1En 6 ans et sur 300 paroisses, les Rennais sont présents à 1 179 reprises dans les transactions foncières. Ils ne représentent que 2,4 % des intervenants mais agissent pour 1 804 351 livres, soit 9 % de la valeur totale des échanges. À eux seuls, ils représentent la moitié des dépenses des citadins sur le marché foncier et ont, à l'échelle de la région entière, un poids non négligeable.

La diversité des intervenants et des interventions

La hiérarchie des propriétaires

2796 individus participent à cette intervention citadine dans l'espace rural. 76 % ne sont présents qu'une seule fois en 6 années, mais ils sont 13 % à intervenir deux fois, 8,5 % font de 3 à 5 opérations et seuls 1,6 % des intervenants rennais participent à plus de 5 ventes. C'est dire que seule une petite minorité s'intéresse très activement aux opérations foncières qu'un grand nombre pourtant pratique occasionnellement.

3Nos 796 individus représentent de 13 à 15 % de l'ensemble des Rennais imposés à la capitation (14,2 % par rapport à une année repère, 1777). Un Rennais sur 7 ! Le pourcentage n'est pas à négliger ; il est, en tout cas, bien plus élevé que ce qu'on peut estimer pour les autres villes de la région. Les Rennais sont cinq à six fois plus nombreux sur le marché foncier que les Fougerais ou les Vitréens. L'importance de la terre, l'attrait de sa possession serait donc plus grand pour la population rennaise que pour les autres villes puisqu'elle est proportionnellement plus nombreuse à intervenir. Cela est d'autant plus vrai que le solde global de leur intervention est positif, ce qui n'est pas le cas dans la plupart des autres villes.

4La présence rennaise est de plus en plus forte à mesure que l'on monte dans la hiérarchie sociale. 28,4 % des capités à plus de 20 livres sont présents sur le marché foncier au cours des 6 années envisagées. Entre 15 et 20 livres de capitation, ils ne sont plus que 11,6 % à intervenir. Le tiers des bourgeois et un dixième de la petite bourgeoisie et du peuple rennais achètent ou vendent régulièrement des terres dans un rayon d'une quarantaine de kilomètres autour de la ville. Les pourcentages sont importants et on imagine aisément combien la terre, ses coûts, ses fruits et ses problèmes peuvent être l'objet de discussions nombreuses et fréquentes dans toutes les catégories de population. La majorité des nobles en tire la meilleure part de ses revenus, un très grand nombre de bourgeois (de 30 à 60 %) y ont investi leurs économies et leurs espoirs, mais aussi beaucoup de gens du peuple qui espèrent en tirer occasionnellement un revenu d'appoint, soit en achetant quelques pièces de labour ou de jardin, soit en vendant les quelques biens hérités de parents campagnards.

La hiérarchie des interventions

5Les Rennais interviennent peu pour de petits actes. Les transactions de moins de 150 livres ne constituent que le quart de l'ensemble de leur intervention (24,4 %) alors que ces transactions comptent pour la moitié du total du marché foncier. L'écart est encore plus grand si on observe les sommes engagées ; les petits actes correspondent seulement à 1,09 % des sommes engagées par les Rennais, soit huit fois moins que leur part réelle du marché.

Tableau n° 68 : Structure des transactions des Rennais

6À l'inverse, les grosses transactions (+ 1 000 livres) qui ne comptent que pour 7,1 % du marché total, rassemblent 31,4 % de celles où des Rennais sont présents (en valeur, 55,5 % pour l'ensemble du marché, 87,9 % pour les Rennais). La distanciation est claire. Les Rennais ne constituent que 1,2 % des intervenants en deçà de 150 livres mais 10,8 % au-dessus de 1 000 livres. La masse énorme des petits actes n'intéresse guère que les ruraux alors que les citadins ne jouent un rôle notable que pour les transactions plus importantes1. Ces constatations sont encore plus évidentes au-dessus de 5 000 livres ; quand on n'échange plus que des métairies ou des seigneuries, seuls restent en lice quelques bourgeois des villes et des nobles. Ces derniers continuent à monopoliser les très grosses transactions (au-dessus de 25 000 livres), très peu nombreuses, mais dont la bourgeoisie locale reste presque totalement exclue.

7La participation rennaise au marché foncier est donc décalée vers le haut par rapport à l'ensemble des transactions. La valeur moyenne des actes où interviennent des Rennais, 1 540.08 livres, est presque quatre fois supérieure à la moyenne du marché ; chaque individu intervenant en moyenne pour 2 266.15 livres.

Graphique n° 17 : L'intervention foncière des Rennais. Structure des actes en nombre et en valeur

8Les Rennais vendent plus souvent qu'ils n'achètent mais le déséquilibre est modéré : on compte 550 achats (46,6 %) pour 629 ventes (53,3 %). Surtout, si on observe la valeur et non plus le nombre des interventions, le solde final des Rennais est légèrement positif : les achats représentent 928 055 livres (51,4 %), les ventes seulement 876 296 livres (48,5 %). En 6 ans, les Rennais ont accru leur domaine foncier de 51 759 livres, soit une croissance légèrement supérieure à 2,5 %. Mais le solde final de l'intervention rennaise est lui aussi à détailler en fonction de la valeur des actes envisagés.

Tableau n° 69 : L'intervention foncière des Rennais Rapport Achats/Ventes (en nombre et en valeur)

9Les petits actes correspondent plutôt à des ventes. En revanche, les grosses transactions, quoique légèrement déficitaires en nombre, présentent un solde positif de 55 736 livres. Ce sont donc ces grosses acquisitions qui permettent l'accroissement du domaine foncier global des Rennais. On note ainsi simultanément une augmentation légère de la part des Rennais dans la possession des terres mais aussi une modeste diminution du nombre de biens possédés. Indice, peut-être fragile, d'une tendance à la concentration des biens, à l'acquisition de plus gros domaines au détriment d'exploitations moyennes (convoitées par une moyenne bourgeoisie rurale) ou de parcelles dispersées.

