré les paramètres de projections coniques ou « coordonnées » établies par Johann Heinrich Lambert (1728-1777), originaire de Mulhouse (mais la ville ne faisait pas alors partie du royaume) et membre de l’Académie de Berlin. Dans ce système, les parallèles sont concentriques et les méridiens à la fois rectilignes et concordants. Jean-Baptiste Bourguignon d’Anville (1697-1782) fait quant à lui progresser le système de projection conique.

    22En matière d’astronomie, la cosmologie newtonienne est alors admise par quasiment tous les savants français, dès le milieu du siècle. L’amélioration très notable des télescopes permet de multiplier les découvertes et d’affiner la connaissance de l’univers. Outre l’Observatoire de Paris, il faut noter également les activités de celui de Toulouse, transféré en 1761 sur la maison de l’un des membres de l’académie de la ville, François de Garipuy (1711-1782), qui le rebâtit en 1770 ; à sa mort, sa maison est rachetée par les états du Languedoc et l’observatoire rattaché à l’académie de Toulouse. Il est fort renommé à l’époque. Ceux de Marseille, fondé par le père Esprit Pézenas (1692-1776), de Nantes, d’autres encore en province, sont aussi réputés. En fait, sur les quelque 130 observatoires existant dans le monde entier à la fin du XVIIIe siècle, une trentaine – soit environ le quart – se trouve en France.

    23Si Pierre Charles Le Monnier (1715-1799), astronome membre des Académies des sciences et de marine, qui fit partie de l’expédition Maupertuis en Laponie, chargée en 1736-1737 de déterminer la longueur exacte du méridien terrestre, ou Joseph Jérôme Lefrançois de Lalande (1732-1807), membre de l’Académie depuis 1753, professeur au Collège royal à partir de 1768 et auteur d’un Traité d’astronomie (1764), demeurent très respectés, ils sont désormais dépassés par les découvertes de la génération suivante. Charles Messier (1730-1817), surnommé par Louis XV « le Furet des comètes » en découvre de nouvelles et dresse aussi un catalogue des nébuleuses resté fameux. Par ailleurs, le passage de Vénus devant le soleil, prévu par Edmund Halley (1656-1742) pour 1769, mobilise près de cent cinquante savants de diverses nationalités qui l’observent en différents points du globe. C’est l’occasion d’une véritable coopération scientifique internationale, à laquelle les Français prennent une grande part. Enfin, Jean-Baptiste Joseph Delambre (1749-1822), élève de Lalande, publie en 1789 des tables de Jupiter et de Saturne.

    24La cartographie et les calculs astronomiques s’appuient bien entendu sur les progrès des mathématiques. Si le plus grand mathématicien du XVIIIe siècle est incontestablement le Bâlois Leonhard Euler (1707-1783), les Français ne sont pas en reste. Alexis Claude Clairaut (1713-1765), génie précoce, expose ses premiers résultats scientifiques à treize ans, puis est élu, avant l’âge minimum légal, à l’Académie des sciences pour ses Recherches sur les courbes à double courbure (1731) permettant d’améliorer les lunettes astronomiques (« doublet de Clairaut »). Il participe aussi à l’expédition de Laponie. En 1743, il formule le « théorème de Clairaut », reliant la rotation de la Terre et la force centrifuge s’exerçant à l’équateur aux théories de la gravitation. Il calcule avec précision le périhélie de la comète de Halley et établit aussi de remarquables tables de la Lune (1765). Il travaille enfin à la solution de certaines équations différentielles, dites « équations de Clairaut ».

    25Jean Le Rond d’Alembert (1717-1783), codirecteur de l’Encyclopédie, occupe également une grande place. Son Traité de dynamique (1743) énonce le fameux principe qui porte son nom, unissant les lois du mouvement (force d’inertie, mouvement composé, équilibre). Il est l’un des fondateurs de la théorie des équations différentielles aux dérivées partielles, une des branches les plus importantes des mathématiques pures, permettant de commencer à mesurer les mouvements des vents dans une vallée ou de procéder à des calculs d’aéro-ou d’hydrodynamique. Joseph Louis Lagrange (1736-1813), né à Turin mais issu d’une famille d’origine française, dirige l’Académie de Berlin de 1766 à 1787, puis arrive ensuite à Paris, à l’invitation de Louis XVI. Partant du principe de d’Alembert, il unifie les méthodes diverses utilisées jusque-là pour résoudre les problèmes de mécanique. Sa Mécanique analytique (rédigée à Berlin mais publiée à Paris en 1788), œuvre d’une grande clarté et d’une forme presque parfaite, constitue une synthèse monumentale. Recourant à une méthode uniquement algébrique, par le calcul des variations, il réunit la dynamique en un seul type d’équations aux dérivées partielles. Il emploie également la méthode algébrique pour résoudre des problèmes de géométrie, amorçant ainsi la géométrie analytique. Par ailleurs, il établit les équations de la droite et du plan et inaugure l’utilisation systématique de trois axes de coordonnées. On lui doit aussi la définition des « points Lagrange », c’est-à-dire les cinq points de l’espace où les champs de gravité de deux corps en orbite se combinent et compensent exactement la force centrifuge.

    26Pierre Simon Laplace (1749-1827), qui étonne d’Alembert par ses dons précoces de mathématicien, est nommé grâce à lui professeur à l’École militaire de Paris, de 1769 à 1776. Examinateur du corps de l’artillerie en 1784, il interroge notamment le jeune Bonaparte – lequel, bien plus tard, lui confiera un ministère ! Il présente de nombreux mémoires à l’Académie des sciences, où il est admis dès 1773 comme adjoint mécanicien puis comme pensionnaire en 1785. Dès cette époque, il étudie les courbes asymptotiques. Deux lois fondamentales de l’électromagnétisme portent son nom. Il s’intéresse au calcul des probabilités, systématise les résultats des auteurs précédents, montre leur application à l’étude du mouvement des astres et aux statistiques. Il met au point les fameux opérateurs laplaciens, le « laplacien » étant un opérateur différentiel égal à la somme de toutes les deuxièmes dérivées partielles non mixtes d’une variable dépendante. Ses brillants travaux mathématiques (on lui doit, entre autres, une méthode pour la résolution des calculs asymptotiques) et un premier grand ouvrage, Théorie du mouvement et de la figure elliptique des planètes (1784) établissent sa célébrité. Étudiant les interactions dans le mouvement apparent des astres, il explique les perturbations du mouvement de la lune par la non-sphéricité de la Terre (reprenant ici les hypothèses de d’Alembert) et, inversement, propose de calculer l’aplatissement du globe terrestre aux pôles à partir de la précession des équinoxes (c’est-à-dire des oscillations de faible amplitude subies par l’axe de rotation de la Terre). Grâce à ses calculs, les astronomes précisent leurs tables astronomiques. Il analyse aussi les mouvements de Saturne, de Jupiter et de ses satellites, élaborant dès avant la Révolution ses grandes théories concernant ce qu’il nommera plus tard « la mécanique céleste » (1796), publiées au début du XIXe siècle. Il sera en outre le premier à énoncer l’hypothèse selon laquelle tous les corps de l’univers se seraient formés au sein d’une nébuleuse primitive en rotation.

    27Adrien Marie Legendre ou Le Gendre (1752-1833) soutient quant à lui sa thèse de mathématiques en 1770 et enseigne à l’École militaire de Paris de 1775 à 1780. Nommé en 1783 adjoint mécanicien à l’Académie, en remplacement de Laplace qui vient d’être promu associé, il rédige de nombreux mémoires : Recherches sur la trajectoire des projectiles dans les milieux résistants (1782), L’attraction des ellipsoïdes (1783), Mémoire sur la figure des planètes (1784). Il ébauche le premier la théorie des fonctions elliptiques, formule la loi de réciprocité quadratique en théorie de nombre (Recherches d’analyse indéterminée, 1785), conçoit les polynômes et la transformation qui portent son nom et travaille sur les intégrations particulières des équations différentielles. En 1787, il participe avec Cassini et Pierre François Méchain (1744-1804) à la commission chargée d’établir les relevés géodésiques les plus exacts possibles entre les observatoires de Paris et de Greenwich et améliore à cette occasion les méthodes de calculs utilisées pour ce genre d’opérations.

    28Étienne Bézout (cf. infra) élabore le théorème de l’élimination (entre un nombre quelconque d’équations) qui porte son nom et est encore utilisé de nos jours. Alexis Théophile Vandermonde (1735-1796) travaille sur la résolution des équations algébriques et l’élimination des inconnues dans les quantités algébriques. Il entre à l’Académie des sciences en 1771 et publie des Recherches analytiques sur les irrationnelles d’une nouvelle espèce (1772). Il étudie également la musique, qu’il aborde en mathématicien.

    29Il faut citer enfin l’homme qui devait devenir l’un des plus grands mathématiciens de son temps : Gaspard Monge (1746-1818). Employé d’abord par l’École du génie de Mézières (1764), puis enseignant à l’École militaire de Paris et inspecteur des écoles de la marine, il introduit, dans un mémoire de 1771, les notions fondamentales de rayons de courbure et de « surface réglée » (ébauche de la géométrie différentielle). Il publie aussi un Traité élémentaire de la statique (1786). Sa méthode de levée des plans de villes ou de fortifications – longtemps non éditée car considérée comme un véritable secret militaire – est à l’origine de la géométrie descriptive (la représentation des formes à trois dimensions au moyen de deux projections ouvre aussi la voie au dessin technique). Entre-temps, il occupe aussi la chaire d’hydraulique fondée au Louvre en 1780. Élu la même année adjoint géomètre à l’Académie, il collabore brièvement aux expériences de Lavoisier. L’Europe savante reconnaît sa réputation de mathématicien (loi du « principe de continuité », équations aux différentielles partielles, etc.).

    30Les mathématiques commencent aussi à toucher des domaines qui ne s’appellent pas encore les sciences humaines. Antoine Deparcieux (1703-1768) publie ainsi, dès 1746, un Essai sur les probabilités de durée de la vie humaine…, qui calcule des tables d’espérance de vie en fonction des diverses catégories sociales et permet de mieux déterminer le montant des rentes viagères. À l’exemple des arithméticiens politiques anglais, certains scientifiques envisagent à présent une approche mathématique des questions sociales, tel Condorcet qui évoque la « mathématique sociale ». À partir des années 1770, les sciences économiques et sociales en gestation accordent une grande importance à la notion de moyenne et aux mathématiques probabilistes. Il est frappant de constater par exemple le recours désormais important aux statistiques, notamment dans l’Encyclopédie méthodique de Panckoucke, par rapport à celle de Diderot et d’Alembert. Condorcet (Essai sur l’application de l’analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix, 1785) essaie même de « mathématiser » la réflexion sur la prise de décision par des assemblées ou les jugements des tribunaux.

    31En physique, les progrès sont également importants : travaux sur la résistance de l’air par le chevalier de Borda, associé à l’Académie des sciences pour son Mémoire sur le mouvement des projectiles (1756) et inventeur du cercle à réflexion si utile à la navigation (cf. supra). Il faut citer aussi le Traité d’optique sur la graduation de la lumière (1760), publication posthume de Pierre Bouguer (1698-1758) et le Traité élémentaire d’hydrodynamique (1771) de l’abbé Charles Bossut (1730-1814), professeur à l’École du génie de Mézières, lequel inaugure aussi l’hydrostatique. Les recherches sur l’électricité statique (cf. infra, chap. vi, « Électricité et vapeur »), entamées dans la première moitié du siècle par Charles François de Cisternay Du Fay (1698-1739) et l’abbé Jean Antoine Nollet (1700-1770), sont poursuivies par Pierre Charles Le Monnier (1715-1799) qui s’intéresse à la vitesse de propagation des rayons lumineux (Lois du magnétisme, 1776-1778) et son frère Louis Guillaume Le Monnier (1717-1799), qui reconnaît le premier que l’air est presque constamment chargé d’électricité.

