Chapitre X. Le marché foncier au cours du siècle
p. 307-318
Texte intégral
Les caractéristiques générales
1Les trois coupes opérées au cours du siècle en 1735, 1750 et 1775-1780 donnent une image assez concordante de la propriété foncière des Rennais. Leur part assez importante s'étend à 30 ou 40 kilomètres autour de la ville et les différentes catégories de la bourgeoisie sont plus ou moins présentes dans les campagnes. Si, en ville, le monde de la robe semble stagner alors qu'une présence commerçante plus solide s'affirme, la répercussion de cette évolution n'est pas aussi visible dans les attitudes face à la terre. Les robins y restent beaucoup plus attachés et la terre joue pour eux un rôle plus évident. Mais il faut encore s'interroger sur les rythmes d'évolution de cette présence foncière citadine. Qu'en est-il dans la longue durée séculaire ? Peut-on discerner une évolution que l'on puisse mettre en rapport avec l'image obtenue à l'intérieur de la ville. Pour répondre, nous avons observé les mutations foncières dans 10 bureaux d'enregistrement1 en 1720, 1730, 1740, 1750 et 17602.
Marché et conjoncture : l'impact des crises
2Les réactions du marché foncier aux impulsions de la conjoncture se marquent dans le nombre d'actes et leur valeur. Les pointes correspondent systématiquement aux périodes de difficultés économiques et alimentaires. À cet égard, les deux poussées de vente en 1770 et 1772 sont très significatives ; elles apparaissent dans tous les bureaux observés, et survenant après plusieurs années difficiles, elles sont d'une ampleur spectaculaire3. Il en va de même pour les années 1720 et 1740 que nous observons. La crise économique coïncide toujours avec un brusque gonflement du nombre de terres mises en vente.
3Corollaire de ce mouvement de vente, la valeur moyenne des transactions diminue, ce qui peut s'interpréter de deux façons différentes mais pas contradictoires. D'une part, ce sont les pauvres qui vendent et leurs biens sont modestes. D'autre part, le grand nombre des ventes pousse les prix vers la baisse et ce, d'autant plus que les acquéreurs éventuels ne sont pas nombreux. En période de difficultés économiques, le marché foncier accueille un grand nombre de petits biens-fonds à des prix dévalués par rapport à la conjoncture habituelle. C'est cet apport qui le modifie le plus ; la conjoncture courte, les difficultés de la subsistance influent fortement sur la partie inférieure du marché foncier, sur les échanges parcellaires entre les ruraux. En revanche, il ne semble pas que la crise économique interfère fortement sur les ventes plus importantes. Le nombre de ventes de métairies ou d'exploitations complètes est assez stable, quelle que soit la conjoncture et les prix de ces exploitations n'évoluent pas en fonction d'inflexions courtes de l'économie.
Graphique n° 18 : Les variations du marché foncier, bureaux de Mordelles et Piré

Le marché et les prix
4Bien plus, ils suivent un trend séculaire orienté à la hausse. L'observation des sommes engagées sur le marché foncier et des valeurs moyennes des transactions permet de retrouver l'allure générale de la hausse des prix dans la province, avec une hausse légère dans les deux premières décennies, puis une relative stabilité jusqu'aux années 1760-1765 avant une hausse très marquée dans les vingt dernières années de l'Ancien Régime. Cette orientation à la hausse des prix contribue à masquer et à atténuer à la fin du siècle, les baisses momentanées des périodes de crise. Mais si on oublie les valeurs nominales pour raisonner en valeurs déflatées, le décalage entre prix des terres mises en vente et prix des grains devient subitement considérable. Il y a là une source d'appauvrissement évident pour les plus pauvres et les petits propriétaires ruraux, contraints de vendre au moment le plus défavorable et une possibilité accrue de spéculation pour les autres.
5Les cinq années observées se positionnent différemment dans cette approche conjoncturelle globale. Les deux années où le marché est le plus actif, 1720 et 1740, correspondent à des récoltes très moyennes succédant à des intempéries importantes et à des poussées épidémiques. En revanche, 1730 et 1750 apparaissent comme de bonnes années pour les ruraux. 1760 se situe dans une position intermédiaire.
