1Outre son rythme propre d'évolution, la présence des propriétaires bourgeois dans les campagnes offre certaines particularités. Elle n'est pas uniforme dans l'espace et contribue à modeler différemment les paysages agraires, surtout dans la proche banlieue de la ville. Elle se singularise aussi parfois par ses méthodes d'intervention. Le bourgeois profite de sa situation financière favorable et cherche parfois à modifier ou à transformer la production agricole. Il est aussi un homme des « Lumières », souvent influencé par la pensée des Physiocrates et s'intéresse à la productivité de ses investissements fonciers, allant parfois jusqu'à maintenir des productions à priori marginales mais rentables1.

2Mais il n'en reste pas moins localement très dominé par la grande noblesse. Nulle part plus qu'en Bretagne, noblesse et seigneurie n'ont gardé jusqu'à la fin du xviii^e siècle une telle vigueur. Et la bourgeoisie rennaise, aussi riche soit-elle n'entame pas les « domaines réservés » de la noblesse et du système seigneurial. Elle en profite rarement en tant que propriétaire mais s'y insinue comme agent, fermier, intermédiaire seigneurial, tout en imitant un mode de vie nobiliaire prestigieux. Cette insertion dans le système seigneurial la fait prospérer mais limite aussi ses ambitions. Position ambiguë qu'on retrouvera d'ailleurs au cours de la Révolution.

Un espace proche modelé par la ville

3À la fin du xviii^e siècle, les abords immédiats de Rennes se sont organisés, structurés en fonction de deux éléments géographiques dominants : la présence toute proche d'une grande ville et, corollaire inévitable, l'existence d'un réseau concentrique de grands chemins royaux.

Grands chemins et faubourgs

4Une dizaine de ces grands chemins quittent la ville pour rayonner vers toute la province. Ce sont eux qui, au cours des siècles, ont canalisé et orienté le développement spatial de Rennes après que l'espace intra-muros eut été suffisamment structuré pour ne plus donner prise à la moindre extension de l'habitat. Au long de ces grands chemins, s'égrènent les faubourgs existant pour la plupart depuis la fin du Moyen Âge. Mais toutes les routes ne connaissent pas le même trafic et n'ont pas permis le développement identique des faubourgs2. Les plus importants s'alignent au long des routes de Saint-Malo, de Vannes, de Nantes et d'Angers. Ce dernier a même donné naissance à une paroisse particulière, celle de Saint-Hélier3. Les autres routes n'ont pas fait naître de faubourgs aussi importants. La rue Hue, sur la route de Vitré est ancienne mais l'urbanisation y reste fragmentaire, discontinue. Vers Antrain, le Pavé Saint-Laurent ne s'étend que modestement après le couvent des capucins. La Barre Saint-Just, sur la route de Fougères, n'est guère plus importante.

5Cependant, quelle que soit leur taille, tous ces faubourgs se présentent de la même façon. Quelques dizaines de maisons, d'abord mitoyennes puis, peu à peu, espacées, alignées de part et d'autre du grand chemin sur quelques centaines de mètres. C'est une urbanisation linéaire qui ne s'étend presque pas, ne se ramifie pas en un réseau structuré, hiérarchisé de voies de communication. À proximité immédiate, quelques couvents contribuent parfois à complexifier ces faubourgs (le Colombier auprès de la Madeleine, le prieuré de Saint-Cyr après la Perrière du Bourg-Lévêque) mais d'autres s'intègrent totalement à l'axe directeur (les capucins, les Dames de la Retraite à Saint-Hélier). À mesure que les maisons s'espacent, s'éloignent les unes des autres et laissent s'installer au milieu d'elles des jardins et des champs, le faubourg se transforme vite en véritable campagne. Campagne qui, en dehors des grands chemins commence aux portes mêmes de la ville.

L'habitat péri-urbain

6Cette campagne est marquée, elle aussi, par l'empreinte urbaine. Plusieurs types d'habitats y coexistent. Au long des grands chemins et au-delà des faubourgs, maisons, fermes et auberges se succèdent, annonçant l'approche de la ville. Plus loin, et souvent sur de simples chemins ruraux, se dessine une couronne de petits villages totalement ruraux et presque exclusivement agricoles. Ils ne dépassent pas la centaine d'habitants et regroupent quelques petites fermes et des maisons de manouvriers. Une quinzaine de villages de ce type se dégagent nettement, souvent près des limites paroissiales, à deux ou trois kilomètres de la ville4.

7Mais l'élément le plus caractéristique de l'habitat péri-urbain est constitué par les grosses fermes, les manoirs et les maisons de campagne des citadins, bourgeois et nobles. On en compte plus de 250, éparpillées dans les sept paroisses rurales, trouant l'espace agricole à la façon des « mitages » pavillonnaires du xx^e siècle5. Entourées de jardins, de plantations, de « pépinières », elles sont louées à des métayers ou des fermiers ou parfois occupées par des domestiques et exploitées en faire-valoir direct. Ce sont elles qui fournissent aux riches citadins les fruits et légumes, le lait, le beurre, le bois ou le cidre qu'on consomme régulièrement mais qui peuvent aussi servir de revenu d'appoint. En 1692 par exemple, les propriétaires du manoir de Bégasson6 vendent à une fleuriste de la ville les fleurs de leur jardin de Saint-Cyr (jasmins, orangers, renoncules, anémones, jonquilles, tulipes) pour 110 livres7. C'est aussi dans ces maisons qu'on se retire pour la vieillesse ou, pendant l'été, pour quelques jours ou quelques semaines. On s'y réserve presque toujours un logement de « retenue » avec quelques jardins et dépendances. Au xvii^e siècle, les baux mentionnaient encore fréquemment qu'on pouvait s'y retirer « sains ou malades, mesmes en cas d'accidant de maladye contagieuse8 » mais ces mentions disparaissent au xviii^e siècle même si l'habitude ne s'en est pas totalement perdue.

8La hiérarchie sociale interne à la ville se reproduit parmi ces propriétés péri-urbaines. Les six châteaux appartiennent tous à la meilleure noblesse provinciale jusqu'en 1789. Pour les manoirs, le rapport entre bourgeoisie et noblesse est équilibré en 1789 (22 appartiennent à la noblesse, 23 à la bourgeoisie) mais les maisons nobles sont en très grande majorité aux mains de la bourgeoisie (118 contre 22 à la noblesse et 6 au clergé).

9Toutes ces grandes maisons rurales, à la construction soignée, à l'architecture parfois proche des manoirs, singularisent l'espace rural des environs immédiats de la ville, sur les grandes routes ou dans la profondeur des chemins ruraux9. Nulle part ailleurs, leur densité n'est aussi forte dans les campagnes. Elles n'ont certes pas la splendeur, le luxe et la modernité des « malouinières » ou des « folies » nantaises, mais elles relèvent du même phénomène, du même état d'esprit. Une véritable différenciation sociale par l'habitat s'est instituée dans les paroisses rurales de Rennes. Petits paysans, journaliers et manouvriers vivent regroupés dans des villages ruraux traditionnels et pauvres alors que des fermiers et métayers plus riches occupent avec de nombreux valets et servantes les grandes maisons des citadins riches.

Des auréoles rurales différenciées

10L'espace agricole révèle lui aussi la présence de Rennes et reproduit assez fidèlement l'organisation et la structuration de l'habitat.

11Autour de la ville, des faubourgs et des maisons rurales appartenant aux citadins, les jardins constituent une première auréole presque complète. Potagers, pépinières, jardins à fleurs, jardins d'agrément s'étendent sans discontinuité depuis les berges de Pille jusqu'au faubourg de Paris, sur tout le nord de la ville. Au sud, ils sont plus limités mais enserrent tout de même les faubourgs de la Madeleine et de Saint-Hélier ainsi que les maisons importantes. Cette première couronne de jardins est parfois complétée, élargie, par la présence de vergers qui servent aussi bien à la promenade et aux loisirs qu'à la fourniture des fruits et du cidre pour les besoins des propriétaires et le ravitaillement général de la ville.