    32Comme on le voit, de nombreux astronomes et mathématiciens, dont la carrière et l’œuvre s’épanouiront surtout dans les années 1790 et au début du XIXe siècle, entament en fait leurs travaux dès la fin de l’Ancien Régime, pensionnés par les académies ou rémunérés par les écoles militaires de la monarchie. Plusieurs d’entre eux accompliront des réalisations mises au compte de la Révolution. Borda, Condorcet, Lagrange, Laplace, Lavoisier, Monge, Tillet, en bref la fine fleur de la science de l’Ancien Régime, participent à la commission qui organise en 1790 le nouveau système de poids et mesures et le système métrique, instaurés officiellement en 1795. Le mètre, égal à la dix-millionième partie du quart du méridien terrestre, le litre et kilogramme définis par le volume et la masse d’un cube de 10 centimètres de côté rempli d’eau pure : tels sont les nouveaux étalons de mesures. Leurs promoteurs voulaient un système cohérent, des unités simples et universelles. De la même manière, Delambre et Méchain effectueront durant la période révolutionnaire (de 1791 à 1799), la mesure de l’arc de méridien entre Dunkerque et Barcelone (la fameuse « méridienne »), reprenant en fait les mesures effectuées entre Paris et Amiens dès 1669-1670 et poursuivies tout au long du XVIIIe siècle, sur un axe Paris-Bourges-Rodez-Perpignan. Là encore, la Révolution mène à son terme des travaux déjà largement entamés sous l’Ancien Régime.

    33Dans de nombreux domaines, les progrès de la science supposent aussi la mise au point de nouveaux instruments : manomètres, gazomètres, thermomètres – celui à alcool à 80° de René Ferchault de Réaumur (1730) étant finalement supplanté par l’échelle centigrade du suédois Anders Celsius (1742) – microscopes plus perfectionnés, balances de précision, horloges marines, machines « électriques »… La science expérimentale, ses théories, ses calculs, requièrent pour progresser des mesures sans cesse plus précises, qui permettent une véritable analyse statistique des observations. Or, à la fin du XVIIIe siècle, on a encore beaucoup de mal à obtenir une précision supérieure au quart de ligne, c’est-à-dire à 0,55 mm environ, même si l’utilisation du vernier (du nom de son inventeur, le géomètre français du XVIIe siècle Pierre Vernier) permet une meilleure approximation dans certains cas.

    34La mesure des phénomènes électriques a été tentée quant à elle, dès 1749, par Jean-Baptiste Le Roy (1720-1800) et le chevalier Patrick d’Arcy (1725-1779), physicien d’origine irlandaise. Mais en 1784 Charles Augustin de Coulomb (1736-1806) parvient à mettre au point une balance à torsion d’une très grande précision (cf. infra). Divers appareils utilisant une paille, un fil ou une feuille d’or, tel l’électroscope de Claude Nicolas Le Cat (1700-1768), sont construits dans le but de pouvoir calculer la tension ou la charge électrique. Les savants s’attachent à la mesure précise des localisations, du temps, du mouvement, du son (théories de Rameau et de Diderot), de la résistance des métaux, de la taille des cristaux, aux pesées fines pour l’étude des réactions chimiques. Lavoisier (cf. infra) et Laplace s’intéressent en outre à la calorimétrie. Henri Pitot (1695-1771) invente le tube (qui porte encore son nom) permettant de mesurer le débit des liquides. Tout cela suppose des mots et des étalons nouveaux et appelle aussi une unification des poids et mesures.

    35Mais c’est surtout en chimie qu’une véritable révolution conceptuelle est en train de s’accomplir. Durant la seconde moitié du siècle, on enregistre d’abord un certain nombre de découvertes non négligeables, dues aux recherches de divers savants. Pierre Joseph Macquer (1718-1784), administrateur de la Manufacture de Sèvres, utilise pour la première fois le terme « gaz » dans son Dictionnaire de chimie (1766). Hilaire Marin Rouelle (1718-1779) isole l’urée puis étudie l’acide tartrique. Dès 1774, Pierre Bayen (1725-1798) critique la théorie du phlogistique de l’Allemand Georg Ernst Stahl (1660-1734), selon laquelle toute matière contient en elle un feu en puissance, plus léger que l’air et ne laissant aucun résidu après combustion. Il démontre au contraire que tous les métaux qui se transforment en « chaux métalliques » (oxydes) augmentent de poids du fait de l’absorption d’une partie de l’air atmosphérique. Il publie ses découvertes en 1774 dans le Journal de Physique de l’abbé Jean François Rozier (1734-1793).

    36Mais c’est la personnalité d’Antoine Laurent Lavoisier (1743-1794), véritable fondateur de la chimie moderne, qui domine la fin du siècle. Fils d’un procureur au parlement de Paris, qui avait épousé l’héritière d’un riche avocat et acquis un office de conseiller secrétaire du roi ainsi que le titre d’écuyer permettant à sa famille d’accéder à la noblesse héréditaire, il gère excellemment une fortune familiale déjà très conséquente. Propriétaire terrien, il s’occupe d’agronomie (cf. chap. ii, « Un véritable engouement des élites ») et participe aux réunions du Comité d’agriculture entre 1785 et 1787. Bien que reçu avocat au parlement de Paris, Lavoisier ne plaide pas et préfère se tourner vers la recherche scientifique ; il entre à l’Académie des sciences comme adjoint chimiste dès 1768, à 25 ans. La même année, il devient aussi l’adjoint d’un fermier général, qui lui cède un tiers de sa part moyennant 520 000 livres, puis à la mort de ce dernier, en 1779, fermier général à part entière. Entre-temps, il a épousé en 1771 Marie-Anne Paulze, fille d’un autre fermier, également directeur de la Commission des tabacs et de la Compagnie des Indes. Dès 1774, Turgot, qui a remarqué ses qualités, lui commande un rapport sur le fonctionnement de la Ferme générale. Mais sa fortune lui permet surtout de financer de coûteuses expériences.

    37Doté d’une intelligence brillante et d’une grande capacité de travail, Lavoisier s’avère capable de s’occuper de plusieurs domaines d’activité en même temps. Il publie des travaux sur le gypse et le plâtre (1765), s’initie à la minéralogie et à la géologie aux côtés de Jacques Étienne Guettard (cf. infra), qu’il aide à lever la première carte minéralogique de la France. De retour à Paris, il multiplie les rapports à l’Académie, exposant notamment la théorie du « profil limite » en zones côtières. Il acquiert également des rudiments de botanique en rencontrant Bernard de Jussieu au Jardin du roi, puis se familiarise avec les techniques d’expérimentation avant de se lancer lui-même dans la recherche.

    38En 1775, nommé l’un des quatre régisseurs de la Régie des poudres et salpêtres que Turgot vient d’instaurer sur sa proposition, il vient habiter à l’Arsenal, où il installe son laboratoire. Il s’attelle aussitôt à l’amélioration de la production française de salpêtre (produit stratégique entrant pour 75 % dans la constitution de la poudre militaire). D’importantes quantités étaient alors importées des Indes, de façon très onéreuse. Il rationalise la production, met en place un nouveau matériel, crée des nitrières artificielles et des raffineries capables de traiter ces efflorescences de nitrate de potassium. Sous son impulsion (il est nommé inspecteur général des poudres et salpêtres à partir de 1780), la production double entre 1776 et 1788, passant à 3,7 millions de livres, ce qui permet d’approvisionner l’armée durant la guerre d’Indépendance américaine. La poudre française est désormais la meilleure du monde et ses tirs portent plus loin que ceux de la marine anglaise. La France devient même exportatrice de salpêtre. Il faut noter également que Lavoisier forme à l’Arsenal, en 1788, Éleuthère Irénée Du Pont de Nemours (1771-1834), le fils du physiocrate Samuel Dupont, qui établira en 1804 une poudrerie aux États-Unis, à l’origine du grand groupe chimique actuel.

    39Dès 1772, Lavoisier fait part à l’Académie royale des sciences de ses observations sur l’oxydation et la réduction des oxydes puis montre que le diamant n’est que du carbone pur. La parution des Opuscules physiques et chimiques (1773), puis de ses mémoires sur la composition de l’air (1775 et 1777), lui permet de devenir pensionnaire de l’Académie en 1778.

    40Alors que de nombreux auteurs de son temps, en dépit des nouvelles découvertes des chimistes anglais ou du Suédois Scheele (qui a peut-être isolé le premier l’oxygène), ne parviennent pas à dépasser la doctrine des quatre éléments (terre, eau, air, feu, considérés comme des corps simples impossibles à décomposer), Lavoisier conçoit une nouvelle façon de penser et surtout effectue une mise en ordre des observations et découvertes précédentes, notamment celles des savants britanniques. Joseph Black (1728-1799) avait déjà identifié vers 1750 le gaz carbonique. Henry Cavendish (1731-1810) avait dégagé l’air inflammable (hydrogène) en 1766 par action de l’acide vitriolique (ou sulfurique) sur le fer, Daniel Rutherford (1749-1819) l’anhydride carbonible et l’azote en 1772, Joseph Priestley (1733-1804) un nouveau gaz (l’oxygène), en 1774. Mais Priestley reste encore prisonnier de la théorie du phlogistique. Lavoisier, qui le rencontre lors du passage de celui-ci à Paris en octobre de la même année, systématise toutes ces avancées, annonçant « une révolution en physique et en chimie ».

    41Avec lui, la chimie devient une science rigoureuse et rationnelle, utilisant des mots et des concepts précis, à la fois quantitative et expérimentale (il se base à chaque étape sur une suite logique de manipulations, effectuées dans le but de résoudre tel ou tel problème donné). Les résultats sont analysés de façon très méthodique, faisant abstraction de tout préjugé et de toute doctrine. Il étudie surtout, avec une très grande précision, les variations de poids observées au cours des réactions chimiques, compare l’état initial et l’état final en atmosphère fermée, sous des ballons de verre scellés, notamment lors de la combustion des métaux, et prouve qu’il y a bien augmentation du poids des matériaux après calcination. Lavoisier apporte aussi la preuve qu’une partie de l’air vital découvert par Priestley se fixe sur le soufre, le phosphore ou les métaux, entraînant l’augmentation de la masse de ceux-ci, tandis que l’on constate une diminution égale du poids de l’air restant à l’intérieur de la cloche servant aux expériences. Il parvient en 1775 à isoler le gaz ainsi fixé. Découvrant que l’air atmosphérique est un mélange de deux gaz différents, il nomme en 1779 cet air vital « principe oxygine », puis oxygène (étymologiquement : « qui produit des acides », parce qu’il pense alors, à tort, qu’il s’agit d’un constituant de tous les acides) ; le mot semble dater de 1786.

    42Reprenant les principes newtoniens, il confirme l’absolue loi de conservation de la matière, fondement de la chimie moderne : « rien ne se perd, rien ne se crée […] dans toute opération, il y a une égale quantité de matière avant et après l’opération » ; la masse totale ne varie pas, ainsi qu’il le montre par un usage constant de la balance de précision, ouvrant ainsi la voie aux « lois pondérales ». Le premier, il énonce aussi que toute réaction chimique peut se transcrire sous la forme d’une équation, en deux parties toujours équivalentes, inaugurant une nouvelle théorie des états de la matière et mettant en évidence une série de combinaisons et de réaménagements successifs.

