1Après 1751, nous ne disposons plus de sources équivalentes, permettant de dresser un tableau exhaustif de la structure foncière sur un espace suffisamment étendu. C'est donc vers les mutations de la propriété qu'il faut se tourner.

Délimitation de l'observation

2Pendant six années, de 1775 à 1780, nous avons scruté le marché foncier local, de Dol à Messac et de Vitré à Plélan, pour observer à travers ses fluctuations l'état des structures foncières de la région. Nous disposons pour cela d'une source quantitative extraordinairement précise et abondante : celle du Centième Denier.

3Pour limiter, dans la mesure du possible, les déformations du rapport entre marché et structure foncière, nous avons choisi des années moyennes quant à la conjoncture agro-climatique. Après les crises dramatiques des années 1770-1772, et avant les multiples difficultés de la dernière décennie de l'Ancien Régime, les années 1775-1780 apparaissent presque comme un répit, une pause au milieu des drames. Les récoltes sont assez bonnes mais jamais exceptionnelles. Elles permettent de reprendre espoir, de reconstituer des réserves même si elles n'apportent pas la prospérité. À la veille de l'intervention dans la guerre d'indépendance américaine, la province n'est pas encore traversée constamment par les troupes. Les querelles politico-nobiliaires qui ont surgi autour de « l'Affaire de Bretagne » se sont apaisées après l'épisode du parlement Maupéou et l'arrivée de l'intendant Dupleix de Bacquencourt. Les prix, après une période de très forte hausse entre 1766 et 1774 ont tendance à baisser momentanément ou à se stabiliser, avant les nouvelles poussées des années 80. Seule la conjoncture épidémique paraît un peu plus problématique. 1775 et 1779 sont deux mauvaises années où la dysenterie frappe les campagnes. Mais les conséquences en sont sans doute quelque peu atténuées par la relative bonne santé de l'économie. Tout ou presque concourt donc à faire de ces années une période intermédiaire de relative stabilité.

Volume et rythmes du marché

4Au total, en six ans, 23 799 transactions ont été enregistrées, soit un peu moins de 4 000 par an en moyenne. Le rythme n'est pas totalement régulier. D'une année à l'autre, le marché n'est pas toujours aussi actif mais les ordres de grandeur restent assez semblables ; les fluctuations du nombre des actes ne dépassent pas 15 à 20 %.

5Les 23 799 transactions relevées en 6 ans représentent une valeur totale de 9 976 110 livres, soit environ 1,6 million de livres par an. Dans l'ensemble, le marché peut apparaître peu actif, eu égard à l'importance économique du secteur agricole. Une moyenne de 10 à 12 transactions par jour pour un territoire équivalent aux 3/4 du département actuel d'Ille-et-Vilaine, un peu plus de 4 000 livres en valeur changent de main quotidiennement. En se basant sur les estimat

6ions qu'on peut établir d'après le Vingtième de 1750-1751 et en estimant la hausse des prix à 25 % environ depuis cette date, on obtient un revenu foncier global pour la région concernée de quelque 4 millions de livres par an, soit, au denier 20, une valeur totale d'environ 80 millions pour les biens fonds ruraux. Cela signifie que chaque année, 2 % des richesses foncières sont redistribuées et échangées sur le marché. Le pourcentage d'ouverture au marché est donc relativement faible1.

7De plus, le marché connaît des pulsations et une intensité très différentes selon les régions. Avec des tailles à peu près comparables et une structure foncière assez proche, les bureaux de La Boussac, Bazouges-la-Pérouse, Antrain et Saint-Étienne-en-Coglès comptent de 552 à 679 transactions. Mais le bureau de Feins, pourtant un peu plus étendu, n'en a que 432 alors que celui de Hédé, tout proche, en dénombre 896. À l'est, le bureau de Fougères, très étendu, n'a vu que 562 ventes (dont 20,6 % concernent la seule ville de Fougères et portent sur des immeubles urbains) ; celui de Vitré, le plus grand de tous, n'a que 520 transactions (dont 22,5 % à Vitré). À l'opposé, on décompte environ 1 000 transactions à Bécherel, Guichen ou Messac, plus de 1 500 à Bain ou Plélan et 2 460 à Loliéac pour un territoire deux fois moins étendu que celui de Vitré.