Une triple concentration

10En réalité, il semble qu'il y ait un triple mouvement de concentration. Un premier type apparaît quand on observe le solde final individuel des intervenants. En effet, seules 314 personnes présentent un solde positif (39,4 % des intervenants) alors que 482 Rennais ont vendu plus qu'ils n'ont acheté. La terre est donc rassemblée entre les mains de quelques-uns puisque les vendeurs représentent au total plus de 60 % des intervenants.

11On note aussi une concentration dans l'espace, car le solde global de l'intervention rennaise n'est positif que dans une minorité de paroisses souvent proches de Rennes (cf. carte n° 48). Dans les parties rurales de Rennes et les paroisses limitrophes, le solde est positif pour 59 638 livres (soit une croissance de 4,5 %). Plus loin, à moins de 20 kilomètres de la ville, les bourgeois rennais acquièrent encore des terres (+ 47 895 livres, soit 3,4 % d'accroissement). Mais, au-delà de 20 kilomètres, les résultats sont inversés. Là, les Rennais vendent des biens : 55 774 livres de déficit, soit un recul de 6,1 %. L'intérêt des Rennais pour la terre est donc plus manifeste à moins de 20 kilomètres de la ville. Au-delà, l'éloignement du domaine pose problème et incite plutôt à la vente.

12Un troisième type de concentration porte sur l'exploitation puisque les achats sont plus fréquents pour les grosses transactions alors que les ventes l'emportent pour ce qui est des petites terres dispersées. On se débarrasse des petits domaines trop éloignés de la ville ou trop isolés. Cela transparaît quand on analyse la nature des biens vendus ou achetés.

Les biens-fonds des Rennais

13Nous avons divisé les biens ruraux échangés en trois catégories : les exploitations complètes (quelle que soit leur taille) qui représentent 29,7 % des actes, les bâtiments et dépendances (maisons, étables, granges, jardins, cours...) 14,5 % des actes, et les parcelles isolées (quelle que soit leur nature) 55,7 %.

Tableau n° 70 : Nature des biens échangés par les Rennais

14Dans les trois catégories, le solde final des Rennais est déficitaire et présente plus de ventes que d'achats. Mais les pourcentages varient nettement ; les bâtiments et maisons sont vendus à 60 % alors que pour les exploitations le rapport est presque équilibré. Si on distingue les exploitations selon leur taille, on constate même que les Rennais acquièrent plus volontiers des grandes exploitations et se débarrassent des petites.

Tableau n° 71 : Transactions rennaises portant sur des exploitations

15Note2

16En tenant compte des grosses transactions englobant plusieurs exploitations, on voit que les Rennais acquièrent plus d'exploitations qu'ils n'en vendent et que ces acquisitions concernent surtout des métairies ou des closeries. 14 métairies et 19 lieux ou closeries viennent accroître en 6 ans le domaine foncier global des Rennais. Les petites exploitations qu'on ne formalise pas définitivement sous le terme de closerie ou de lieu, sont plus souvent récentes, mal structurées, simples assemblages hétéroclites de terres regroupées rapidement ou hâtivement. Leur caractère parfois artificiel fait qu'on n'hésite pas à les revendre et leur solde final est très négatif pour les Rennais (- 28).

17Pour toutes les autres catégories de biens, le rapport achat/vente est négatif pour les Rennais. Une seule exception, significative toutefois, celle des prés et pâtures (44 achats pour 31 ventes). Les prés sont relativement rares et paraissent l'objet d'une certaine spéculation. Leur coût moyen est assez élevé, sauf pour ce que les actes qualifient de pâtures qui correspondent à de mauvaises terres encombrées de fougères et de genêts et souvent bien proches des landes. Le fait que les Rennais achètent des prés peut laisser penser à une volonté de rentabilisation plus forte des biens ruraux et à des orientations productrices différentes des citadins. Le paysan doit avant tout assurer sa subsistance et, pour cela, les terres en labour ont sa préférence. Mais le citadin peut se tourner plus volontiers vers un élevage, au moins limité, qui peut lui assurer des débouchés intéressants.

18Au total, ces évolutions et cette triple concentration (dans l'espace, dans l'exploitation et dans le nombre des propriétaires) s'inscrivent dans un contexte de croissance lente de la propriété rennaise. Peut-on, pour autant, parler de mutation dans la structure de la propriété foncière rennaise ? Rien n'est moins sûr. En effet, les domaines que se constitue la bourgeoisie sont remis en cause à chaque génération par les héritages et les partages qui s'en suivent. D'autre part, le flot des petites terres à vendre est sans cesse renouvelé par l'arrivée en ville de nouveaux migrants, ce qui nous fait considérer comme des biens rennais des terres qui auparavant relevaient de propriétaires ruraux. Les pauvres les revendront assez vite. Les petits notables des bourgs, les artisans ruraux qui arrivent en ville les utiliseront peut-être comme base de leurs domaines à venir. Ainsi, plus que d'une mutation de structure, c'est d'un renouvellement, d'un glissement permanent qu'il faut parler. La seule modification véritable semble être l'appesantissement de la présence rennaise dans les environs immédiats de la ville.