    43En 1783, l’Académie le charge d’étudier les machines aérostatiques (cf. infra). À cette occasion, il observe comment l’on obtient de grandes quantités d’hydrogène en faisant réagir de l’eau sur du fer porté à incandescence. Il reprend alors la question de l’eau, explique rigoureusement sa composition chimique et en réalise la synthèse. Lors d’une expérience publique restée célèbre, en 1785, il opère la décomposition puis la recomposition de l’eau à partir d’oxygène et d’hydrogène (Henry Cavendish l’avait déjà réalisée en 1781-1783, mais sans en comprendre réellement le processus chimique). L’eau comme l’air apparaissent donc comme des corps constitués et non des éléments simples. La même année, dans un rapport à l’Académie des sciences (Réflexions sur le phlogistique), il démontre aussi, définitivement, le caractère erroné de la théorie de Stahl.

    44Il analyse également le mécanisme de la dissolution d’un métal dans un acide, la réduction des oxydes par l’hydrogène, s’intéresse à la nature du gaz carbonique, à la formation des acides. Il étudie encore le rôle de l’oxygène dans la production d’acides organiques, celui du sucre dans la fermentation du vin et la formation de l’alcool, la fixation de l’oxygène sur le sucre, rédigeant au total des centaines de mémoires et d’articles sur des sujets très divers, toujours avec rigueur, précision et grande clarté de style. Lavoisier montre aussi que les corps organiques sont constitués essentiellement de carbone et d’hydrogène. Abordant le domaine de la chimie physiologique, il analyse la chaleur animale et la respiration, qu’il interprète – à juste titre – comme une combustion lente sans flamme, avec consommation d’oxygène et formation de gaz carbonique (1777). Il comprend que le sang véhicule le comburant et que sa couleur rouge provient de l’absorption d’oxygène. Avec Laplace, il mesure et compare en 1783 les effets de la respiration d’un cochon d’Inde et la combustion d’une bougie. Il amorce ainsi une révolution en biologie et en physiologie (étude de la respiration, de la transpiration…), ouvrant la voie à la biochimie.

    45Lavoisier joue enfin un rôle essentiel dans la mise au point, avec Guyton de Morveau, Fourcroy et Berthollet d’une nomenclature des éléments chimiques, base de celle utilisée encore de nos jours. L’idée de nomenclature venait de Louis Bernard Guyton de Morveau (1737-1816), avocat général au parlement de Bourgogne, qui s’était fait connaître en proposant un nouveau système d’éducation à la suite de l’expulsion des jésuites (cf. chap. ix, « Enseignement et assistance »). Passionné de chimie, de minéralogie et plus tard d’aérostation (cf. infra), il obtient dès 1774, que les états de Bourgogne fondent des cours publics de médecine et de sciences. Lui-même enseigne dans ce cadre, pendant treize années, la chimie qu’il a apprise en autodidacte (Éléments de chimie théorique et pratique, 1776-1777). Il montre, entre autres, les propriétés désinfectantes du chlore et l’utilité d’employer du blanc de zinc en peinture. On lui doit aussi la liquéfaction de l’ammoniac. Mais il commet souvent des erreurs dans ses expérimentations et en tire des interprétations fausses. En 1782, il abandonne ses fonctions d’avocat général afin de se consacrer entièrement à ses recherches.

    46Pour résoudre le casse-tête des appellations absconses (laine philosophique, sel d’yeux d’écrevisses, esprit sauvage, liqueur fumante de Libavius…) et de toute une terminologie symbolique ou métaphorique héritée de l’alchimie – un même produit pouvant en outre avoir des noms différents selon les auteurs, sans compter les noms triviaux en usage chez les droguistes ou les négociants –, Guyton de Morveau entreprend alors de classer et de regrouper les acides, sels, et autres produits étudiés par la chimie, à la manière des naturalistes. Il publie dans le Journal de Physique, une première nomenclature : Mémoire sur les dénominations chimiques, la nécessité d’en perfectionner le système et les règles pour y parvenir (1782), dans lequel il propose un premier essai rationnel de systématisation, fondé sur quelques règles fondamentales. Chaque substance se voit attribuer un nom précis, sans circonlocutions ; le nom d’un corps chimique doit en évoquer les constituants et le caractère exact ; les termes nouveaux seront forgés à partir de racines grecques ou latines, avec cependant la possibilité « d’assortir les noms au génie de chaque langue » ; toute substance incertaine doit recevoir un nom ne signifiant rien, afin de ne pas induire en erreur. Il établit un premier tableau, avec la liste des termes proposés, groupés par familles de corps. Lorsqu’on lui demande également de rédiger la partie « chimie » de l’Encyclopédie méthodique, en 1786, il est encore partisan du phlogistique dans le premier demi-volume ; mais dans la deuxième partie, publiée en 1789, il se montre désormais tout acquis aux idées nouvelles. Entre-temps, il a en effet séjourné longuement à Paris et rencontré Lavoisier et ses disciples, Fourcroy et Berthollet. Claude Louis Berthollet (1748-1822), né près d’Annecy en territoire alors sarde, mais naturalisé français en 1778 puis reçu médecin à la Faculté de médecine de Paris l’année suivante, avant d’être admis dès 1780 adjoint à l’Académie royale des sciences, s’est converti aux idées de Lavoisier en 1785. La même année, c’est lui qui découvre que l’azote est, après le carbone, un des constituants essentiels de tout organisme vivant. Antoine François de Fourcroy (1755-1809), professeur de chimie à l’École vétérinaire d’Alfort, puis en 1784 au Jardin royal, membre de l’Académie des sciences depuis 1785, effectue pour sa part des recherches sur les « affinités » (propension des éléments ou des composés à se combiner avec d’autres) qu’il tente de mesurer et dont il entreprend également la nomenclature.

    47Tous se montrent très intéressés par la classification de Guyton de Morveau. Reprenant son travail comme base, ils proposent quelques retouches : l’emploi du masculin pour tous les corps simples (les composés restant en partie féminins), l’uniformisation des suffixes en -ate, -ite, -ique, -eux, -ure : cinq suffixes exprimant la nature des composés en fonction de leurs différents degrés d’oxydation (premier système méthodique pour la formation de nouveaux mots) et bien sûr l’introduction des nouveaux éléments étudiés par Lavoisier (oxygène, hydrogène, azote). Lavoisier se charge d’exposer l’ensemble des travaux du groupe à l’Académie des sciences, le 18 avril 1787. La nomenclature établit désormais une coïncidence rationnelle entre les diverses substances et les substantifs utilisés pour les nommer (elle est accompagnée d’un petit dictionnaire indiquant la correspondance entre les termes anciens et nouveaux). Les corps purs sont présentés en cinq classes disposées en colonnes (par exemple : « substances transformées en gaz par le calorique », « substances combinées à l’oxygène », etc.). Hors colonne figurent des composés divers pas encore nettement identifiés : sucre, amidon, fécule… La particularité du système proposé est qu’il reste totalement ouvert, prévoyant que des recherches ultérieures permettront d’affiner et de compléter ce tableau.

    48Reprenant les idées de Condillac sur le langage (Traité des sensations, 1754), Lavoisier explique en effet qu’il est impossible « d’isoler la nomenclature de la science et la science de la nomenclature […] on ne peut perfectionner le langage sans perfectionner la science, ni la science sans le langage. Quelque certains que fussent les faits […] ils ne transmettraient encore que des impressions fausses, si nous n’avions pas des expressions exactes pour les rendre » ou encore : « Il est temps de débarrasser la chimie des obstacles de toute espèce qui retardent ses progrès […] nous avons suffisamment établi que c’est par le perfectionnement du langage que cette réforme devait être opérée. » Lavoisier retouchera encore légèrement la nomenclature en 1789 à l’occasion de la publication d’un très pédagogique Traité élémentaire de chimie…, dont sa femme dessine les planches illustratives, qui récapitule ses principales observations et met fin au vieux dogme des « quatre éléments » hérité de la science et de la philosophie grecques. Il fonde également les Annales de Chimie, qui contribuent à répandre en Europe ses nouvelles théories.

    49Certes, l’œuvre de Lavoisier reste entachée d’erreurs. Il pense notamment que le « calorique » est une sorte de fluide igné constitutif de la chaleur, mais aussi de la lumière et du feu qu’il considère encore comme des éléments ; il croit que la soude et la potasse sont des corps simples. Il se trompe également sur la nature exacte de l’acide muriatique et du chlore. Mais, là encore, qui pourrait reprocher à la science de la fin du XVIIIe siècle de n’avoir su tout découvrir ? Avec lui, la chimie apparaît bel et bien comme le fer de lance d’une considérable révolution scientifique.

    Essor des sciences naturelles et progrès de la médecine

    50Rares sont alors les explorateurs qui n’hésitent pas à s’aventurer à l’intérieur même des continents, à l’exemple de Jean-Baptiste Aublet (1720-1778), apothicaire botaniste, qui pénètre dans la forêt amazonienne vers 1762 ; son Histoire des plantes de la Guiane française rangées selon la méthode sexuelle (4 vol., 1775), constitue le premier traité d’ethnobotanique d’Amérique du Sud et fournit la première pharmacopée amazonienne détaillée.

    51Ce sont donc essentiellement les expéditions maritimes qui ont la tâche de fixer la géographie des espèces animales et végétales. Dans cette perspective d’exploration systématique du monde, les navigateurs reçoivent l’ordre de rapporter de tous les lieux abordés des graines, échantillons et spécimens. La moisson d’informations augmente d’année en année. La France est l’un des rares pays alors en mesure de se lancer dans ce véritable recensement des animaux et des plantes de la planète. On se préoccupe, d’ailleurs, d’inventorier les espèces naturelles à toutes les échelles : continentales, nationales, provinciales. À l’intérieur du royaume, les voyages d’herborisation se multiplient et l’on s’aventure aussi, désormais, jusque dans les montagnes pyrénéennes ou alpines.

    52Certes, outre ce gigantesque essai de catalogage, on ne relève guère d’avancées marquantes dans le domaine des sciences naturelles durant la seconde moitié du siècle. La compréhension des phénomènes de la reproduction (querelles entre ovistes et spermatistes) ne progresse quasiment pas. Pareillement, on hésite encore sur les limites des différents règnes : le corail est une « pierre » produite par des « plantes » selon Réaumur, qui le considère à tort comme végétal, sans doute du fait de ses formes arborescentes. Si les savants ont bien compris que la classification des objets d’études – quel que soit le domaine d’application – est indispensable pour jeter les bases d’une véritable démarche scientifique et dégager les lois générales ou les exceptions, ils ont encore trop tendance à regrouper simplement ce qui se ressemble. Ce primat de l’observation entraîne souvent de fausses interprétations. Cependant, les naturalistes français ou anglais de la fin du siècle commencent à mieux comprendre les mécanismes de la genèse des composés organiques et le rôle de la lumière dans l’assimilation par les plantes du dioxyde de carbone ou de l’eau. Le thème de « l’économie de la nature » apparaît aussi : on pourrait y déceler les tout premiers débuts d’une sorte d’écologie scientifique.

    53Le Jardin royal des plantes de Paris (fondé en 1635 et à l’origine de l’actuel Muséum d’histoire naturelle, qui prit ce nom en 1793) est depuis le XVIIe siècle le véritable pivot de la recherche française. Pépinière de grands savants, il offre des cours spécialisés et des conférences publiques de botanique, d’anatomie et de chimie qui ont un grand succès : beaucoup de gens, et pas seulement Rousseau, herborisent à l’époque. Le Jardin royal organise aussi de lointaines missions scientifiques de collecte. Outre la conservation de ses remarquables collections de minéraux, d’insectes et de plantes en terre, il possède l’un des plus riches herbiers du monde, notamment grâce à Michel Adanson (1727-1806), qui séjourne au Sénégal dans les années 1748-1754 comme commis de la Compagnie des Indes ; on doit, entre autres, la première description du baobab. Pierre Poivre (1719-1786), ancien missionnaire qui abandonne la prêtrise après avoir été amputé de la main droite, multiplie aussi les voyages afin de rapporter des graines et des plantes et de briser le monopole hollandais sur certaines productions des archipels de l’océan Indien. Après des années d’efforts, il parvient à faire pousser clous de girofle et noix de muscade sur l’île de France (actuelle île Maurice) et sur l’île Bourbon (La Réunion) ; la première noix de muscade récoltée est offerte à Louis XVI.