Les structures foncières locales

8Ces différences régionales recoupent des oppositions de structures et traduisent une stabilité plus grande des régions de l'Est où la terre, de bon rendement, s'échange peu. À l’ouest, au contraire, l'intensité des échanges est un corollaire de la médiocrité de taille des exploitations et de la misère générale.

L'est et les périphéries urbaines

9C'est à l'est, dans les bureaux de Fougères, Vitré, Gennes et Piré que les valeurs moyennes des transactions sont les plus élevées, dépassant 1 000 livres. À ces quatre bureaux se joint celui de Rennes où la valeur moyenne atteint 1 440 livres. Dans tous ces cas, le nombre d'actes est relativement peu élevé mais les sommes engagées sont au total très importantes. Ils représentent 1 545 actes (6,4 % du total) mais 2 193 442 livres, soit 21,9 % de la valeur totale des échanges. Les actes supérieurs à 1 000 livres constituent plus de 20 % du nombre des transactions et rassemblent 75 % des sommes engagées. À l'inverse, les petites transactions (moins de 150 livres) sont assez peu nombreuses et ne rassemblent jamais plus de 2 % des valeurs échangées (1,7 % à Piré, 0,9 % à Rennes).

10Le bureau de Fougères apparaît un peu en retrait par rapport aux autres. En effet, si l'on retranche la ville de Fougères, le pourcentage des actes de plus de 1 000 livres tombe à 20,6 % du nombre et à 73,9 % de la valeur. Dans les campagnes environnant la ville, la situation est nettement plus contrastée. À Billé ou Combourtillé par exemple, les grosses transactions sont rares. Vitré, Gennes et Piré sont plus homogènes. A Vitré surtout, un noyau important de paroisses possède les mêmes caractéristiques : peu de transactions mais presque toutes sont importantes. Dans la plupart des cas, ce sont des exploitations complètes que l'on vend.

11Le bureau de Rennes présente une allure encore quelque peu différente car les transactions y sont assez nombreuses (à l'exception des deux paroisses de Moigné et Montgermont) et partout de valeur élevée. Les parties rurales de Rennes jouent indiscutablement un rôle d'entraînement mais la ville est, de plus, entourée d'une auréole de paroisses rurales du même type où les petites transactions sont toujours rares.

12Incontestablement, dans les cas de Rennes, Vitré et Fougères, la proximité de la ville induit des changements dans les structures et le marché foncier. Les exploitations étendues - ou très étendues- y sont nombreuses et la participation des citadins entraîne une importante hausse des prix. À Rennes, les transactions dépassant 5 000 livres sont beaucoup plus nombreuses qu'ailleurs et intéressent en majorité des citadins. Dans le bureau de Piré, moins marqué par la présence citadine, c'est la noblesse et surtout la bourgeoisie rurale qui assurent l'essentiel des grosses transactions. Partout ailleurs, les citadins interviennent pour plus de 30 % de la valeur des transactions. Dans l'ensemble, ces zones où les transactions importantes sont nombreuses se distinguent donc par une relative stabilité, un marché peu actif (sauf dans la région rennaise) et une forte intervention des citadins. L'ensemble délimite des territoires où l'on a déjà reconnu en 1735 et 1750 une moyenne et une grande propriétés un peu plus développées.

Le sud-ouest

13À l'autre extrémité de la région, le sud-ouest se distingue par la faiblesse des transactions. Leur valeur moyenne ne dépasse pas 300 livres dans les bureaux de Bain, Guignen, Lohéac, Messac et Plélan. Dans les cas extrêmes, la valeur moyenne n'atteint que 109 livres pour le bureau de Messac et 87 livres pour celui de Lohéac (73 livres dans la paroisse de Maure, 69 à Lieuron). Ce bloc de micro-propriété très homogène déborde même sur les marges des bureaux de Montfort, Mordelles, Orgères ou Saint-Armel. Les petites transactions atteignent ici des niveaux records ; de 60 à 75 % des actes portent sur moins de 150 livres et ces petits actes représentent jusqu'à la moitié de la valeur totale des échanges. Les très grosses transactions sont, au contraire, exceptionnelles. En 6 ans, on n'en compte que 18 dans le bureau de Guignen (5 paroisses), 9 dans le bureau de Lohéac (11 paroisses) et 7 dans celui de Messac (2 paroisses). Aucune des 7 grosses ventes de Messac ne dépasse 5 000 livres ; à Lohéac, aucune n'atteint 2 500 livres. Pourtant, il s'agit de biens qualifiés de métairies dans les régions concernées. Cela traduit indiscutablement une importance de la micro-propriété mais aussi une très faible intervention extérieure.