Une stabilité générale
6Dans ce cadre général, il ne semble pas qu'il y ait de profonds changements dans le marché foncier au cours du siècle. Une fois délimitées les périodes de crise et les changements momentanés qu'elles entraînent, une fois mesurée l'ampleur de la hausse des prix, le marché paraît relativement stable. En cela, il ne fait que suivre l'état des structures et méthodes agraires. Le maintien d'une agriculture très traditionnelle avec des cadres, des outils et des méthodes séculaires, la très lente évolution des productions et des rendements rendent quasi-impossible tout changement important sur le marché foncier qui n'est lui-même que le reflet des structures agraires. La modification la plus notable est sans doute liée aux afféagements et défrichements de landes mais le succès et l'impact de ces opérations restent encore à mesurer véritablement.
7La structure générale des transactions évolue très lentement. Les petites transactions restent majoritaires dans la première moitié du siècle : 58,6 % en 1720 ; 56,8 % en 1740, deux mauvaises années pour les ruraux mais 55 % en 1730 et encore 47,2 % en 1750, deux bonnes années. Parallèlement, les transactions de plus de 1 000 livres sont toujours très minoritaires, passant de 2 à 3 % dans la première moitié du siècle à un peu plus de 5 % ensuite.
Tableau n° 88 : Structure des actes sur le marché foncier (en % du nombre des actes)

8En fait, les chiffres les plus intéressants et significatifs sont ceux de 1780. Les petites transactions sont alors tombées à 36 % du total ; les grosses s'élèvent à 11,6 %. Il y a une baisse incontestable des petits échanges et une augmentation des plus gros. Cette mutation est déjà accomplie depuis quelques années puisque de 1775 à 1780 (sur les 10 bureaux observés les autres années) les chiffres respectifs sont de 37,9 % et de 9,2 %. C'est donc entre 1760 et 1775 que le glissement a lieu. La coïncidence avec la hausse des prix brutale de 1767-1772 est évidente. Si les transactions semblent se modifier alors, cela ne traduit pas un changement des structures agraires mais plutôt l'accélération d'un phénomène d'inflation peu sensible auparavant et qui décale vers le haut les valeurs des biens-fonds. Les biens échangés en 1780 sont à peu près les mêmes que ceux vendus en 1720, c'est leur valeur qui a changé.
Des différences locales durables
9Il y a donc une remarquable identité du marché foncier tout au long du siècle et cette stabilité est d'autant plus notable qu'elle recouvre des variations spatiales assez marquées. On retrouve, en observant le marché à intervalles réguliers de 10 ans, les nuances déjà étudiées en 1735 et 1750. Le bureau de Gennes témoigne pour le pays de Vitré, aux exploitations plus grandes, aux transactions peu nombreuses et de valeur élevée. Le bureau de Piré (pour la zone toilière), ceux d'Acigné ou de La Mézière (pour le pays de Rennes) sont dans une situation moyenne. Feins (au nord), Mordelles (à l'ouest) ou Orgères (au sud) annoncent les zones les plus pauvres.
10Ces différences spatiales sont tout aussi marquées au début qu'à la fin du siècle. On ne décèle aucune tendance à une uniformisation des situations. Au contraire, les bureaux où l'émiettement semblait le plus fort, les petites transactions les plus présentes, paraissent connaître une hausse des prix moins importante. La modestie des biens échangés en est d'autant plus visible alors qu'autour de Rennes, les plus petites transactions se raréfient (34 % à Acigné, 25 % à La Mézière).
11En dehors de fluctuations conjoncturelles (courtes liées aux crises ou longues répercutant un trend séculaire), le marché foncier évolue peu. Il faudra attendre le milieu du xixe siècle pour que les transformations de l'agriculture se répercutent de façon sensible sur lui. Avant cela, il associe une grande quantité de petites transactions à un nombre beaucoup plus restreint de ventes importantes qui en constituent la plus grande valeur. De plus, les acteurs sociaux qui y participent contribuent à le structurer en trois strates nettement différenciées mais entre lesquelles les liens ne sont pas absents.