Les propriétaires et leur situation sociale

19Cette vision générale est confortée quand on observe plus précisément les intervenants rennais selon leur situation sociale. Ils sont en effet de plusieurs types. Outre les nobles, on distingue principalement deux groupes :

• La bourgeoisie qui considère la terre comme un placement, un investissement rentable à long terme et comme un élément de mode de vie et un indice de niveau social. Elle intervient aussi bien en achetant qu'en vendant et ce, quelle que soit la valeur des actes considérés.
• Le petit peuple rennais pour qui la terre n'est pas un placement mais souvent l'héritage de parents paysans. Héritage que l'on s'efforce sans doute de garder, voire de faire fructifier, mais qu'on n'hésite pas à vendre pour pallier des difficultés passagères. Ce petit peuple n'intervient que très rarement pour acheter ; sa présence sur le marché foncier est plutôt la traduction dans le domaine agricole de l'attraction démographique que la ville exerce sur les campagnes voisines.

20À la charnière des deux groupes, une partie de la petite bourgeoisie et du monde de l'artisanat essaie d'intervenir en se constituant de petits domaines fonciers. Étant donnés leurs moyens réduits, ces gens acquièrent surtout des jardins, des parcelles isolées, des maisons, généralement à proximité de Rennes.

Un petit peuple souvent propriétaire

21Cette différenciation sociale des intervenants fonciers se remarque aisément quand on rapproche les intervenants, le type d'intervention et le niveau de capitation.

22Globalement, la moitié des intervenants rennais paie moins de 10 livres de capitation et est donc peu aisée (en 1777, 408 cas, 51,2 % des intervenants). La bourgeoisie riche, qui paie plus de 20 livres de capitation, représente 30 % des Rennais et la catégorie intermédiaire regroupe 18,7 % des cas.

23Les intervenants les plus pauvres représentent plus de la moitié des Rennais mais ils ne réalisent que 43 % des actes car les quatre cinquièmes d'entre eux (82,1 %) ne sont présents qu'à une seule reprise. Aucun ne fait plus de 5 opérations. Ils sont individuellement moins fortement impliqués dans les échanges fonciers ; l'achat ou la vente de terre est pour eux une activité plus occasionnelle.

24C'est aussi une activité portant sur des sommes assez faibles. La valeur totale des contrats qu'ils passent s'élève à 423 048,16 livres, soit 23,4 % de l'ensemble des actes des Rennais. La moitié des Rennais interviennent donc pour le quart de la valeur totale des actes. Leur présence est en effet surtout marquée dans les petites transactions. Les deux tiers d'entre elles ne dépassent pas 500 livres alors que pour l'ensemble des Rennais, ces petites transactions ne représentent qu'un peu plus de 50 % des actes.

Tableau n° 72 : Structure interne des actes des Rennais (capités à - 101)

25Il y a donc une particularité de l'intervention du petit peuple citadin dans le marché foncier. Chaque individu intervient rarement et pour de petites sommes. La valeur moyenne des actes ne dépasse pas 823 livres (1 540 livres pour l'ensemble des Rennais), celle des intervenants, 1 031 livres (2 266 livres pour l'ensemble), c'est dire qu'elle est de moitié inférieure à ce que réalisent les catégories sociales plus privilégiées. De plus, le petit peuple rennais vend massivement. Seuls 23 % des actes sont des achats et ils ne représentent que 25,7 % de la valeur des transactions. On vend trois fois plus qu'on achète.

Tableau n° 73 : Rapports achats/ventes (capités à - 101)

26Cela confirme ainsi l'image générale. Les pauvres rennais sont assez nombreux à posséder des biens ruraux (environ 10 % des capités) mais il s'agit, pour la plupart d'entre eux, de très petits domaines ou de pièces de terre isolées qu'ils vendent fréquemment en cas de besoin. Les exemples en sont multiples. Perrine Bossu, épouse d'un encaveur de la rue Saint-Thomas, (quartier pauvre s'il en est) vend en 1776 les héritages qu'elle possédait à Goven, à son frère qui y réside toujours, pour 12 livres3. Pierre Grégoire, demeurant rue Haute, vend les 2/3 d'un pré à Laillé pour 100 livres4 ; son frère, Julien, se débarrasse d'1/8 de maison à Cesson5. François Legendre est porteur d'eau dans la rue des Fossés. Il vend en 1775 une pièce de terre située en Lassy pour 260 livres ; puis en 1776, quatre quantités de terre en labour et de lande en Guignen pour 198 livres. En 1780, son beau-frère, originaire de Guignen mais installé lui aussi à Rennes, meurt. Il lègue en héritage à François Legendre et sa femme des biens d'une valeur de 135 livres à Guignen6. L'exemple est significatif. On s'est d'abord débarrassé des héritages anciens ; les nouveaux héritages qui surviennent en 1780 ne resteront probablement pas longtemps dans les mains du porteur d'eau. Au total, notre homme est présent pour près de 600 livres, somme déjà relativement forte pour le petit peuple rennais, mais il n'a rien acquis et ne conservera sans doute rien.

La petite bourgeoisie

27Au-delà de 10 livres de capitation, les comportements vis-à-vis du marché foncier commencent à changer. Dans cette catégorie de 10 à 20 livres de capitation, se trouvent 149 personnes qui représentent 18,7 % des intervenants agissant à 208 reprises (17,6 % des interventions).

Tableau n° 74 : Nombre d'actes par intervenant (capités de 10 à 20 liv.)

28La répartition du nombre d'actes par individu est déjà très proche de la répartition générale ; le tassement qu'on observait à la base pour les plus pauvres disparaît. Il en est de même de la valeur moyenne des actes (qui atteint 1 637.7 livres) et de celle des intervenants (2 344.7 livres), toutes deux légèrement supérieures à la moyenne rennaise. Cette catégorie médiane intervient au total pour 349 309 livres, soit 19,3 % de la valeur des interventions rennaises. Sa part est donc proche, là aussi, de la moyenne générale. La structure des transactions pratiquées confirme encore cette similitude.