14La noblesse possède dans la région de grands domaines mais elle ne les met pas en vente. La propriété nobiliaire y est particulièrement stable et les nobles interviennent assez peu. Toutes les grandes exploitations se trouvent ainsi immobilisées à l'écart du marché foncier. L'importance de la propriété nobiliaire, la pauvreté relative des terres et l'extrême morcellement de la propriété paysanne n'incitent guère les citadins à investir dans la région. D'autant plus que les voies de communications et les possibilités de commercialisation des productions sont rares.

15De fait, la présence citadine est faible. Moins de 10 % de la valeur des échanges dans les bureaux concernés. Celui de Guichen, avec 15,6 % de participation citadine, se distingue à cause de la proximité de Rennes. De plus, les citadins qui achètent des terres dans la région ne sont pas les plus riches des investisseurs. Le cas de Jean Guillou, marchand revendeur dans la rue Vasselot, est intéressant. Entre 1772 et 1783, il achète à 15 reprises des biens dans la paroisse de Lassy. Notre homme dépense en dix ans 4 749 livres et se constitue peu à peu un très beau domaine qu'il divisera en trois exploitations différentes. Mais seuls deux de ses achats sont réellement importants (2 078 livres en 1775 et 675 livres en 1777), le reste est constitué de petites parcelles et de portions de champs. L'exemple est à la fois rare et significatif des pratiques locales.

Au nord, du bassin de Rennes

16Au nord, une autre zone possède à peu près les mêmes caractéristiques. Dans les bureaux de La Boussac, Combourg et Feins, la valeur moyenne des transactions n'atteint pas 300 livres, les petites transactions sont partout nombreuses et représentent de 10 à 15 % de la valeur totale des échanges. Nous sommes dans des régions où les affleurements granitiques abondent, sur des terres acides et souvent gorgées d'eau, aux potentialités agricoles faibles. Le pays est traversé à quelques années d'intervalle, par deux voyageurs célèbres, Chateaubriand et Arthur Young, qui, tout en s'ignorant, le décrivent presque avec les mêmes mots. « Durant quatre mortelles lieues, écrit Chateaubriand, nous n'aperçûmes que des bruyères guirlandées de bois, des friches à peine écrêtées, des semailles de blé noir, court et pauvre, et d'indigentes avenières... des paysans à sayons de peaux de bique, à cheveux longs, pressaient des bœufs maigres avec des cris aigus et marchaient à la queue d'une lourde charrue, comme des faunes labourant2 ». « Le pays a un aspect sauvage ; la culture n'est pas plus avancée, du moins pour le savoir-faire que chez les Hurons. Les gens sont presque aussi sauvages que leur pays », dit A. Young quand il suit la route de Dol à Rennes. Il ne note un changement qu'entre Hédé et Rennes où il voit « un mélange étrange de désert et de culture, pays à moitié sauvage, à moitié civilisé3 ».

17Derrière ces deux descriptions concordantes, celle de l'étranger de passage et celle du jeune noble du cru, on n'imagine guère les ruraux, les paysans « sauvages », « aux sayons de peau de bique », se lancer dans de vastes opérations de concentration foncière, de spéculation, de grandes ventes ou plus simplement d'échanges d'exploitations moyennes. Ils ne participent guère qu'aux petites transactions, échangent quelques jardins contre des « sillons de labour », achètent parfois quelques cordes de prés ou vendent de misérables masures.

18Pourtant, la situation du marché foncier n'est pas aussi déprimée qu'au sud-ouest ; les valeurs moyennes dépassent partout 200 livres et les grosses transactions, principalement faites par des nobles, sont plus nombreuses. La proximité des bourgs et des petites villes (Antrain, Bazouges, Combourg, Dol, Pontorson) contribue aussi à animer un peu le marché. L'influence éventuelle des bourgades reste cependant bien nuancée. Les contemporains décrivent ces petites villes de façon contrastée. A. Young voit en Combourg « une des localités les plus atrocement sales que l'on puisse voir » alors qu'Ogée, plus optimiste, détaille la variété de son commerce et les possibilités d'enrichissement qui découleraient de l'amélioration de l'état des routes4. Chateaubriand montre, lui, la petite société de Combourg qui réunit autour de son père, 4 ou 5 familles nobles, un ancien capitaine de vaisseau de la Compagnie des Indes, un entrepositaire des tabacs, le sénéchal, le procureur fiscal, le receveur et un chapelain. Même si certains aspirent à la noblesse à la veille de 1789, il n'y a pas de bourgeoisie riche dans ces bourgs et son influence ne dépasse pas quelques kilomètres.