La stratification du marché
Le marché parcellaire
12À la base existe un marché portant sur des parcelles, des bâtiments épars, des jardins. C'est le plus important en nombre et le seul qui concerne la grande majorité de la population rurale. Les échanges portent sur de petites sommes et sont particulièrement sensibles aux fluctuations brèves de la conjoncture. Ce marché intense, ce fourmillement d'actes minuscules, traduisent l'instabilité de la situation paysanne mais aussi la nécessité permanente de rééquilibrage d'un monde rural où la micro-mobilité est importante. Mariages, héritages, déménagements, changements de fermage ou intérêts communs poussent les ruraux à échanger fréquemment leurs biens. On s'efforce sans cesse de rapprocher de son domicile les quelques biens qu'on possède ; le paysan cherche à posséder de la terre mais il ne cherche pas à conserver une terre particulière.
13La limite supérieure de ce marché parcellaire ne peut être définie précisément par une valeur monétaire fixe. Elle varie en fonction des régions et des périodes. La barre des 150 livres que nous avons observée n'a qu'une valeur indicative correspondant souvent à 1/3 de journal environ. Déjà relativement élevée à l'ouest, elle semble en revanche très basse à l'est et, de plus, dans la seconde moitié du siècle, l'inflation lui ôte une partie de son caractère.
14Ce marché parcellaire si actif n'est pas réservé aux seuls paysans. Des catégories plus favorisées y participent aussi occasionnellement. Noblesse et bourgeoisie représentent 8,4 % des intervenants dans les transactions inférieures à 150 livres. La petite bourgeoisie rurale est la plus présente. Il s'agit d'artisans ruraux, d'aubergistes ou de petits marchands mais aussi de notaires ou de procureurs fiscaux ; pour les citadins, les milieux d'origine sont souvent les mêmes. Cette intervention sur le marché parcellaire est un indice d'une relative intégration au monde rural ; c'est pourquoi elle est plus importante pour la bourgeoisie rurale. Elle représente en effet 33 % de toutes ses interventions alors que les citadins n'y consacrent que 20 % de leurs actes. Dans l'ensemble pourtant, le marché parcellaire reste largement un marché paysan mais la frange inférieure de la bourgeoisie, urbaine ou rurale, ne dédaigne pas d'y participer.
Les exploitations
15Au-dessus, la seconde strate du marché foncier est constituée par les échanges d'exploitations entières ou de groupes de parcelles. Ici, les propriétaires, vendeurs ou acheteurs, ne sont plus les exploitants. Il s'agit en fait du marché des biens affermés, dont le propriétaire est rarement lui-même agriculteur. Ces transactions se situent entre quelques centaines de livres pour les petits lieux et quelques milliers pour les métairies les plus importantes. C'est un marché beaucoup moins sensible aux aléas conjoncturels et qui reste assez constant tout au long du siècle. Les acteurs de ce marché ne sont plus les mêmes. On trouve encore quelques paysans aisés qui interviennent généralement dans les transactions inférieures du groupe mais ils ne sont plus majoritaires. Ici, ce sont les bourgeoisies et la noblesse qui se partagent, s'échangent les exploitations. Elles représentent 62,8 % des intervenants et entrent pour une part encore plus importante en valeur : 68,2 % des sommes échangées. Cela constitue, de plus, des valeurs minimales, étant donnée l'incertitude relative des sources, en particulier pour définir la bourgeoisie rurale. Le marché des exploitations est aux 2/3 ou aux 3/4 entre les mains des plus riches.