Tableau n° 75 : Structure interne des actes des Rennais (capités de 10 à 20 liv.)

29Les petits actes qui représentaient les deux tiers de l'ensemble chez les plus pauvres n'atteignent pas la moitié du total dans cette catégorie. À l'opposé, les transactions supérieures à 5 000 livres sont trois fois plus nombreuses, passant de 3,5 à 11 %. Cette petite et moyenne bourgeoisie a aussi un comportement plus équilibré dans le rapport achat/vente.

Tableau n° 76 : Rapports achats/ventes (capités de 10 à 20 liv.)

30Certes on continue à vendre un peu plus que l'on achète, preuve que la situation sociale des intéressés n'est pas toujours totalement assurée, mais il ne s'agit plus, comme pour les plus pauvres, d'un courant de vente massif. Si on affinait plus encore la différenciation interne, on découvrirait que c'est au sein de cette catégorie intermédiaire que passe la césure entre deux types d'intervenants fonciers. Dans la partie socialement inférieure, se prolonge le comportement populaire de ventes de biens modestes hérités de parents ruraux encore assez proches. À l'inverse, la strate supérieure se préoccupe plutôt de se constituer un domaine foncier véritable, d'asseoir dans la terre des revenus encore fragiles, pour leur conférer solidité et pérennité.

31Tout cela a une échelle modeste. L'acquisition de domaines fonciers fonctionne ici comme rempart face à un éventuel déclassement social, et comme légitimation primitive d'une aisance encore relative et récente. Mais, si la différence de comportement est bien marquée vis-à-vis des plus pauvres, elle est encore plus nette quand on se tourne vers les strates supérieures de la bourgeoisie.

La bourgeoisie riche

32Au-dessus de 20 livres de capitation, l'attitude et les agissements fonciers des riches rennais sont en effet nettement caractérisés. Les 239 individus qui interviennent sur le marché foncier entre 1775 et 1780 représentent environ le tiers de l'ensemble des capités à plus de 20 livres. On peut penser qu'en réalité plus de la moitié de la bourgeoisie possède des biens fonciers mais tous ne sont pas nécessairement présents pendant notre brève observation. Il semble même probable que les domaines les plus anciens, les plus solides, soient plus stables et que leurs propriétaires interviennent moins.

33Nos intervenants riches réalisent 457 opérations, soit 38,7 % du total. C'est parmi eux que se trouve la grande majorité de ceux qui interviennent souvent. En effet, ils ne sont plus que 2/3 à n'intervenir qu'une seule fois (contre 3/4 pour la catégorie intermédiaire et 4/5 pour les plus pauvres) et tous ceux qui interviennent plus de 5 fois sur le marché foncier sont rangés dans cette catégorie supérieure.

34Leur intervention totale représente 1 031 994 livres, soit 57,1 % de l'ensemble ; c'est-à-dire que la valeur des actes qu'ils passent (2 258.3 livres) est supérieure de moitié à la moyenne générale et que la valeur moyenne des intervenants (4 317.19 livres) atteint presque le double de la moyenne totale.

35La structure des transactions et l'importance des achats effectués attestent aussi de cette différenciation. Les petits actes sont un peu moins nombreux que dans la catégorie intermédiaire même s'ils restent majoritaires (57,5 % à moins de 1 000 livres) mais ce sont surtout les grosses transactions qui progressent. La part des actes de plus de 5 000 livres devient réellement importante. Ce sont désormais des exploitations entières, des métairies, voire de petites seigneuries que l'on acquiert ou que l'on vend.

Tableau n° 77 : Nombre d'actes par intervenants (capités à + 20 liv.)

Tableau n° 78 : Structure interne des actes des Rennais (capités à + 20 liv.)

36Les disponibilités sont massivement destinées à l'achat. 340 actes (74,3 %) sont des acquisitions et elles représentent 66,2 % de la valeur des transactions (683 693 livres). Le rapport avec les plus pauvres est pratiquement inversé puisque ceux-ci ne réalisaient que 25 % d'achats. Si le solde final de l'intervention foncière est légèrement positif, c'est presque exclusivement à cette bourgeoisie riche qu'on le doit.

Tableau n° 79 : Rapports achats/ventes (capités à + 20 liv.)

Le petit peuple propriétaire

37Il y a donc parmi les intervenants fonciers rennais une structuration interne très nette, en corrélation étroite avec les niveaux de richesse. Les pauvres et le monde de l'artisanat sont présents dans le jeu foncier. Une forte minorité de la population rennaise possède des terres, quel que soit son niveau de richesse. Mais l'origine, la fonction et la destination de ces biens fonciers sont liés à l'état social et aux revenus des propriétaires. Ainsi, une partie du petit peuple rennais, fraîchement intégrée à la ville, a conservé des liens avec les paroisses d'où il provient. Il y a gardé quelques lopins de terre, quelques masures, héritages de parents, de frères, de cousins... Ces biens ruraux ne sont sans doute guère rentables. Leur intérêt principal réside peut-être dans la possibilité d'un retour à la campagne si l'installation en ville n'a pas réussi, ou plus encore, dans leur vente qui peut fournir, au moment opportun, des liquidités indispensables pour affronter une période de cherté ou de chômage. Quand on examine précisément la nature des biens possédés par les plus pauvres citadins et l'usage qu'ils en font, plusieurs constatations apparaissent.

Des biens modestes

38Moins de 20 % des ventes portent sur des exploitations viables (lieux, closeries ou métairies). Qui plus est, il s'agit souvent de parties, de portions d'exploitations divisées lors d'héritages. À l’inverse, plus de 30 % des ventes concernent une seule pièce de terre labourable ou une quantité de labour, c'est à dire une portion de quelques sillons pris au milieu d'un champ. Là encore, il s'agit très souvent d'héritages divisés.