Nord-ouest et sud-est

19Entre ces régions où le marché foncier traduit un émiettement et une misère extrêmes et celles de l'Est où une moyenne propriété assez répandue permet l'apparition d'une minorité paysanne plus aisée et qui partage les terres avec une bourgeoisie assez présente, la zone étudiée offre toute une gamme de situations intermédiaires.

20Autour de Rennes et vers le sud-est jusqu'à La Guerche, on trouve encore une région relativement « favorisée » où les transactions sont nombreuses, de valeur assez élevée (de 600 à 1 000 livres) et où paysannerie moyenne, bourgeoisies et noblesse tiennent chacune une part notable dans le marché foncier. Cela n'exclut pas évidemment la présence d'une payannerie pauvre et d'un monde artisanal tenu à l'écart de la propriété de la terre. Le dynamisme commercial de petites villes comme La Guerche et surtout Châteaugiron y joue un rôle évident, contrastant avec l'atonie relative des bourgs dont nous avons parlé précédemment comme Combourg.

21Au nord-ouest, la région de Hédé, Tinténiac et Bécherel bénéficie aussi de cette présence de petites villes, de l'existence d'une petite noblesse nombreuse et, comme précédemment, de la fertilité des terres. À l'inverse, de Saint-Aubin-du-Cormier à Antrain, c'est la médiocrité qui domine, médiocrité des terres comme des transactions. Au nord, enfin, le marais de Dol est partagé entre une micro-propriété paysanne et la présence de très grandes exploitations aux mains des nobles et des commerçants malouins principalement.

22Dans l'ensemble, la vision que l'on peut avoir du marché et des structures foncières en 1775-1780 ne diffère pas sensiblement de celles obtenues en 1735 et en 1750-1751. Tailles et types des exploitations, origines sociales et richesses des propriétaires diffèrent nettement d'une région à l'autre mais ces différences sont déjà anciennes ; elles ne se sont pas créées au xviii^e siècle. Leur origine est bien antérieure et est probablement liée à la qualité intrinsèque des terres et à la densité de la population.

23Les grands ensembles locaux sont fixés et ne se transforment guère au cours du siècle. Les zones de petite propriété sont incontestablement celles où le marché est le plus actif5. Ailleurs, il est beaucoup plus stable et calme et cela n'encourage pas les évolutions importantes. Il faudra attendre la révolution agricole du xix^e siècle pour voir véritablement se modifier cette carte des disparités locales des structures foncières. Au sein de chacune des régions, des changements mineurs peuvent être notés. Autour de La Guerche et jusqu'à Châteaugiron, la tendance s'oriente vers un plus grand éparpillement de la propriété et une stabilisation de la place de la minorité paysanne aisée. Les difficultés du textile au xviii^e siècle n'y sont peut-être pas étrangères. À Fougères en revanche, il semble que la moyenne propriété se renforce au profit d'intervenants extérieurs souvent d'origine citadine ou noble. Quant au bloc miséreux du sud-ouest, la position dominante de la haute noblesse y est toujours aussi inexpugnable même si les citadins progressent légèrement.

Carte n° 32 : Valeur moyenne des transactions foncières, 1775-1780 (par bureau)

Carte n° 33 : Valeur moyenne des transactions foncières, 1775-1780 (par paroisse)

Carte n° 34 : Part des actes de plus de 1 000 livres ( % valeur totale des actes)

Carte n° 35 : Part des actes de moins de 150 livres ( % valeur totale des actes)

L'intervention des citadins sur le marché foncier

24Comment précisément les citadins interviennent-ils sur ce marché foncier ? La première difficulté consiste à repérer les citadins dans les registres du Centième Denier. Dans la majorité des cas, les actes indiquent le domicile des intervenants (acheteurs et vendeurs) et le repérage ne pose donc pas de problème. Quand les indications de domicile sont absentes, il faut se rabattre sur les mentions d'enregistrements renvoyés d'autres bureaux ou sur l'indication d'un acte passé devant un notaire urbain. Il subsiste cependant une marge d'erreur qui, dans certains bureaux, conduit à une sous-estimation de l'intervention citadine (au Theil par exemple). Les résultats sont sans doute assez fiables pour les Rennais mais les lacunes sont un peu plus importantes pour les autres villes, sans dépasser 4 à 5 % cependant.

