Précédent Suivant

Chapitre VII. La propriété citadine au milieu du XVIIIe siècle

p. 205-251


Texte intégral

1La propriété citadine est un des paramètres essentiels dont il faut tenir compte dans l'analyse des structures foncières. En 1735, on ne peut la saisir qu'imparfaitement (sauf pour les Rennais) mais les déclarations de 1751 sont plus précises sur ce point.

Volume global et répartition

2Pour les 128 paroisses du diocèse de Rennes dont on a conservé les déclarations en 1751, les citadins déclarent 285 181 livres de revenu, 15,7 % du total. Ce chiffre est probablement inférieur à la réalité car certains propriétaires urbains ont pu nous échapper. De plus, toute la zone au nord et à l'ouest de Rennes où les données manquent connaît selon toute vraisemblance une présence urbaine assez forte étant donnée la proximité de Rennes. Les biens des citadins sont sans doute à peu près équivalents à ceux de la noblesse mais les citadins sont beaucoup plus nombreux que les nobles puisqu'on compte 2 244 déclarations (contre 759).

3La répartition de leurs propriétés est très significative. Les trois villes importantes du diocèse apparaissent nettement marquées par une auréole de paroisses où les citadins participent intensément au marché foncier. C'est autour des villes qu'on trouve les taux de présence urbaine les plus forts, 66 % à Vezin, 57 % à Montreuil-sous-Pérouse, 53 % à Beaucé, trois paroisses péri-urbaines typiques1. Dans ces paroisses très proches des villes, ce sont toujours plus de 30 % des terres qui reviennent aux habitants des cités. Cependant, cette très forte présence se dilue assez vite et, à l'inverse, de nombreuses zones sont caractérisées par une absence ou une grande faiblesse de la propriété urbaine. Dans 57 paroisses, les citadins n'atteignent pas 10 % des terres ; dans 28, ils ne dépassent pas 5 %, soit une part presque négligeable. C'est le cas dans tout le Sud-Ouest pauvre du diocèse mais aussi au nord et à l'ouest du pays de Fougères ou encore à l'extrême sud-est autour de Martigné-Ferchaud. Cette géographie de la propriété urbaine est visiblement liée à la proximité de la ville et à la facilité de communication avec celle-ci, ou plus généralement, à l'intensité des rapports économiques que villes et campagnes entretiennent.

4Le sud-est du diocèse est à nouveau dans une position intermédiaire. Certaines paroisses sont marquées par une présence citadine assez forte (autour de Piré, Janzé ou à Saint-Jean-sur-Vilaine), tandis que d'autres sont très en retrait et sensiblement en dessous de la moyenne diocésaine. Ces dernières correspondent souvent à celles qui sont le plus engagées dans la fabrication des toiles. Même si dans le détail les situations paroissiales sont très variables, le textile semble bien avoir permis de constituer une élite locale qui se substitue aux propriétaires citadins. De plus, cette région ne relève pas véritablement d'une zone d'implantation foncière urbaine bien définie. Elle se situe au contraire au point de convergence de plusieurs influences. Chaque ville en effet se constitue un bassin foncier assez nettement délimité.

Typologie des bassins fonciers urbains

Bourgs et petites villes : l'exemple de La Guerche

5Pour une petite ville comme La Guerche, ce bassin foncier ne se dégage encore que faiblement. Seules les paroisses directement limitrophes sont vraiment concernées. La propriété de la ville dépasse ici 20 % de l'ensemble. Mais elle tombe très vite en dessous de 10 et même 5 %. De plus, cette présence est irrégulière. Dans certaines paroisses pourtant proches, on ne compte aucun propriétaire guerchois (Vergéal, Marcillé-Robert). Cette concentration de la propriété des petites villes tient à plusieurs facteurs. Leur rayonnement général est limité ; les marchands ou les notaires ne travaillent pas très loin, les marchés et les tribunaux n'attirent que les ruraux des environs immédiats et les quelques bourgeois assez riches pour posséder des terres peuvent trouver suffisamment d'exploitations à acquérir dans un rayon peu important. À défaut d'activités spécifiques ou d'individus très riches, la petite ville ne peut étendre beaucoup son bassin foncier. La Guerche, Hédé, Saint-Aubin-du-Cormier ou Châteaugiron sont dans ce cas.

Les villes moyennes : Fougères et Vitré

6Fougères et Vitré présentent un bassin foncier beaucoup plus développé et consistant. Dans les deux cas, la zone de forte présence foncière dépasse la couronne de paroisses limitrophes. Les Vitréens possèdent plus de 10 % des terres dans 15 paroisses, les Fougerais dans 16. Dans certaines directions, cette zone s'éloigne à plus de 10 kilomètres de la ville. De plus, dans cette zone proche, quelques paroisses se dégagent par leur présence urbaine très dominante. À Fougères, les trois paroisses limitrophes, Beaucé, Lécousse et Javené sont marquées par une présence citadine à 41, 39 et 29 %2. Autour de Vitré, ce sont 7 paroisses qui sont tenues à plus de 30 % par des citadins. Cette présence dominante n'existe pas aussi Fortement pour les petites villes car les propriétaires potentiels sont trop peu nombreux.

Carte n° 25 : Part des citadins dans la propriété foncière en 1751

Image

Carte n° 26 : Le bassin foncier de La Guerche en 1751

Image

7Puis, au-delà de ce premier cercle, on distingue une aire irrégulièrement constituée où la propriété citadine dépasse encore 5 % des terres (7 paroisses pour Vitré, 6 pour Fougères). On y trouve des paroisses un peu plus éloignées ou à l'écart des principales routes. C'est aux limites de cette zone que se fait la rencontre entre les deux bassins fonciers. Parcé est encore dans celui de Fougères ; 7 propriétaires y possèdent 13 % des biens alors que 4 Vitréens ne se partagent que 5 % de la paroisse. Mais, à Châtillon-en-Vendelais, trois kilomètres plus loin, ce sont les Vitréens qui contrôlent 17 % des terres alors que les Fougerais sont tombés à 5 %.

8Après quinze ou vingt kilomètres, la présence foncière des deux villes décline vite. Elle reste diffuse et inférieure à 5 % dans 20 à 30 paroisses. On voit nettement se dessiner des cercles concentriques de plus en plus distants de la ville dominante qui marquent l'affaiblissement progressif de sa présence foncière. Ils n'excluent pas les chevauchements et superpositions d'influence dans la région intermédiaire entre les deux villes, pas plus que l'existence de quelques propriétés lointaines. Mais les limites du bassin foncier véritable ne dépassent pas une trentaine de kilomètres.

9Au total, les Vitréens sont présents dans 46 paroisses, les Fougerais dans 37 et ils déclarent 68 630.3 livres pour les premiers et 48 955.10 livres pour les seconds3. Les sommes totales sont importantes. Une métairie moyenne se loue alors 250 à 300 livres, la fortune foncière de Vitré représente donc 200 à 250 métairies, celle de Fougères équivaut à 160 à 200 belles exploitations. Ce sont, de plus, des chiffres minima car on ne connaît pas les données de toutes les paroisses et les deux villes possèdent aussi quelques biens dans la Normandie et le Maine. On voit la différence qui sépare ces villes à la bourgeoisie déjà importante des gros bourgs précédents. Elles exercent une réelle influence par le biais de la propriété sur les régions environnantes et marquent de leur présence les structures foncières. L'influence de ces deux villes est peut-être en partie responsable des caractéristiques foncières des marges orientales de la province. Au sud, Châteaubriant présente aussi un bassin foncier assez développé. Quoique la ville soit nettement extérieure à l'espace observé, sa présence est déjà très sensible aux confins du diocèse de Rennes.

Carte n° 26 : Le bassin foncier de La Guerche en 1751

Image

Carte n° 28 : Le bassin foncier de Vitré en 1751

Image

Carte n° 26 : Le bassin foncier de La Guerche en 1751

Image

La grande ville : Rennes

10La situation de Rennes est encore bien différente. Les 498 Rennais qui déclarent des biens dans les 128 paroisses concernées annoncent 82 237 livres de revenu. À priori, leur patrimoine foncier ne dépasserait donc celui de Vitré que de quelque 20 %. En fait, ce chiffre global assez médiocre est explicable en grande partie par la localisation géographique de Rennes par rapport aux déclarations étudiées. Rennes se situe à l'extrémité de la zone couverte et, pour ses 13 paroisses limitrophes, nous ne disposons que de 3 séries de déclarations. À moins de 20 kilomètres de la ville, près de la moitié des données paroissiales nous manquent. Or, en 1735, la moitié du patrimoine foncier des Rennais était située dans cette zone. On peut en conclure que les revenus fonciers de la ville doivent dépasser 200 000 livres et représentent au moins le triple de ceux de Vitré. D'ailleurs la carte de répartition des biens, malgré ses lacunes, montre bien que le bassin foncier rennais est sans commune mesure avec ceux de Vitré ou Fougères.

11À proximité, la zone de forte présence foncière est très nettement marquée sur un rayon de près de 20 kilomètres. À Orgères, Laillé ou venèffles, toutes paroisses distantes de plus de 15 kilomètres, les Rennais possèdent toujours nettement plus de 10 % des biens. À proximité immédiate, dans les paroisses limitrophes, les citadins semblent contrôler partout plus de 30 % des revenus. Toutes ces paroisses sont donc très dépendantes en matière foncière des propriétaires urbains car il faut, de plus, ajouter à nos bourgeois, les propriétés relativement importantes des nobles qui résident à Rennes. Cette présence très forte de la ville est incontestablement plus puissante et plus étendue autour de Rennes qu'autour des autres villes. Elle s'étend environ deux fois plus qu'à Fougères ou Vitré.

