Préface
p. 13-16
Texte intégral
1L’univers entier peut-il se refléter dans une flaque d’eau ? Oui, assure Haim Burstin, auteur d’une thèse remarquée sur le faubourg Saint-Marcel pendant la Révolution. Et de revendiquer « le choix de la petite échelle et la tentative de mettre pleinement en relief une dimension qualitativement différente, afin de pouvoir saisir dans le vif une large gamme de comportements politiques1 » Cette défense épistémologique de la « micro storia » s’applique pleinement au livre de Martial Gantelet.
2Voici, en effet, un magnifique exemple de micro histoire à la française, nourrie du croisement de multiples sources documentaires. Car c’est d’abord l’ampleur des archives sollicitées, dont la plupart sont inédites, qui impressionne : Martial Gantelet a recensé et étudié, entre autres documents originaux, les soixante-quatre registres consignant les 4 262 délibérations de l’autorité municipale messine du long XVIIe siècle, entre 1590 et 1715. À cette source sérielle – le « noyau dur » de la recherche – s’ajoutent bien d’autres documents : des archives budgétaires, des recueils de correspondances, quelques magnifiques et prolixes chroniques aussi, rédigées par des contemporains des événements, comme celle de Jean Bauchez, composée à partir des années 1620. L’écriture de ce modeste écrivain du quotidien, résidant à Plappeville, un village situé à quelques lieues de Metz, permet de suivre de très près, presque au jour au jour, la violence qui embrase ce territoire sensible, la frontière du royaume, dans les années 1630, au cœur de la guerre de Trente ans.
3Cet ensemble documentaire permet à Martial Gantelet un travail d’introspection au service de la restitution de ce qu’on pourrait appeler le vivant, saisi ici dans son infinie diversité, son imprévisibilité aussi. Ce soin particulier pour restituer un vécu individuel et collectif souvent dramatique ne vise qu’un but, sujet d’une véritable thèse : il s’agit de mettre à nu « l’effort pathétique d’une cité tendue vers la construction d’un espace pacifié au sein du jeu belliqueux des puissances ». Et c’est bien là, en effet, en ce « siècle de fer » stigmatisé par la guerre, quasi permanente à partir de 1631, la pression fiscale, la récurrence des crises de subsistances, des « pestes » et autres épidémies mortifères, l’interrogation majeure : comment une ville-frontière, Metz, « placée entre l’enclume française et le marteau espagnol », ouverte de tous côtés « aux courses des ennemis », réussit, malgré tout et malgré tous, à subsister et à survivre, tout en affirmant sinon sa liberté, du moins son irréductible identité. Avec une question subsidiaire, d’importance : comment passer d’une situation de désordre, de violence, de non droit, à un processus de régulation, de pacification ? Ce livre permet de comprendre, à partir d’un cas très concret et dans la réalité du premier XVIIe siècle, le travail de théorisation que mènent au même moment, Hugo Grotius et Thomas Hobbes : comment le droit peut-il se substituer, voire s’imposer, face à la violence brute, brutale, déréglée.
4Et là, se découvre la seconde unité thématique de ce livre : son autre sujet est en effet celui des contributions, cette « taxe de violence » levée par les soldats sur les territoires occupés : contre une somme d’argent, une ville ou un village obtient une « sauvegarde » ou une « neutralité », c’est-à-dire l’assurance de ne pas être « troublé », « molesté », pillé, brûlé. Ainsi, précise Furetière dans son Dictionnaire (1690), « les paysans labourent leurs terres comme en pleine paix sous la foy des contributions ». Martial Gantelet fait de cet impôt particulier, en marge de toutes les lois, un sujet de recherche à part entière, à partir du poste d’observation d’une ville et des villages alentour. Le phénomène des contributions était connu pour le règne de Louis XIV, mais ici, et pour la première fois, on mesure bien l’importance de ce système qui se construit dans la première moitié du XVIIe siècle, un système particulièrement lourd et contraignant pour les populations qui le subissent : les contributions représentent, à elles seules, 89 % des recettes urbaines. C’est dire qu’elles mobilisent l’essentiel des ressources de la ville, pour sa seule survie dans le désordre de la guerre. Ces terribles paiements, écrit un receveur des contributions, « nous sussent et contraignent jusque dans l’os, le plus pur et liquide ».
5Et, de ce fait, dans l’historiographie, très riche, de l’histoire urbaine, ce que cette étude apporte est véritablement original : son objet, en effet, n’est pas la reconstitution de la société, de l’économie, ni même du pouvoir urbain, mais c’est bien plutôt l’analyse des effets concrets de la guerre sur une société sous tension, contrainte d’inventer des formes nouvelles de défense, de dialogue, d’action, de financement, pour se défendre et se préserver, le tout au quotidien, car nous sommes ici dans le cadre de la « petite guerre », celle des raids et des pillages, à l’ombre des grandes batailles, des sièges et de l’histoire officielle.