Vision d'ensemble

25Les citadins ne sont que 6,3 % des intervenants mais opèrent pour 20,5 % de la valeur des transactions. Leur part est loin d'être négligeable mais elle est assez fortement concentrée dans certaines régions. Dans 10 bureaux, elle dépasse 25 % de la valeur totale et dans six bureaux, 35 % (Acigné, Châteaugiron, Fougères, Orgères, Rennes et Vitré). À l'inverse, les citadins n'atteignent pas 10 % de la valeur dans 11 bureaux et comptent même pour moins de 5 % à Feins, Lohéac, Plélan et Le Theil. Toutes les bordures ouest et sud de notre région sont donc largement restées à l'écart de l'intervention urbaine sur les terres alors que le Centre et l'Est sont beaucoup plus concernés. Le phénomène est notable si on le compare avec la présence nobiliaire, incontestablement plus forte à l'ouest et aux limites du diocèse de Nantes. Les citadins sont d'autant plus nombreux que la noblesse est moins possessionnée. Cette emprise citadine se manifeste aussi sur des régions relativement plus riches et fertiles. Ce ne sont que des observations globales mais elles confirment celles de 1735 et 1750.

26En effet, la carte paroissiale fait apparaître d'autres nuances, plus explicites. On y distingue indubitablement l'importance de la proximité de la ville ; les zones d'influence foncière se dégagent nettement. Autour de Rennes, la zone d'influence forte couvre une vingtaine de paroisses dans lesquelles la présence citadine dépasse presque partout 40 % de la valeur totale des transactions avec deux pointes vers le sud le long de la Vilaine et vers le sud-est en direction de Châteaugiron. Autour de Vitré, il s'agit d'une douzaine de paroisses et autour de Fougères, d'une dizaine. On peut distinguer aussi une zone du même type, quoique moins complète à La Guerche et deviner l'amorce d'un phénomène identique avec Saint-Malo, au nord-ouest de notre champ d'étude.

27Au-delà de ces zones d'influence forte, une aire d'intervention plus réduite (15 à 25 % de la valeur des transactions) existe aussi autour de Fougères, de La Guerche, et surtout de Rennes. Dans ce cas, la deuxième zone double la superficie de la première, essentiellement au nord de la ville jusqu'à une distance de 20 à 25 kilomètres. La zone d'intervention foncière des Rennais est donc très étendue. À l'est, elle se confond avec celle de Châteaugiron (remarquable vue la taille de la ville) ; au nord, elle touche celles que forment les petites cités de Bécherel, Hédé et Tinténiac.

28La proximité des villes apparaît nettement comme un critère explicatif fondamental de la présence (ou de l'absence) des citadins sur le marché foncier. Des critères de fertilité, de richesse, d'ouverture du marché, de facilité de communication, d'intérêts commerciaux ou de présence nobiliaire interviennent aussi mais ils sont en tous les cas, modifiés, modulés en fonction de l'éloignement de la ville.

Types de villes

1-Villes lointaines à l'intervention occasionnelle

29En 6 ans, des habitants de 83 villes différentes achètent ou vendent des terres dans la région. Dans certains cas, ces actions ne font que traduire des liens familiaux, des héritages, des déplacements professionnels. C'est le cas, en général, des villes lointaines qui n'apparaissent qu'une fois dans nos relevés, telles Pont-Saint-Esprit, Lyon, Orléans, Amiens ou mieux encore... Pondichéry. La situation de Paris est un peu spéciale. Les 23 Parisiens qui interviennent sur le marché foncier local le font le plus souvent pour vendre de grosses exploitations. La présence parisienne, assez forte, n'indique pas une emprise foncière sur la région mais au contraire une attirance professionnelle de la capitale sur une partie de la haute bourgeoisie locale. Les vendeurs parisiens portent presque tous des noms connus dans la région et sont partis à Paris pour des raisons professionnelles ; ils y sont avocats, médecins ou marchands. Mais la Bretagne est trop éloignée pour qu'ils y conservent des terres. Leurs domaines sont donc généralement revendus et l'argent récupéré servira sans doute à d'autres investissements plus proches de la capitale ou plus productifs.