Les seigneuries
16Plus haut, il existe un troisième marché, celui des seigneuries. Très réduit en nombre (neuf ventes dans les cinq années observées), il est considérable par les sommes engagées. Les neuf ventes (0,2 % du total) représentent 34,2 % de la valeur du marché. Nous sommes là dans un monde totalement séparé des préoccupations quotidiennes des ruraux et même des bourgeois. De 20 000 à plus de 100 000 livres, ces seigneuries restent l'apanage de la meilleure noblesse. La bourgeoisie s'y intègre difficilement. Un seul exemple parmi les neuf ventes : l'acquisition en 1720 par M. Pinot de la Gaudinais de la seigneurie du Petit Bois en Piré, pour 91 500 livres. Mais Pinot de la Gaudinais est un financier et officier en voie d'anoblissement qui compte parmi les plus grosses fortunes rennaises. C'est le sommet de la bourgeoisie, à la jonction avec la noblesse à laquelle elle s'assimile peu à peu et seule cette très riche bourgeoisie a parfois accès aux marchés des seigneuries.
17Ainsi, la stratification du marché correspond à des situations agraires et sociales bien définies. Un très grand nombre de ventes de parcelles, échangées surtout entre des ruraux, compte pour moins de 10 % de la valeur totale du marché. Les transactions portant sur des exploitations entières ne représentent guère plus d'un dixième des actes mais de 30 à 40 % de la valeur. Elles sont le fait de la bourgeoisie, rurale ou urbaine, d'une minorité de paysans aisés, et de la noblesse. Cette dernière se réserve enfin presque totalement le marché des seigneuries, marché très fermé mais de valeur considérable. Entre les trois groupes, les passerelles existent, les interfaces ne sont pas étanches. Certains nobles peuvent intervenir sur les trois strates ; des paysans accèdent au marché des exploitations alors que les bourgeois des villes et, plus encore, des campagnes, ne dédaignent pas de rassembler parfois des parcelles bien modestes.
Les intervenants fonciers
18Le comportement des différents groupes sociaux peut être examiné de plus près.
Le clergé
19Il est pratiquement absent des transactions ; ses biens fonciers semblent remarquablement stables et seuls sont présents, à titre individuel, des prêtres, des recteurs de paroisses ou quelques chanoines. Il est plus juste de les compter parmi la petite et moyenne bourgeoisie ou l'élite paysanne dont ils sont issus, d'autant plus que leurs interventions portent sur le même type de biens, des parcelles ou des exploitations entières de tailles assez modestes4.
La noblesse
20La noblesse ne représente qu'un nombre très réduit d'intervenants, variant de 0,8 % en 1720 à 2,5 % en 1750 et 1760. Malgré cette légère augmentation, on ne peut pas parler d'une présence nobiliaire plus forte, tant elle dépend du hasard de ventes importantes. Le nombre des interventions nobles est en effet réduit mais les valeurs sont considérables.
Tableau n° 89 : Structure interne des interventions nobles

21La noblesse représente 34 % de la valeur du marché et sa forte présence est due essentiellement aux échanges de grandes seigneuries entre nobles. En 1750, la vente de deux seigneuries importantes, celles de Tinténiac et de la Piguelaye en Mouazé, permet à la noblesse d'atteindre 57 % de la valeur totale du marché. Mais, quand il n'y a pas de vente importante, comme en 1760, la part de la noblesse est bien plus réduite (14,2 %) et les interventions se concentrent alors sur les métairies et se rapprochent de la part réelle de la noblesse dans la propriété des terres.
22Le solde des interventions nobiliaires paraît très largement négatif mais le recul est dû essentiellement à la vente de la seigneurie du Petit Bois. Or, il ne s'agit pas vraiment d'une acquisition bourgeoise puisque les Pinot de la Gaudinais s'intègrent à la noblesse. Si on écarte cette vente, le solde nobiliaire reste légèrement négatif surtout au début du siècle mais la fluctuation est trop faible pour être vraiment indicative. Pourtant, si les grandes seigneuries restent la propriété des nobles fortunés, les métairies s'échangent plus volontiers. Au-dessus de 1 000 livres, cinq métairies sont échangées entre nobles, sept sont achetées par des nobles à des roturiers mais dix sont vendues. En fait, le recul nobiliaire perçu au milieu du siècle, doit probablement s'analyser aussi comme un remodelage interne de l'ordre. Les grandes familles n'en pâtissent pas mais les autres semblent connaître une situation plus difficile. Le recul de la propriété nobiliaire passe par un effritement des biens de la moyenne noblesse. Or ces biens sont plus à la portée de la bourgeoisie que les immenses domaines des parlementaires.