12Les vergers véritables restent assez rares mais les arbres sont partout. En effet, la très grande majorité des terres cultivées est complantée de pommiers ou d'autres arbres. Au-delà de la zone des jardins, c'est le type de paysage qui domine très nettement autour de Cleunay, de Saint-Méen, après la Croix-Carrée sur la route de Fougères ou après le bourg de Saint-Hélier. Les terres labourées ne portant pas d'arbres sont rares sauf peut-être au nord-ouest de l’Ille autour de Pontchaillou et de la Touche. De même, les prairies sont assez strictement localisées ; les rives de la Vilaine et de l'Ille fournissent la majeure partie d'entre elles et la seule exception notable est le grand pré de Villeneuve qui s'étend au sud du couvent du Colombier.

13L'espace péri-urbain apparaît donc indiscutablement marqué par la mainmise et la présence toute proche de la ville. L'importance des jardins, des vergers, et d'un habitat de manoirs et de grosses fermes en atteste. Sans doute les allées et venues des citadins y sont-elles aussi plus fréquentes. On n'hésite pas à parcourir quelques kilomètres, même à pied, pour se reposer quelques jours, surveiller la récolte ou s'occuper du ravitaillement habituel en légumes ou en beurre. En sens inverse, nombre de ruraux viennent régulièrement vendre quelques produits aux marchés de Rennes10.

14Cette influence urbaine n'empêche pourtant pas que le paysage, à quelques centaines de mètres de la ville, se présente très vite comme un bocage des plus touffus. La très grande majorité des parcelles, quelle que soit leur nature, est close de haies vives et rares sont celles dont les limites ne sont pas matérialisées dans le paysage. Quand cela arrive il s'agit le plus souvent de pièces appartenant à un même propriétaire. Leur vente éventuelle ou la différenciation des cultures pratiquées peuvent d'ailleurs conduire à les enclore. L'habitat présente donc des caractéristiques spécifiques à la proximité de la ville mais l'espace agricole n'est apparemment marqué par la ville que dans la zone des jardins. Au-delà, la campagne se présente très vite, aux yeux des voyageurs, comme n'importe quel autre paysage rural de la région11.

Des structures sociales bouleversées

15Mais sous les apparences et « la sombre verdure du pays12 » se cache une structure sociale et agraire profondément imprégnée par la proximité urbaine. Les exploitations y sont beaucoup plus grandes et de valeur plus élevée comme on l'a vu grâce aux déclarations des impôts ou dans les caractéristiques du marché foncier. On le constate aussi en observant la composition, les activités et les niveaux de richesse de la population des parties rurales de Rennes. Tout au long du siècle, on y compte de 600 à 700 individus imposés à la capitation. Au vu des rôles, on peut y ajouter quelque 10 % de pauvres non imposés, soit une population de 3 000 à 4 000 personnes.

16La très grande majorité est composée d'agriculteurs. Il y a une rupture totale dans les activités professionnelles des habitants avec la ville. Passées les barrières de l'octroi, on quitte totalement les faubourgs pour pénétrer dans le monde rural. Les rôles de capitation13 n'indiquent jamais plus d'une cinquantaine de non-agriculteurs et leur pourcentage varie peu, de 7,5 % en 1709 à 6,9 % en 1786. Ces gens sont rassemblés au long des grands chemins. Dans la paroisse Saint-Étienne par exemple, ils se retrouvent presque tous dans le traît de la Barrière, dans le prolongement du faubourg de la Perrière14. Les trois autres traits (Bréquigny, Champeaux et Servigné) sont plus éloignés et ne sont habités que par des agriculteurs. À Toussaint, les non-agriculteurs sont installés de préférence dans le traît de Blosne, au long de la route de Nantes. Hors de ces grands axes, la population est presque totalement agricole et on s'étonne presque de trouver en 1786 un charron au village de Thorigné ou un menuisier au village du Chapitre en Saint-Laurent. Parmi ces non-agriculteurs, on ne remarque qu'une dizaine de bourgeois retirés dans leurs maisons de campagne (ce sont souvent des veuves). Les autres sont de petits artisans pauvres (menuisiers, cordonniers, tailleurs...), des aubergistes et quelques riches meuniers.

Carte n°49 : Les traits de dîmes et d'imposition dans les paroisses rurales de Rennes

17La population agricole est donc toujours largement dominante. Mais, en son sein, on distingue une minorité variable de gros fermiers. Les paysans propriétaires sont rares et ne réussissent presque jamais à acquérir une position sociale enviable. En revanche, quelques fermiers s'imposent par des cotes de capitation élevées. Ce sont eux qui dominent socialement ces zones rurales et monopolisent les fortes impositions. En 1786, huit personnes sont imposées au-dessus de 30 livres ; six sont des fermiers de grosses exploitations appartenant à des nobles ou des bourgeois. Le fermier de la Martinière, en Saint-Aubin, paie 28 livres mais il emploie un grand valet, un jardinier, trois autres valets et deux servantes pour lesquels il verse 7.15 livres. En 1752, le domaine appartenant aux comtes de Lannion, son prédécesseur payait 24.10 livres avec cinq employés. À Saint-Étienne, le fermier de Saint-Cyr paie 28.10 livres (avec trois employés) en 1752 et 34.10 livres (avec six employés) en 1786.

18Tout autour de la ville, les grosses exploitations des citadins permettent à leurs preneurs de se constituer des revenus solides et de former une « classe moyenne » qui n'a sans doute rien à envier financièrement à celle de la ville. Ces hommes travaillent quelques-unes des meilleures terres de tout le diocèse, vivent dans des maisons qui sont parfois de véritables manoirs, emploient un personnel nombreux et possèdent souvent un cheptel assez considérable15. C'est une véritable aristocratie paysanne qui se partage les soixante dix à quatre-vingt grosses fermes de Rennes et emploie plusieurs dizaines de domestiques. Ce groupe de domestiques, valets et servantes des grosses fermes est presque le groupe social le plus nombreux. Tous les fermiers importants emploient trois, quatre et jusqu'à sept domestiques. Si on tient compte du travail très probable des fermiers et des membres de leurs familles, ce sont donc parfois une dizaine ou une quinzaine d'individus qui travaillent en permanence sur ces exploitations.

19Mais on y emploie aussi de très nombreux journaliers. En effet, la structure foncière où la terre est regroupée massivement en exploitations assez importantes laisse à l'écart de tout espoir de propriété une foule importante de journaliers et de petits paysans. Certains travaillent parfois en ville mais pour la plupart, c'est l'agriculture qui fournit le plus d'occupation. Les charrois et les transports vers la ville peuvent apporter une activité annexe.

20Ces journaliers représentent 30 à 40 % de la population totale et se concentrent dans les cotes inférieures de la capitation. Ils paient presque tous 1.10 livres et aucun ne dépasse 3 livres. Ils trouvent à s'employer dans les grandes fermes et, plus occasionnellement dans les exploitations moyennes, elles aussi tenues en fermage.

Tableau n° 90 : Distribution des domestiques selon la capitation (paroisses rurales de Rennes, 1752)

Tableau n° 91 : Distribution des domestiques selon la capitation (paroisses rurales de Rennes, 1786)

21Ainsi, les parties rurales de Rennes présentent un visage social bien caractéristique. Une forte minorité de gros fermiers (10 à 15 % des capités) exploite les grandes fermes de la bourgeoisie et de la noblesse avec l'aide d'un grand nombre de domestiques et en recourant fréquemment aux services de nombreux journaliers (30 à 40 % des capités). À leurs côtés, des petits fermiers et métayers occupent les exploitations bourgeoises plus modestes et restent dans une situation sociale intermédiaire. À l'abri de la misère, certes, mais loin de l'opulence des gros fermiers. Ils côtoient quelques petits paysans propriétaires dont les terres doivent être bien convoitées. Dans ce monde exclusivement agricole, quelques artisans se maintiennent près des grands chemins mais ce n'est peut-être pour eux qu'une étape passagère avant d'intégrer véritablement la ville. Quelques vieux bourgeois retraités y vivent aussi.