30Si on réduit le champ d'observation aux villes de Bretagne et des provinces voisines (Anjou, Maine, Normandie), on constate que ce sont avant tout les villes les plus proches qui interviennent. Les villes de Basse-Bretagne sont en majorité absentes, à l'exception de celles du diocèse de Vannes. Quand elles sont présentes c'est, à l'image des villes françaises plus lointaines, pour des raisons familiales (on vend des héritages) ou professionnelles. En revanche, la quasi-totalité des villes et bourgs de Haute-Bretagne sont présents (à l'exception de quelques petites villes du pays nantais) et les plus importantes dessinent autour d'elles de véritables zones d'implantation foncière plus ou moins solide, plus ou moins étendue selon leur importance.

Carte n° 36 : Part des citadins dans les transactions foncières, par paroisse 1775-1780 ( % valeur totale des actes)

31On peut à nouveau distinguer plusieurs catégories de villes selon l'intensité de leur implantation foncière.

2-Bourgs et petites villes

32Les bourgs et petites villes n'interviennent presque jamais à plus de 20 kilomètres et leur zone d'implantation ne dépasse que localement la couronne de paroisses limitrophes. Tels sont les cas de Hédé, Bécherel, Bain, Janzé ou Saint-Aubin-du-Cormier. Leur présence dans les paroisses voisines est, de plus, relativement réduite ; elle ne dépasse que rarement 10 % de la valeur totale des transactions et le solde final n'est pas toujours positif pour les citadins. Ces petites villes ne se distinguent guère des paroisses rurales qui, elles aussi, interviennent en vendant ou en achetant dans les paroisses voisines. Cependant, certaines de ces petites villes réussissent à étendre et à densifier leur zone d'intervention foncière. Soit parce qu'elles sont présentes, même faiblement, dans toutes les paroisses dans un rayon d'une dizaine de kilomètres (Combourg ou Bazouges-la-Pérouse). Soit parce qu'elles concentrent leurs interventions dans quelques paroisses mais y occupent alors une place plus importante, dépassant 10 % de la valeur des transactions (c'est le cas de La Guerche et de Châteaugiron). Soit enfin parce qu'elles cumulent ces deux pratiques, comme Dol.

3-Villes moyennes et grandes

33Seules les villes plus importantes voient leur implantation foncière se développer notablement. On le devine pour Dinan dont la présence est encore fréquente à une vingtaine de kilomètres. Autour de Fougères et Vitré, une zone d'implantation forte existe. Dans les deux cas apparaît un bloc compact de 10 ou 15 paroisses où plus de 10 % du volume des transactions est le fait des habitants de la ville centre. Cette ville est toujours présente dans un rayon d'une vingtaine de kilomètres et ses habitants participent encore parfois au jeu foncier entre 20 et 40 kilomètres. Au-delà, leur présence n'est plus qu'occasionnelle. Dans ce deuxième cercle, plus éloigné, les citadins vendent surtout des héritages difficiles à gérer et le solde de leurs transactions est très négatif. En revanche, à moins de 20 kilomètres, la situation est en général plus équilibrée.

34Le cas de Saint-Malo traduit un phénomène identique sur une plus grande échelle. À moins de 20 kilomètres - zone que nous n'avons que très partiellement étudiée - il semble que la ville intervienne toujours pour plus de 10 % du volume des actes. Entre 20 et 40 kilomètres, elle est toujours très présente par de grosses opérations portant sur plusieurs milliers de livres. La présence malouine ne s'amenuise que très lentement entre 40 et 70 kilomètres. L'aire d'implantation foncière des Malouins traduit probablement des contacts et des influences commerciales. Les Malouins viennent chercher dans ces régions les matières premières dont ils chargent les navires, ils y achètent les blés qui alimentent la ville, ils y écoulent une partie du produit de leurs pêches, y recrutent (autour de Dol au moins) une partie de leurs matelots et y investissent dans la terre les fortunes amassées sur les océans. Mais les distances assez importantes poussent souvent à vendre ces domaines au profit de terres plus proches.