    54Georges Jean Louis Leclerc (1707-1788), fait comte de Buffon par Louis XV (son père, conseiller au parlement de Bourgogne, avait acquis la châtellenie de Montbard ainsi que la terre et seigneurie de Buffon, quelques kilomètres plus au nord) devient en 1739 l’intendant très actif du Jardin royal, dont il agrandit et développe les collections jusqu’à sa mort. Au prix d’une activité inlassable, il publie de 1749 à 1767 les quinze tomes de son Histoire naturelle, qui remporte tout de suite un grand succès de librairie : un premier tirage de 9 000 volumes est épuisé en quelques semaines. Les trois premiers volumes, édités par l’Imprimerie royale, échappent de ce fait à la censure ; mais il est par la suite vivement attaqué par la Sorbonne. Plusieurs rééditions et traductions suivent cependant rapidement. Paraît ensuite un supplément de sept volumes (1774-1789), comprenant notamment le célèbre Des époques de la Nature (1778). Ses ouvrages multiples (Histoire des oiseaux, 1770-1783, Histoire des minéraux, 1787-1788), veulent embrasser tout à la fois l’histoire de la Terre, des règnes animaux et végétaux et des origines de l’homme. Il étudie aussi les fossiles, ouvre la voie à la paléontologie. Avec l’Encyclopédie, l’œuvre de Buffon constitue incontestablement l’un des grands monuments littéraires du siècle. La qualité de son style lui vaut d’ailleurs d’être élu à l’Académie française en 1753 et ses idées séduisent les milieux philosophiques. Bien sûr, certains aspects de ses travaux paraissent aujourd’hui très contestables, telle sa classification des races humaines affirmant la supériorité des Blancs ou ses nombreuses erreurs scientifiques. Il croit encore, par exemple, en la possibilité de la génération spontanée pour les micro-organismes. À vrai dire, il semble être davantage un compilateur et un vulgarisateur qu’un expérimentateur ; il effectue lui-même très peu d’observations ou de dissections. Mais peut-on lui imputer la relative ignorance de son temps et lui reprocher de méconnaître les découvertes qui restaient à venir ? Il a néanmoins compris des choses essentielles, notamment que la nature n’était pas immuable depuis la création, mais au contraire « un ouvrage perpétuellement vivant et un ouvrier sans cesse actif ».

    55Les membres d’une même famille – les Jussieu – dominent quant à eux la botanique française, pendant plus d’un siècle. Reprenant le flambeau familial, après ses oncles Antoine (1686-1758) et Bernard (1699-1777), qui tentent la première classification naturelle des plantes, Antoine Laurent de Jussieu (1748-1836), membre de l’Académie royale des sciences depuis 1773, succède au second dans ses fonctions de « sous-démonstrateur » au Jardin du roi et y enseigne la botanique à partir de 1777. Un autre membre de la famille, Joseph, passe trente-cinq années de sa vie à herboriser au Pérou avant d’être rapatrié en France en 1771. Comme on le sait, Carl von Linné (1707-1778) avait instauré une première taxinomie méthodique du monde végétal et animal (Systema naturæ, 1735), créant un système binominal et distinguant, le premier, « genres » ou « espèces ». Chaque être vivant était désormais défini par deux mots latins. Le savant suédois avait proposé en outre une classification « descendante » des plantes, établie en fonction des caractères sexuels, qui utilisait notamment le nombre, la disposition et la proportion des étamines (partie mâle) par rapport au pistil (partie femelle). Joseph de Jussieu perfectionne cette classification en publiant en 1789 Genera plantarum secundum ordines naturales disposita… Il montre qu’il peut y avoir parfois des étamines avortées ou surnuméraires et se base surtout sur la structure de l’embryon, recourant aussi aux principes de subordination des caractères et de corrélation des organes. Il détermine de cette manière les grands embranchements (acotylédones, monocotylédones, dicotylédones) avec leurs sous-embranchements et classes. Reprenant les travaux de ses oncles et les siens propres, Jussieu propose au total un remarquable « système naturel », applicable à l’ensemble des plantes alors connues (de nouvelles variétés obligeront par la suite à perfectionner cette classification).

    56Plusieurs autres savants illustres contribuent à cette époque aux progrès des sciences naturelles. Louis Jean Marie Daubenton (1716-1800), fils d’un notaire de Montbard connu de Buffon, nommé au Jardin du roi dès 1742, se révèle durant de nombreuses années un collaborateur précieux. Il participe activement aux premiers volumes de l’Histoire naturelle et rédige plusieurs articles pour l’Encyclopédie. Membre de l’Académie des sciences (1760), il contribue à l’acclimatation en France des moutons mérinos. Il occupe enfin la première chaire d’Histoire naturelle (zoologie) créée au Collège de France en 1778. Observant les organes de différents animaux, il entrevoit une possible adaptation au milieu et ouvre véritablement la voie à l’anatomie descriptive des mammifères. L’époque connaît aussi les débuts de l’éthologie, avec Buffon et surtout Charles-Georges Le Roy (1723-1789), naturaliste et lieutenant des chasses des parcs de Versailles, qui étudie l’intelligence des animaux, leur mémoire et leur capacité à faire des choix en fonction des situations : « leurs lumières s’augmentent en raison des obstacles [qu’ils] ont à surmonter », remarque-t-il. Les observations très précises de Réaumur sur les insectes marquent en outre les véritables débuts de l’entomologie en France. On commence aussi à se rendre compte de l’existence d’espèces disparues : le mot « mammouth », dérivé du russe qui l’a lui même emprunté à une langue sibérienne, apparaît dans le vocabulaire français vers 1765. (Ses premiers exemplaires semblent avoir été connus en Occident à la fin du XVIIe siècle, mais sans identification précise).

    57Les rapprochements entre l’homme et l’animal se multiplient par ailleurs. Félix Vicq d’Azyr (1748-1794), qui rédige également de nombreux articles pour l’Encyclopédie, étudie leurs organes et les fonctions respectives de ceux-ci. Il apparaît comme l’un des fondateurs de l’anatomie comparée, qu’il enseigne à la faculté de médecine de Paris à partir de 1773 (Traité d’anatomie et de physiologie, 1776). Ses observations l’amènent aussi à pressentir une adaptation au milieu, à partir d’un « modèle primitif […] dont la nature ne s’éloigne qu’à regret ». Enfin, Jean-Baptiste de Monet, chevalier de Lamarck (1744-1829), remarqué d’abord par Bernard de Jussieu puis nommé gardien de l’Herbier du Roi par Buffon vers 1781, est l’auteur d’une Flore française ou description succincte de toutes les plantes qui croissent naturellement en France en trois volumes (1778) – la première du genre – qui lui permet d’entrer l’année suivante à l’Académie des sciences (ce n’est qu’au début du siècle suivant qu’il se consacrera à la zoologie). Utilisant pour la première fois les clés dichotomiques (ramifications en branches) pour classer les plantes, il se lance également en 1783 dans la publication d’une grande encyclopédie botanique dans laquelle il ambitionnait cette fois de recenser toutes les espèces connues au monde ! Publiée dans la collection Panckoucke, en huit tomes et cinq suppléments, elle fut achevée seulement en 1817. Rappelons qu’il inventa aussi le mot « biologie », en 1802.

    58Bien avant Charles Darwin, les savants français envisagent des hypothèses évolutionnistes (tout comme Linné qui affirme dès 1779 que les espèces sont l’œuvre du temps). Maupertuis, plus connu comme mathématicien, recherche les lois de l’organisation dans le processus de formation des êtres ; il voudrait savoir s’il existe un principe d’ordre capable d’expliquer la chaîne des créatures, dont l’homme ne serait qu’un ultime avatar (la vision matérialiste ne lui reconnaissant plus la différence radicale de l’âme), tant la nature semble monter par gradation, notamment des grands singes aux humains (l’homme noir constituant, pour de nombreux auteurs du temps, un maillon supplémentaire dans les degrés menant à l’homme blanc). Rousseau s’interroge aussi sur le pongo ou l’orang-outang, dont Buffon se demande également s’il est « le premier des singes ou le dernier des hommes ». Quant à Jean-Baptiste Robinet (1735-1820), grammairien et philosophe, dans ses Considérations philosophiques de la gradation naturelle des formes de l’être ou les essais de la nature qui apprend à faire l’homme (1768-1769), il reprend la théorie de la chaîne des êtres, estimant que l’orang-outang constitue bien le maillon intermédiaire entre l’homme et l’animal : « Dans la suite prodigieusement variée des animaux inférieurs à l’Homme, je vois la Nature en travail avancer en tâtonnant vers cet Etre excellent qui couronne son œuvre. »

    59La plupart des philosophes matérialistes ont l’intuition qu’il y a une gradation lente entre l’animal et l’homme. Allant plus loin encore, Julien Offroy de La Mettrie (1709-1751) affirme déjà dans son Homme machine (1747), condamné dans presque tous les pays : « l’Homme n’est qu’un animal », ou encore : « Il n’y a dans tout l’univers qu’une seule substance diversement modifiée. » Vision totalement matérialiste, dans laquelle l’Homme se réduit à de la matière en mouvement. L’âme n’est pour La Mettrie qu’une « partie matérielle sensible du cerveau », et la pensée le résultat de l’organisation matérielle du corps, le cerveau ayant la capacité de développer, à partir des sensations, de nouvelles idées (réflexion, imagination). Robinet évoque dans ses écrits également très matérialistes (De la nature, 1761-1766) une sorte de force évolutive à l’œuvre dans la nature (ce qui ne l’empêchera pas d’être nommé censeur royal en 1780). Pour le philosophe Paul Henri Thiry, baron d’Holbach (1723-1789), l’homme est totalement inséré dans la nature, il ne s’en distingue par aucune transcendance, il n’est que matière ; il n’y a donc aucune immortalité de l’âme. Diderot cherche aussi à comprendre la genèse de la matière vivante, puis la formation progressive de la conscience à l’intérieur de celle-ci et l’évolution des espèces. Dans l’article « Animal » de l’Encyclopédie, il écrit : « L’univers est une seule et même machine, où tout est lié et où les êtres s’élèvent au-dessus ou s’abaissent au-dessous les uns des autres, par des degrés imperceptibles, en sorte qu’il n’y ait aucun vide dans la chaîne. »

    60Pour Buffon également, « tout animal est plus ou moins homme », ce qui laisse sous-entendre la proposition réciproque. Bien qu’il rejette, à tort, l’hypothèse transformiste émise par Maupertuis dès 1751, Buffon soupçonne aussi, au fur et à mesure de ses travaux, que les espèces ne sont pas immuables. De façon très curieuse, il expose avec beaucoup de détails et de logique les thèses affirmant qu’à l’intérieur d’une même espèce des familles se sont diversifiées peu à peu avec le temps, selon les lieux, comme s’il voulait faire connaître les théories de l’adaptation à l’environnement : « Si l’on admet […] que l’âne soit de la famille du cheval, et qu’il n’en diffère que parce qu’il a dégénéré, on pourra dire également que le singe est de la famille de l’homme […] que l’homme et le singe ont une origine commune comme le cheval et l’âne [alors] il n’y aurait plus de bornes à la puissance de la nature, et l’on n’auroit pas tort de supposer que d’un seul être elle a su tirer, avec le temps, tous les êtres organisés » ou bien encore que « tous les animaux sont venus d’un seul animal qui dans la succession du temps a produit en se perfectionnant et en dégénérant toutes les races des autres animaux ». Buffon contribue ainsi à la remise en cause des conceptions fixistes dérivées d’une lecture littérale de la Bible et tend parfois à évacuer le divin de la création. Néanmoins, il se reprend vite, réaffirmant la doctrine ecclésiastique officielle (ou feignant seulement de le faire) : « mais non : il est certain, par la révélation, que tous les animaux ont également participé à la création ; que les deux premiers de chaque espèce, et de toutes les espèces, sont sortis tous formés des mains du Créateur »… Beaucoup de savants de l’époque préfèrent ainsi éviter la confrontation directe avec l’Église. Les premiers volumes de l’Histoire naturelle ayant été censurés par la faculté de théologie de la Sorbonne en 1751 (son estimation de l’âge de la Terre se démarquant totalement des points de repère bibliques habituels), Buffon est obligé de faire aussitôt amende honorable. Il assure les savants docteurs qu’il n’a eu « aucune intention de contredire le texte de l’Écriture » et qu’il croit « très fermement tout ce qui y est rapporté sur la création », sans revenir pour autant sur ses affirmations.