12De plus, cette zone de forte présence n'est pas totalement isolée. À 20, 30, voire 40 kilomètres de Rennes, certaines paroisses se caractérisent par une propriété rennaise dépassant nettement les 10 %. Dans la grosse paroisse de Pire, 16 Rennais (dont 5 avocats, 4 procureurs et 2 gros marchands) possèdent 41 grandes exploitations (5 métairies, 30 lieux, 3 fermes, 3 borderies) et quelques maisons et pièces isolées représentant au total plus de 12 % des revenus. À Montautour, aux confins du Maine et du pays de Vitré, il suffit de 6 à 7 exploitations moyennes pour obtenir un pourcentage semblable. Plus loin encore, le cas de Thourie est exceptionnel. Aux limites du diocèse de Rennes et du pays de Châteaubriant, c'est une paroisse de taille moyenne où la noblesse possède - situation assez rare - plus de 30 % des terres. À côté des nobles, on trouve pourtant 8 propriétaires rennais possédant 6 fermes, 3 lieux, 4 métairies et quelques maisons ou pièces dispersées. Trois avocats, deux procureurs, un conseiller au présidial, la veuve d'un juge-garde des Monnaies et un boulanger se partagent plus de 15 % des revenus fonciers. Pourtant, nous sommes à plus de 40 kilomètres de Rennes dans une paroisse relativement riche qui pourrait tenter les habitants de Châteaubriant, Bain, Janzé ou La Guerche, villes et bourgs beaucoup plus proches que Rennes.

13Cette forte présence dans quelques paroisses lointaines indique bien toute la différence qui sépare Rennes des autres villes. Les Rennais sont beaucoup plus nombreux sur le marché foncier ; ils sont aussi plus riches et, de par leur richesse ou leurs activités, leurs horizons d'investissement sont beaucoup plus larges. Cela ne signifie pas que la ville de Rennes, par sa bourgeoisie, exerce en tant que telle une influence aussi forte sur la structure foncière locale. Ce sont avant tout des familles qui sont présentes et leurs biens peuvent aisément passer, au hasard des successions ou des mariages, à des nobles ou des habitants d'autres villes. Mais cela montre combien il est délicat de fixer une limite précise au bassin foncier d'une ville de cette taille. Le bassin foncier ne correspond pas seulement au territoire où les citadins possèdent des terres, c'est aussi, pour les plus grandes villes au moins, celui où ils sont susceptibles d'acheter, d'investir, d'hériter, au gré de leurs nombreuses relations familiales, au hasard de leurs multiples activités économiques.

14À côté de ces paroisses isolées où la présence rennaise est forte, on retrouve, comme pour les autres villes, les mêmes cercles concentriques marquant l'intensité déclinante de la propriété foncière autour de la ville. Leur ampleur est beaucoup plus grande qu'à Vitré ou Fougères. On peut estimer, malgré les lacunes, que le premier cercle, celui des plus de 10 % des terres, s'étend jusqu'à 15, voire 20 kilomètres parfois. Il atteint Laillé et Châteaugiron au sud, Saint-Aubin-du-Cormier, Aubigné et Hédé au nord.

15Au-delà, on retrouve par endroits une zone intermédiaire où les Rennais possèdent de 5 à 10 % des terres. Elle est nette au sud-est, jusqu'à Janzé ou Marcillé-Robert et semble également présente au nord-est, après Saint-Aubin-du-Cormier, à Mézières ou Vieux-Vy-sur-Couesnon.

16Il est encore plus significatif de constater combien, à plus de 20 ou 30 kilomètres de la ville, la présence foncière rennaise reste répandue dans le diocèse. En effet, les Rennais ne sont totalement absents que de 24 paroisses. Mais ils sont présents, fut-ce très modestement, jusqu'aux limites du diocèse, à Villepôt, Messac ou Louvigné-du-Désert. Dans ces cas, leurs propriétés sont souvent très réduites. À Louvigné-du-Désert, un avocat ne possède qu'une maison, un jardin et une pièce de terre lui rapportant 14 livres. À Saint-Sauveur-des-Landes, le Sieur Malherbe a une petite ferme de 6 journaux affermée 50 livres... Dans nombre de paroisses lointaines, la présence rennaise se réduit en réalité à celle d'un ou deux individus possédant une ou deux petites exploitations. Cette présence résulte bien souvent du hasard des destinées familiales ou des caprices successoraux. Insignifiante ou presque à l'intérieur d'une paroisse, elle ne devient significative que lorsqu'on additionne l'ensemble des situations locales pour constater son caractère presque systématique dans le diocèse.

17Cette présence n'est pas véritablement un indice sûr d'une participation effective de la bourgeoisie rennaise dans les mécanismes fonciers locaux. Mais elle est révélatrice du réseau de relations très diverses qu'une grande ville entretient avec la région qui l'entoure. Quand ils ont fourni des pièces justificatives avec leur déclaration du Vingtième, les propriétaires laissent parfois entrevoir l'origine de ces propriétés lointaines. Dans la majorité des cas, ce sont des biens qui appartiennent à la famille depuis plusieurs décennies, des biens tombés dans les mains de nos Rennais par des successions souvent complexes ou qui leur reviennent grâce à des alliances matrimoniales. Indirectement, cette propriété foncière nous renseigne donc sur les réseaux familiaux, les réseaux d'alliances et les horizons migratoires ou matrimoniaux de notre bourgeoisie. La région où elle possède quelques biens est aussi celle où elle se marie, celle d'où elle est originaire et où elle a gardé des attaches familiales.

18Cette propriété peut révéler une attraction démographique très récente quand elle est le fait de la petite bourgeoisie ou de catégories plus populaires encore. Elle signale aussi parfois des particularités professionnelles. Tel marchand qui achète traditionnellement des toiles ou du grain dans une paroisse a pu y acquérir quelques terres ; tel procureur qui parcourt la province au service de ses clients pour y traiter des affaires s'y crée des intérêts fonciers... Ce type de situation est probable. Même si on connaît rarement les raisons profondes de l'acquisition de tel ou tel domaine ou métairie, des mécanismes semblables doivent exister dans bien des cas. Ainsi, la zone de présence foncière des Rennais est-elle en réalité bien plus large que le diocèse de Rennes et même celui de Saint-Malo. Une présence très diffuse de nos bourgeois s'étend peu ou prou à une grande partie de la province. On connaît des Rennais possessionnés dans le pays nantais4, dans le Vannetais5, en Trégor ou à Belle-Isle-en-mer où, après la décision d'afféagement général du sol en 1766, Gabriel Brutté de Rémur, receveur général des Domaines à Rennes, acquiert un premier lot de 120 journaux en 1767, puis en récupère quatre autres entre 1768 et 1770, se constituant ainsi une exploitation remarquable. Dans ce type d'opérations d'afféagement de domaines royaux, qui pouvait être mieux placé pour intervenir que notre homme ? Nul doute que sa position professionnelle ne lui ait facilité la tâche6.

19Ainsi la répartition des biens fonciers correspond partiellement au territoire où une ville peut, par un moyen ou un autre, exercer une influence quelconque. À Rennes, les commerçants n'interviennent pas très loin mais les procureurs, avocats ou officiers de toutes sortes exercent leur activité sur une grande partie de la province. Friands de domaines fonciers, les opportunités qui s'offrent à eux sont nombreuses, au gré de déplacements fréquents et de relations professionnelles multiples. Dans les villes plus commerçantes, le même phénomène peut survenir avec des négociants ou des armateurs. Mais cela ne peut arriver que pour des villes suffisamment importantes, à la bourgeoisie nombreuse et aux relations étendues. C'est ce qui distingue les trois types de villes qu'on peut observer localement, de La Guerche, petite ville aux intérêts strictement délimités, à Vitré dont la situation est beaucoup plus solide à l'échelon du diocèse et à Rennes dont la présence peut à priori se faire sentir sur toute la province.

Hiérarchie et structuration interne des bassins fonciers

20À la base, la bourgeoisie de la petite ville se constitue un bassin foncier dans les paroisses strictement limitrophes. Peu nombreuse et relativement peu aisée, elle n'a pas les moyens d'étendre ses domaines très loin, ni de contrôler véritablement et majoritairement le marché foncier local. Son bassin s'étend donc à quelques paroisses (moins d'une vingtaine), ne dépasse guère 10 à 15 kilomètres et il est très rare que la petite ville possède plus de 20 à 30 % des terres d'une paroisse. La noblesse résidant peu dans ces petites villes ne permet pas à la cité d'accroître son influence foncière et l'attraction migratoire qu'elle peut exercer sur la bourgeoisie rurale est trop faible pour qu'elle concentre des domaines plus importants.

21Vitré, la ville moyenne, est dans une position bien différente. Là se dégage véritablement un bassin foncier homogène, plus étendu (15 à 30 kilomètres) et plus solide, qui permet à la ville de prendre une position majoritaire ou presque dans les paroisses les plus proches. La ville moyenne représente le type le plus accompli de bassin foncier bien défini géographiquement. Aux extrémités, ce bassin est limité par l'influence d'une autre cité équivalente comme on peut l'observer entre Vitré et Fougères. Elle peut rassembler parfois des propriétés plus lointaines grâce à des alliances matrimoniales ou grâce à ses activités économiques. Mais l'inverse est plus souvent vrai. Pour qui a réussi à obtenir une position sociale enviable à Vitré ou Fougères, l'étape suivante est souvent l'installation à Rennes, voire à Nantes. Cela contribue à limiter précisément ce bassin foncier aux régions qui ne sont pas soumises à l'influence directe d'une autre ville équivalente ou plus importante. Parallèlement, cela entraîne aussi une densification de la propriété citadine à l'intérieur du bassin défini et explique son extrême solidité.