35Au sud, Nantes présente encore un visage différent. Pour l'autre grand port breton, ce ne sont pas les relations commerciales qui ouvrent la voie de l'investissement foncier. Mais la richesse et l'activité de la ville attirent les migrants qui quittent les pauvres campagnes du sud des diocèses de Rennes et de Saint-Malo pour les rives de la Loire. La vallée de la Vilaine et ses trafics commerciaux semblent jouer un rôle prépondérant dans la structuration de l'attraction démographique nantaise. À l'image de ceux qui partent vers Brest, ces nouveaux Nantais liquident leurs pauvres biens fonciers. Marins et commerçants nantais n'investissent guère dans la région (sauf peut-être autour de Vitré où se combinent liens commerciaux et familiaux) et préfèrent les beaux domaines plus proches du pays nantais et du vignoble.

36Quant aux citadins des provinces voisines, ils sont surtout présents à proximité des limites de la Bretagne et face à leur propre province. Il s'agit là de phénomènes de proximité, semblables à ceux que l'on a déterminé pour les villes moyennes. Il ne fait pas de doute que l'on retrouverait, si on les cherchait, des Vitréens en Anjou ou dans le Maine, des Fougerais, dans le Maine ou en Normandie.

4-Rennes

37Reste le cas de Rennes dont la présence globale est bien plus forte. Dans un rayon de 20 kilomètres, les Rennais représentent presque partout plus de 10 % de la valeur des transactions. À proximité immédiate, leur part dépasse même parfois 50 %. Au-delà de 20 kilomètres, ils restent très présents autour de La Guerche, Izé ou Montauban. Ils interviennent dans les deux tiers des paroisses étudiées entre 20 et 40 kilomètres. À plus de 40 kilomètres, les indications fournies par les enregistrements rennais renvoyés dans les bureaux de situations des biens vendus sont encore significatives même si elles sont très partielles. Elles permettent de constater un prolongement d'une présence rennaise plus ou moins occasionnelle jusqu'à Lamballe et aux environs de Vannes. Cette présence peut même se transporter jusqu'en Basse-Bretagne (Plougonven, Lanmeur), dans le Maine ou en Normandie.

38L'emprise foncière des Rennais est donc sans commune mesure avec celle des autres villes. En valeur absolue, leur participation est quatre fois plus importante que celle de Vitré ou de Fougères ; en nombre, ils sont cinq fois plus nombreux. Dans l'espace, la zone d'implantation foncière des Rennais s'étend très fortement sur une quinzaine de kilomètres et se fait sentir plus faiblement jusqu'à 35 ou 40 kilomètres de la ville. Les Rennais sont présents un peu partout, parfois seuls, parfois en concurrence avec les Vitréens ou les Fougerais. Ils interviennent jusque dans les zones d'implantation de ces deux villes alors que la réciproque n'est jamais vraie. Autour de Rennes, la présence de citadins d'autres villes est très faible.

39La propriété rennaise est, bien sûr, avant tout concentrée à proximité de la ville. Les parties rurales de Rennes atteignent déjà 14,2 % des investissements fonciers rennais. La couronne de paroisses limitrophes (13 paroisses) en recueille ensuite 22 %. Plus du tiers des interventions rennaises touche donc une région située à moins de 10 kilomètres du centre de la ville. Les acheteurs peuvent surveiller facilement leurs domaines, s'y rendre aisément en deux ou trois heures, y résider de temps à autre s'ils s'y réservent une « retenue ». Les paysans peuvent écouler en ville leurs produits, y acheter des outils, y apprendre les nouvelles. Plus loin, on trouve encore un quart des interventions rennaises (25,3 %) à plus de 20 kilomètres de la ville, ce qui représente alors une distance importante. C'est là une différence importante avec les autres villes. Si la propriété de proximité domine chez les Rennais comme chez les autres citadins, elle n'est pas exclusive, loin s'en faut. On n'hésite pas - si besoin est — à s'éloigner de 40 à 50 kilomètres de la ville pour s'y constituer des domaines ruraux. L'activité relativement intense du marché foncier aux environs de Rennes, les prix élevés qui s'y pratiquent, poussent peut-être une fraction de la bourgeoisie moyenne à chercher plus loin des secteurs d'investissements où la concurrence est moins forte.

40Si on tente de synthétiser ces résultats, on observe que la présence citadine sur le marché foncier se caractérise de deux façons différentes. À proximité immédiate, les citadins achètent toujours des terres ; plus loin, la tendance semble plutôt être à la vente. Les biens trop éloignés sont souvent plus difficiles à surveiller et à gérer et on préfère s'en débarrasser aux profits des gros paysans ou des petits bourgeois ruraux. L'investissement foncier des richesses urbaines paraît bien, de ce point de vue, guidé par des considérations de distance.