    61Néanmoins, en dépit de ces freins très puissants, les théories de la variabilité des espèces et de la chaîne des êtres vont frayer le chemin aux thèses évolutionnistes ultérieures. Déjà Benoist de Maillet (1656-1738) avait émis l’hypothèse que les animaux terrestres pourraient provenir des animaux marins… Les polémiques à propos de la monstruosité révèlent les caprices de la nature, capable de sortir des moules préétablis ; ces exemples mettent à mal les théories finalistes ou la vision d’un ordre immuable des êtres. Lamarck pressent déjà l’adaptation lente des caractères héréditaires aux conditions du milieu. L’idée s’impose progressivement d’une mutabilité de l’ensemble des espèces sous l’influence des milieux géographiques et du temps, que l’on considère de plus en plus long depuis la création. Abandonnant les conceptions bibliques traditionnelles et l’idée de création soudaine, par la seule volonté divine, les savants français de l’époque entrevoient donc pour la plupart une chaîne des êtres vivants (d’abord sous la forme d’une échelle, puis d’une arborescence) et ne croient plus aux thèses créationnistes ou fixistes. Ces réflexions annoncent les théories du transformisme et ouvrent la voie aux travaux postérieurs de Lamarck.

    62La rapidité des découvertes devient telle qu’elle semble avoir dépassé les esprits les plus éclairés. Ainsi, les philosophes entravent parfois la diffusion des nouvelles théories, soit pour éviter que le schéma d’une organisation graduelle de la matière puisse être considéré comme la preuve d’un dessein divin au lieu d’une succession de hasards naturels (Diderot), soit pour préserver le dogme d’un Être suprême seul architecte de l’univers (Voltaire). Rejetant les hypothèses de Buffon ou de Maupertuis et s’accrochant encore à la conception d’une nature statique et d’un univers immuable, Voltaire vitupère contre les précurseurs des évolutionnistes. D’une certaine façon, à ses yeux, Dieu demeure nécessaire pour éviter le chaos ou peut-être le vertige, face à l’immensité de l’espace et du temps que les sciences ne cessent de dévoiler dans tous les domaines.

    63Le progrès des connaissances et la grande effervescence taxinomique touchent également le domaine des roches. La géologie naît véritablement au XVIIIe siècle. À Paris, les cours publics de minéralogie sont très fréquentés et attirent ce qu’il est convenu d’appeler la « meilleure société ». Étienne Guettard (1715-1786), membre de l’Académie des sciences depuis 1743 et conservateur de la collection d’histoire naturelle du duc d’Orléans au Palais-Royal, dresse la première carte minéralogique de la France. Il s’intéresse aussi aux fossiles du Bassin parisien et affirme, le premier, que les sommets de la chaîne des Puys sont d’origine volcanique. On commence en effet à bien distinguer roches « ignées » et roches sédimentaires. Après un voyage en Auvergne, Nicolas Desmarest (1725-1815) démontre l’origine volcanique des basaltes (1771). Le même auteur avait remarqué, dès 1753, les nombreuses similitudes géologiques des côtes anglaises et françaises, posant la question de leur possible union antérieure, en des époques très reculées. On effectue partout des observations et les connaissances progressent. Les planches « Minéralogie » de l’Encyclopédie sont publiées en 1768 sous la direction du baron d’Holbach (qui rédige plus de quatre cents articles), offrant au public une première synthèse. Barthélemy Faujas de Saint-Fond (1741-1819), nommé en 1785 commissaire royal pour les mines et carrières, multiplie les voyages en province et les analyses géologiques ; il étudie notamment les volcans.

    64Depuis le XVIIe siècle, les savants européens acceptent les idées d’une chaleur interne au globe terrestre (une sorte de « feu central ») et d’un progressif refroidissement de la planète. Mais un grand débat oppose au siècle suivant les « neptuniens », pour lesquels la terre aurait été à l’origine entièrement recouverte par un océan initial (ce qui expliquerait la découverte de fossiles marins en altitude et correspondrait davantage au scénario biblique) et les « vulcanistes » pour qui l’histoire de la Terre serait ponctuée de grandes crises cataclysmiques (fractures, séismes, submersions), seules capables de rendre compte de la formation des reliefs. Les tenants de cette dernière hypothèse s’intéressent notamment aux effets des tremblements de terre de Lisbonne, en 1755, ou de Calabre et Messine, en 1783.

    65L’étude des temps géologiques et l’interprétation des nombreux fossiles (on commence alors à les étudier dans tous les pays européens et les catalogues se multiplient) se heurtent cependant aux Écritures, contraignant au silence la plupart des savants qui abordent cette question. Pourtant, dès 1716, Bernard Le Bovier de Fontenelle (1657-1757), secrétaire de l’Académie des sciences, n’avait pas hésité à oser affirmer : « ce n’est pas le Déluge qui a produit [ces] amas de coquilles. Elles ont dû être apportées en un temps beaucoup plus long qu’une année ». Ferchault de Réaumur, étudiant les coquillages fossilisés, ne mentionne plus le mythe de Noé. L’article « Déluge » de l’Encyclopédie demeure encore très neutre, se contentant d’évoquer la nécessité d’en rechercher les traces géologiques. Mettre en cause le mythe et son acceptation traditionnelle signifie en effet repenser totalement les origines de l’humanité, en faisant abstraction de tout déterminisme théologique (M. S. Seguin). Il s’agit bien d’une véritable révolution intellectuelle.

    66Reprenant un mémoire de Réaumur, Maillet date quant à lui la formation de la planète d’au moins 500 000 ans. Beaucoup commencent à suggérer que les sept « jours » de la Création pourraient correspondre plutôt à des époques. Les fossiles, intégrés désormais à des schémas explicatifs n’ayant plus rien à voir avec le récit biblique, font voler en éclats, par l’ancienneté qui leur est attribuée, la chronologie traditionnellement admise jusque-là, même si le discours rationnel met encore longtemps à se débarrasser de l’imaginaire cataclysmique : le déluge, parfois démultiplié en plusieurs épisodes très séparés les uns des autres, perdurera pendant des décennies dans la mentalité scientifique, intégré à divers schémas géologiques explicatifs. Les théories sur la naissance de l’homme connaissent une évolution parallèle, avec les hypothèses pré-adamiques et les théories polygénistes.

    67On passe progressivement d’une histoire religieuse et mythique de la Terre à une histoire purement physique et déjà « laïque » avec Buffon, qui tente de dater l’âge de la Terre (Les époques de la nature, 1778). Observant que certains groupes d’animaux révélés par les fossiles ont totalement disparu et étudiant la sédimentation des schistes ardoisiers, il ose avancer un âge de 75 000 années, déjà fort suspect aux yeux de la Faculté de théologie de Paris, laquelle condamne plusieurs de ses hypothèses dès 1751 (cf. supra). Mais, dans ses manuscrits, il avance le chiffre – qui paraît alors fabuleux – de trois millions d’années. Moins connu, l’abbé Jean-Louis Giraud (1753-1813), que la censure ecclésiastique surveille également, subdivise les temps géologiques en cinq grandes ères, en fonction des vestiges paléontologiques présents dans les diverses couches, et donne aussi à la Terre un âge de plusieurs millions d’années. Ces théories représentent pour les contemporains une véritable révolution mentale, très lourde de conséquences sur le plan religieux et quant aux rapports entre science et foi.

    68Pendant ce temps, aux confins du royaume, le savant genevois Horace Bénédict de Saussure (1740-1799) établit véritablement les bases de la géologie, en observant la formation des Alpes et l’évolution des différentes couches rocheuses. Après avoir étudié dès 1760 les glaciers chamoniards (situés alors dans le royaume de Piémont-Sardaigne), il apprend l’exploit de Jacques Balmat (1762-1834), ce montagnard de Chamonix qui gravit le premier le Mont-Blanc, le 7 août 1786. Avec une petite expédition d’une vingtaine de guides menée par Balmat, il atteint à son tour le sommet un an après, le 3 août 1787. Ce sont là les débuts de l’alpinisme.

    69La seconde moitié du siècle voit aussi les débuts de la cristallographie, avec les travaux pionniers de Jean-Baptiste Louis Romé de l’Isle (1736-1790), exposés notamment dans son Essai de cristallographie ou description des figures géométriques, propres à différents corps du règne minéral, connus vulgairement sous le nom de cristaux (1772). L’auteur tente d’abord de classifier les cristaux, selon des formes primitives. Il utilise un goniomètre pour mesurer précisément les angles entre les faces cristallines et découvre que ceux-ci sont constants pour chaque type de cristal ; ceci l’amène à énoncer la loi de constance des angles dièdres. L’abbé René-Just Haüy (1743-1822) établit quant à lui les bases de la minéralogie scientifique, en observant systématiquement la morphologie des cristaux pour en tirer des lois structurales (Essai d’une théorie sur la structure des cristaux…, 1784). Il met en évidence la division mécanique des cristaux (plans de clivage) et la structure périodique des milieux cristallins, par la juxtaposition et la répétition de motifs géométriques identiques, de plus en plus petits, jusqu’à devenir invisibles pour l’œil, appelant ces noyaux primitifs des « molécules intégrantes » (loi géométrique des décroissements). Haüy comprend le premier que chaque type de cristal, est constitué par la répétition ordonnée, à l’échelle moléculaire, d’une forme simple, ce qui explique la constance de l’angle. « Il est très probable que ces molécules sont les mêmes que celles qui étaient suspendues dans le fluide où s’est opérée la cristallisation », écrit-il. Il découvre donc que la forme de ces corps dépend de leur composition chimique et résulte du mode de groupement des cristaux primitifs. En émettant l’hypothèse que la forme des cristaux naît d’un arrangement périodique de la matière dans les solides, il devient aussi en quelque sorte le précurseur de la théorie atomique. Membre de l’Académie des sciences à partir de 1783, en tant qu’adjoint botaniste, il s’intéresse également à l’électricité (Exposition raisonnée de la théorie de l’électricité et du magnétisme, 1787).

    70Signalons aussi que le père Louis Cotte (1740-1815), par son Traité de météorologie et ses multiples mémoires adressés à l’Académie des sciences, s’affirme pour sa part comme l’un des fondateurs en France d’une nouvelle science des climats, tandis que l’étude de l’évolution des reliefs, de la faune ou de la flore terrestres amène déjà d’autres savants à s’intéresser à l’existence de paléoclimats.