22Ce schéma semble s'affirmer au cours du siècle. Il n'est pas encore très marqué en 1709 ; les gros fermiers ne dominent pas encore totalement le reste de la population, leurs cotes de capitation sont seulement un peu plus élevées. En revanche, les différences se creusent en 1752 et 1786. L'évolution est particulièrement nette à l'ouest de Rennes. Dans les trois paroisses de Saint-Aubin, Saint-Étienne et Saint-Martin, on ne rencontre plus à la fin du siècle que des fermiers ou des journaliers, nettement différenciés socialement. À l'inverse, Saint-Laurent ou Saint-Hélier restent plus marqués par la présence de catégories intermédiaires alors que Toussaint juxtapose des situations assez diversifiées dans ses différents traits. Le traît des Bois est marqué par la grande propriété et les fermiers y sont riches, celui de Blosne subit l'influence du faubourg tandis que Cleunay ou les Couardières conservent une moyenne propriété plus importante, permettant plus difficilement l'apparition de gros fermiers.

23Globalement, cette structure où faire-valoir indirect et grosse propriété dominent largement est plus que nulle part ailleurs le résultat de l'influence urbaine. Les parties rurales de Rennes sont l'objet de spéculations citadines. Cet intérêt de la ville pour ses abords immédiats a permis de dégager une minorité importante de fermiers aisés et a exacerbé les différences sociales. À la base, les journaliers ne peuvent espérer une ascension dans l'agriculture ; ils ne peuvent que chercher des emplois en ville. Mais la concurrence y est plus forte alors qu'à l'inverse, le travail ne manque pas dans les campagnes proches. Ils paraissent dans l'ensemble assez stables et ne semblent guère s'installer en ville.

24Au sommet, les riches fermiers peuvent vendre facilement sur les marchés rennais, envoyer leurs enfants aux écoles de la ville et - sans doute — leur ménager des emplois qui leur permettront de s'intégrer à la petite ou moyenne bourgeoisie urbaine. L'évolution peut s'étendre sur plusieurs générations et c'est probablement un des moyens de renouvellement les plus fréquents de la bourgeoisie rennaise. Le cas de la famille Herpin est exemplaire. Au xvii^e siècle, ils sont fermiers de la maison de la Croix, près de Saint-Laurent, qui appartient depuis plus d'un siècle à des bourgeois rennais. Au début du xviii^e siècle, Jacques Herpin fait graver son nom sur la croix qui jouxte sa maison (« H H Iacque Herpin et H F Ianne Leray »). Il est encore sans doute agriculteur et c'est en 1711 qu'il rachète la maison de la Croix qui s'appellera désormais la Croix-Herpin. Puis, un fils s'installe en ville ; il est débitant rue de la Vieille-Letterie en 1726 puis rue Beaumanoir. Trente ans plus tard, en 1758, les Herpin de la Croix vivent toujours rue Beaumanoir. La mère, veuve, belle-fille du Jacques Herpin du début du siècle, est devenue marchande et paie 50 livres de capitation. Un fils, marchand magasinier est capité à 72 livres ; un autre, procureur, payait 24 livres en 1749. La réussite des ruraux n'est pas toujours aussi évidente mais elle est, à tout le moins, possible16.

Tableau n° 92 : Répartition de la capitation dans les paroisses rurales de Rennes

Les défrichements : Une volonté de progrès ?

25Au-delà de cette première auréole rennaise relativement favorisée par la bonne qualité des terres et où la présence citadine est très forte, le paysage agricole breton reste longtemps marqué par les grandes étendues de terres vaines. Les exclamations désespérées d'Arthur Young sur l'immensité des landes bretonnes ne sont pas isolées. Mais le xviii^e siècle breton est aussi marqué par une indéniable volonté de défrichement de terres nouvelles. Dès le début du siècle, certains seigneurs se sont lancés dans une politique d'afféagement des terres vaines, relayés dans les années 40 par les fermiers du Domaine Royal et soutenus par les encouragements de la Société d'Agriculture. Au total, J. Meyer a estimé que 45 000 hectares ont été afféagés au cours du siècle mais toutes ces terres ne seront pas durablement cultivées17. Dans notre région, deux documents permettent de suivre le phénomène, les archives du Domaine Royal et les fonds de l'Enregistrement qui signalent les afféagements seigneuriaux18.

Localisation et délimitation des afféagements du Domaine Royal

26Autour de Rennes, le Domaine Royal est essentiellement constitué de quelques grandes forêts, des landes environnantes, ainsi que de terrains urbains. Parmi les forêts royales, deux ne sont pas touchées par les défrichements : celles de Fougères et de la Ville-Cartier. En revanche, les afféagements marquent fortement les massifs forestiers de Liffré et de Saint-Aubin-du-Cormier, plus proches de Rennes. Les afféagements du Domaine Royal sont étroitement concentrés au nord-est de Rennes. Les deux paroisses de Liffré et Saint-Aubin-du-Cormier (soixante neuf et cinquante huit opérations) représentent à elles seules les trois quarts des actes et 40 % des superficies concernées (1 217 jx à Liffré, 675 jx à Saint-Aubin). D'ailleurs, ces afféagements ne concernent que 29 paroisses.

Graphique n° 19 : Capitation des paroisses rurales de Rennes

27Très localisés dans l'espace, les afféagements sont aussi concentrés dans le temps. Les années 40 ne voient chaque année que deux à trois opérations puis le rythme augmente lentement dans les années 50 pour culminer à vingt-deux en 1758. Ils cessent presque totalement dans les années 60, réapparaissent à partir de 1775 et atteignent le chiffre record de vingt-six en 1777 mais s'arrêtent à nouveau dans la décennie suivante. Le mouvement se répartit donc en deux vagues de quelques années (1754-1759 et 1775-1779), touchant d'abord Liffré puis les landes de Saint-Aubin-du-Cormier.

Graphique n° 20 : Afféagements du Domaine Royal

Les réactions du monde rural

28En dehors des deux massifs forestiers, il n'y a que deux afféagements d'importance. En 1777, 1 021 jx de la lande de Tanouarn en Dingé et Guipel sont concédés au Sieur Rolland du Roscouët, noble rennais, sans qu'une résistance quelconque semble se faire jour19. Ce n'est pas le cas pour l'autre grande concession : celle des îles et marais de la Vilaine dans les paroisses de Bains, Brains, Avessac, Masserac et Renac. L'affaire est d'envergure puisqu'elle porte sur plus de 1 200 arpents concédés le 24 octobre 1754 à la Demoiselle Turmel de la Chaise20. Cette concession est immédiatement contestée de toute part. L'abbaye de Redon engage une procédure car elle se prétend seigneur de ces terres, ce que réfute le prieur de Massérac qui estime être le seul légitime propriétaire des îles. Les généraux des paroisses de Bains, Brains et Massérac interviennent aussi, de même qu'un groupe de paroissiens d'Avessac, affirmant que ces îles ne peuvent être afféagées par le Roi puisqu'elles ont été concédées aux habitants comme biens communaux. Les États de Bretagne, eux aussi, doutent fortement de la légalité de l'afféagement et réclament son annulation. Chacun engage procureurs et avocats, envoie des suppliques et des protestations, fait valoir ses droits par la loi ou par la force et la demoiselle Turmel ne peut prendre possession de son afféagement. Chicanes et procès vont durer plus de 25 ans avant que le roi puisse à nouveau afféager au Sieur Leroux et à ses associés rennais les îles de la Vilaine en juillet 1780. Mais entre-temps, la superficie de la concession est tombée de 1 200 à 710 journaux, car les droits des différents plaignants ont été reconnus sur certaines îles. Pourtant, pas plus que la Demoiselle Turmel, le Sieur Leroux ne réussira à exploiter véritablement son nouveau domaine. Les habitants des paroisses environnantes continueront jusqu'à la Révolution à contester l'afféagement par des moyens légaux et... illégaux21.