39Rien n'indique mieux la faiblesse individuelle des possessions et cela explique aussi en partie les raisons du départ des propriétaires vers Rennes. Un tel héritage ne permet pas de vivre. Il faut donc louer d'autres terres ou chercher des emplois de manouvriers. Pour éviter un déclassement social, nombre de familles préfèrent regrouper les terres par des pratiques de donations, de licitations et cela implique souvent le départ de certains des enfants afin de préserver la survie économique du groupe familial et de l'exploitation.

Tableau n° 80 : Les biens vendus par les Rennais (capités moins de 10 livres)

Tableau n° 81 : Interlocuteurs des Rennais (capités moins de 10 livres)

... vendus à des proches...

40Cela conduit aussi à une forte présence de la famille et des voisins immédiats parmi les acquéreurs. Plus du tiers des ventes restent confinées à un espace social ou géographique très réduit ; les acheteurs étant des membres de la famille proche ou des voisins habitant le village de situation du bien. Très souvent, lors de ces transactions, on ne recourt pas au service d'un notaire, un simple acte sous seing privé est conclu. La seule publicité faite à ce type de transaction, le seul biais par lequel on peut les atteindre réside dans leur enregistrement. C'est un mouvement diffus de réorganisation permanente et quasi-microscopique de l'espace rural, qui reste masqué derrière les talus et les chemins creux et qui est sans doute beaucoup plus important encore parmi les ruraux que parmi les « émigrés » fraîchement urbanisés. À chaque génération, il faut rétablir un équilibre familial précaire.

41Un second tiers des ventes du petit peuple rennais ne déborde pas du cadre paroissial et reste la propriété du même groupe social. L'acquéreur est alors un habitant des villages voisins, situés à quelques centaines de mètres ou quelques kilomètres. C'est quelqu'un qu'on connaît depuis toujours, avec lequel on a pu échanger des services, parfois quelqu'un avec qui on a des liens familiaux plus lointains ou des liens de parrainage. Dans tous les cas, on ne sort pas de la communauté paroissiale qui reste le cadre le plus solide, le plus fortement ressenti dans les campagnes. Les citadins pauvres ne se sont pas toujours réellement affranchis de cette solidarité paroissiale et, depuis Rennes, à 10, 20 ou 30 kilomètres, ils reconstituent ces schémas. D'ailleurs, on s'installe très souvent dans le faubourg par où on arrive en ville depuis sa paroisse d'origine ; on y accueille momentanément ou durablement frères, cousins ou neveux ; on y épouse souvent quelqu'un venant de la même paroisse. On transfère ainsi dans la rue, le faubourg, le quartier urbain, les solidarités paroissiales originelles. Les transferts d'héritages, de terres, ne rompent pas ce schéma général, s'appuyant à la fois sur la famille et la paroisse.

42Un tiers seulement des ventes envisagées n'a pas lieu dans ce cadre restreint. 11,7 % débordent du cadre paroissial pour toucher les communautés rurales voisines, mais on ne peut être certain, dans ce cas, que le phénomène ne relève pas encore des mêmes solidarités de proximité. La paroisse voisine n'est souvent qu'à quelques centaines de mètres et des liens familiaux, plus lâches probablement, peuvent aussi exister jusqu'à 10 ou 15 kilomètres. Dans ces ventes encore purement rurales, on ne dénote pas de déclassement social mais seulement un déplacement géographique un peu plus grand.

43En revanche, 22,4 % des ventes effectuées par le petit peuple rennais le sont au profit d'acquéreurs socialement différenciés. Officiers seigneuriaux, notaires, gros laboureurs, marchands ruraux, tout un monde de petits notables peut ainsi arrondir son capital foncier sans pour autant déstabiliser l'équilibre qui peut régner localement dans la répartition de la propriété foncière puisque le vendeur n'intervient plus dans le jeu des convoitises locales. Ces petits notables ruraux sont présents presque uniquement dans leur paroisse de résidence ou aux environs immédiats.

44L'intervention nobiliaire est presque inexistante et anecdotique. En revanche, la présence des citadins parmi les acquéreurs est plus intéressante. Elle peut révéler deux types de phénomènes. Quand il s'agit d'un habitant d'une ville proche, cela traduit souvent l'existence de relations d'interdépendance ou d'influence de ces villes. Quand il s'agit de Rennais (10,9 % des cas), la vente peut être l'indice d'une meilleure intégration à la ville où on vit désormais. Elle signifie qu'on y a créé des relations professionnelles ou de voisinage avec des individus de groupes sociaux différents car il est rare que les acheteurs soient issus des mêmes catégories inférieures ou moyennes. Ce sont en général des bourgeois qui constituent ainsi leurs domaines. Dans ces derniers cas, et c'est caractéristique, les actes sont passés devant des notaires urbains alors qu'auparavant on se contentait d'actes sous seing privé ou paraphés par des notaires ruraux. Bien que les deux intervenants (acheteur et vendeur) soient rennais, de telles ventes traduisent en réalité une translation de la propriété foncière, d'un monde encore semi-rural (ou, à tout le moins, lié à ses origines rurales) à un monde entièrement urbain.

...et des achats rares

45Le petit peuple rennais achète aussi parfois des terres. Les acquisitions représentent environ le quart de sa participation totale.