22La grande ville structure différemment son espace foncier. Comme dans les cas précédents il y a bien évidemment un bassin de proximité, formé d'aires concentriques plus ou moins régulières. L'importance numérique de la bourgeoisie potentiellement propriétaire, la concurrence de la noblesse, le volume global des investissements et des intérêts, font que ce bassin foncier, tout en respectant les mêmes règles de formation que pour les petites villes, est beaucoup plus étendu. À Rennes, la bourgeoisie possède au moins le tiers des revenus fonciers dans toutes les paroisses limitrophes et plus de 15 % dans un rayon de 15 à 20 kilomètres. Jusqu'à Hédé, Saint-Aubin-du-Cormier, Châteaugiron ou Janzé, la part rennaise reste importante et ces petites cités, totalement insérées dans l'influence de la grande ville, ne peuvent en aucun cas contre-balancer le poids de la capitale provinciale. Ce n'est qu'au-delà de 20 à 30 kilomètres que la présence foncière de la grande ville commence à décliner et que s'achève la zone d'investissement massif de la bourgeoisie urbaine.

23Mais, à ce bassin foncier de structuration traditionnelle, se substitue alors une zone de présence diffuse des citadins dans le marché de la terre. Cette présence ne reflète plus un investissement positif, une démarche volontariste d'acquisition, mais c'est la transcription dans le sol de l'ensemble des mécanismes et des vecteurs d'influence et de domination de la ville sur le plat pays. Reflet d'une attirance démographique évidente pour la petite et moyenne bourgeoisie, reflet de stratégies matrimoniales aux horizons plus lointains, reflet d'activités économiques diverses de la grande ville depuis les nécessités de son ravitaillement et les opportunités de son commerce de redistribution jusqu'aux linéaments de son rôle administratif ou judiciaire. Ici, la position foncière des bourgeois de la grande ville n'est presque jamais dominante ; elle est même souvent seconde par rapport au bassin foncier d'une autre cité moins importante. Mais sa présence, par son caractère presque systématique, est néanmoins significative des rapports de force internes au réseau urbain. Il est délicat de délimiter strictement cette zone de présence diffuse. Pour Rennes, elle s'étend incontestablement à tout le diocèse et le déborde largement vers l'ouest dans celui de Saint-Malo. Entre Combourg et Bécherel, d'après les rôles de 1753-1758, les Rennais sont présents dans la quasi-totalité des paroisses, bien que possédant généralement moins de 5 % des terres et cette présence existe aussi plus à l'ouest et au sud. La vallée de la Vilaine est sans aucun doute un axe de pénétration de cette présence et l'est du diocèse de Vannes, peut-être le nord de celui de Nantes, sont aussi touchés. Aux confins des trois diocèses se trouve la jonction entre les zones d'influence rennaise et nantaise7. Ce sont ces zones de présence diffuse, discernables dans la propriété foncière mais aussi sans doute dans beaucoup d'autres paramètres qui caractérisent le mieux les plus grandes villes. Au-delà du bassin foncier proche, leur position dominante dans la hiérarchie urbaine leur permet de s'affranchir partiellement des contraintes spatiales et de surimposer leur présence aux influences locales des villes petites et moyennes.

Les citadins dans la hiérarchie des propriétaires

24Environ 8 % des déclarations du Vingtième émanent de citadins pour une part globale de 16 % des revenus. C'est dire qu'il y a une hiérarchie très nette quand on observe le revenu moyen par déclaration. Pour la noblesse le revenu moyen par déclaration en 1751 monte à 434.8 livres. Les citadins annoncent un revenu moyen beaucoup plus faible de 127.1 livres ; revenu qui, pour les ruraux tombe à 48.8 livres. Il y a un rapport de 1 à 2,7 entre revenu rural et citadin et de 1 à 3,5 entre revenu citadin et nobiliaire. La confusion n'est guère possible et la hiérarchie des statuts sociaux est conservée dans la propriété foncière.

Face aux nobles

25L'observation des déclarations nobiliaires et citadines est significative. Dans les deux cas, on trouve un groupe dominant de déclarations entre 50 et 500 livres, correspondant au moins à une petite closerie ou au plus à une grosse métairie. Pour les nobles, ce groupe médian représente les deux tiers des déclarations, pour les citadins les trois quarts. Mais la différence se situe au-delà et en deçà de cette masse centrale. Les petites déclarations ne représentent que 8 % de l'ensemble des nobles, les grosses plus de 23 % alors que parmi les citadins les chiffres sont pratiquement inversés : 23 % de petites déclarations, 2,4 % de grosses. Posséder plus de 1 000 livres de revenu foncier dans la même paroisse n'est pas rare pour un noble ; c'est exceptionnel pour un citadin.

Tableau n° 59 : Répartitions des revenus fonciers en 1751 chez les nobles et les citadins (en nombre de déclarations)

Image

Tableau n° 60 : Répartition des revenus fonciers en 1751 chez les nobles et les citadins (en % de la valeur)

Image

Graphique n° 11 : Répartition des revenus fonciers en 1751. Nobles/citadins (nombre de propriétaires)

Image

26Le phénomène apparaît encore plus éclatant, si on observe la valeur des revenus déclarés.

27Chez les nobles, la grande propriété est considérable ; elle représente plus de la moitié du patrimoine foncier8. En revanche, chez les citadins elle est beaucoup plus rare, atteignant tout juste 10 % du patrimoine. À l'inverse une partie non négligeable de la propriété citadine est une micropropriété, faite de maisons, de bâtiments agricoles, de parcelles isolées, de biens hérités et divisés. Les citadins propriétaires ne sont pas tous des grands bourgeois cossus et s'ils ont, dans l'ensemble, des biens fonciers plus étendus que les ruraux, ils se confondent pourtant rarement avec les nobles.

Les distinctions entre citadins

28Parmi les citadins, on peut établir des différences en fonction des origines sociales des propriétaires mais aussi en fonction des villes. Les Rennais sont toujours situés au-dessus des autres propriétaires citadins. Le revenu moyen par déclaration pour Rennes atteint 153.14 livres alors que la moyenne générale des citadins est de 127 livres. En réalité, cette moyenne est largement redevable à Rennes car à Vitré, elle n'est que de 120.16 livres et à Fougères de 105.17 livres. Si on observe le revenu citadin moyen par déclaration en excluant les Rennais, on tombe à une valeur de 116.2 livres, (40 % de moins que pour les Rennais). La différence se marque aussi dans la répartition des déclarations en fonction du revenu. Au-dessus de 200 livres, les grosses déclarations sont beaucoup plus fréquentes pour les Rennais (près de 30 %) que pour les autres citadins (seulement 17 %). En valeur, les déclarations de plus de 500 livres représentent plus de 20 % du patrimoine des Rennais contre moins de 9 % pour les autres. Cette différence marque l'écart de richesse incontestable qui sépare le médecin réputé de la grande ville du chirurgien modeste d'un bourg, le jurisconsulte célèbre du petit notaire besogneux. Tous peuvent avoir des ambitions foncières mais l'un se contentera de modestes closeries quand l'autre lorgne avec envie sur les beaux domaines de la noblesse. Certes, les modestes chirurgiens et les petits notaires ne sont pas absents de Rennes mais ils n'y tiennent pas la première place et c'est, au contraire, la très grande bourgeoisie qui, par sa présence, place au-dessus des autres les revenus moyens des propriétaires rennais.

Les propriétaires rennais : une image en 1735

29Ces propriétaires rennais, nous les connaissons mieux grâce aux enquêtes menées à l'intérieur de la ville, par la capitation entre autres. On peut en dresser une image beaucoup plus précise que pour les autres villes.

Une première « pesée globale »

30En 1735, dans l'évêché de Rennes, les Rennais présentent 1011 déclarations de revenus fonciers, soit 2 % des déclarations roturières. C'est relativement peu et moins que la part générale de la population rennaise dans le diocèse. Mais nous ne possédons pas les déclarations des parties rurales de Rennes où la proportion des citadins est bien évidemment plus forte.

31Les propriétaires rennais déclarent un revenu total de 73 796.10 livres, soit environ 6 % du revenu total. C'est dire qu'ils possèdent dans le diocèse à peu près autant de terres que le clergé. Même en ajoutant les quelques paroisses manquantes, on peut être certain que les Rennais ne concentrent pas plus de 10 % des terres mais, à la différence des biens religieux, cette propriété n'est pas répartie de façon équivalente sur l'ensemble du diocèse. La carte que l'on peut dresser de l'implantation foncière des Rennais en 1735 montre une nouvelle fois la structuration du bassin foncier.

Les revenus fonciers des propriétaires rennais

1-Par déclarations

Graphique n° 12 : Revenus fonciers des Rennais en 1735

Image

32Les très grosses déclarations, celles qui dépassent 500 livres, sont peu nombreuses de même que celles comprises entre 250 et 500 livres. Rares sont les citadins qui rassemblent dans une même paroisse plusieurs grosses exploitations. Seuls 40 propriétaires (moins de 4 % de l'ensemble) sont dans ce cas.

33En revanche, 333 déclarations, un tiers du total, portent sur moins de 30 livres et représentent donc de simples parcelles ou de petites exploitations. Cela ne signifie pas toujours que les propriétaires soient de petits détenteurs de terre mais seulement que leurs exploitations sont de taille réduite même si elles peuvent être nombreuses.

34Les deux tiers des déclarations (63 %) portent sur des revenus variant entre 30 et 250 livres. Les biens des Rennais placent donc ces propriétaires citadins nettement au-dessus de la paysannerie. Les citadins détiennent dans la plupart des cas des exploitations moyennes qui peuvent même parfois faire apparaître les fermiers comme relativement privilégiés. Ils peuvent rarement être confondus avec les propriétaires paysans. À voir l'exploitation agricole, on peut souvent deviner le propriétaire. Car le bourgeois rennais, ne peut pas non plus, du moins pas toujours, être pris pour un noble. Le revenu nobiliaire moyen est de 229.13 livres, celui des bourgeois n'est que de 72.19 livres, soit trois fois moins. Les Rennais sont donc dans une position intermédiaire. Nettement distingués des ruraux, ils ne sont pas pour autant au niveau des nobles.