29L'exemple montre bien l'importance des problèmes qui se posent lors des afféagements. D'une part, les limites seigneuriales sont souvent très confuses au milieu des terres vaines et cette confusion permet et justifie toutes les ambitions et les contestations ; d'autre part, les habitants utilisent les terres vaines - toujours étendues mais jamais totalement abandonnées — et cette utilisation leur donne, selon eux, des droits que la justice reconnaît rarement mais qui sont d'autant plus précieux que le pays est pauvre. C'est le cas dans la basse vallée de la Vilaine comme autour des forêts de Saint-Aubin et de Liffré. Là non plus, les problèmes et les contestations ne sont pas absents. En septembre 1753 par exemple, le général de paroisse de Liffré réussit à empêcher l'afféagement aux jésuites de Rennes de trois journaux de landes qui sont d'usage immémorial des habitants22.

30Pourtant, si on afféage ici beaucoup de terres, c'est avant tout parce que la forêt et les landes couvrent encore la plus grande partie du territoire. À bien des égards, Liffré ressemble encore au xviii^e siècle à ces villages de défrichements des xi^e et xii^e siècles : c'est un coin enfoncé dans un énorme massif forestier souvent dégradé sous forme de lande23. Les défrichements intéressent donc l'ensemble de la population, soit qu'elle craigne d'y perdre une source de revenus, soit qu'elle espère y gagner des biens et y faire des bénéfices. Mais il faut aussi distinguer plusieurs grands types de concessions selon la nature des biens afféagés.

Afféagements urbains

31Les afféagements urbains ne sont que 16, soit 9,5 % du total24. Ils concernent des établissements artisanaux ou commerciaux relevant de la banalité et des droits seigneuriaux (moulins, fours, halles, auditoires) et des terrains non encore construits à proximité des villes et surtout leurs anciens dispositifs militaires défensifs. Ainsi sont afféagées plusieurs parties des murailles de Fougères25, une ancienne tour de Saint-Aubin-du-Cormier26, un morceau de douve à Hédé27, et un terrain appelé « la Motte » à Bazouges-la-Pérouse28. Ils sont acquis par des nobles ou des bourgeois de la ville qui espèrent en tirer profit en récupérant les pierres ou en construisant dessus.

Typologie des afféagements ruraux

32Dans les campagnes, c'est la taille qui distingue les différents types d'afféagements. Les plus grands, ceux qui dépassent 50 journaux soit l'équivalent d'une solide métairie, sont rares. Ce sont de véritables entreprises supposant, si on veut les mener à bien, des investissements considérables mais laissant espérer aussi des profits importants. Ils ne représentent que 7 % des afféagements mais regroupent les deux tiers des terres concernées29. Nous avons vu plus haut les difficultés de la concession des îles de la Vilaine et si nous ne connaissons pas précisément le sort du grand afféagement de la lande de Tanouarn en Dingé, l'étendue considérable de forêts et de landes qui y subsiste encore aujourd'hui montre bien que l'entreprise n'a guère mieux réussi.

33Les afféagements moyens, de 10 à 50 journaux, représentent près de la moitié de l'ensemble des opérations et couvrent le quart des superficies. Ils sont sans doute plus réalistes - et plus réalisables - que la plupart des grands défrichements. Pourtant ils ne sont pas tous couronnés de succès car la quantité d'efforts à mettre en œuvre pour l'exploitation de telles surfaces reste considérable.

34Les petits afféagements (moins de 10 journaux) sont 40 % de l'ensemble mais ne représentent que 5 % des surfaces. Ils s'apparentent beaucoup plus à un grignotage progressif de la forêt qu'à de véritables entreprises de défrichement. D'ailleurs, les acquéreurs ne sont plus les mêmes. Car, à des tailles différentes correspondent des afféagistes différenciés.

Tableau n° 93 : Structure des afféagements ruraux

Les grandes opérations

35Les grandes opérations sont réservées à des entrepreneurs aux finances bien assurées. C'est ici qu'interviennent les nobles et les bourgeois rennais. Car c'est une opportunité pour certains citadins riches d'acquérir à peu de frais des domaines fonciers étendus. Certes, il faut ensuite les faire défricher et les mettre en culture mais la main-d'œuvre rurale n'est pas chère. Et pour peu que la population locale ne soit pas trop hostile aux défrichements — ce qui est souvent le cas ici puisque les landes sont plus qu'abondantes - les possibilités de réussite existent. Certains cas le prouvent. 7 afféagements dépassent 100 journaux. Ils sont concédés à deux nobles, M. du Roscouët et le marquis du Bordage qui afféage 200 journaux à Liffré en 174130 et trois bourgeois rennais, le Sieur Leroux sur la Vilaine en 1780, un groupe de procureurs au Présidial (Hamart, Duclos-Moinnerie, Le Moine et Gesmin) qui se font concéder 295 journaux à Liffré en 174531, et le Sieur Vedier, subdélégué général, qui obtient dès 1739 140 journaux dans la lande de la Rencontre entre Saint-Aubin-du-Cormier et Mézières-sur-Couesnon32. Sa présence est d'autant plus intéressante qu'il a joué un rôle non négligeable - quoique discret - dans la Société d'Agriculture dont on sait les efforts en faveur des défrichements. Vedier montre ainsi l'exemple33.

36À côté des nobles et des Rennais, un gros laboureur de Mézières obtient 100 journaux à Gahard en 177534 et un marchand de Saint-Aubin-du-Cormier accumule les concessions, 6 jx puis 8 jx 25 en 1759, 71 jx puis 120 jx en 1776, 16 jx en juillet 1777, puis encore 46 jx en mai 177935. Mais il a alors abandonné les deux grands afféagements de 1776, l'un d'entre eux étant réaccensé en 1779 à une compagnie comprenant un marchand, un procureur et le sénéchal de Saint-Aubin-du-Cormier36.

37Parmi les afféagistes, se distingue ainsi un groupe d'une vingtaine de personnes intervenant souvent et pour de grands afféagements. Ce sont les petits bourgeois de Saint-Aubin, quelques riches « laboureurs » et, seuls « étrangers » au pays, des Rennais. Les Vitréens sont totalement absents, un seul Fougerais intervient à Saint-Aubin-du-Cormier37 alors que 18 Rennais sont présents, obtenant 12 % des concessions et près de 2 000 journaux (soit 40 % de la superficie afféagée). Les défrichements sont bien une opération intéressante pour la bourgeoisie rennaise qui accapare une grande part de ces terres nouvelles et qui, de plus, semble prendre l'affaire suffisamment à cœur pour réussir effectivement à transformer ces landes en terres durablement cultivées.