Les bourgeoisies
23La bourgeoisie dans son ensemble représente 11,7 % des intervenants fonciers pour 20,6 % de la valeur du marché. Elle est donc nettement devancée par la noblesse grâce aux grandes seigneuries mais elle domine largement sur le marché des exploitations. Mais, dans les comportements bourgeois, il faut distinguer les citadins des ruraux.
24Les ruraux sont un peu plus nombreux (6,2 % des intervenants) mais les sommes qu'ils engagent sont plus limitées étant donnée leur présence assez importante sur le marché parcellaire. Ce sont des « Demoiselles », probablement rentières, des marchands, des chirurgiens5, des artisans6 et surtout des petits officiers, notaires ou procureurs fiscaux, qui pullulent en toute région. Souvent alliés à des familles installées en ville, ils participent, à leur modeste niveau, aux grands mouvements économiques et savent en profiter. Ainsi Me Julien Tatin, officier seigneurial à Montreuil-le-Gast, acquiert plusieurs biens au cours de l'été 1720 en payant avec des billets de la banque de Law, envers lesquels pourtant la confiance est déjà bien diminuée. Sans doute sait-il convaincre ses interlocuteurs ruraux, à moins qu'il ne dispose de moyens de pression juridiques efficaces7.
25Cette bourgeoisie rurale est particulièrement présente dans deux types de régions. À l'est, dans les bureaux de Piré et surtout de Gennes, elle occupe une position de pivot avec de 10 à 20 % des intervenants et une part au moins équivalente de la valeur du marché, part croissante au cours du siècle pour dépasser en 1750 et 1760, 20 % à Piré et 30 % à Gennes. Dans ces deux bureaux, les gains de la bourgeoisie rurale sont indiscutables (les achats représentent 86 % de l'intervention à Piré, 62 % à Gennes) mais elle est en concurrence avec des citadins de Vitré, Rennes, La Guerche ou Châteaugiron, eux aussi attirés par des terres assez riches et des exploitations plus grandes.
26En revanche, la bourgeoisie rurale a peu de concurrents dans les régions pauvres du nord de Rennes (Saint-Médard-sur-Ille, Feins). Ce sont les deux bureaux où la présence citadine est la plus faible alors que nos notables locaux sont, là aussi, très présents. Ici, le bourgeois ne vient pas de la ville mais de la bourgade proche, Aubigné, Saint-Aubin-d'Aubigné ou Sens, qui prétendent parfois au titre de ville mais ne se distinguent guère en réalité des autres bourgs paroissiaux. Ils acquièrent des petits lieux ou de maigres parcelles et sont incontestablement riches au regard de la misère ambiante8.
27Pourtant, il ne semble pas que les gains de la bourgeoisie locale soient ici très importants. Nos riches ruraux sont surtout présents au début du siècle et c'est en 1750 et 1760 qu'on atteint les pourcentages les plus bas. La bourgeoisie rurale n'a donc pas une évolution concordante dans toutes les régions mais présente au contraire des réactions différentes, peut-être liées à des situations locales divergentes. Dans l'ensemble toutefois, elle accroît sa participation et augmente ses propriétés. Sur les cinq années témoins, ses gains s'élèvent à 27 313.13 livres, les achats représentant 55,7 % de l'intervention totale. Si les années 1730 et 1740 ne lui sont pas entièrement favorables, la bourgeoisie rurale progresse et élargit fortement ses domaines fonciers dans la seconde moitié du siècle.