Tableau n° 82 : Les biens achetés par les Rennais (capités moins de 10 livres)

46Un quart des acquisitions est constitué d'exploitations complètes, souvent assez modestes. On les qualifie de lieux ou closeries mais, fréquemment, il s'agit de rassemblements hétérogènes de bâtiments et de pièces de terre de différentes natures qui peuvent constituer une même exploitation ou être affermés séparément à plusieurs locataires. La sociologie interne de ces acquéreurs « pauvres » de petites exploitations est intéressante car elle les situe aux marges du « peuple » proprement dit. Ce sont des maîtres artisans, des petits marchands, des rentiers ou quelques jeunes procureurs pour lesquels les égailleurs de la capitation se sont montrés cléments. Ils sont souvent engagés dans un processus d'ascension sociale. On retrouve parmi eux deux procureurs, trois marchands, trois demoiselles rentières, un horloger, un perruquier, un cordonnier, un aubergiste, un commis au parlement, deux boulangers, un charcutier...

47L'exemple de ce dernier est intéressant et caractéristique. Il vend en décembre 1778, l'auberge de la Terre-Noire, située sur le grand chemin de Saint-Malo à la Chapelle-des-Fougerêts et qu'il tenait de ses parents, à un procureur rennais pour 5 050 livres. Le même jour, chez le même notaire, il achète à un marchand de Rennes, la closerie de la Brosse en Saint-Grégoire, juste de l'autre côté du grand chemin pour 4 850 livres. Épisode symbolique ! Le fils du petit aubergiste rural, devenu charcutier en ville, est désormais propriétaire foncier dans le village même d'où il est parti, obtenant ainsi, à défaut d'un revenu plus élevé, une respectabilité certaine. Ses affaires marchent bien puisque l'année suivante il pourra encore acheter pour 3 300 livres un lieu dans la paroisse Saint-Laurent de Rennes7.

48Le champ d'action de tels individus est territorialement très réduit et ne dépasse guère un rayon de 10 kilomètres autour de Rennes. Seules 6 acquisitions échappent à cette limite8 mais dans 4 cas elles sont liées, là encore, à des origines familiales locales.

49Nous sommes bien ici à la limite supérieure du « petit peuple ». Encore lié aux campagnes de départ mais pourvu d'un véritable métier, ses origines et ses attaches familiales lui servent de point d'appui pour se constituer un début de domaine foncier et tenter parallèlement de s'élever socialement en ville. Mais pour la majorité des autres acquéreurs, moins pourvus de qualification professionnelle, les ambitions restent plus modestes. On se contente très souvent de quelques parcelles isolées qu'on rachète fréquemment dans la famille ou chez les voisins.

50Globalement, on peut estimer que 10 % des « pauvres » rennais possèdent quelques terres. Les trois quarts d'entre eux ne peuvent (ou ne veulent) les garder et s'en débarrassent au profit principalement des membres de la famille restés en campagne ou des voisins immédiats. Seul un quart de ces propriétaires réussit à conserver des biens fonciers et même à en acquérir. Pour la plupart d'entre eux, il s'agit de petites acquisitions qu'on ne parviendra peut-être pas à garder bien longtemps. Une toute petite minorité (pas plus de 50 personnes sur 408 intervenants) mène conjointement une ascension sociale urbaine qui les conduit, à terme, jusqu'à la petite bourgeoisie de l'échoppe et de l'atelier, et une politique d'acquisition réfléchie de biens fonciers plus solides. Les deux processus paraissent interdépendants, aux yeux des intéressés comme à ceux des autres bourgeois, plus établis et plus riches. La terre, même à ce niveau modeste, légitime les prétentions à la respectabilité.

La bourgeoisie

51Au-delà de 10 livres de capitation, la part des exploitations entières dans les transactions augmente notablement. Elles ne constituaient que 19 % des transactions des plus pauvres mais passent à 37 % dans la catégorie intermédiaire et à 38 % chez les plus riches. Cela témoigne de plus grandes disponibilités financières mais aussi d'un intérêt différent. Les domaines qu'on échange ne sont plus légués par les parents mais, beaucoup plus fréquemment, des exploitations acquises sur le marché dans un but de placement évident. D'ailleurs, les mentions d’« héritages » non détaillés disparaissent presque des registres du Centième Denier9.

Les comportements proches de la petite bourgeoisie

52Il y a peu de différence dans la nature des biens échangés entre la petite bourgeoisie et la catégorie la plus riche. L'opposition principale provient du rapport achat/vente, analysé plus haut, et de la taille et de la valeur des biens. Dans la catégorie moyenne, les exploitations sont surtout des lieux et des closeries (19 achats, 40 ventes) alors que les métairies sont encore rares (5 achats, 13 ventes). Pour les plus riches, la part des métairies augmente vite et les petites seigneuries apparaissent (40 achats, 19 ventes). Au total, la catégorie moyenne échange quatre fois plus de lieux et closeries que de métairies alors que la bourgeoisie riche réduit ce rapport à trois pour un ; les métairies représentent pour cette dernière 12,9 % de l'ensemble des actes contre seulement 8,6 % dans la catégorie intermédiaire. Ainsi, à mesure qu'on monte dans la hiérarchie sociale, la valeur des actes s'élève et le type d'exploitation que l'on recherche change. Si le petit marchand ou l'artisan enrichi se contentent d'une closerie, le négociant ou l'avocat se tournent de préférence vers les métairies les plus importantes et les petites seigneuries. L'échelle des valeurs urbaines se reproduit souvent dans la taille et le type des domaines fonciers dont on est propriétaire. Mais, dans la bourgeoisie, c'est seulement une différence de taille et non une différence de nature. La rupture véritable est plus celle qui isole le « petit peuple » que celle qui passe entre la moyenne bourgeoisie et la bourgeoisie riche. Les pourcentages globaux sur les types de biens échangés sont d'ailleurs proches et c'est dans le détail interne de ces types que l'on trouve des nuances liées à la richesse.