38Autre exemple de ces opérations presque spéculatives des bourgeois rennais sur les afféagements royaux, l'attitude de Simon-Guillaume Bruté de Rémur dans le domaine de Belle-Isle-en-Mer en 1766-1775. Le contexte est très particulier puisque l'île, domaine royal dans son ensemble, est alors entièrement afféagée38. Les terres sont partagées entre les familles des anciens fermiers, des familles acadiennes, des journaliers et matelots et des soumissionnaires extérieurs. C'est dans cette dernière catégorie que se place Bruté de Rémur. Receveur général des Domaines du Roi à Rennes, il est particulièrement bien informé des procédures et de la situation locale. En 1767, il se fait concéder 120 journaux de landes incultes dans l'intérieur de l'île afin d'y implanter un grand domaine39. Mais il ne se contente pas de ce premier terrain et récupère entre 1767 et 1770 d'autres lots initialement afféagés à des soumissionnaires extérieurs à l'île. Tout pousse à penser qu'il y a entente préalable ou, au moins, négociation entre ces individus et que Bruté de Rémur poursuit un plan mûrement réfléchi40. Vers 1770, son domaine couvre 300 journaux concentrés à l'ouest du Palais. De gros investissements y sont apparemment consacrés. Bruté fit défricher les landes,

« construisit en même temps, des édifices considérables ; il acheta à grand frais des bestiaux de toute espèce, des instruments aratoires et le mobilier complet d'une grande ferme, ainsi que des fourrages et des approvisionnements de toute nature, pour plus d'une année. Il confia le tout à un très habile fermier des environs de Rennes, auquel il remit un capital suffisant pour les besoins d'une exploitation rurale de cette importance41 ».

39Pourtant le défrichement fut un échec et les efforts seront abandonnés après quelques années. Les méthodes utilisées correspondent à ce qu'on observe partout ailleurs en Bretagne pour les défrichements étendus. Ce n'est qu'au début du xix^e siècle que le successeur de Bruté, J.-L. Trochu, réussira la mise en culture et fera du domaine une exploitation modèle42.

40Malgré l'échec, la tentative est exemplaire. Elle témoigne de l'intérêt et des possibilités financières d'une bourgeoisie rennaise aux horizons géographiques larges. Indirectement, le choix d'un fermier rennais pour diriger l'exploitation est aussi significatif. Il confirme les capacités et les qualités d'agriculteurs des fermiers riches des environs de Rennes, les liens qu'ils entretiennent avec la bourgeoisie de la ville et peut-être aussi l'expérience qu'ils ont acquise localement dans les défrichements.

41Les Rennais interviennent surtout sur des afféagements de taille assez importante :

42Mais ils proviennent de milieux sociaux très différents. Les procureurs sont nombreux, ce qui n'est pas surprenant puisqu'ils sont fréquemment envoyés par leurs clients pour participer aux enchères des afféagement43, mais ils côtoient aussi des marchands, des officiers et des petits bourgeoiset artisans, boulangers, messagers ou même charretiers. Face à eux, le monde des acheteurs ruraux est tout aussi diversifié. On y retrouve les notables des bourgs (robins et marchands) et des paysans, surtout laboureurs aisés mais aussi paysans moyens ou pauvres qui s'associent parfois pour acquérir le morceau de lande qui jouxte leurs terres ou leur village.

43La présence importante des Rennais dans les défrichements de terres nouvelles est significative à plus d'un titre. Elle symbolise l'influence et l'ambition des citadins. Elle montre aussi l'intérêt que manifeste une partie de la bourgeoisie aux affaires de la terre ou, plus encore, au « progrès » de l'agriculture, tant il est vrai que cette politique d'afféagement, au milieu du siècle surtout, dans le sillage de la Société d'Agriculture, est perçue comme un symbole d'avancement, d'amélioration du travail agricole. C'est à une bourgeoisie éclairée que nous avons affaire ici. Vedier, administrateur efficace et « moderne » et propriétaire éclairé en est sans doute la meilleure illustration. La bourgeoisie partage, de ce point de vue, les centres d'intérêt de certains grands parlementaires, tels Robien ou La Chalotais44, eux aussi attentifs aux nouveautés de leur siècle et prêts à des expériences agricoles.

44C'est aussi une bourgeoisie intéressée car les défrichements, peu coûteux au départ, peuvent s'avérer fructueux s'ils sont bien menés. Cela semble être le cas pour les Rennais puisqu'on ne trouve pas trace d'abandon ou de réafféagement des biens qui leur ont été concédés. L'exemple de Bruté de Rémur à Belle-Isle est bien sûr différent mais l'ampleur du projet et son éloignement expliquent aussi sans doute en partie l'échec. Les nobles paraissent plus velléitaires et dilettantes dans leurs expériences agricoles. Cela encore distingue les afféagistes citadins des autres car les défrichements ne sont pas toujours des réussites.

L'essoufflement du mouvement

45En témoigne l'indiscutable essoufflement du mouvement dans les années 70 ; les lots proposés par les commissaires du Domaine Royal ne trouvent pas toujours acquéreurs. Le 26 avril 1777, le commissaire de Saint-Aubin-du-Cormier devait procéder à la vente de deux lots de 12 et 30 journaux mais « il ne s'est présenté personne45 ». Même chose pour 4 jx en juin, puis 20 jx en juillet et un autre lot le 26 juillet à Liffré46. Certaines terres trouvent encore des acquéreurs volontaires pour le défrichement mais on ne veut plus des terres trop difficiles à travailler. Le phénomène s'aggrave en 1779. Le 8 mai, trois terres ne trouvent pas d'acquéreur47, pas plus que 6 jx de landes à Montreuil-sur-Ille le 12 mai48 et trois autres lots le 15 mai à Liffré et Saint-Aubin49. Le 22 mai, 17 lots sont mis en vente (2 à Liffré et 15 à Saint-Aubin). Mais personne ne se présente à Liffré. À Saint-Aubin, il n'y a que deux personnes dans la salle. Le Sieur Delahaye, procureur, afféage les 71 journaux que Jean Méaulle avait acquis en 1776 puis abandonné. Jean Méaulle, précisément, acquiert encore 46 journaux. Il n'y a plus d'enchères, l'acquisition se fait à la mise à prix. Pire encore, parmi les 15 terres mises en vente, 8 sont l'objet d'un réafféagement, ayant été concédées entre 1775 et 1777 et abandonnées pour cause de faillite50. Le mouvement de défrichement s'effrite incontestablement. Le travail est difficile, la rentabilité n'en est pas assurée et peut-être commence-t-on à s'inquiéter de l'étendue des afféagements déjà réalisés : environ 600 hectares à Liffré, plus de 300 à Saint-Aubin. Les petits bourgeois et artisans des bourgs, les paysans et artisans moyens n'achètent plus. Peut-être ont-ils déjà investi toutes leurs disponibilités financières dans la mise en valeur des terres accensées depuis 20 ans. En tout état de cause, on assiste alors à une évidente saturation que la bourgeoisie rennaise ne vient plus enrayer. Le mouvement aura été bien éphémère et localisé ; certains bourgeois de Rennes ont su cependant en profiter.

Les afféagements seigneuriaux

46Les afféagements seigneuriaux sont plus difficiles à analyser étant donnée la dispersion des sources. À titre de sondage, nous avons dépouillé les tables des acquéreurs de quatre bureaux d'enregistrement, ceux de Bédée, Châteaugiron, Mordelles et Piré, soit 23 paroisses51.

47Ces afféagements sont avant tout le résultat de pratiques individuelles et de situations locales et cela explique l'irrégularité extrême du phénomène même si des tendances générales se retrouvent. Dans nos quatre bureaux, les afféagements sont rares avant 1730. À Mordelles, le rythme annuel passe de 3 à 5 ou 6 après 1737. À Piré, les premiers apparaissent seulement en 1739. C'est seulement après 1750, voire 60 que les afféagements se multiplient, suivant en cela le rythme de ceux du Domaine Royal. En 1764, on compte 37 afféagements puis 86 en 1775. Après 1770, hélas, les sources ne permettent pas de suivre aussi précisément le rythme des défrichements. Pourtant, à Piré où la documentation est bonne, c'est dans les années 80 qu'ils sont les plus nombreux. L'indice reste insuffisant mais peut signifier que la tendance ne s'infléchira pas avant la Révolution.