28Pour les citadins, la situation est différente. Le choix des zones étudiées privilégie fortement la présence rennaise. Les Rennais représentent 56,4 % des citadins présents sur le marché et comptent pour 85,3 % de la valeur de l'intervention. Ils sont les seuls citadins dans le bureau d'Orgères et dominent très largement dans tous les autres. Les seules exceptions sont les bureaux de Hédé où les habitants de Hédé et Tinténiac interviennent pour une valeur équivalente à ceux de Rennes, et celui de Gennes où les Rennais, totalement absents, sont remplacés par des Vitréens et des Lavallois.
29Non seulement les Rennais sont beaucoup plus présents mais leur participation moyenne est aussi plus importante. La transaction moyenne pour les Rennais est de 1 416.10 livres ; pour les autres citadins, elle ne dépasse pas 315.13 livres. Les autres citadins proviennent fréquemment de petits bourgs (Hédé, Tinténiac, Combourg, Châteaugiron) où rares sont ceux qui peuvent investir de grosses sommes. De plus, ils sont souvent assez loin de leur ville. Or, nous avons vu plus haut que l'éloignement de la ville entraîne une diminution de la valeur des biens possédés, ainsi qu'une tendance à la vente. Effectivement, les citadins non rennais apparaissent plus fréquemment parmi les vendeurs sauf quand on se situe dans la zone d'influence foncière d'une ville (c'est la cas pour Vitré à Gennes et pour Hédé et Tinténiac dans le bureau de Hédé). Tout cela contribue à distinguer deux groupes parmi les citadins. Les Rennais interviennent plus souvent pour de grosses sommes et, restant dans leur bassin foncier, présentent généralement un solde positif ; les autres venant souvent de petites villes, sont plus éloignés de leurs bases, opèrent sur des transactions de plus petite ampleur et sont plutôt vendeurs (45,4 % d'achats seulement).
30Globalement, la part des citadins est un peu plus forte que celle de la bourgeoisie rurale. Elle représente 12,9 % de la valeur du marché (7,7 % pour les ruraux) alors que leur nombre est plus faible.
Ruraux et urbains : intérêts et rythmes différents
31Mais les citadins sont beaucoup moins présents sur le marché parcellaire et concentrent plus nettement leurs interventions sur des transactions supérieures à 1 000 livres. Si les notaires ou les marchands des campagnes acquièrent volontiers des parcelles, les citadins préfèrent des acquisitions plus importantes. Il y a entre les deux catégories des différences de revenu qui expliquent ce décalage mais aussi peut-être des intérêts opposés. Les premiers profitent de leur position dominante localement pour renforcer leurs domaines et ils ont de multiples occasions de le faire. Les citadins, plus étrangers au monde rural, ne peuvent intervenir facilement que sur des ventes plus importantes ayant fait l'objet d'une certaine publicité, sur des opérations de plus grande ampleur où la bourgeoisie locale n'a pas toujours les moyens d'intervenir. De plus, le notaire local, connaissant bien les réalités de sa paroisse, peut regrouper peu à peu des parcelles, les réorganiser, les échanger. Le négociant ou l'avocat rennais, moins au fait des habitudes locales, connaissant peu ou pas du tout les habitants, ne peut le faire. De fait, les interventions modestes des Rennais sont souvent dues à des individus originaires de la paroisse, y ayant des attaches (familiales ou professionnelles) ou des intérêts particuliers.
32Bourgeoisies urbaines et rurales s'opposent enfin dans leurs zones d'intervention privilégiées et dans le rythme, l'évolution de cette intervention. L'est de notre région où la noblesse est peu présente se caractérise par une forte propriété bourgeoise et sans doute par une concurrence entre les citadins et la bourgeoisie rurale locale. Gennes est le seul bureau où les ruraux présentent des pourcentages plus élevés que les citadins. À Piré, en revanche, ce sont les citadins, Rennais en particulier, qui l'emportent.