Tableau n° 83 : Les biens achetés et vendus par les Rennais (capités de 10 à 20 livres)

Tableau n° 84 : Les biens achetés et vendus par les Rennais (capités à plus de 20 livres)

Les interlocuteurs sur le marché foncier

53Les interlocuteurs de la bourgeoisie rennaise sur le marché foncier diffèrent aussi notablement de ceux du petit peuple. La place importante de la famille ou des voisins immédiats disparaît presque totalement et ne représente jamais plus de 10 % des actes. Dans 40 % des cas environ, c'est avec des ruraux habitant près du bien échangé que l'on traite. Pourtant, le lien avec le bien en question paraît moins étroit ; la part des acheteurs ou vendeurs résidant à proximité immédiate se réduit notablement. Enfin, un quart des transactions environ se déroule entre les Rennais alors que les parts des autres bourgeois (citadins ou ruraux) et des nobles s'élèvent respectivement autour de 15-20 % et de 5-10 %. Il y a, de ce point de vue aussi, un éventail, un horizon un peu plus large. La majorité des actes passés par les Rennais ne concerne que les catégories urbaines ou assez aisées de la société. Cela correspond d'ailleurs à l'importance plus grande des exploitations entières. Les paysans sont, de toute façon, exclus de ces transactions qui excèdent de loin leurs possibilités financières.

Tableau n° 85 : Interlocuteurs des Rennais (capités de 10 à 20 liv.)

Tableau n° 86 : Interlocuteurs des Rennais (capités à + 20 liv.)

54Au sein de la bourgeoisie rennaise, l'intérêt pour la terre reste variable selon les types de profession. La comparaison avec le nombre des individus capités est éclairante. Au total, 30 % des Rennais capités à plus de 20 livres sont présents sur le marché foncier pendant les 6 années étudiées. Mais ils sont 39 % parmi les hommes de loi et 54 % chez les officiers. En revanche, les commerçants ne sont que 28 %, les artisans 22 % et les rentiers 20 %. Dans tous les groupes la participation est importante. Si on étendait l'observation à une période plus longue, on verrait sans doute la très grande majorité de la bourgeoisie rennaise défiler dans nos registres. Car de très nombreuses familles conservent un domaine foncier remarquablement stable et ne paraissent donc que très rarement sur le marché. Mais, dans l'ensemble, à mesure que le siècle avance, la bourgeoisie se conçoit de plus en plus difficilement sans la possession de la terre. Cela n'était pas aussi marqué en 1735 et il est probable que le recul relatif de la propriété populaire profite aux citadins riches. S'il y a concentration de la propriété rennaise entre quelques mains, c'est avant tout dans celles de la bourgeoisie.

Les clivages internes : robins et commerçants

55Pourtant, les différences internes sont très sensibles selon les milieux. Comme en 1735, comme en 1750-1751, les robins sont les principaux intervenants alors que le monde du négoce reste en position secondaire. Près de la moitié des robins interviennent régulièrement sur le marché et sont donc des propriétaires attentifs à leurs domaines, à son devenir ou à son évolution. Ils sont 54 % des bourgeois rennais actifs sur le marché foncier et leur intervention compte pour près de 60 % du total, alors qu'ils ne rassemblent plus que 38 % de la bourgeoisie acquittant 46 % de l'impôt. Le décalage reste donc net et atteste d'un attrait plus grand pour la terre dans ces catégories.

56La part des rentiers dans le marché foncier est assez proche de leur part réelle mais seul 1/5 d'entre eux est présent sur le marché foncier pendant les six années concernées. Peut-être leurs domaines sont-ils plus stables ?

57Face à cela, le monde du commerce représente 23 % des bourgeois intervenant dans les campagnes. Dans la bourgeoisie, sa part est légèrement supérieure à 26 % et elle va croissant dans la dernière partie du siècle. Le décalage vers le bas subsiste. Le commerce conserve une certaine réticence, une certaine retenue face à la terre. Cependant, il y a une progression par rapport à 1735 et 1750 où les commerçants ne représentaient qu'un cinquième de la présence bourgeoise. Tout en restant en retrait par rapport à leur présence réelle dans la bourgeoisie, les commerçants sont un peu plus présents dans le marché foncier. Est-ce le signe d'un enrichissement effectif ou, à l'inverse, d'une imitation plus forte du monde de la robe ? Les deux éléments ne sont pas nécessairement incompatibles. L'enrichissement relatif des commerçants peut leur permettre d'acquérir plus facilement des terres, leur facilitant ainsi une assimilation plus grande avec la robe. Mais, même en étant un peu plus présents, ils conservent une attitude particulière.

58Dans la période observée, la bourgeoisie rennaise présente un solde foncier très largement positif. Les acquisitions représentent 72,9 % de la valeur des transactions (76 % du nombre). Parmi l'ensemble des roturiers qui agissent sur le marché foncier, la position de la bourgeoisie est bien distincte ; c'est par elle que Rennes accroît son domaine foncier, tandis que le petit peuple et la moyenne bourgeoisie montrent une tendance à liquider leurs biens.

59Pourtant, au sein de la bourgeoisie, les attitudes divergent encore. Certes, toutes les catégories socio-professionnelles achètent plus qu'elles ne vendent. Mais l'intensité du phénomène est très variable. Les acquisitions représentent toujours près des 3/4 du nombre des interventions (de 65 % pour les rentiers à 78 % pour les hommes de loi) mais, en revanche, les valeurs achetées ou vendues sont très variables.