41Ce phénomène d'investissement foncier se double d'un deuxième élément lié aux courants de migration vers les villes. Les ruraux partis s'installer dans les cités revendent généralement les biens qu'ils possédaient dans leurs paroisses d'origine. Ce deuxième élément est surtout visible à grande distance des villes, là où les interventions urbaines sont plus rares.

Solde global

42L'ensemble de l'intervention citadine entre 1775 et 1780 présente cependant en fin de compte un solde négatif assez marqué, les ventes dépassant les achats de 397 046 livres. L'investissement urbain existe bel et bien, les bourgeois des villes achètent des terres en campagne, mais il y a globalement un recul de la propriété urbaine qui se manifeste de façon différenciée, socialement et géographiquement.

43Socialement, les ventes de terres des citadins ne bénéficient pas à la noblesse. Celle-ci maintient tout au plus ses positions, échangeant en son sein métairies et seigneuries, avec même parfois une tendance semblable à la vente. En revanche, c'est apparemment la bourgeoisie rurale et la paysannerie aisée qui profitent de cette attitude urbaine.

44Géographiquement, la plus grande partie de notre région connaît un recul de la propriété urbaine. Seuls le sud de Rennes et la région de Châteaugiron voient une progression de la propriété citadine. Ailleurs, les cas de croissance sont très localisés — jamais plus de quelques paroisses — et souvent imputables au hasard de ventes importantes.

45Le solde particulier des différentes villes est éclairant. Les villes lointaines connaissent presque toutes un net recul. Seule Lorient présente une situation différente, les capitaines et négociants lorientais étant souvent liés à des familles rennaises achètent volontiers des exploitations. Parmi les autres cas significatifs, Dol et Antrain ont un solde assez largement positif. Par contre, beaucoup de villes n'achètent presque pas mais liquident un grand nombre de biens ; la perte est très sensible à Vitré, Saint-Malo ou La Guerche alors que Châteaugiron et Fougères se maintiennent mieux.

46Rennes connaît, quant à elle, une légère progression (de l'ordre de 3 %), très localisée. Tout le sud et l'est de la ville voient augmenter les propriétés rennaises. Ce sont des zones où la propriété urbaine (et rennaise en particulier) était déjà forte. À l'est, les Rennais avancent vers Vitré, au détriment des Vitréens, et au nord, c'est autour du grand chemin d'Avranches que l'implantation rennaise progresse tandis qu'elle diminue partout ailleurs. L'expansion rennaise se manifeste ainsi dans des zones géographiquement limitées et proches mais avec des types de structures agraires différenciées. Aux zones très pauvres et déprimées du sud-ouest (Guichen, Goven, Lassy), s'ajoutent les riches terroirs de Piré, d'Amanlis ou de Domagné, les terres médiocres qui bordent la forêt de Rennes ou celles, bien meilleures, des environs de Montauban, et de Hédé.

47Une période de six ans est insuffisante pour apprécier vraiment les tendances. Pourtant, le repli urbain est net et confirme les études entreprises dans le pays nantais par P. Bois6. Là aussi, les citadins vendent leurs terres au profit d'une bourgeoisie rurale entreprenante ; là aussi, les Nantais résistent mieux que les autres citadins à cet effritement de la propriété foncière urbaine.

Carte n° 37 : Aire d’intervention foncière des citadins : Hédé

Carte n° 38 : Aire d'intervention foncière des citadins : Bazouges-la-Pérouse

Carte n° 39 : Aire d'intervention foncière des citadins : La Guerche

Carte n° 40 : Aire d'intervention foncière des citadins : Châteaugiron

Carte n° 41 : Aire d'intervention foncière des citadins : Dol

Carte n° 42 : Aire d'intervention foncière des citadins : Fougères

Carte n° 43 : Aire d'intervention foncière des citadins : Vitré

Carte n° 44 : Aire d'intervention foncière des citadins : Saint-Malo

Carte n° 45 : Aire d'intervention foncière des citadins : Rennes

Carte n° 46 : Intervention foncière des Rennais 1775-1780 ( % valeur totale des actes)

Carte n° 47 : Solde des interventions foncières des citadins 1775-1780

Carte n° 48 : Solde des interventions foncières des Rennais 1775-1780