33Hors de cette région, les deux composantes de la bourgeoisie semblent s'éviter. À Feins et Saint-Médard-sur-Ille, les citadins sont presque absents, peut-être découragés par la médiocrité des terres. Autour de Rennes, à l'inverse, la bourgeoisie rurale est particulièrement faible dans les bureaux de La Mézière, Acigné, Orgères et Mordelles. Sans doute les Rennais monopolisent-ils les meilleures exploitations. Sans doute aussi la proximité de la ville, sa mainmise plus grande empêchent-elles le développement d'une catégorie bourgeoise locale. Ce sont les marchands rennais qui contrôlent le commerce, les notaires ou les procureurs rennais qui occupent les charges seigneuriales ou afferment les dîmes des établissements religieux de la ville. Les opportunités d'enrichissement sont plus réduites pour les petites élites des paroisses les plus proches de la ville. D'autant plus qu'elles sont facilement tentées de s'y installer. La proximité urbaine ne permet pas le développement de catégories intermédiaires et cela se ressent aussi sur le marché foncier.
Rythmes de l'évolution
34Au cours du siècle, la bourgeoisie accroît sa présence foncière. Sur les cinq années observées, le solde de ses interventions sur le marché est largement positif puisque les achats représentent 65 % de ses interventions. Mais on doit distinguer deux grandes périodes.
Une croissance nette au début du siècle...
35C'est dans la première moitié du siècle que la part de la bourgeoisie urbaine s'accroît le plus. Les achats sont toujours supérieurs aux ventes et les pourcentages de participation montrent une nette tendance à la hausse. Certes, l'intensité de la progression est variable selon les régions mais la progression en elle-même est assez générale. La croissance de la propriété urbaine correspondrait donc aux « belles années » du xviiie siècle, de 1720 à 1750 principalement.
... plus lente après 1750
36La deuxième partie du siècle est plus contrastée. Les pourcentages de participation urbaine au marché foncier sont plus élevés. Sans doute est-ce la répercussion de la croissance précédente. Mais les bilans sont moins triomphants : on acquiert moins de terre même si on en possède et on en échange plus. Il y aurait donc une relative stabilisation de la propriété urbaine, à un niveau plus élevé qu'au début du siècle. Cela confirme les données de 1735 et de 1750, tout comme l'observation du marché foncier en 1775-1780. Les pourcentages de participation sont alors beaucoup plus élevés mais le solde final est pratiquement équilibré. La majorité des villes voient leurs domaines reculer légèrement et seule Rennes continue à progresser.
37Si on tente une évaluation globale de la part de la bourgeoisie sur le marché foncier, elle apparaît donc incontestablement croissante au cours du siècle. On peut l'estimer autour de 20 % des terres dans les années 20 et 30 mais elle est supérieure à 30 % après 1780 et continue à croître légèrement. Pourtant, ce ne sont pas les mêmes bourgeois qui acquièrent des domaines fonciers. Les citadins sont les principaux acheteurs dans la première moitié du siècle et leur part est bien supérieure à celle de la bourgeoisie rurale dont la participation est alors assez modérée et presque équilibrée. En revanche, dans la deuxième moitié du siècle, les citadins sont à la fois mieux possessionnés et moins conquérants. Les ventes dépassent plus fréquemment les achats et la présence citadine s'appesantit surtout à proximité immédiate des villes et pour les villes les plus importantes seulement. C'est alors la bourgeoisie rurale qui prend le relais de l'acquisition des terres. Sans rattraper les citadins, les notables ruraux deviennent les principaux acheteurs. Certes, les plus gros domaines leur restent inaccessibles et sont toujours l'apanage de la noblesse et de la grande bourgeoisie urbaine mais les lieux et métairies moyennes sont à leur portée et sont l'objet de leur convoitise. Ainsi, les « belles années » du milieu du xviiie siècle profitent surtout, en matière foncière, aux citadins, alors que la noblesse se restructure et vend quelques terres et que les notables ruraux restent au second plan. Mais, quand la situation économique se dégrade, après 1760-1770, ce sont ces bourgeois ruraux qui apparaissent comme les principaux bénéficiaires des difficultés rurales. Les citadins se retirent alors légèrement du marché foncier et une tendance à la vente semble se dessiner.