    71Les savants se mettent également à prendre l’homme comme objet d’études, tel Buffon qui calcule des tables de mortalité et tente de déterminer l’espérance de vie à chaque âge. Mais on note peu d’améliorations dans le domaine médical et peu d’avancées en chirurgie. La rivalité entre médecins et chirurgiens entrave en outre certains progrès. La création de l’Académie de médecine en 1778 est tardive (celle de chirurgie datait de 1731). Les facultés demeurent souvent engoncées dans un réel traditionalisme et contrarient par exemple les efforts de la Société royale de médecine, plus dynamique, dont elles redoutent la concurrence. L’enseignement de la médecine progresse néanmoins, devenant à la fois théorique et pratique. Le nouveau Collège de médecine de Paris, édifié par Gondouin (cf. chap. i, « Métamorphoses urbaines »), possède un laboratoire de chimie, un amphithéâtre de dissection à l’antique, aménagé de 1769 à 1775, et dispense un enseignement « au lit du malade » dans un petit hôpital attenant. Une telle conception apparaît déjà très moderne. L’université de Montpellier, acquise aux théories vitalistes, joue toujours un grand rôle. Mais les plus grands physiologistes de l’époque, il faut le reconnaître, sont suisses (Albrecht von Haller, 1708-1777), anglais ou italiens (tel Lazare Spallanzani, 1729-1799).

    72Comme dans toutes les sciences, l’heure est aux tentatives de classification des pathologies, mais l’identification des maladies demeure encore très hésitante. Le Montpelliérain François Boissier de Sauvages (1706-1767) dans sa Nosologia methodica (1763) tente une classification des maladies en fonction de leurs symptômes (2 400 maladies réparties en dix classes, subdivisées à leur tour en sections et genres). Joseph Lieutaud (1703-1780), dans son Historia anatomica medica (2 vol., 1767) recense 3 500 cas de décès pour lesquels il existe dans la littérature médicale une analyse clinique complétée par une autopsie. Mais les grandes nosologies, telle celle de Boissier de Sauvages, prennent en compte essentiellement les symptômes, mêlant ainsi parfois des affections qui n’ont rien à voir entre elles. On cherche également à mettre en rapport maladies et conditions climatiques à la manière d’Hugues Maret (1726-1786) dans son Histoire météorologique et nosologique des années 1762, 1777, 1782-1785 (1785). Théophile de Bordeu (1722-1776), collaborateur de l’Encyclopédie et l’un des médecins les plus recherchés de Paris, publie quant à lui un très complet Traité de médecine théorique et pratique (1774). Pierre Jean Georges Cabanis (1757-1808) fréquente le salon de Mme Helvétius et rêve pour sa part de « faire rentrer la philosophie dans la médecine ». C’est aussi le temps du premier véritable périodique médical, le Journal de médecine, chirurgie, pharmacie (1774-1794), qui diffuse informations et débats sur les nouvelles pratiques et innovations. Le public se passionne alors pour les premières opérations de la cataracte. Quelques grands médecins de l’époque se bâtissent une célèbre réputation : Théodore Tronchin (cf. chap. i, « Nouveaux comportements »), le docteur Louis, prénommé Antoine (1723-1792), médecin légiste dont le rapport permit la réhabilitation posthume de Calas en 1763, Antoine Petit (1722-1794), médecin anatomiste dont les cours au Jardin du roi (de 1769 à 1778) attirent de très nombreux auditeurs, Anne-Charles Lorry (1723-1783), un des fondateurs de la dermatologie en France. À noter que Jacques Pierre Brissot (1754-1793), qui n’a pas encore entamé sa carrière politique, publie alors des observations concernant la jurisprudence de la médecine légale.

    73Mais si la médecine devient à la mode et bénéficie de l’intérêt porté désormais aux sciences, elle connaît, à la vérité, peu de progrès véritablement importants. Néanmoins, une nouvelle attitude s’impose : le fatalisme et la résignation ne sont plus de mise. Les médecins des Lumières réussissent à persuader la population qu’il devient possible de maîtriser les maladies, voire de faire reculer la mortalité. Ils diffusent inlassablement des conseils de propreté corporelle, d’hygiène alimentaire, recommandent d’aérer, de nettoyer les logements, de désinfecter les lits et le linge des malades, de répandre de la chaux vive sur les victimes d’épidémie ou les charognes, etc. En collaborant étroitement avec les autorités, ils contribuent à l’adoption de multiples mesures de salubrité publique : ramassage des immondices dans les villes, lutte contre les dépôts de fumiers, les cloaques et les eaux stagnantes, assèchement des marais ou régularisation des berges des cours d’eau (on enregistre un léger recul de la malaria en Sologne, dans les Dombes, en Camargue). En luttant de la sorte contre les « miasmes » ou les « humeurs » invisibles, les médecins contribuent ainsi efficacement, sans le savoir, à faire reculer les vecteurs des principales infections (rats, poux, puces, insectes, bactéries…). Leur statut social s’améliore d’ailleurs, parallèlement à la médicalisation progressive de la société.

    74Des querelles s’élèvent entre les « mécanicistes » (héritiers du XVIIe siècle et des théories de l’animal ou de l’homme-machine, pour lesquels l’organisme ressemble analogiquement à une pompe à feu) et les « vitalistes » qui considèrent que la moindre fibre ou molécule de l’organisme est dotée d’un principe vivant (distinct de l’âme raisonnante) responsable des phénomènes biologiques. La médecine bute encore sur la question des relations âme/corps. Mais à la suite des thèses « sensibilistes », qui mettent l’accent sur les liens entre psychisme et dysfonctionnements corporels, commencent à se développer de nouvelles approches des maladies mentales. Boissier de Sauvages, Antoine Louis, ainsi que l’abbé Nollet (cf. chap. vi, « Électricité et vapeur »), préconisent d’utiliser les machines électrostatiques pour produire des chocs électriques, afin de soigner les maladies nerveuses ou psychiques, voire certaines paralysies. Un autre médecin encore presque anonyme, Jean-Paul Marat (1743-1793), s’intéresse aussi à ces nouvelles thérapies (Recherches physiques sur l’électricité, 1782). Pareillement, les phénomènes de la génération demeurent très mal connus et l’embryologie balbutiante. Selon Paul Joseph Barthez (1734-1806), chancelier de l’université de Montpellier en 1785, le « principe vital », distinct des forces physico-chimiques et de l’âme pensante, se révèle capable d’organiser le vivant ; mais il ne peut préciser par quels moyens…

    75L’évolution des pratiques thérapeutiques se poursuit lentement, avec un recours moins fréquent aux purges ou aux saignées à répétition. On tente aussi d’utiliser les propriétés de l’oxygène (avec l’idée qu’il échauffe et stimule), notamment pour le traitement de la phtisie ou des maladies vénériennes. La mode du thermalisme, partie de la haute société, se répand dans le but de soigner diverses affections, même si les cures semblent surtout le prétexte d’amusements et de vie mondaine (bals, théâtre, excursions…) comme à Bagnère-de-Bigorre, qui est alors la station thermale la plus courue du royaume, devant Forges-les-Eaux en Normandie ; Vichy ou Vittel commencent aussi à être fréquentées.

    76La définition de la notion de mort se précise : « le corps meurt donc peu à peu et par parties » (Buffon, Histoire naturelle de l’Homme, 1749). Elle se laïcise également et se sépare des concepts religieux. Dans l’Encyclopédie, Jean-Jacques Ménuret de Chambaud (1733-1815), médecin de Montpellier, définit les signes apparents du décès et surtout la progressivité de la mort, notamment l’existence d’un niveau de « révocabilité », où la réanimation de noyés ou d’asphyxiés peut encore être possible. La hantise d’être enterrés vivants (attisée par quelques retentissantes affaires de retours soudains à la vie) saisit beaucoup de gens à l’époque, lesquels exigent, par testament, d’être piqués ou légèrement brûlés avant toute mise en bière, afin que l’entourage soit bien certain de l’absence totale de réaction !

    77Certains médecins commencent à se pencher également sur la sénescence et les maladies propres aux vieillards, dont le nombre augmente de manière relativement sensible, compte tenu de l’amélioration des conditions générales et de l’espérance de vie. D’autres s’aventurent à traiter de la sexualité : le Suisse Samuel Auguste André Tissot (1728-1797), avec L’onanisme (publié d’abord à Lausanne en 1760) ; J.D.T. de Bienville (?-1785), La nymphomanie ou Traité de la fureur utérine (1771), livre à succès maintes fois réédité ; Louis de Lignac (1740-1809), De l’homme et de la femme considérés physiquement dans l’état de mariage (1772) ; Nicolas Chambon de Montaux (1748-1826), Des maladies des filles (1785) ; et bien d’autres encore. Néanmoins, ces ouvrages manifestent avant tout une évidente volonté de moralisation, à travers une pédagogie fondée souvent sur la peur : les auteurs consacrent notamment de longs exposés au péril vénérien et plus encore aux effets néfastes de la débauche ou des « pratiques honteuses ».

    78Bien sûr, ce tableau des avancées de la fin du siècle, tant en médecine que dans les diverses sciences de la Nature, ne doit pas laisser croire que la science française est la seule au monde ! Assurément, elle partage sans doute le premier rang avec l’Angleterre, quoiqu’il soit, là encore, difficile d’établir un classement pertinent. Les Provinces-Unies, les pays germaniques et même la Russie (avec le grand savant Mikhail Lomonossov, 1711-1765) participent aussi grandement à la constitution des savoirs scientifiques. De nombreux contacts épistolaires existent entre les savants européens, tandis que s’affirme le rôle de plus en plus important des périodiques scientifiques, qui diffusent régulièrement des comptes rendus de leurs publications, ainsi le Journal des Savants ou la Nouvelle Bibliothèque Germanique, publiés à Amsterdam, mais en français.

    79En médecine, comme dans toutes les sciences de la nature, les auteurs tendent à la mise au point de nouveaux termes, commencent à utiliser une suffixation sérielle et recherchent une codification plus rigoureuse. Toute une nouvelle terminologie apparaît à cette époque : des « métalangages » sont en formation, comme en mathématiques, dans les sciences naturelles ou en chimie.

    L’homme et ses œuvres comme objets d’études

    80La seconde moitié du siècle voit aussi la naissance d’une véritable anthropologie (M. Duchet). L’homme est perçu désormais par la majeure partie des intellectuels français comme partie intégrante de la nature et même de la matière. Mais d’où viennent cependant sa spécificité, sa supériorité ? Dans son Essai sur l’origine des langues (édité en 1781), Rousseau note bien entendu que « la parole distingue l’homme entre les animaux ». Buffon, dans son Histoire naturelle, reconnaît aussi que la station verticale et le langage fondent la différence entre l’animal et l’homme. Pour lui, c’est grâce à sa mémoire et à ses facultés de raison, que l’homme – être social et sociable – s’est lancé dans une conquête collective de la nature.

    81La question de l’origine des langues, déjà abordée par Descartes au siècle précédent, passionne les érudits et l’on tente d’étudier plus exactement les langues « primitives », censées être plus proches de celle(s) des origines. Des linguistes et grammairiens cherchent à retrouver le langage originel, commun à l’humanité, celui d’avant la confusion des langues évoquée dans l’épisode biblique de Babel. Il ne faut pas oublier qu’on se trouve encore à la croisée des chemins : on imprime toujours, dans les années 1770, des livres décrivant les géants Patagons, présentés comme les derniers survivants d’une ancienne race humaine supérieure (écho des mythes de l’Antiquité) ; on lance également des expéditions à la recherche de l’emplacement du paradis terrestre…

    82L’origine des races suscite aussi de grands débats, qui opposent théories monogénistes (soutenant l’origine unique du genre humain) ou polygénistes (auxquelles adhère notamment Voltaire, pour lequel il y eut dès le commencement plusieurs races différentes). La plupart des auteurs « progressistes » considèrent la diversité des races comme un fait d’origine, notamment pour se démarquer des auteurs affirmant que les races dériveraient par adaptation ou dégénérescence de la race originelle, considérée bien entendu comme blanche. Néanmoins, cédant aux préjugés de leur temps, la majorité des auteurs considère les Noirs comme intellectuellement très inférieurs, voire stupides ; seul Condorcet avance que la servitude est responsable de cet état apparent. Mais, à l’inverse, le polygénisme peut aussi servir d’argumentaire à ceux qui justifient l’esclavage (P. Boulle). Diderot, dans l’article « Espèce humaine » de l’Encyclopédie, tente de combiner les deux théories : il n’y aurait eu qu’une race à l’origine, mais la diffusion de l’homme sur la Terre, par les effets de la variété des conditions naturelles, des climats, de la nourriture et des mœurs, entraîna la variété des peuples. Cette diversité des races disparaîtra à la longue, prophétise-t-il, l’augmentation des voyages et des migrations entraînant un métissage progressif.