2-Par propriétaires

35Les 1011 déclarations représentent 516 personnes car nombre de Rennais possèdent des biens dans plusieurs paroisses.

Tableau n° 61 : Propriétaires présents dans plusieurs paroisses

Image

36Les propriétaires présents dans de multiples paroisses ne sont pas nécessairement les plus riches. M. Delarue, procureur au Présidial, qui possède des biens dans 8 paroisses déclare certes 541.10 livres de revenu foncier9 mais M. Delourmel, présent aussi dans 8 paroisses n'annonce que 219.5 livres de revenu10. Jean Chassé n'en déclare que 221.10 livres en 7 paroisses11.

Carte n° 30 : La propriété foncière des Rennais en 1735 ( % valeur totale des terres)

Image

37La répartition des revenus fonciers individuels des Rennais montre que 50 % des propriétaires se situent entre 50 et 250 livres et quelque 80 % entre 30 et 500 livres. Seules 23 personnes déclarent plus de 500 livres de revenu foncier ; ce sont eux les véritables grands propriétaires bourgeois. Leurs revenus dépassent 15 600 livres et représentent plus de 20 % des revenus fonciers de la bourgeoisie.

Tableau n° 62 : La propriété des Rennais (en revenu par individu)

Image

3815 % des propriétaires concentrent à eux seuls la moitié du patrimoine des Rennais et 40 % d'entre eux possèdent plus de 80 % du total. Si les propriétaires sont assez nombreux, leur participation au marché foncier est très inégale. On assiste, comme dans la noblesse, à une concentration du patrimoine entre les mains de quelques-uns. La moitié des propriétaires rennais possède effectivement des exploitations importantes et tire de la terre des revenus non négligeables. Pour les autres, deux cas de figure se présentent ; ce sont des petits bourgeois, voire des artisans ou des gens du peuple qui ne possèdent que quelques biens ou, au contraire, des gens riches dont l'intérêt pour la terre est faible ou n'a pu s'affirmer.

Les propriétaires rennais

1-la hiérarchie fiscale

39Les propriétaires rennais ne sont pas tous très riches et la richesse n'est même pas un véritable critère de différenciation entre eux. Certes, les plus gros propriétaires paient souvent plus de 50 livres de capitation mais, à côté, d'autres propriétaires importants sont nettement moins riches. Tous les riches ne sont pas non plus propriétaires puisqu'on comptait en 1734, 24 capités à plus de 100 livres et qu'on ne retrouve que 16 d'entre eux parmi les propriétaires. Au total, seuls 68 des 115 capités à plus de 50 livres sont propriétaires fonciers. On peut admettre que quelques uns possèdent des terres dans les diocèses voisins mais globalement un tiers des plus riches rennais n'est pas détenteur de terre. Dans la catégorie inférieure, de 20 à 50 livres de capitation, on ne retrouve que 45 % des capités parmi les propriétaires. Dans l'ensemble, 310 personnes payant plus de 20 livres de capitation possèdent des terres dans l'évêché et, en tout état de cause, il n'y a pas plus de 60 % des bourgeois rennais qui soient propriétaires fonciers. Les plus riches le sont aux deux tiers, les autres à la moitié. Plus on s'élève dans la richesse, plus la terre devient un élément de la fortune bourgeoise mais pourtant cette attirance n'est jamais totale : la terre n'est pas nécessairement l'investissement obligatoire de la bourgeoisie. Peut-être faut-il relativiser cette attirance de la bourgeoisie vers la terre qu'on a souvent postulée sans véritablement la mesurer. On peut être bourgeois et riche dans la France d'Ancien Régime sans être propriétaire terrien.

40Dans le même temps, la petite bourgeoisie et une partie du monde artisanal sont aussi présentes parmi les propriétaires. Cette petite bourgeoisie ne représente que 9,6 % des propriétaires importants (+ de 250 livres) mais 21 % des propriétaires moyens (de 100 à 250 livres) et 57 % des petits propriétaires (moins de 100 livres). Petits bourgeois et artisans représentent 40 % de l'ensemble des propriétaires et possèdent 20 % des biens des Rennais. Il s'agit bien sûr d'une minorité de cette petite bourgeoisie qui est propriétaire (pas plus de 15 à 20 %). Elle ne dispose, le plus souvent, que de petites exploitations morcelées et dispersées mais dans l'ensemble, elle forme une catégorie importante dont la limite inférieure se situe un peu au-dessous de 10 livres de capitation. L'éventail de la propriété rurale des citadins s'élargit donc vers les « classes moyennes », c'est tout le monde de l'échoppe, de l'atelier, des petits officiers qui apparaît alors et aligne son comportement social sur celui des plus riches, pour se distinguer sans doute des ruraux et du peuple de la ville.

2-Les activités socio-professionnelles

41Les propriétaires rennais sont avant tout des hommes de loi. Juges, greffiers, huissiers, procureurs, avocats ou autres représentent 52 % des propriétaires dont nous connaissons la profession et possèdent 64 % des terres des Rennais. Les robins sont proportionnellement beaucoup plus nombreux parmi les propriétaires que dans l'ensemble de la bourgeoisie puisqu'ils ne constituent que 38 % des capités à plus de 20 livres en 1734. Avec le groupe des officiers et des administrateurs, ils atteignent même 61,4 % des propriétaires et 74,4 % des biens, part toujours très supérieure à leur part réelle de la bourgeoisie.

42La terre est donc surtout un placement de robins alors que le monde du négoce et de la marchandise est beaucoup moins bien représenté. Les hommes de loi ont faim de terre et se constituent des domaines importants. Parmi les 35 plus gros propriétaires, on ne trouve qu'un rentier, deux marchands et un artisan mais il y a 8 avocats et 13 procureurs. Hommes de loi et officiers représentent 74 % des gros propriétaires ; ils sont encore 59 % des propriétaires moyens (de 100 à 250 liv..) mais seulement 36 % des petits. Commerçants et artisans suivent une courbe inverse. De 13 % des gros propriétaires, ils passent à 19 % des moyens et à 25,5 % des petits.

43Ces deux catégories sont à l'origine séparées par une différence de richesse. Les robins se situent légèrement au-dessus des commerçants dans la hiérarchie des revenus. Mais cette légère différence ne justifie pas l'écart qui s'affirme quant à la propriété. Il y a là une différence d'attitude sociale indiscutable. L'homme de loi est plus volontiers tourné vers la terre ; il y enfouit plus facilement ses revenus et se rapproche peut-être ainsi de la noblesse dont il partage quelque peu le mode de vie, et parfois les intérêts.

44De plus, les familles robines sont souvent plus anciennes, plus solidement ancrées au sommet de la hiérarchie sociale rennaise. Elles ont progressivement constitué leurs domaines en deux ou trois générations. La robe est un achèvement, un aboutissement, un dernier stade avant de tenter peut-être l'anoblissement. Ce n'est pas le cas du négoce qui apparaît plutôt comme une étape intermédiaire, presque obligatoire. Le commerce permet l'enrichissement, la robe le confirme, le rend définitif, évident aux yeux de tous. Les familles marchandes, plus récemment enrichies, n'ont pas encore eu le « loisir » d'immobiliser leur revenu dans des métairies et des pièces de terre. Les grandes familles commerçantes du xviie siècle (Aubert, Gardin, Desclos.), anoblies sous Louis XIV, ont peu à peu abandonné le commerce entre 1660 et 1690 et n'ont commencé à investir massivement dans la terre qu'au tournant du siècle, au moment de leur anoblissement ou un peu avant. En 1735, on les retrouve bien placées parmi les familles nobles avec 2 000 à 3 000 livres de revenu foncier. M. Pinot de la Gaudinais, le plus gros propriétaire rennais est dans la même situation. Avec plus de 1 500 livres de revenu foncier, on peut le comparer à la noblesse aisée et il est précisément anobli en 1735 puisqu'il détient sa charge de secrétaire du roi depuis 20 ans. D'ailleurs dans l'évêché de Saint-Malo il est déjà comptabilisé avec la noblesse.

45Au total, il semble qu'on puisse établir un schéma assez précis d'évolution de la bourgeoisie. C'est par le négoce qu'on s'enrichit et c'est par l'entrée dans le monde de la robe qu'on manifeste son enrichissement. Le négociant n'investit pas encore ou relativement peu dans la terre mais il possède, en revanche, des immeubles en ville. Définitivement enrichie et bien établie, une partie des commerçants se tourne vers le monde de la justice en y mariant ses enfants ou en achetant des charges et son comportement vis-à-vis du patrimoine évolue. On garde les immeubles urbains mais on y ajoute des domaines ruraux qui, joints au type d'activité différent, rapprochent de la noblesse qu'on obtiendra parfois au bout de quelques décennies.

46Marchands et commerçants ne sont cependant pas totalement absents du jeu foncier. Leurs propriétés paraissent même fréquemment liées aux activités professionnelles et aux origines familiales. La présence relativement forte de propriétaires rennais dans les régions de Châteaugiron, Châteaubourg et Pire est due en grande partie aux marchands de toiles. Or nous sommes ici dans la grande région de fabrication des toiles noyales et cette présence foncière des marchands rennais souligne sans doute la part qu'ils prennent à ce commerce. Cette présence s'ajoute à celle déjà assez forte des petits marchands locaux et des négociants vitréens pour donner à toute la région un visage foncier bien particulier.