6On découvrira aussi une étude aiguë de la société rurale face à la violence guerrière : des églises fortifiées, des communautés sur le qui-vive, des paysans armés qui doivent se défendre contre les soldats qui surgissent, à l’improviste, dans les champs, les vignes ou les villages, de préférence la nuit, en été ou au début du quartier d’hiver (octobre). C’est la première fois aussi qu’est décrite et analysée avec une telle précision cette militarisation des campagnes qui impose aux « travailleurs de terre » d’être en permanence sur le pied de guerre, comme une illustration très concrète du cycle des eaux-fortes de Jacques Callot, Les misères et malheurs de la guerre (1633). Cette violence extrême, vécue au quotidien, s’est cristallisée dans la figure, terrible, des « croates », « pillant, tuant, viollant et brulant où ils se rencontroient, ces nations de gens ne craignant Dieu ny homme, on croioit que c’estoient turcs, je croy que pire estoient encore, veu le mal qu’ils faisoient » (Journal de Jean Bauchez).
7Et puis, à une autre échelle, se révèle l’empirisme de la construction de la monarchie « centrale », de la monarchie dite administrative. Il s’agit dans tous les cas d’un équilibre concurrentiel et en permanence instable de pouvoirs, d’institutions vivantes et incarnées. Pour le prouver, Martial Gantelet s’attache à démonter le fonctionnement du pouvoir « réel » à partir des outils que la ville fabrique et des hommes que la cité envoie pour approcher le cœur parisien de la monarchie : par la correspondance, par des agents, par des intercesseurs plus ou moins prestigieux. Dans cette chaîne des ordres et des demandes, analysée maillon par maillon, des ministres aux sujets, des sujets aux ministres, on s’aperçoit que le dialogue est quasi permanent entre le pouvoir local et le pouvoir central et qu’il s’agit, par tous les moyens, d’approcher les secrétaires d’État, notamment le secrétaire d’État de la guerre ou, mieux, le principal ministre, Richelieu, puis Mazarin, au cœur même des conseils du roi. On découvre ainsi, au passage, le travail des commis au secrétariat de la guerre, notamment Timoléon Le Roy, le zélé secrétaire qui reçoit les sollicitations des messins.
8Dans cette approche très documentée des acteurs de terrain, la figure du gouverneur bénéficie d’un regard tout à fait neuf. Voyez l’étude des entrées des gouverneurs (des entrées quasi royales), ou l’analyse très précise de leur action (notamment celle du maréchal de Schomberg) : on mesure bien, ici, l’élargissement progressif du champ de leurs responsabilités à partir de la sphère militaire, même si, très vite, s’est fait sentir la tutelle des cardinaux ministres sur le gouvernement messin, notamment celle de Mazarin qui se comporte comme un gouverneur occulte de la ville, toujours à la recherche insatiable de bénéfices profitables, par la médiation de l’abbé de Coursan, son éminence grise à Metz, qui met en place un véritable « réseau Mazarin ». Au passage, on découvre l’importance presque naturelle de la corruption, ou plutôt de la concussion, le terme du temps : la ville, explique Martial Gantelet, « corrompt toute la chaîne de l’autorité ». Il s’avère ainsi très difficile de séparer un paiement « légal » du pot de vin. Le tout, finalement, lié à l’absence de frontière entre la sphère privée et la sphère publique (on retrouve cette confusion dans la constitution des fortunes de Richelieu ou de Mazarin). Et nous découvrons que cette corruption « aux multiples visages » renvoie au fonctionnement politique de la société : elle pallie l’organisation déficiente de l’État. Comme l’écrit avec raison Martial Gantelet, « la corruption appartient à la culture administrative de l’Ancien Régime », dans la mesure où elle représente « l’unique vecteur de protection en ces temps extra-ordinaires, en ces temps d’absence de paix durant lesquels la justice du roi semble suspendue au bon vouloir du soldat ».
9Nous sommes ici dans une réalité politique qui s’impose comme le symétrique inverse de la proposition du juriste Cardin le Bret, quand il écrit, dans La souveraineté du roi, son grand traité publié en 1632, que la souveraineté n’est pas plus divisible que le point en la géométrie. Ce livre démontre tout au contraire, que, dans la France du premier XVIIe siècle, la souveraineté est divisible à l’infini. « L’observatoire messin, dans sa modestie, écrit Martial Gantelet, semble avaliser la consubstantialité des contributions au financement de la guerre. La ville s’interpose dans le huit clos violent du paysan et du soldat ; elle continue à rééquilibrer exaction et protection, contribution et sauvegarde. Elle va orienter le phénomène vers la constitution empirique d’un véritable droit des gens au cœur de la guerre, au cœur de la paix achetée ».
10Ce livre offre une belle illustration de ce « régime de négociation infinie » qui caractérise le fonctionnement « vrai » du pouvoir, ou plutôt des pouvoirs, dans la France de ce « sombre » premier XVIIe siècle. Car c’est bien dans l’articulation des intérêts, ceux des élites et ceux du roi que s’est construit et fortifié l’État absolu.
11Et, contrairement à une thèse courante, cette recherche démontre que la guerre ne renforce pas l’État. Tout au contraire, elle met en branle des forces de désordre, de dislocation, voire de désagrégation. C’est la paix, à l’inverse, qui se traduit par le retour, en force, du pouvoir central et absolu.
Notes de bas de page
1 Burstin H., Une Révolution à l’œuvre. Le faubourg Saint-Marcel (1789-1794), Seyssel, Champ Vallon, 2005, p. 14.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008