Tableau n° 87 : Part des achats dans la valeur des interventions foncières des bourgeois rennais

60Les hommes de loi vendent rarement des domaines importants ; seules 5 de leurs ventes portent sur plus de 5 000 livres mais 13 se situent en dessous de 1 000 livres et concernent des éléments épars d'exploitation. Avocats et procureurs apparaissent bien comme ces « rassembleurs de terre », agissant à grande échelle. Leurs interlocuteurs sont massivement des nobles, d'autres bourgeois ou, occasionnellement, de gros paysans mais, incontestablement, on privilégie dans ce milieu, les domaines importants, souvent anciennement constitués et ne posant pas de problèmes de gestion importants. L'avocat recherche la sécurité dans ses placements mais aussi dans ses domaines fonciers.

61Les commerçants ont aussi un solde positif dans leur bilan foncier. En six ans, ils accroissent leurs domaines de plus de 70 000 livres mais les achats ne représentent que 62,5 % de leur participation au marché. Bien que leur participation totale soit beaucoup plus faible que celle des hommes de loi, ils vendent plus de terre que ces derniers. Chez eux, les grosses ventes ne sont pas rares. Deux possibilités d'explication se dégagent. D'une part, les ventes sont le fait d'individus dont le bilan commercial est délicat, voire négatif. Or, les fortunes commerciales sont plus liées à la conjoncture. Revers de fortune et faillites sont des éventualités, des risques permanents alors qu'il s'agit d'événements exceptionnels dans le monde de la robe. Dans des circonstances difficiles, la vente de domaines fonciers peut présenter des avantages conjoncturels évidents pour les commerçants. Elle permet de disposer rapidement de liquidités jusqu'alors immobilisées et d'éviter peut-être la faillite. Le domaine foncier offre une possibilité de sauvetage. D'un rendement bien plus modeste que les opérations commerciales, il présente l'avantage de constituer une valeur de sauvegarde assez importante et sûre, en cas de difficultés. De telles ventes semblent assez courantes dans les milieux du commerce même si elles hypothèquent partiellement l'avenir.

62D'autre part, la réussite aussi peut se manifester par des ventes importantes. Dans ce cas, elles s'accompagnent d'autres achats encore plus importants. Les domaines des commerçants et négociants sont, dans l'ensemble, moins stables que les autres. En 6 ans, on retrouve à plusieurs reprises des achats importants suivis à peu de temps par une revente des mêmes domaines avec un bénéfice considérable. La terre peut donc aussi être l'objet de spéculations et certains commerçants semblent pratiquer ainsi. Pour eux, la terre n'est pas une fin en soi mais un outil parmi d'autres, un placement qu'on peut abandonner si sa rentabilité s'avère trop médiocre ou si d'autres opportunités s'offrent. Enfin, une troisième explication possible est celle de la liquidation massive des domaines en vue du réinvestissement dans un autre secteur. L'occasion peut être un changement d'activité ou surtout un veuvage.

63Dans tous les cas, les domaines fonciers des commerçants sont moins longuement possédés et se retrouvent plus fréquemment sur le marché. Résultat probable d'une plus grande diversification des investissements mais aussi peut-être d'une volonté d'optimisation des résultats financiers qui n'est pas sans risques.

Conclusion

64Au terme des six années d'observation, quelques conclusions s'imposent. Les Rennais accroissent leur présence foncière alors que le cas n'est pas général pour les autres villes. Cet accroissement est surtout marqué à proximité de la ville. Même si Rennes a une zone d'implantation foncière très étendue, il faut distinguer les attitudes selon l'éloignement de la ville. Les domaines lointains sont sans doute moins productifs, surtout quand ils sont modestes.

65Parmi les Rennais, les bourgeois ne sont pas les seuls à intervenir. Bien au contraire, la majorité des transactions est le fait des catégories populaires ou de la petite bourgeoisie. Mais ces opérateurs modestes n'interviennent que sur des biens d'importance médiocre et, au total, leur part du marché est assez réduite. De plus, ces gens ont une tendance certaine à vendre leurs domaines. En fait, la croissance de la propriété rennaise est avant tout due à la bourgeoisie riche qui acquiert massivement des terres alors que les autres catégories ont un solde négatif. Si la ville présente au total un accroissement de 50 000 livres, elle le doit à quelque 240 bourgeois pour lesquels le solde positif atteint près de 550 000 livres tandis que 500 autres Rennais perdent environ 500 000 livres de terres. Le transfert est massif même s'il ne se fait pas systématiquement entre les deux groupes. Il est évident que la bourgeoisie rennaise est un intervenant prépondérant dans le marché foncier local.

66Même au sein de la bourgeoisie, les attitudes varient. Ce sont les hommes de loi qui amassent les domaines fonciers, beaucoup plus que la bourgeoisie de négoce. Les robins réalisent 62 % des acquisitions de la bourgeoisie alors que les artisans et commerçants se contentent de 24 % des achats. Pourtant, la différence des fortunes n'est pas considérable et, à l'époque considérée, les robins ne sont qu'un peu plus nombreux tandis que le négoce connaît une situation ascendante assez nette. On doit donc en conclure qu'il s'agit plus d'une différence d'attitude que de possibilités financières. L'homme de loi s'identifie beaucoup plus fidèlement au propriétaire foncier que le négociant. Fortune bien assise et stabilité sociale plus grande semblent incliner à la propriété foncière alors que les profits du commerce, plus aléatoires, s'y investissent encore avec plus de modération. Les uns y cherchent sans doute la consécration de leur respectabilité et l'affirmation de leur position sociale ; les autres y voient peut-être plus un élément parmi d'autres d'une ascension sociale qui passe parfois par l'étiquette et le prestige, mais s'affirme surtout par la puissance financière. Dilemme d'une société où s'affrontent deux visions du monde, deux perspectives d'avenir, l'une visant à intégrer définitivement les classes dominantes par la respectabilité et l'imitation du mode de vie nobiliaire ; l'autre aspirant au même but par la puissance des revenus.