Tableau n° 63 : Les propriétaires rennais en 1735. Répartition par catégories sociales et selon la capitation

Image

47Note12

Les propriétaires rennais en 1751

48Quinze ans plus tard, l'image qu'on peut obtenir du propriétaire foncier rennais n'est pas fondamentalement différente. Mais elle peut être plus précise, surtout en ce qui concerne les biens possédés.

Les exploitations

49Les Rennais s'intéressent en priorité aux exploitations complètes. Dans le diocèse de Rennes, 498 propriétaires rennais interviennent. Seuls 70 d'entre eux (14 %) n'ont que des parcelles isolées ou des bâtiments mais 428 personnes se partagent 751 exploitations qui représentent 82,6 % du patrimoine des Rennais.

1-Présentation générale

50Tous les types d'exploitations existent chez les bourgeois rennais depuis les très grosses métairies, comme celle de l'Etrillaye à Bruz affermée 1 000 livres ou celle des Bintinais (l'actuel écomusée du pays de Rennes) affermée 950 livres, jusqu'aux misérables petits lieux ne rapportant qu'une vingtaine de livres à leur propriétaire.

51Les déclarations sont trop fréquemment imprécises pour qu'on puisse analyser la consistance effective de ces exploitations. Les détails sont souvent nombreux et soignés quand on déclare des pièces isolées mais quand il s'agit d'exploitations complètes, on se contente généralement d'en indiquer le nom, la localisation et le montant du bail. Il faut donc observer les montants des fermages pour cerner de plus près ces exploitations.

Tableau n° 64 : Distribution des revenus nets des exploitations appartenant à des Rennais en 1751

Image

52Les petites exploitations (moins de 50 livres) sont assez peu nombreuses, de même que les très grosses, dépassant 400 livres. La majorité se concentre entre 50 et 150 livres et celles qui se situent entre 150 et 250 livres comptent pour près du quart du total. À ce niveau, ce sont déjà des exploitations importantes. Si on distingue selon les types d'exploitation, on obtient une vision plus précise.

Tableau n° 65 : Types d'exploitations possédées par les Rennais

Image

Graphique n° 13 : Les exploitations des Rennais en 1751 (selon le montant du bail)

Image
Image
Image

53La différence de distribution des lieux et métairies quant à leur valeur apparaît nettement dans les graphiques n° 13. Au-delà de 150 livres annuelles, le nombre des lieux diminue très rapidement ; seuls 10 % d'entre eux sont affermés plus de 200 livres. Pour les métairies, cette barrière des 200 livres constitue la valeur médiane. Au-dessus de 200 livres, 85 % des exploitations sont des métairies et, si on excepte les trois très gros domaines affermés entre 900 et 1 000 livres, les plus importants des lieux ne représentent que la moitié de la valeur des grosses métairies. Le rapport du simple au double entre lieux et métairies est donc assez constant.

2-La métairie

54Le patrimoine rennais est constitué pour près de 30 % par des métairies et elles apportent 50 % du revenu des exploitations complètes. Si on se souvient des données des 7 paroisses prises pour exemple précédemment, l'inadéquation entre ce patrimoine et la distribution générale des exploitations dans la région est évidente. Pour 5 paroisses, les métairies ne représentaient pas plus de 15 % du nombre des exploitations et culminaient au tiers de leur valeur globale. Ce sont sans doute ces données qu'il faut considérer comme les plus habituelles en Haute-Bretagne : un sixième de grosses exploitations représentant entre le quart et le tiers des revenus. Or, pour les Rennais, les données sont bien différentes. Dans un cas sur trois, l'exploitation du bourgeois rennais est une métairie et cette métairie représente environ la moitié de son patrimoine. Ce sont des valeurs qu'on retrouve seulement dans les données paroissiales de Vezin ou de Toussaint. La corrélation est claire. La proximité immédiate de la ville modifie radicalement les structures foncières en élargissant la taille des exploitations. Il y a incontestablement une attirance de la bourgeoisie vers la grosse exploitation. Certes, les très grands domaines lui échappent majoritairement. La noblesse continue à dominer très largement, voire sans partage, ce marché. Au-delà de 500 à 600 livres de rente, les très grosses métairies, souvent attachées à des domaines seigneuriaux, à des châteaux, restent la propriété des privilégiés. Les bourgeois qui s'insinuent dans ce milieu sont assez rares et se concentrent, de plus, à proximité immédiate de la ville. Mais, en deçà, de 200 à 500 livres, la bourgeoisie a une présence à peu près égale à celle de la noblesse. C'est entre ces deux catégories que se répartissent les métairies. Dans certaines zones, une bourgeoisie rurale parvient à intervenir à ce niveau et à posséder des métairies moyennes ou de gros lieux mais elle reste toujours minoritaire. Noblesse et bourgeoisie urbaine se partagent bel et bien les métairies.

55L'attrait de ce type d'exploitation pour le bourgeois s'explique de plusieurs façons. C'est parfois un investissement de prestige et l'on accolera fièrement le nom de la métairie à celui de son propriétaire. C'est un marché où la concurrence potentielle est numériquement faible car il faut disposer, pour l'acquisition, de sommes importantes que la petite bourgeoisie ou la bourgeoisie rurale parvient rarement à rassembler. C'est aussi un investissement rentable. D'abord parce que l'étendue du domaine permet une plus grande variété de production et le rend donc un peu moins sensible aux crises économiques. Cette variété n'est pas négligée par le propriétaire citadin qui, très souvent, fait figurer dans le bail des paiements complémentaires en nature très diversifiés. On réclame au fermier des volailles, des œufs, des porcs mais aussi du lait ou du beurre car la métairie entretient un cheptel assez important, des fruits (pommes, poires), des légumes, du cidre, des châtaignes, du chanvre et surtout du bois. Autant d'approvisionnements que le fermier doit livrer lui-même jusqu'à la ville et qui apportent à notre propriétaire citadin une alimentation plus diversifiée et meilleur marché. La possession de terre, et plus particulièrement de métairies, introduit des changements évidents dans la vie quotidienne de notre bourgeois. Sans doute y a-t-il aussi un peu de fierté à pouvoir faire goûter aux amis le lait, le beurre ou le cidre de son domaine, voire le vin pour ceux qui possèdent des terres dans la vallée de la Vilaine. Enfin, dernier avantage de ce type de bien, et non le moindre, le fermier est très généralement solvable. Les propriétaires de lieux ou de petits domaines se plaignent très souvent de la misère, de l'insolvabilité, du déguerpissement de leurs fermiers qui ne parviennent pas à assurer les versements des loyers et préfèrent souvent les abandonner. Mais le cas est beaucoup moins fréquent dans les métairies. Sans doute le fermier d'une métairie n'est-il pas toujours cossu, mais, dans la plupart des cas, il parvient généralement à payer les loyers. De plus, il est souvent lui aussi propriétaire de parcelles isolées ou de petites exploitations, ce qui peut lui permettre de répercuter ses difficultés éventuelles sur ses propres fermiers, ou de les compenser s'il exploite lui-même ses terres. Le fermier de la métairie est un personnage sur qui on peut compter ; en cas de difficultés, on peut lui avancer de l'argent ou remettre à plus tard ses versements en sachant que ce crédit est garanti soit par la qualité de l'exploitation et des revenus qu'on en tire habituellement, soit par les biens propres du fermier. Ainsi, en jouant sur une marge de profit habituelle, peuvent parfois s'établir des relations de relative confiance entre le propriétaire et son fermier dans la métairie. Les paiements étant effectués sans trop de difficulté, le propriétaire a tout intérêt à entretenir régulièrement et correctement son bien. Un modus vivendi semble souvent s'établir ; le propriétaire entretient correctement une exploitation qui lui rapporte régulièrement des sommes intéressantes. Cette entente relative permet d'ailleurs, à plus ou moins longue échéance, d'augmenter les baux sans que la situation du fermier s'en trouve systématiquement considérablement dégradée. Les métairies jouissent d'une certaine stabilité quant à leurs exploitants ; un grand nombre sont occupées par les mêmes familles pendant plusieurs décennies. Le tableau n'est certes pas idyllique. Stabilité des exploitants, gains assurés pour le fermier comme pour le propriétaire, bon entretien ne sont pas systématiques et la métairie (bourgeoise ou noble) n'est pas un éden bucolique où s'effaceraient les tensions sociales et les difficultés économiques. Mais néanmoins, sa situation est beaucoup plus stable que celle des lieux.

3-Lieux et closeries

56Ces lieux et closeries constituent plus de la moitié des exploitations de la bourgeoisie. 82 d'entre eux (environ 20 %) sont affermés plus de 150 livres et peuvent être assimilés à des petites métairies. Constituant le type d'exploitation le plus répandu, ils sont bien évidemment objet d'intérêt pour la bourgeoisie. Leur acquisition ne nécessite pas la mise en œuvre de sommes aussi considérables que les métairies et, de ce fait, ils ne sont pas l'apanage des plus riches. Petits bourgeois ruraux, laboureurs et paysans aisés, artisans, voire parfois petit peuple des villes en possèdent aussi. Mais les plus modestes d'entre eux, ceux qui sont affermés moins de 100 livres, sont probablement d'un rendement bien aléatoire. En effet, leur petite taille (presque toujours moins de 5 hectares) n'en fait pas systématiquement des exploitations viables. Le fermier réussit probablement à vivre « normalement » en année moyenne. Mais que survienne la moindre difficulté et il se trouve hors d'état de payer son loyer. Plusieurs solutions s'offrent alors au propriétaire. S'il persiste à vouloir être payé, le fermier s'engagera dans un cycle d'endettement dont il aura du mal à sortir et qui le poussera peut-être à abandonner sa ferme. Encore faut-il qu'il ait trouvé quelqu'un qui accepte de lui prêter de l'argent. Si le propriétaire accepte les retards de paiement, il abandonne bien souvent des revenus que le fermier n'aura jamais les moyens de lui assurer ensuite. S'il change de fermier, il n'est pas sûr que le suivant réussira mieux. Dans tous les cas, le rendement financier est aléatoire. Cependant, cette situation délicate n'est valable que dans les périodes de difficultés agricoles et pour les petits lieux. Au-dessus d'un seuil qu'on peut sans doute fixer à une centaine de livres et 7 à 8 hectares de terre, ces problèmes se posent plus rarement.