38Pour Rennes, cette tendance est moins sensible que dans d'autres villes. Le nombre élevé de propriétaires potentiels regroupés ici et les disponibilités financières plus grandes atténuent le mouvement. Le solde de l'intervention des bourgeois rennais reste positif et la tendance au retrait du jeu foncier ne touche guère la ville. Sa position en paraît d'autant plus forte.
La présence croissante des commerçants
39Toutefois, parmi les Rennais qui achètent ou vendent des terres, on note des modifications. Officiers et hommes de loi sont très majoritaires dans la première moitié du siècle et achètent beaucoup plus qu'ils ne vendent. C'est grâce à eux que le patrimoine foncier rennais s'élargit. Mais, à partir de 1750, la domination des robins n'est plus aussi évidente. Leur part des acquisitions foncières se rapproche peu à peu de ce qu'ils représentent réellement dans la ville. Certes, nos observations, basées sur des coupes brèves, peuvent être bouleversées par quelques grosses transactions mais le phénomène est tout de même notable et coïncide avec ce qu'on retrouve lors de l'observation plus longue et plus élargie dans l'espace de 1775-1780. Les hommes de loi participent toujours au marché foncier et leur présence reste considérable mais leur participation est plus équilibrée et les ventes dépassent parfois les achats (en 1750 par exemple). D'autre part, les autres catégories développent leur intervention. La présence commerçante est très irrégulière mais elle est globalement ascendante. Le monde des rentiers est lui aussi de plus en plus présent.
40Aussi incomplètes que puissent paraître ces données, elles n'en confirment pas moins le mouvement général décelé dans l'ensemble de notre recherche. Au sein de la bourgeoisie rennaise, le monde de la robe, de la magistrature, de l'office, domine largement. Mais il connaît une évolution difficile et, s'il reste dominant dans la ville comme sur le marché foncier, il doit faire face à une concurrence marchande de plus en plus réelle. Les commerçants investissent moins volontiers dans la terre mais leur part progresse.
41Si l'office est incontestablement plus prestigieux que le négoce, les fortunes des uns et des autres, pourtant différemment constituées, tendent à s'équilibrer, voire à progresser plus vite pour les commerçants. Cela explique en partie les nombreux mariages unissant des familles des deux groupes. Les robins peuvent par ce biais assurer leur fortune ; les commerçants leur prestige. Cela explique aussi une certaine uniformisation des attitudes face à la terre. Pour l'avocat, les biens fonciers paraissent une préoccupation de toutes les époques et constituent la base du patrimoine. Pour le commerçant, cette préoccupation ne se fait jour qu'après une accumulation initiale de capital commercial et reste très souvent secondaire. Le marchand dispose en effet d'autres sources potentielles de revenus, dont le rendement, quoique plus aléatoire, est aussi plus alléchant.
Notes de bas de page
1 Ce sont les bureaux d'Acigné, Feins, Gennes, Hédé, La Mézière, Mordelles, Orgères, Piré, Saint-Armel et Saint-Médard-sur-Ille.
2 Il n'est pas possible de remonter avant 1720 car les registres sont beaucoup plus rares et incomplets.
3 Autres exemples à Bédée, Saint-Médard-sur-Ille ou Feins.
4 Sur l'origine sociale des prêtres, voir berthelot du Chesnay (C.), Les prêtres séculiers en Haute Bretagne au xviiie siècle, Paris, 1984, 660 p.
5 Un chirurgien de Saint-Sulpice-l'Abbaye en 1740 (AD I.-&-V., 2 C 22 93), un autre de Gennes en 1760 (AD I.-&-V., 2 C 16 70).
6 Comme un maître corroyeur de Mordelles qui vend une métairie à un marchand du même bourg e 1730 (AD I.-&-V., 2 C 31 103).
7 AD I.-&-V., 2 C 22 83.
8 Indice de cette richesse de la bourgeoisie rurale : le grand nombre de métairies et de maisons riches datant des xviie et xviiie siècles qui subsistent encore de nos jours dans cette région. Au xviiie siècle, ce sont ces hommes qui les possèdent et les occupent.
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L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008