48Les afféagements existent partout mais n'ont pas toujours la même importance et sont plus ou moins précoces selon les régions. Ils restent peu nombreux et tardifs à Piré et Châteaugiron mais les terres y sont bonnes, la population nombreuse et les landes assez rares. À Bédée, le phénomène est déjà plus marqué et il se renforce à Mordelles où les landes sont beaucoup plus étendues. Les afféagements de terres vaines sont ici une habitude enracinée depuis les années 30. Cela ne signifie pas pourtant que la lande recule considérablement car l'afféagement par le seigneur ne préjuge pas de la réussite ultérieure ou de la durée du défrichement.

49Les afféagements seigneuriaux sont généralement petits, c'est un grignotage morcelé de la lande autour des fermes, des villages. Mais jamais on ne s'attaque aux grandes étendues, aux pointes granitiques qui ne peuvent porter que bruyères et genêts. Ils se font aussi très généralement au profit des paysans. Le Domaine Royal faisait annoncer par des placards dans les paroisses concernées et à Rennes les mises aux enchères afin d'attirer les éventuels clients. Le seigneur, lui, n'agit pas ainsi ; il n'en a ni les moyens, ni la volonté. Le plus souvent, l'afféagement est discuté, négocié, décidé d'homme à homme entre le seigneur et le paysan ou plus encore entre l'officier seigneurial et le tenancier. Il ne s'agit pas nécessairement d'une politique seigneuriale concertée et cohérente mais d'une pratique occasionnelle, au coup par coup. Tel laboureur réclame les landes proches de sa ferme ; tel procureur souhaite se constituer une exploitation. Tout cela ne laisse guère de place aux grands projets. D'ailleurs, les seigneurs disposant de plusieurs centaines de journaux de terre vague d'un seul tenant sont rares et, dans ce cas, ils préfèrent souvent les garder comme réserves pour le gibier ou d'autres utilisations éventuelles.

50L'intervention citadine y est donc beaucoup plus difficile mais elle n'est pas pour autant inexistante. À Pacé, en 1740, la comtesse de Montchevreuil afféage trois journaux dans la lande de la Hallerais près de la Martinière à un boulanger, un confiseur et un avocat rennais52. Autour de Mordelles, Georges Cornu, chirurgien rennais, achète régulièrement entre 1730 et 1740 des petites terres mais prend aussi en afféagement de M. du Mollant une petite lande53. En 1760, Joseph Thomas, procureur au Parlement, afféage 10 journaux de landes en Bréal-sous-Montfort à M. de Blossac54. On pourrait ainsi multiplier les exemples. Le procureur ou le notaire de la seigneurie vit souvent dans la petite ville voisine ; le seigneur lui-même est presque toujours en ville et très fréquemment à Rennes, et c'est là qu'il entrera en contact avec d'éventuels afféagistes. Le souci du progrès peut d'ailleurs les rassembler. Dans la plupart des cas, il s'agit d'afféagements concédés par la grande noblesse parlementaire résidant à Rennes. Cependant, cette forme d'acquisition de terre par la bourgeoisie reste bien aléatoire dans ses rendements et, dans l'ensemble, bien minoritaire.

Graphique n° 21 : Les afféagements seigneuriaux (par bureaux d'enregistrement)

La vigne : Une volonté de rentabilité ?

51Dans les campagnes le bourgeois n'a donc pas toujours les mêmes pratiques, les mêmes objectifs, les mêmes centres d'intérêt que les paysans. D'une part, il considère sa terre comme un objet de prestige et, à ce titre, il cherche souvent à la distinguer, à l'embellir afin d'imiter les propriétés nobles. D'autre part, il est sensible avant tout aux aspects économiques. L'ornement ne doit pas porter préjudice à la rentabilité et en cas de nécessité le choix est presque toujours celui de l'intérêt économique. L'attitude de la bourgeoisie face à la culture de la vigne est symptomatique de cette dualité des centres d'intérêt. Certes, la vigne est tout à fait marginale dans notre région au xviii^e siècle mais elle n'en est peut-être que plus significative.

52À la fin du Moyen Age, la grande majorité des manoirs nobles possédaient, semble-t-il, quelques arpents de vigne. Presbytères et prieurés en avaient aussi, pour les besoins du culte surtout. Au xviii^e siècle, alors que la culture n'a plus le moindre rôle économique, bon nombre de ces vignes subsistent encore. C'est le cas à Châteaugiron, au manoir de Lancé en Châtillon-sur-Seiche, à Noyal-sur-Vilaine au château de Boisorcant où la vigne est estimée à 200 livres de revenu en 176555, à Ossé en 1751 où Louis Le Gras de Charost, seigneur du Plessis d'Ossé, possède « une vigne qu'il tient par main, coustant plus qu'elle ne produit, bonne à détruire contenant environ 1 journal 40 cordes56 » et dans bien d'autres résidences nobles. Quand les vignes seigneuriales ou ecclésiastiques n'existent plus, elles ont été arrachées ou abandonnées depuis peu et le souvenir en est resté. Le prieuré de Châteaubourg possède en 1683 « une pièce de terre entourée de vieilles murailles qui était autrefois en vigne57 ». L'abbaye Saint-Jacques de Montfort tient en 1682 « une ancienne vigne et un pressoir situés en Bréteil58 ». Presque partout, les vieilles vignes des privilégiés disparaissent des environs de Rennes.

53Parallèlement, dans les régions viticoles, les paysans cherchent à développer la culture de la vigne, plus immédiatement rentable que celle des céréales et, pour limiter cette expansion, un arrêt du Conseil d'État du 5 juin 1731 « porte deffense de faire de nouvelles plantations de vignes sans permission du Roi sous peine de 300 livres d'amendes59 ». À partir de 1732, les nouvelles plantations devront avoir fait l'objet d'une demande à l'administration royale et obtenu une autorisation de l'intendant60.

54Autour de Rennes, six demandes sont déposées entre 1732 et 1790 (la plupart des demandes bretonnes concernent évidemment le pays nantais). Quatre d'entre elles sont dues à des bourgeois rennais, une rentière, deux procureurs et la veuve d'un receveur des fouages61. La vigne ayant perdu localement tout intérêt économique et n'étant plus qu'une plantation d'ornement, ce n'est pas l'appât du gain qui pousse nos Rennais à demander ces autorisations mais bien le désir d'imiter les résidences et les habitudes nobiliaires car les nouvelles vignes sont toutes localisées à proximité immédiate des résidences des propriétaires. La noblesse laisse peu à peu dépérir les vignes de ces châteaux mais nos bourgeois veulent encore en planter, pour leurs loisirs et le délassement des yeux plus que pour le bonheur du palais car le vin local a bien mauvaise réputation.

55La vallée de la Vilaine a pourtant conservé jusqu'au milieu du xviii^e siècle un vignoble relativement important et la vigne y est encore une culture habituelle et répandue. À Redon, l'abbaye Saint-Sauveur lève la dîme des vins jusqu'à la Révolution. En 1689, elle portait sur 343 personnes et rapportait 1110 livres62. Bien que le vin soit uniquement consommé dans la région, la vigne subsistera autour de Redon jusqu'au xix^e siècle63. En remontant la vallée, les vignes restent partout présentes et ne sont pas seulement un objet d'ornement mais, là aussi, elles déclinent. Ce sont les vestiges d'une culture importante au Moyen Âge et au xvi^e siècle qui sont en train de disparaître. Seul le petit peuple rennais consomme encore parfois ce « mauvais vin breton » mais l'approvisionnement de la ville est depuis longtemps assuré par le pays nantais ou le Bordelais. Les vins de Redon, pourtant assez abondants, ne trouvent guère d'acheteurs en dehors de leur zone de production. Les paysans des paroisses riveraines de la Vilaine ne suffisent pas à la consommation du vin produit localement, d'ailleurs ils consomment aussi, sans doute, des vins d'importation et, partout, la vigne disparaît, est arrachée, remplacée par les céréales. À Laillé en 1681, il ne subsiste guère que 5 journaux de vigne64. À Guignen en 1695, on lève toujours la dîme des vins mais la plupart des vignes ont été arrachées65. À Saint-Jacques-de-la-Lande, le recteur perçoit encore une dîme de trois barriques et on doit le prévenir 24 heures avant la vendange mais il semble que les dernières vignes disparaissent au cours du siècle66. À Bourg-des-Comptes en 1751, 21 personnes déclarent posséder des vignes, représentant environ 15 journaux67. Mais nombreux sont ceux qui se plaignent. La vigne produit un « mauvais vin », la culture « couste plus qu'elle ne rend » ; les mentions de terre anciennement en vigne sont fréquentes et ceux qui n'ont pas encore converti leurs cultures songent à le faire. Louise Michel possède « un journal de vigne blanche qui depuis 15 ans ne produit pas 20 pots de vin et coûte plus de 10 écus de culture mais qu'elle espère mettre en labour68 ».