La propriété parcellaire

57Les exploitations complètes représentent les 4/5 du patrimoine rural de la bourgeoisie rennaise ; les 20 % restants se répartissent entre un patrimoine immobilier très modeste et un ensemble de parcelles isolées ou de groupes de parcelles parfois avec des bâtiments.

1-La propriété bâtie

58La modestie du patrimoine immobilier témoigne de la volonté de rentabilisation de l'investissement rural. Dans les campagnes, la propriété bâtie n'est pas d'une grande valeur, surtout quand il s'agit de maisons isolées ne faisant pas partie d'un ensemble de bâtiments d'une exploitation agricole. Les grandes maisons de type urbain de certains bourgs paroissiaux ont une valeur plus importante. Mais elles sont monopolisées par la bourgeoisie rurale, par ces notaires, officiers seigneuriaux, ou marchands qui y résident. Ce type de propriété n'aboutit dans les mains des Rennais que lorsqu'il y a déplacement de la famille vers la ville. Il s'agit alors d'héritages que probablement on revend assez vite. Mais les petites maisons des bourgs ou des villages sont des constructions bien médiocres. Elles abritent des journaliers ou ouvriers agricoles, ceux qui n'ont rien ou presque et à qui on ne peut guère demander que des loyers symboliques13. En conséquence, les citadins ne s'y intéressent guère.

59En revanche, les maisons qui possèdent des dépendances plus directement agricoles sont plus prisées. Associées à des granges, étables, écuries, soues à porcs, pressoirs, à des jardins, des cours ou des courtils, elles constituent fréquemment le noyau de base d'une exploitation agricole potentielle et peuvent être d'un rendement financier plus intéressant.

60Parmi la propriété bâtie, deux types de biens relèvent manifestement d'une volonté d'investissement plus évidente : il s'agit des auberges et des moulins. Les auberges sont de grands bâtiments souvent accompagnés de pièces de terre et de dépendances. Les plus intéressantes sont situées sur une grande route. L'auberge de l'Écu, à l'entrée de Saint-Aubin-du-Cormier, propriété d'un avocat, est ainsi affermée avec une pièce de terre de 3 hectares et le propriétaire en retire 1 100 livres de revenu annuel. À Pont-Réan, point de passage commercial considérable, la grande auberge appartient à la sœur d'un juge-garde des Monnaies. Affermée avec une écurie, plusieurs jardins et parcelles proches, elle n'est qu'un des éléments d'un domaine remarquablement groupé qui comprend aussi à Pont-Réan, deux métairies. L'auberge apparaît ainsi comme l'ornement de domaines fonciers très solides et relevant de la meilleure bourgeoisie rennaise.

61Il en va de même pour les moulins. Bien qu'il s'agisse en général de petits moulins (les plus gros restant attachés aux domaines seigneuriaux), on compte parmi les propriétaires deux conseillers au présidial, un secrétaire du roi pas encore anobli, le subdélégué général Vedier et un négociant qui paie alors 88 livres de capitation. Seul se distingue dans cet ensemble socialement très haut placé, Sébastien Barbarin, dit Piraudais, blançonnier au Bourg-Lévêque qui possède « un moulin à fouler les étoffes » à Pocé, près de Vitré. Acquisition professionnelle sans doute mais aussi acquisition qui s'intègre bien dans un processus d'ascension sociale remarquable. En 1734, notre homme paie déjà 35 livres de capitation mais il ne possède pas encore de biens fonciers dans le diocèse. Plus tard, sa cote de capitation va s'élever jusqu'à 85 livres en 1758 et des biens fonciers apparaissent. Au moulin de Pocé, on ajoute en 1765, une grosse métairie à Pacé, tout près de Rennes14. À la veille de la Révolution, son fils, devenu marchand apothicaire, réside place du Calvaire et paie 74 livres de capitation. Plus curieux et symbolique, le nom même a changé. En 1734, le rôle de capitation porte la mention « Barbarin, dit Piraudais », le surnom étant fréquent dans le monde de l'artisanat. En 1788, son fils est M. Barbarin de la Piraudais. Belle pirouette onomastique, beau symbole de l'élévation !

2-Les pièces de terre

62Ce type de propriété reste toutefois assez rare dans le patrimoine des Rennais ; la noblesse, d'une part, la bourgeoisie rurale de l'autre, la conservent précieusement. Les parcelles isolées sont nombreuses en revanche, et d'origines diverses. Le peuple rennais, les artisans, la petite ou grande bourgeoisie figurent parmi les propriétaires. Certaines résultent d'héritages, de successions, de partages surtout. C'est le cas dominant pour le petit peuple15. D'autres proviennent d'une volonté d'investissement. Pour les moins riches de nos citadins, il est hors de question d'acquérir une exploitation et seules ces pièces isolées sont à la portée de leur bourse. Quelques centaines de livres suffisent pour devenir propriétaire foncier. Cette micro-propriété acquise est surtout présente à proximité de Rennes où le petit peuple et les artisans essaient de placer leurs économies. Plus loin, il s'agit généralement d'héritages.

63Les parcelles isolées sont rarement très étendues. Elles ne dépassent pas deux ou trois journaux sauf quelques cas exceptionnels où des propriétaires importants en possèdent un certain nombre à côté de lieux ou de métairies. Leur destin les conduit souvent à être regroupées, rassemblées afin de pouvoir constituer une nouvelle exploitation mais le processus est très lent et se fait à la suite de redistributions, de ventes, d'échanges... Parmi ces pièces, les terres labourées dominent très largement ; les prés sont beaucoup plus rares alors que dans la vallée de la Vilaine, on trouve un nombre assez important de parcelles de vigne, généralement tenues en faire-valoir direct. Snobisme du vigneron, désir de boire son propre vin et parfois intérêt spéculatif se rejoignent pour attirer la bourgeoisie rennaise vers cette production totalement marginale. Notons enfin la prise en afféagement de certaines terres surtout au sud de Rennes. Dans la plupart des cas, les grands afféagements sont associés à la proximité d'autres exploitations. Si ces afféagements et défrichements ne sont guère significatifs quant à leur valeur et à leur rendement financier, ils témoignent cependant d'un intérêt marqué pour les choses de la terre, d'un goût pour le progrès tel qu'il est perçu ou présenté alors, et de la volonté des propriétaires rennais de développer la rentabilité de leur patrimoine.

Propriété, prestige et mode de vie : le bourgeois aux champs

64Cette volonté de mise en valeur, cet aspect financier de rentabilisation des investissements fonciers ne sont cependant pas exclusifs. Pour la bourgeoisie rennaise, la possession d'un domaine foncier est un placement économique mais c'est aussi un élément partie prenante d'un certain mode de vie, d'une façon d'envisager son avenir, sa position sociale et sa vie quotidienne. La terre, placement financier, permet de marquer son statut social et de le caractériser par un mode de vie qui, par certains aspects, se rapproche de celui de la noblesse. On a déjà vu comment la possession de domaines modifie la vie quotidienne par le ravitaillement en aliments frais et diversifiés ou en bois. L'autre aspect caractéristique de cette attitude de la bourgeoisie face à la terre est l'existence de « retenues ».

65La majorité de nos bourgeois n'a pas les moyens, à l'instar de la noblesse, de posséder un château ou même un manoir à la campagne au milieu de ses terres. Mais elle tient quand même à profiter des plaisirs momentanés de la vie rurale. Elle veut, de temps à autre, pouvoir se retirer des tumultes de la ville et, tout en surveillant la gestion et la bonne marche de ses domaines, se reposer à l'ombre des arbres fruitiers. Faute de domaines suffisamment grands, faute de manoirs, le bourgeois se réserve donc dans ses métairies, des retenues qu'il n'afferme pas et où il se rend de temps en temps.

66Ces retenues, maisons de campagne et d'agrément, ne sont pas passibles de l'impôt du Vingtième, puisqu'elles n'apportent aucun revenu ; elles ne sont donc pas toutes mentionnées dans les déclarations. On n'en retrouve que 49 mais il est clair que leur fréquence est beaucoup plus grande et presque systématique dans les grandes exploitations. Près de 40 % des exploitations qui comportent des retenues sont affermées plus de 300 livres alors que ces exploitations ne représentent que 10 % des exploitations des Rennais. La retenue est un phénomène qui touche les plus riches ; les 45 retenues prises sur des exploitations le sont à 29 reprises sur des métairies et seulement 16 fois dans les lieux16.

67C'est aussi un phénomène de proximité. Étant données la difficulté et la lenteur des déplacements dans les campagnes, les retenues lointaines ne sont intéressantes que pour ceux qui y restent longtemps, c'est pourquoi on privilégie les domaines les plus voisins de la ville. Quand on dispose de plusieurs métairies, c'est presque toujours dans la plus proche qu'on se réserve une retenue. Ainsi voit-on se dessiner une véritable auréole de résidences secondaires de la bourgeoisie autour de Rennes : à Saint-Hélier, Toussaint, Noyal-sur-Vilaine, Chantepie, vezin, Noyal-sur-Seiche, Bruz, Châtillon-sur-Seiche, (80 % d'entre elles sont à proximité immédiate de la ville). Dans tous les cas, on peut s'y rendre à pied en quelques heures, au plus en une demi-journée. Au-delà, les retenues lointaines sont liées très souvent à l'existence de domaines fonciers importants et occasionnant une surveillance régulière. Ainsi pour Antoine Hubaudière, avocat, demeurant rue Saint-Melaine qui possède une maison de retenue à Parcé. Mais sa famille est originaire de cette région et lui-même y possède 1 235 livres de revenu réparties en 11 exploitations et 7 paroisses. De même pour François Jehannin, conseiller au Présidial, propriétaire de 8 exploitations autour de Piré et Janzé et qui a une retenue dans sa plus grosse métairie à Janzé ou pour le subdélégué Vedier qui reçoit 1 052 livres de revenu à Mézières-sur-Couesnon. Dans certains cas, la retenue peut avoir un intérêt professionnel. Pierre Debroise, marchand rennais détenteur de plus de 2 000 livres de revenu à Janzé et 500 livres à Piré, se réserve deux maisons à Janzé. De la première, il « jouit du superfice pour y loger (ses) grains ». L'autre, dit-il « me sert de retraite lorsque je suis obligé d'aller à Janzé ». Ici, la retenue est sans doute plus utile qu'agréable.