    83En général, les savants des Lumières reconnaissent plutôt une souche commune aux différents peuples de l’humanité. Mais comment expliquer des variations ethniques si importantes ? La diversité, selon Buffon, provient du milieu. Il reprend ici la théorie des températures et des climats. Les caractéristiques physiques des peuples noirs découleraient d’une adaptation à un milieu hostile : ce thème est alors un lieu commun de l’anthropologie naissante. L’idée de migrations très anciennes des peuples primitifs fait son chemin. Bougainville, au début de son périple, semble considérer les insulaires du Pacifique comme des autochtones, présents dans ces îles depuis les origines des temps ; puis, progressivement, il les juge capables d’avoir effectué, eux aussi, de grandes traversées. Il comprend alors que leur présence dans les archipels du Pacifique peut être le résultat de vagues migratoires successives. Mais il classe encore les populations en fonction de la couleur de leur peau : les plus clairs lui paraissent d’un commerce agréable, tandis que les plus noirs sont les plus féroces et dangereux…

    84Comme toutes les sciences de l’époque, l’anthropologie cherche à ordonner et à catégoriser les peuples, comme elle le fait à propos des animaux. Voltaire a des mots très durs à l’égard de ceux qu’il juge les plus « primitifs », tels les Lapons ou les Hottentots. La conception d’une gradation du vivant, de l’animal jusqu’à l’homme, s’appuie sur l’examen du développement de la boîte crânienne et l’étude de la crâniométrie. Le Hollandais Peter Camper (1722-1789) mesure l’angle facial : 58° chez l’orang-outang, 70° chez l’Africain, 80 à 85° chez l’Européen et 90° pour les dieux ou héros de la statuaire grecque ! De telles études débouchent rapidement sur une hiérarchisation des races, mettant bien évidemment l’homme blanc d’Occident au sommet de l’échelle. La physiognomonie, très en vogue depuis le XVIIe siècle, prétend quant à elle pouvoir déduire des traits physiques l’être profond, les penchants, voire les compétences intellectuelles. La traduction des Physiognomische Fragmente (1775-1778) du pasteur zurichois Johann Caspar Lavater (1741-1801) connaît un grand succès. Pour Rousseau ou Diderot également, il est clair que les traits du visage laissent transparaître le caractère profond. Même si Buffon s’insurge contre les déductions pseudo-scientifiques (« un homme en serait-il moins sage parce qu’il aura des yeux petits et la bouche grande ? »), il partage indéniablement certains des préjugés de son époque. Sa description physique des différents peuples entraîne bien souvent un jugement moral, les capacités intellectuelles étant associées à l’aspect physique. Pour lui, comme pour Voltaire, plus les hommes apparaissent laids et grossiers d’apparence, plus ils se situent en position inférieure dans l’échelle des peuples et des civilisations. Les publications des Lumières offrent ainsi de curieux avatars des vieux discours sur l’Autre et son étrangeté.

    85À l’évidence, les nouveaux mondes recèlent aussi des sociétés très évoluées. Les jésuites ont déjà fait découvrir à l’Occident, dès le XVIe siècle, la civilisation chinoise, objet de nombreuses réflexions chez les philosophes des Lumières. Mais la France découvre désormais la civilisation de l’Inde ancienne, notamment grâce aux travaux d’Abraham Hyacinthe Anquetil-Duperron (1731-1805), philologue, qui se rend à Pondichéry et à Surate. Il rapporte une collection de 180 manuscrits remis à la Bibliothèque royale et traduit, en 1771, l’Avesta (ensemble de textes mazdéens conservés par les parsis). On continue aussi à s’intéresser à l’Extrême-Orient, le secrétaire d’État Bertin faisant publier notamment les divers Mémoires du Père Joseph-Marie Amiot (1718-1793) sur la Chine. Enfin, le comte de Volney (1757-1820) édite son Voyage en Syrie et en Égypte (1787), faisant découvrir le Moyen-Orient au public.

    86Parallèlement, grâce à la multiplication des récits de voyage, on se met à inventorier et à classer les usages des différents peuples. Homme d’une très grande érudition, travailleur infatigable et écrivain prolixe, Antoine Court de Gébelin (1725-1784) entreprend de composer, à lui seul, une véritable encyclopédie des mondes anciens (langues, lois, usages, institutions, arts…) : Le monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne (1773-1784). Il essaie d’en retrouver les traces dans les divers pays et civilisations de son temps et de reconstituer le langage originel de l’humanité, amorçant ainsi les recherches ultérieures de l’anthropologie et de la philologie (A.-M. Mercier-Faivre). Il faut évoquer également l’œuvre de Jean Nicolas Démeunier (1751-1814), censeur royal et secrétaire du comte de Provence, auteur de L’esprit des usages et coutumes des différents peuples… publié en 1776, puis réédité en 1785 et 1786, auquel le célèbre folkloriste Arnold Van Gennep rendit hommage au début du XXe siècle : « Démeunier jeta les bases […] de ce qu’on nomme aujourd’hui sociologie comparée ou social anthropology » (E. Lemay). Dépassant la simple compilation des récits de voyage, cet auteur compare en effet les usages et coutumes de tous les peuples connus de la planète, et les classe selon les étapes de la vie humaine, en essayant d’en comprendre les origines, sans aucun jugement de valeur. Cette démarche encyclopédique, typique des Lumières, constitue bien l’ébauche d’une étude scientifique de la diversité des comportements humains.

    87La fin du siècle voit pareillement les débuts de l’ethnologie locale : à la manière des explorateurs, on se met à décrire les us et coutumes des provinces : Voyage littéraire en Provence (1780) de Jean-Pierre Papon (1734-1803), Voyage en haute et basse Auvergne (1787-1788) de Pierre Jean-Baptiste Le Grand d’Aussy (1737-1800), pour ne citer que ceux-là. Or, il est bien connu que ce « mouvement de va-et-vient entre le proche et le lointain [est] un ressort classique du regard ethnologique » (D. Poulot).

    88On commence par ailleurs à chercher un sens à l’Histoire, même si l’idée de progrès et la glorification du présent tendent à rejeter les siècles antérieurs dans la sphère de l’obscurantisme et de l’ignorance, d’où un moindre intérêt pour ce passé. D’Alembert propose dès 1761 ses Réflexions sur l’Histoire. Conformément à la tendance générale, les auteurs recherchent désormais davantage la précision, la véracité des faits, la preuve documentaire. L’Histoire est très appréciée, ainsi qu’en témoignent les inventaires de bibliothèques privées, mais lecteurs avertis ou savants érudits deviennent plus exigeants. On prend conscience des erreurs historiographiques et des lacunes existant sur bien des points. La connaissance de l’histoire du royaume et de ses différentes provinces progresse, dans la lignée des historiens ecclésiastiques tel dom Augustin Calmet (1672-1757), célèbre pour son Histoire civile et ecclésiastique de la Lorraine (4 vol., 1728), véritable modèle du genre. Les appréciations sur la qualité des historiens de l’époque ont été récemment réévaluées (D. Gembicki). Les bénédictins de Saint-Maur publient ainsi le Recueil des historiens des Gaules et de la France (13 volumes, de 1738 à 1786), mais aussi de nombreux ouvrages d’histoire provinciale. Jacob Nicolas Moreau (1717-1803), avocat de formation qui s’est illustré par un violent pamphlet contre les philosophes et encyclopédistes (Nouveau mémoire pour servir à l’histoire des cacouacs, 1757), devient bibliographe de la Dauphine Marie-Antoinette à partir de 1770, puis historiographe du roi en 1774. Il dirige le Dépôt des chartes, depuis sa création en 1762, et recherche systématiquement les documents médiévaux ayant un intérêt juridique ou historique, qu’il fait recopier en recourant aux services des congrégations érudites (bénédictins de Saint-Maur, congrégation de Saint-Vanne, etc.) Le Comité des chartes commence à réunir et à éditer sous sa direction les ordonnances des rois de France ou les lettres pontificales. Il tente de recueillir les archives ministérielles (notamment celles de l’administration des finances), trop souvent considérées comme des papiers privés par les titulaires temporaires de ces postes. La centralisation des archives accompagne celle de l’État. Moreau déploie une grande activité. N’oublions pas les polémiques de l’époque sur la « constitution primitive du royaume » : il s’agit aussi, dans son esprit, de recueillir les données à partir desquelles la monarchie pourra prouver la légitimité de ses pratiques et l’ancienneté de ses usages, face aux parlements qui cherchent à réinterpréter le passé national. Selon lui, un historiographe responsable de l’histoire officielle doit se faire un devoir de ne jamais critiquer le pouvoir royal. L’académicien Louis Georges Oudard Feudrix de Bréquigny (1714-1794) est chargé en outre de la Table chronologique des chartes et diplômes (3 volumes parus entre 1769 et 1783) et l’on envisage la publication de tous les textes inédits. Tout cela annonce les travaux réalisés ultérieurement, dans le second tiers du XIXe siècle, sous l’impulsion de François Guizot.

    89En ce qui concerne l’histoire sainte, on peut noter les multiples critiques du Nouveau ou de l’Ancien Testament formulées par Diderot et les encyclopédistes, Voltaire, Rousseau ou leurs disciples. Les uns et les autres relèvent les contradictions ou les éléments de superstitions et dénoncent d’une manière générale tout ce qui, dans les textes religieux, peut favoriser l’obscurantisme et le despotisme. Paul Thiry, baron d’Holbach, auteur de l’Histoire critique de Jésus-Christ ou analyse raisonnée des Évangiles (1770), reprend et synthétise de nombreux arguments développés au siècle précédent par Baruch Spinoza ou Pierre Bayle. Néanmoins, il n’y a pas de réelle tentative d’exégèse biblique scientifique, dans la voie que Richard Simon (1638-1712), un des premiers savants « hébraïstes », ou le bénédictin dom Augustin Calmet dans son Commentaire littéral de la Bible (23 vol. de 1706 à 1717), avaient tenté d’ouvrir. Jean Astruc (1684-1766), médecin de Louis XV, dans sa Conjecture sur les mémoires originaux (1753) suggère cependant que les livres du Pentateuque pourraient avoir été composés à partir de documents d’origines diverses plus anciens.

    90On commence aussi à se préoccuper des vestiges archéologiques du pays. Charles-Louis Clérisseau (1722-1820) entreprend de dessiner l’ensemble des ruines antiques (Antiquités de la France, première partie : Monuments de Nismes, 1778). Pierre Beaumesnil (1707 ?-1787) également ; Necker achète ses dessins et lui fait accorder une pension. Parallèlement, les premières fouilles archéologiques systématiques sont menées par Pierre Clément Grignon (1723-1785), maître de forges féru d’Antiquité, collaborateur de Buffon et membre correspondant de l’Académie des sciences, sur le site d’une bourgade gallo-romaine disparue, au Châtelet (actuelle Haute-Marne). Ses campagnes des années 1770, financées en partie par l’intendant, sont remarquables : décapage, tranchées perpendiculaires, tamisage systématique, relevés et dessins, publication annuelle d’un bulletin de fouilles et même analyse de la composition chimique des céramiques. Par ses méthodes, il est bien l’un des grands précurseurs de l’archéologie contemporaine. Quelques années plus tard, Pierre Laureau (1748-1845), écuyer du comte d’Artois, entreprend à son tour en 1784, avec l’aide financière des états de Bourgogne, les premières fouilles sur le site d’Alésia.