56Seule Bruz réussit à conserver un vignoble important car elle dispose d'un petit débouché urbain : le vin de Bruz est commercialisé à Rennes dans les auberges populaires du Bourg-Lévêque et du quartier Saint-Michel69. En 1751, 71 déclarations mentionnent des vignes sur plus de 100 journaux70. Le vignoble est suffisamment important pour qu'on trouve mention en 1690 du mariage d'un vigneron dans les registres paroissiaux71. En 1680, Gilles de Gain, seigneur de Carcé et grand chantre de Rennes avait donné à la fabrique paroissiale « deux pièces de vigne pour fournir le vin nécessaire aux messes dites en l'église de Bruz » à condition toutefois « de fournir chaque année une pipe de vin aux Capucins de Rennes72 ». Un siècle plus tard, ces pièces sont toujours propriétés de la paroisse et seront vendues comme bien national au juge de paix de Bruz pour 440 livres73.

57À Bruz le vignoble fait plus que survivre même si la situation des propriétaires est très variable, à en croire les déclarations de 1751. Les vignes de M. de Keraly « ne produisent rien », celles de la marquise de Gennes « ne sont pas rentables ». Nicolas Cassard déclare que « les frays de culture sont aussy ou plus considérables que ce qu'il peut en retirer, pourquoy il la regarde comme de nulle valleur ». Mais, la vigne « presque détruite » de M. Mauvy de Carcé produit cependant 10 livres de revenu annuel par journal ! François Agaesse, qui possède « une quantité de terre plantée en vigne et labourée au milieu de la vigne, de 60 cordes » en retire 10 livres par an et certaines vignes sont estimées 20 livres le journal ! La situation n'est donc pas si mauvaise que certains cherchent à le faire croire et le vignoble de Bruz peut être rentable.

58Dès lors, il intéresse les bourgeois rennais. 13 des 71 propriétaires bruzois sont rennais. Les deux plus importants possèdent une dizaine de journaux et estiment leurs revenus à 160 et 200 livres. Tous les propriétaires rennais annoncent plus de 10 livres de revenu par journal ; leurs vignes, souvent tenues par main, sont incontestablement entretenues et correctement exploitées. C'est sans doute ce qui fait la différence entre Bruz et les autres paroisses de la vallée. Ici, quelques propriétaires entretiennent leurs vignes et les considèrent comme un véritable investissement, entraînant avec eux quelques paysans de Bruz qui sont presque des vignerons et à qui ils achètent les productions. Ailleurs, des paysans trop pauvres les laissent dépérir faute de pouvoir commercialiser leurs récoltes. De même, à Saint-Jacques-de-la-Lande, en 1719, c'est M. Pinot de la Gaudinais, secrétaire du roi et financier, qui verse la quasi-totalité de la dîme des vins de la paroisse. Plus loin encore, à Orgères, à Thourie, d'autres Rennais exploitent des vignes qui paraissent rentables74.

59À travers l'exemple de la vigne, le bourgeois se distingue donc doublement. S'il aime, à l'image du noble voisin, tailler quelques ceps de vigne au pied de son manoir, de sa ferme, il ne dédaigne pas les moindres occasions de trafic et de profit que peut fournir la culture. Le vignoble de Bruz subsiste parce que quelques propriétaires - surtout rennais - ont su lui conserver un débouché en ville. Sans cela il serait semblable à celui des autres paroisses de la vallée de la Vilaine : un vestige des temps anciens, presque complètement disparu.

Les seigneuries : une fin ou un moyen ?

60On ne peut cependant pousser très loin l'analogie entre noblesse et bourgeoisie dans les campagnes. Leur insertion respective dans les structures seigneuriales contribue à les différencier.

La rareté des seigneurs bourgeois

61S'il est un secteur du marché foncier où la bourgeoisie n'intervient pas, c'est bien celui des grandes seigneuries. Elles sont réservées incontestablement à la noblesse et, de plus en plus, à la noblesse parlementaire. À la fin du xix^e siècle, A. Guillotin de Corson avait examiné l'évolution féodale des « Grandes seigneuries de Haute-Bretagne75 ». Au total, ce sont 97 seigneuries, surtout situées en Ille-et-Vilaine, dont on peut suivre les propriétaires.

62Première constatation, 47 de ces seigneuries restent dans les mêmes mains entre 1650 et 1789. La stabilité de cette grande propriété seigneuriale est importante. Parmi les grandes seigneuries, certaines proviennent de l'ancien domaine des ducs de Bretagne et ont été intégrées au Domaine Royal (châtellenies d'Antrain, Bazouges, seigneuries de Saint-Aubin-du-Cormier, Hédé), d'autres dépendent des diverses baronnies médiévales (Vitré, Châteaubriant), d'autres enfin, plus modestes, n'ont pas changé de propriétaire depuis leurs lointaines origines médiévales. La seigneurie de la Haye en Saint-Hilaire-des-Landes, celle du Boberil en L'Hermitage ou celle de Montbourcher en Vignoc appartiennent aux mêmes familles depuis le xii^e siècle76.

63Cette stabilité extrême reste peu fréquente mais les grands fiefs sont souvent possédés par les mêmes familles depuis le xvi^e siècle. Près de la moitié des seigneuries n'ont pas été vendues dans les 140 dernières années de l'Ancien Régime ; quelques-unes sont passées d'une famille à une autre par mariage ou héritage.

64Le marché des grandes seigneuries est limité en nombre ; peu nombreuses, elles sont aussi peu vendues. Guillotin de Corson ne signale que 86 ventes. Mais ce sont dans tous les cas des ventes importantes. Les prix, cités dans 26 cas soit environ le tiers du total, fournissent une fourchette globale de la valeur de ces seigneuries. Elle s'étend approximativement de 30 000 à 250 000 livres car l'importance particulière de chacune des seigneuries est très variable.

Tableau n° 94 : Changement de propriété des grandes seigneuries 1650-178977

65Les ventes de seigneuries sont beaucoup plus nombreuses au xvii^e et au début du xviii^e siècle. 60 % d'entre elles ont lieu entre 1650 et 1709 alors qu'à l'inverse, les vingt dernières années de l'Ancien Régime ne connaissent que cinq ventes. La stabilisation de la très grande propriété seigneuriale est évidente. Dans la seconde moitié du xviii^e siècle, les ventes, plus rares, concernent un nombre de familles de plus en plus restreint. Les très grandes familles réussissent à concentrer un nombre important de terres. Les de la Bourdonnaye-Blossac possèdent cinq de ces grandes seigneuries, achetées au tournant des xvii^e et xviii^e siècles ; leurs cousins, de la Bourdonnaye-Montluc en acquièrent quatre entre 1742 et 1769, toutes bien groupées au sud de Rennes. La richesse se concentre, le marché des grandes seigneuries se fait de moins en moins actif.