68Il y a ainsi autour de Rennes, dans un rayon de quelques kilomètres, constitution par la bourgeoisie d'un espace de repos, de retraite, de loisir au sein de ses domaines fonciers. Quand ces retenues sont estimées, leur valeur n'est pas toujours insignifiante et varie de 4 à 64 livres17. Certaines sont même entrées telles quelles sur le marché. Rien n'empêche en effet un propriétaire de vendre séparément la retenue et la métairie de laquelle elle est extraite. Les Prigent-Tréguilly, une famille de marchands rennais, possèdent en 1751 « un cabinet et un jardin de retenue au lieu de Rivaudière » en Saint-Hélier. Mais le lieu ne leur appartient pas et, qui plus est, ils ont affermé cette retenue pour 60 livres !

69La diversité des valeurs déclarées provient de la nature même des retenues. Pour les plus riches, il s'agit d'une maison entière mais ce n'est possible que dans les plus grandes métairies, où plusieurs bâtiments peuvent servir à l'habitation. Dans les autres cas, le propriétaire se réserve quelques pièces. Pièces d'habitation, chambres, cabinets, salles, cuisines mais aussi pièces de rangement, d'entrepôts, tels les celliers ou greniers. La retenue varie entre la « mauvaise chambre avec un grenier au-dessus » du Sieur Juhel au lieu de Saint-Armel à Bruz et le manoir de Montigné du Sieur Barré, conseiller garde-scel à la chancellerie.

70Mais, plus que le logement, c'est la partie extérieure qui importe dans la retenue. Presque toutes comportent un jardin, sans plus de précision. Mais beaucoup de déclarations sont assez détaillées pour permettre d'apprécier mieux son contenu. Le jardin peut être réduit « aux fruits d'un cognassier » pour le Sieur Bigot, commissaire aux saisies réelles ou aux « arbres fruitiers attachés à la maison en forme d'espaliers » pour le Sieur Juhel. Il peut être un potager (chez M. Vedier à Mézières) mais aussi un jardin d'agrément (jardin à fleurs et à légumes chez le Sieur Bequeret à la métairie de Guines en Toussaint) et il est assez fréquemment accompagné d'un verger. On y trouve souvent des pépinières « où sont quelques plants » comme chez le Sieur Orieux à la Houssaye en Chantepie et, plus exceptionnelle, une orangerie à la métairie de la Grande Guillois en Saint-Hélier appartenant à un épicier. Quelques-uns ne se contentent pas d'un jardin ; on ajoute parfois une vigne (3 exemples) et surtout des prés ou des bois d'ornements. Dans certains cas, la retenue correspond presque à une petite exploitation où il ne manque que quelques pièces labourées.

71Dans cette diversité, transparaissent les occupations et les ambitions de nos bourgeois aux champs. Pendant les quelques jours de repos qu'on y prend, on taille la vigne, on cueille des fruits ou des fleurs, on se promène dans le bois ou on expérimente des cultures particulières dans la pépinière ou l'orangerie, bref on s'y comporte en propriétaire sans problèmes, dégagé des soucis du quotidien et se préoccupant de l'accessoire, du superflu ou du beau, à la manière de la plus haute noblesse ou des esprits les plus raffinés. Mais on ne perd pas de vue pour autant l'intérêt économique. Le Sieur Bigot apprécie sans doute la confiture de coing ; d'autres préfèrent économiser sur les achats de boisson en produisant un peu de vin ou de cidre ou rapportent en ville de pleins paniers de légumes ou de châtaignes ; d'autres enfin peuvent espérer compléter la nourriture de leur cheval quand ils en ont un, grâce aux prés qu'ils se réservent. L'aspect économique n'est jamais totalement oublié dans les retenues même si ce qui les distingue du reste du patrimoine foncier est d'être un élément de loisir et de prestige18.

72Pour disposer ainsi d'une retenue, il faut auparavant être propriétaire d'une métairie importante, ce qui signifie très souvent qu'on se situe déjà dans la meilleure bourgeoisie locale et qu'on aspire à un mode de vie qui n'est plus tout entier consacré aux activités professionnelles mais qui laisse une place à la détente et à la dépense. Pour les plus riches, il s'agit même d'une place importante. L'exemple du manoir de Montigné en Vezin est intéressant même s'il nous fait quitter momentanément les années 1751-1752. Lors de l'établissement du Vingtième, il est la propriété du Sieur Barré, conseiller à la Chancellerie, qui l'a acquis en 1745 d'un riche procureur, le Sieur Sauveur. Il ne le garde pas longtemps et le vend à un noble qui le cède ensuite le 27/2/1766 à Jean-Jacques Geslin, capitaine de vaisseau de la Compagnie des Indes. La maison consiste « en un corps de logis principal, une écurie, une remise, une cour, un jardin clos de murs, un verger, un petit bois, une terrasse, une avenue et une oseraie »19 ; bref, c'est le type accompli de demeure luxueuse, largement au-dessus de la petite retenue mais répondant aux mêmes besoins. Voulant modérer sa taxation au franc fief, M. Geslin explique les raisons de son acquisition :

« Les seuls avantages que les suppliants tirent de cet acquis, dit-il, c'est d'avoir une maison de campagne bâtie et en état d'être habitée pour y aller prendre l'air et du repost dans les intervalles de ses voyages aux Indes, car dans la réalité, cette maison leur sera plus à charge et leur coutera plus pour l'entretien qu'elle ne leur produira de revenu effectif. Cependant, sa belle situation proche de cette ville, l'agrément de trouver une maison toute bâtie, un jardin fait et planté les ont engagés à en porter le prix jusqu'à 34 000 livres, c'est à dire à plus de deux fois sa valeur réelle en revenu ».

73La somme est effectivement considérable et de tels investissements de luxe ne sont permis qu'aux plus riches de nos bourgeois. Toutefois, ils ne sont pas totalement désintéressés. M. Geslin ne mentionne pas dans cette lettre qu'à la maison est associée une grosse métairie dont le bail de 340 livres en 1748 vient de passer en 1765 à 700 livres. On sait aussi joindre l'agréable à l'utile.

Les revenus fonciers

1-la dispersion des propriétés

74Tous les propriétaires rennais n'ont pas les moyens de M. Geslin et beaucoup de domaines fonciers sont en réalité bien modestes. Nous disposons au total de 745 déclarations et mentions de revenus de Rennais provenant des déclarations des imposables pour le diocèse de Rennes et des premiers rôles du Vingtième pour une quarantaine de paroisses du diocèse de Saint-Malo. Ces 745 déclarations ne représentent que 528 propriétaires car un certain nombre, possessionnés dans plusieurs paroisses, ont fait plusieurs déclarations. 30 propriétaires n'apparaissent que dans le diocèse de Saint-Malo.

75Un quart des propriétaires rennais a pu disperser ses biens dans plusieurs paroisses mais seule une toute petite minorité (21 personnes) est présente dans au moins 4 paroisses. C'est dire que généralement les biens des citadins sont concentrés géographiquement et la dispersion extrême n'est pas fréquente. Il est facile pour un propriétaire de connaître en profondeur une paroisse ou un petit groupe de paroisses mais surveiller et gérer des exploitations aux deux extrémités du diocèse pose beaucoup plus de problèmes. Il faut s'habituer aux cultures de chaque petite région, à leurs usages, à leurs prix, s'intégrer dans des réseaux commerciaux et administratifs variés et tenir compte aussi des mentalités, des situations sociales locales qui peuvent être très marquées. Le propriétaire qui désire surveiller attentivement ses domaines, les faire fructifier au maximum, a tout intérêt à les concentrer sur une région réduite. Cela lui facilite considérablement la tâche. Cependant, l'étendue et la valeur totale du patrimoine d'un individu donné ne rendent pas toujours possible cette concentration spatiale des biens.

76Nos 528 propriétaires ont un patrimoine total qui leur rapporte 133 604.11 livres, soit une moyenne de 253 livres. Mais la répartition de ce patrimoine est très contrastée.

Graphique n° 14 : Revenu foncier par propriétaire en 1751 (en nombre et en valeur)

Image

2-petits et gros propriétaires

77Les petits propriétaires, ceux dont le revenu ne dépasse pas 50 livres, sont assez rares et leur part du patrimoine total des Rennais est insignifiante : 13 % des propriétaires ne perçoivent que 1,3 % des revenus. Le parallèle avec les plus riches est révélateur. 14 % des Rennais déclarent plus de 500 livres et concentrent 47,8 % du patrimoine. Entre les deux groupes extrêmes, les trois quarts des propriétaires rennais (72,5 %) se partagent la moitié des biens (50,8 %). Cette catégorie centrale est, de loin, la plus représentative. Ses biens consistent généralement en un ou deux lieux ou métairies, assez souvent proches géographiquement, et très stables. N'ayant pas la possibilité financière d'investir régulièrement, on tient à conserver le modeste domaine que l'on possède. Aussi ces biens restent-ils longtemps dans les mêmes familles. Ils ne sont pas la source dominante des richesses mais apportent seulement un revenu d'appoint, parfois assez secondaire.