    91Ce dernier tiers du siècle voit aussi l’aménagement de nombreux cabinets de curiosités privés (dont on connaît parfois très précisément le détail des collections grâce aux catalogues de leur vente) et l’ouverture des premiers musées publics. La plupart, dans une démarche très encyclopédique, cherchent à couvrir tous les domaines et tendent à l’universel, comme les grandes bibliothèques. Beaucoup d’entre eux présentent ainsi, outre des sculptures et des tableaux, des objets provenant de peuples lointains, des collections de minéralogie et des spécimens d’histoire naturelle, des fossiles ainsi que des fragments « d’antiques ».

    92Dès 1746, un amateur cultivé, Étienne La Font de Saint-Yenne (1688-1771), relayé par Voltaire (Les embellissements de Paris, 1749), demande l’ouverture au public des collections royales. Le chevalier Louis de Jaucourt (1704-1780), qui rédige notamment l’article « Louvre » de l’Encyclopédie, suggère aussi de transformer ce palais, « un des plus augustes monuments qui soient au monde », qu’il considère déjà comme un « bien national », en palais des arts. Il faut se souvenir que le Louvre, laissé plus ou moins à l’abandon depuis le départ de la Cour en 1682, a bien besoin de travaux d’entretien. Louis XVI fait dégager en 1776 les constructions parasitaires et les échoppes qui encombrent la colonnade de Perrault et même la Cour carrée. Mais les immenses salles demeurent quasiment vides depuis l’installation du roi à Versailles. Certaines d’entre elles ont, au fil des décennies, accueilli l’Imprimerie royale et ses dépôts, les archives du Conseil des finances et du Conseil du roi, la Bibliothèque royale (« les livres du Roi ») jusqu’à son déménagement dans le palais Mazarin ; une partie des collections royales s’y trouve également. En outre, les différentes académies y ont reçu des locaux pour entreposer leurs modèles ou leurs collections. Bref, le Louvre semble déjà devenu, avant la lettre, un « lieu de mémoire ».

    93Depuis le tout début du siècle, l’Académie de peinture et sculpture a pris aussi l’habitude d’y organiser des expositions temporaires présentant les œuvres de ses membres, notamment dans le fameux Salon carré, dont l’éclairage naturel et zénithal (il est couvert d’une verrière) convient particulièrement à la présentation des œuvres. Avec un rythme biennal, à partir de 1748, le « Salon » connaît un succès remarquable, attirant un public de plus en plus nombreux (10 000 à 30 000 personnes en général, parfois 100 000 certaines années) et devient rapidement l’événement majeur de la vie artistique parisienne. Cet intérêt suscite les débuts de la critique d’art, genre littéraire nouveau, illustré particulièrement par Diderot dans les années 1760. Ceci au grand dam des artistes, qui dénoncent le fait d’être jugés par des non-artistes et le risque, bien réel, de voir de petits libellistes rechercher un succès de scandale en attaquant violemment des peintres reconnus. Les critiques répliquent que la « censure publique » constitue un indispensable stimulant aux progrès et à la qualité des artistes. Cependant, le Salon officiel engage la responsabilité du roi, à travers le choix de ses académiciens. Il s’avère donc difficile pour les libellistes d’attaquer trop ostensiblement cette sélection, sous peine de risquer la censure. D’abord anonymes et craintives, les publications des critiques font peu à peu sauter ce verrou, qui apparaît désormais suranné, au nom de la liberté d’expression. Une véritable presse artistique commence à se développer. Dans les salons, le public peut manifester ses goûts et ses préférences : c’est l’un des contextes dans lequel s’exprime « l’opinion publique » (cf. chap. vii, « L’apparition d’une opinion publique »). Les œuvres se trouvent désormais soumises à ses jugements et aux lois nouvelles du marché, du fait des commandes des marchands ou des particuliers.

    94Les expositions du Louvre sont d’ailleurs rapidement imitées dans certaines grandes cités de province, qui organisent à leur tour leurs propres « salons », telle la ville de Bordeaux à partir de 1771 ou bien encore celle de Lille. L’exemple de Toulouse, où l’exposition annuelle d’une durée d’un mois se tient régulièrement de 1751 à 1791, est particulièrement révélateur. Les autorités incitent les collectionneurs à prêter leurs œuvres : un livret explicatif, destiné au public, précise déjà en 1774 que les propriétaires « remplissent en prêtant leurs trésors les devoirs de patriote et ceux de véritable amateur ». Par contre, le comte d’Angiviller fait interdire, à Paris, des salons privés concurrents (par exemple, en 1776, celui qu’un groupe d’artistes, collectionneurs et marchands souhaite organiser dans une salle des fêtes). Officiellement, il s’agit d’éviter un risque de « décadence », par l’exposition d’œuvres insuffisamment sélectionnées…

    95Le succès de ces expositions relance, dans les années 1770-1780, le projet de rendre accessible au public une partie des collections royales. Insensiblement, on passe de la notion de palais royal à celle de palais « national ». L’opinion estime que le roi n’a pas à garder pour lui seul ces trésors, mais qu’ils constituent déjà une sorte de bien collectif, de propriété publique qu’il convient de mettre à la disposition de la Nation (le terme n’est d’ailleurs pas forcément anachronique en ces années et il commence à être utilisé couramment).

    96L’action de Charles Claude Flahaut de la Billarderie, comte d’Angiviller (1730-1810), ancien militaire et membre des Académies royales des sciences, de peinture et de sculpture, est ici remarquable. Il occupe, de 1774 à la Révolution, les fonctions de directeur des Bâtiments et Jardins du roi. Par ses nombreuses commandes de peinture d’histoire exaltant les vertus des grands hommes, il veut redonner du lustre à la monarchie, mais il construit en même temps cette galerie des grands hommes que s’appropriera bientôt l’histoire nationale. La série de statues des Français illustres, commandée également à partir de 1776 pour la grande galerie du Louvre (27 furent réalisées jusqu’en 1787), comprend le chancelier de l’Hospital, Sully, d’Aguesseau, Saint Vincent de Paul, Condé, Turenne, Vauban, Pascal, Descartes, Montesquieu, Racine, Corneille, Molière, La Fontaine, Poussin, etc. (écrivains et artistes occupent donc une place plus qu’honorable aux côtés des hommes de guerre ou d’État) ; de Du Guesclin à Cassini, ils sont déjà tous là, ceux qui incarneront la grande épopée patriotique à l’époque de Jules Ferry. Des ouvrages divers (l’avocat Rossel publie dès 1769 une Histoire du patriotisme françois…) et la tradition des éloges académiques (cf. les prix littéraires décernés notamment par l’Académie française à Antoine Léonard Thomas [1732-1785] pour ses éloges de hauts personnages) préfigurent également les « panthéonisations » futures et le culte révolutionnaire des héros de la République.

    97Angiviller soutient aussi l’activité des Gobelins par d’autres commandes. Il enrichit les collections de peinture du futur musée par une importante politique d’achats de tableaux anciens effectués par ses agents dans toute l’Europe. Il fait venir à Paris un ensemble de peintures installé jusque-là à Versailles et commence à disposer un certain nombre d’œuvres d’art des collections royales dans la grande galerie du Louvre (peintures nordique, italienne et française). Il propose d’y installer le futur « Muséum français ». L’architecte Soufflot projette d’aménager de vastes verrières pour éclairer cette galerie. Mais les choses traînent, faute d’une volonté suffisamment forte des services de l’État. Les académies redoutent quant à elles la comparaison directe entre les chefs-d’œuvre anciens et leurs propres productions. Surtout, le pouvoir ne veut ouvrir cette galerie de prestige qu’à la condition qu’elle soit parfaite, qu’elle éblouisse le public (il s’agit d’une opération de prestige) et ne puisse susciter aucune critique. Faute des crédits nécessaires, les œuvres regagnent finalement les réserves de la surintendance des Bâtiments du roi en 1785. La Révolution reprendra ce projet et le mènera à son terme.

    98En province, dès le XVIIe siècle, certains auteurs regrettent aussi l’enfermement des œuvres d’art dans des collections privées, pour le seul plaisir de leurs propriétaires. Sensible à de telles remarques, le père Jean-Baptiste Boisot (1638-1694), bénédictin érudit de Besançon, lègue à sa mort ses collections à son couvent, à la condition que la municipalité en assure la préservation et l’accès libre et gratuit au public, ce qui devient effectif à partir de 1696 : il s’agit peut-être là du plus ancien musée de France. Un siècle plus tard, en Arles, un autre religieux, le Père Dumont, obtient en 1784, par accord entre les consuls de la ville et le prieur du couvent des minimes de Saint-Honorat des Alyscamps, que les « monuments d’antiquités », qui gisent épars dans les environs ou qui viendraient à être découverts, soient placés dans la cour du couvent, « à même d’être visités plus aisément par les curieux ». Ainsi s’ouvre le premier musée d’antiquités de France. Pareillement, les legs se multiplient dans les années 1780. Clément Lafaille (1718-1782), « contrôleur ordinaire des guerres » à La Rochelle, fait don de ses collections d’histoire naturelle, à condition qu’elles soient ouvertes au public, aux amateurs et aux étrangers ; à sa mort, l’académie locale achète une maison proche de l’hôtel de ville pour y installer le « Muséum Lafaille », qui présente aujourd’hui encore les riches meubles de rangement de l’époque. À Nîmes, Jean-François Séguier (1703-1784), érudit, antiquaire et botaniste, fait également don de son hôtel particulier et de ses collections d’histoire naturelle et d’antiquités. L’Académie locale y fait apposer une plaque en 1785 : « Maison de Séguier et Musée de Nîmes ». Autre exemple, les états de Bourgogne décident en 1787 d’installer, dans le palais qu’ils viennent de se faire construire, l’école de dessin de la ville de Dijon et ses collections.

    99En province comme à Paris, le musée est bien affaire de prestige. Partout, les liens entre pouvoir politique et culture semblent décidément évidents. Ce sont là autant d’étapes dans la « genèse du projet muséographique » (E. Pommier), qui s’épanouira en France au siècle suivant, mais qui s’enracine, à l’évidence, dans les souhaits de la société de l’Ancien Régime. Dans tous les domaines, ou presque, on perçoit donc bien une étonnante vitalité des différents acteurs de la vie intellectuelle, qu’ils soient auteurs ou savants, membres des élites locales ou de l’administration.

    100C’est aussi le temps des moulages, des copies, des reproductions et des gravures (les fameux « musées de papier »). Il s’agit de rendre accessible au plus grand nombre la connaissance des œuvres d’art, afin de mieux dissiper l’ignorance et répandre les vertus par la contemplation du Beau. L’art, sous toutes ses formes, doit servir à éduquer, à « éclairer » les hommes, afin de parvenir à la transformation de la société et à la régénération du politique, au sens le plus large du terme. Dans cette perspective, Il revient aux œuvres « d’infuser », en quelque sorte, de la grandeur et de la morale à un public toujours plus vaste. Loin d’être tournés vers le passé, les musées apparaissent donc comme des emblèmes de la modernité. Nullement conçus dans une perspective patrimoniale, s’ils présentent des œuvres anciennes c’est uniquement dans le but de former des artistes contemporains, à la manière des ateliers académiques. Ils doivent sélectionner, trier et ne conserver que les chefs-d’œuvre. Dans une perspective utilitariste chère au XVIIIe siècle, on leur demande de contribuer également à la formation des artisans des métiers du luxe, secteur d’activité économique important, capable de générer de fortes exportations et de soutenir la renommée de la France, « pays du bon goût ».

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    • (2018) Les Temps modernes. DOI: 10.3917/arco.bourd.2018.01.0389

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