Tableau n° 95 : Chronologie des ventes de seigneuries

66Mais ce marché n'a jamais concerné beaucoup de gens : la noblesse y jouit d'une quasi-exclusivité. La grande noblesse de cour, assez bien représentée au xvii^e siècle, a tendance à vendre ses domaines ; la vieille noblesse locale se maintient mais cherche surtout des alliances dans le milieu parlementaire car c'est lui qui accumule progressivement les richesses.

67Quant à la bourgeoisie, elle est presque totalement absente ; les sommes en jeu sont trop importantes pour une grande partie d'entre elles ; seuls les plus riches pourraient réellement intervenir mais ils ne le font guère qu'après anoblissement. On relève 13 anoblis récents parmi les acheteurs (11 Rennais, 1 Vitréen, 1 Malouin) qui représentent donc 15 % de l'ensemble des acquéreurs de seigneuries. Tous achètent des terres qui ne comptent pas parmi les plus prestigieuses, souvent quelques années après leur anoblissement. Ils sont pour la plupart secrétaires du roi et s'intègrent par cet achat à la noblesse la plus ancienne. Une seule famille achètera deux seigneuries, ce sont les Cardin de Boishamon, directeur des Monnaies. Les Pinot de la Gaudinais, eux aussi anoblis récents, possèdent trois seigneuries mais il s'agit, pour deux d'entre elles, de domaines plus modestes. Dans tous les cas, l'acquisition de seigneuries importantes coïncide à peu près avec l'anoblissement du lignage et marque l'ultime étape de l'ascension sociale. Un autre exemple, celui de la famille Gazon, est significatif. Sébastien Gazon, fils d'un pâtissier, est marchand de draps de soie au début du siècle. En 1720, il acquiert l'office de receveur des fouages de l'évêché de Quimper pour 60 000 livres et obtient pour son fils Joseph celui de directeur des Monnaies. Après la mort de son père en 1738, Joseph récupère l'office paternel et s'installe à Quimper. En 1759, à l'âge de 56 ans, il achète un office de conseiller secrétaire du roi et en 1761, couronnement de sa carrière, la seigneurie du Plessis-Ergué en Ergué-Armel78. Toutes les étapes de l'ascension réussie se retrouvent ; on passe successivement de l'artisanat au commerce, du commerce aux offices puis aux offices anoblissants avant de venir enfin seigneurs. Pour ces quelques familles, l'acquisition de telles seigneuries marque le succès d'un anoblissement mais, en aucun cas, elle ne peut le provoquer : c'est la conséquence d'une ascension sociale, non la cause.

68Quand un bourgeois parvient à acquérir une seigneurie, ce n'est pas un de ces grands fiefs prestigieux mais une terre beaucoup plus modeste. Jacques Bidard de la Gendrie, membre d'une des plus riches et des plus anciennes familles rennaises achète en décembre 1776 la seigneurie du Gai Lieu en Guichen pour 25 400 livres, soit trois à quatre fois moins cher que les grandes seigneuries79. Mais huit mois plus tard il acquiert pour 7 000 livres une grosse métairie en Saint-Martin de Rennes80. Cinq ans après, son fils achètera encore deux moulins à Guichen pour 10 400 livres81. En six ans, les Bidard ont acquis pour 45 870 livres de biens fonciers. Leurs revenus leur auraient sans doute permis d'investir dans une grande seigneurie. S'ils ne l'ont pas fait c'est aussi parce que bourgeoisie urbaine et grande noblesse ne partagent pas nécessairement les mêmes idées en ce qui concerne la rationalité économique des investissements.

69La grande noblesse considère ces grandes seigneuries comme lui appartenant de droit ; elle les vend, les échange mais en tenant à l'écart la bourgeoisie. Celle-ci, d'autre part, ne semble pas pressée de les investir. Le prestige se paie cher et l'achat d'une grosse métairie est certainement plus vite amorti et d'une rentabilité plus sûre. La grande bourgeoisie n'a pas toujours les sommes nécessaires à l'acquisition des plus grandes seigneuries mais, même quand elle le peut, il n'est pas certain qu'elle cherche vraiment à les acquérir. Le processus d'investissement foncier de la bourgeoisie se présente toujours, ou presque, de la même façon. Dans un premier temps, on privilégie les investissements moyens mais de rentabilité rapide, telles les métairies. Puis, une fois le domaine foncier bien assuré, l'étape suivante est celle de l'achat d'une charge anoblissante et ce n'est que dans un troisième temps, après cette intégration juridique à la noblesse, qu'on cherche à acquérir une seigneurie dont la possession marque, cette fois, la volonté d'assimilation sociale au second ordre. C'est ce phénomène qu'on observe pour les 11 familles rennaises qui achètent des seigneuries importantes. Mais cela ne concerne qu'une minorité de la bourgeoisie rennaise, l'élite de la richesse.

S'immiscer dans le système

1— Les agents seigneuriaux

70On trouve beaucoup plus souvent les Rennais comme agents auxiliaires de la seigneurie que comme véritables bénéficiaires du système. Les hommes de loi rennais sont nombreux à travailler pour le compte des seigneurs en tant que sénéchaux ou procureurs fiscaux. C'est le cas pour la vingtaine de seigneuries dont le siège se situe dans la ville mais aussi pour toutes celles qui ne sont qu'à quelques kilomètres. Parfois, les grandes seigneuries plus lointaines font appel à des Rennais, comme M. de la Grezillonnaye, sénéchal de la baronnie de Châteaugiron. C'est en partie par ces officiers que la bourgeoisie rennaise investit la seigneurie. Elle peut éventuellement en tirer avantage pour ses propres domaines.

2— Les fermes seigneuriales

71L'autre moyen d'intervention de la bourgeoisie est la prise à ferme des grandes seigneuries ou des domaines nobles ou ecclésiastiques et certains Rennais sont particulièrement actifs dans ce secteur. Si beaucoup de parlementaires surveillent eux-mêmes la gestion de leurs domaines, d'autres, en particulier les ecclésiastiques, s'en remettent systématiquement à la ferme générale. Dans le cas des domaines religieux, qui ne sont pas toujours des seigneuries, la ferme porte aussi fréquemment sur les dîmes. Certaines de ces fermes portent sur des sommes élevées. En 1789, les Sieurs Thibodeau et Gandon de la Mettrie, deux procureurs, sont ainsi les fermiers de l'évêque de Rennes pour sa terre et seigneurie de Bruz, c'est-à-dire le manoir épiscopal, la métairie, les bois et les jardins qui y sont joints, les droits de pêche, bateau, péages et coutumes sur la Seiche et la Vilaine, les dîmes de Bruz, Chartres, Châtillon-sur-Seiche et Laillé et les moulins de Châtillon, le tout pour 8 060 livres, soit l'équivalent annuel du prix d'une bonne métairie82. De même, les abbayes rennaises afferment souvent leurs droits et leurs dîmes à des Rennais possédant des terres à proximité avec lesquels elles sont aussi en relation d'affaire de toute sorte.

72Cette position de la bourgeoisie rennaise est donc ambiguë. Elle aspire sans doute à posséder des seigneuries mais n'en a pas toujours les moyens et les petites terres qu'elle peut acquérir comportent parfois plus de droits que de terres et ne sont pas toujours d'une grande rentabilité. Il vaut mieux souvent se tourner vers les offices seigneuriaux ou la prise à ferme des grands domaines ou des dîmes. Dans bien des cas cela placera les bourgeois rennais en première ligne et dans une situation inconfortable quand les tensions politiques entre Tiers État et Noblesse conduisent chacun des deux ordres en 1788-1789 à courtiser les ruraux. Nos Rennais sont très présents dans les assemblées électorales du printemps 1789 et lors de la rédaction des cahiers de doléances83 mais leurs buts ne sont pas toujours très clairs et leur présence est sans doute diversement appréciée des ruraux.