78Pour les plus pauvres, les biens se limitent presque toujours à des parcelles isolées alors que les riches propriétaires agissent, semble-t-il, différemment. Possédant presque toujours plusieurs exploitations, ils les utilisent plus volontiers comme un placement dont le but immédiat est la rentabilité maximale. On observe alors une rotation plus rapide des propriétaires et un attachement moins grand au domaine, en tant que tel, qui devient plus facilement interchangeable et plus varié. C'est dans cette catégorie des gros propriétaires qu'on trouve en 1751 le plus d'achats récents, signe de disponibilités financières évidentes et rapidement mobilisables mais aussi d'une attitude plus entreprenante. Une fois le prestige assuré, une fois les domaines constitués et quand on a fait la part des investissements d'agrément (manoirs et retenues), on se préoccupe de la rentabilité du patrimoine qui doit assurer une part non négligeable des revenus ou permettre de constituer la dot des filles ou l'établissement initial des garçons. L'optimisation des rendements financiers des patrimoines est sans doute moins forte dans les catégories moyennes qui n'en sont encore qu'à la constitution de leurs domaines. Aux différences de revenus s'ajoutent des différences d'attitude. On ne vise pas les mêmes domaines ; on ne les perçoit pas de la même façon. Pour les uns, l'unique exploitation est une assurance sur l'avenir, un placement sûr et peut-être la base de domaines futurs plus étendus ; pour les autres, le domaine rural est un élément supplémentaire du patrimoine, élément qu'il faut faire fructifier et qui doit générer lui-même de nouvelles richesses, de nouvelles possibilités d'investissement. C'est pourquoi, en son sein, les exploitations sont presque interchangeables.

3-Propriétaires et niveaux de richesse

79Ces différences d'attitude recoupent en partie des différences de richesse. La distribution des propriétaires en fonction de leur capitation permet plusieurs constatations.

Graphique n° 15 : Propriétaires rennais et capitation

Image

80Les bourgeois ne sont pas seuls à posséder des terres. Parmi nos 528 propriétaires, plus de 20 % paient moins de 20 livres de capitation et ne correspondent donc pas strictement à notre définition initiale de la bourgeoisie.

81Mais certains de ces propriétaires peu capités n'échappent que partiellement à la bourgeoisie. En effet, on trouve parmi eux 45 % d'avocats, de procureurs, d'hommes de loi. Ce sont souvent des procureurs au présidial un peu moins riches ou de jeunes avocats qui viennent de s'installer. Ils n'ont pas encore de revenus considérables mais ce sont des « héritiers » qui recueillent les domaines constitués par leurs parents. C'est le cas de Bernardin Béziel, jeune procureur au présidial, mais dont on connaît la famille depuis le xviie siècle ou de François-Xavier Blesteau, avocat, qui ne paie que 19 livres de capitation mais a hérité de ses parents 400 livres de revenu foncier à Piré. Une moitié environ des propriétaires capités à moins de 20 livres fait donc bel et bien partie de la bourgeoisie. Cela réduit la proportion de propriétaires issus des catégories populaires à un peu plus de 10 %. Il s'agit de petits officiers subalternes, de marchands ou de maîtres artisans. On trouve là des teinturiers ou des aubergistes, quelques petits commis ou des boulangers... tout un monde qui sans atteindre vraiment la petite bourgeoisie est cependant, en temps normal, à l'abri de la misère. Les très pauvres en revanche sont peu représentés ; on ne note guère qu'un porteur demeurant aux Portes Mordelaises qui possède une closerie lui rapportant 25 livres et un domestique de M. Boisgelin de Cucé qui estime ses revenus fonciers à 82 livres.

82La propriété foncière n'est pas l'apanage exclusif de la bourgeoisie. Environ un cinquième des propriétaires se situent aux marges inférieures, dans la petite bourgeoisie ou même dans le peuple. Mais ces propriétaires assez pauvres ont des biens beaucoup plus modestes. Ils ne contrôlent que 13 % du patrimoine des Rennais (pour plus de 20 % des propriétaires) et leur revenu moyen n'atteint que 189 livres (266 pour ceux qui dépassent 20 livres de capitation). Il y a un décalage très net vers le bas : la propriété de la petite bourgeoisie ou du peuple concerne une minorité de ces personnes dans ces catégories sociales et il s'agit d'une petite propriété.

83La plupart de nos propriétaires appartiennent, eux, effectivement à la bourgeoisie. Ils ne s'en distinguent pas dans la répartition de la richesse. Les plus riches, ceux qui paient plus de 75 livres de capitation sont un peu plus nombreux parmi les propriétaires (8 % des propriétaires pour 6,8 % des capités bourgeois) ; leurs revenus sont un peu plus élevés (13,8 % du patrimoine rennais). À l'inverse, on compte 37,2 % de propriétaires bourgeois qui paient de 20 à 30 livres alors que cette catégorie représente 39,3 % des capités bourgeois. Les différences ne sont pas vraiment significatives. Dans l'ensemble, les catégories de richesse établies par la capitation se retrouvent à l'identique pour ce qui est des propriétaires. La richesse n'est pas un critère distinctif pour mesurer l'attirance générale des bourgeois vers la terre ; quels que soient leurs revenus, ils se tournent en même proportion vers les domaines fonciers. La richesse n'intervient que dans un second temps pour différencier l'importance globale des revenus. Le revenu foncier moyen des Rennais est de 253 livres mais, pour les propriétaires dont la capitation dépasse 75 livres, il s'élève à 441 livres. Si tous aspirent dans la même proportion à posséder des terres, les possibilités financières font que leurs domaines respectifs ne sont guère comparables.

Graphique n° 16 : Répartition des revenus fonciers des propriétaires rennais capités à moins de 20 livres et plus de 75 livres

Image

4-propriété et catégories socio-professionnelles

84Le critère de richesse ne permet pas vraiment d'opposer bourgeoisie propriétaire et non propriétaire, mais il n'en va pas tout à fait de même pour les catégories socio-professionnelles. La bourgeoisie propriétaire est plus souvent issue des milieux de la justice et des offices alors que les commerçants sont nettement plus rares. Les robins représentent plus de la moitié de nos propriétaires alors qu'ils ne constituent que 40 % de la bourgeoisie. À l'inverse, marchands et commerçants qui comptent pour le quart de la bourgeoisie ne sont que 16 % parmi les propriétaires. Curieusement, face à la réticence relative des marchands et des grands négociants, les artisans riches sont beaucoup mieux représentés. Pour ces hommes dont la situation financière est prometteuse mais qui gardent un statut social assez mal considéré, la propriété peut être un gage de sécurité, de stabilité mais surtout de respectabilité, indispensable à toute intégration véritable à la bourgeoisie.

85La surreprésentation des robins parmi les propriétaires fonciers est encore plus évidente quand on observe les revenus de leurs domaines. Non seulement les robins sont plus nombreux parmi les propriétaires mais ils sont aussi plus riches. Le revenu moyen des officiers et des hommes de loi atteint 385.6 livres ; celui des rentiers est de 301.10 livres ; les commerçants culminent à 290.01 livres alors que les artisans n'atteignent que 228.11 livres. Ainsi, les robins et officiers possèdent en réalité 69,8 % des revenus fonciers des Rennais alors qu'ils ne représentent que 41 % des bourgeois. La terre entre donc pour une part beaucoup plus grande dans leurs revenus et leurs fortunes.

Tableau n° 66 : Répartition des propriétaires fonciers bourgeois selon les catégories socio-professionnelles

Image

86Ne disposant pas des déclarations de toutes les paroisses de l'évêché on ne peut pas dire précisément quel est le pourcentage des bourgeois rennais qui possède des biens fonciers. Nos chiffres ne peuvent être, en tout état de cause, que des minima. Parmi nos propriétaires fonciers, nous retrouvons 46,8 % de l'ensemble des bourgeois mais il est évident que d'autres bourgeois possèdent des biens dans les paroisses où les déclarations nous manquent. Pourtant, malgré ces lacunes, la distribution socio-professionnelle des propriétaires est à nouveau éloquente.

Tableau n° 67 : Part des bourgeois capités à plus de 20 liv. retrouvés parmi les propriétaires fonciers

Image

87Il est peu probable qu'une des catégories socio-professionnelles de la bourgeoisie ait concentré ses domaines précisément au nord et à l'ouest de Rennes, là où les déclarations font défaut. Portant sur plus de 120 paroisses, les chiffres doivent, selon toute vraisemblance, refléter assez fidèlement les hiérarchies, même s'ils sont tous inférieurs aux pourcentages réels de propriétaires. Ils montrent que la propriété foncière est beaucoup plus commune chez les robins où elle concerne sans doute plus des deux tiers des familles alors que dans les milieux commerçants, les propriétaires fonciers ne représentent pas plus de la moitié de l'ensemble.

88La propriété foncière est donc avant tout une affaire de robins, de procureurs ou d'officiers. Parmi les bourgeois, ce sont eux qui sont les plus nombreux et ils possèdent aussi des domaines plus étendus. Les deux tiers du patrimoine de la bourgeoisie rennaise leur reviennent alors qu'ils représentent un peu moins de la moitié des individus capités à plus de 20 livres. Même si l'acquisition et la possession de terre est un phénomène très répandu dans la bourgeoisie, les distinctions socio-professionnelles sont évidentes tandis que la richesse est apparemment un critère beaucoup moins sensible.

89Les bourgeois ne sont pas les seuls à posséder des terres. Une part non négligeable de la petite et moyenne bourgeoisie participe au marché foncier malgré ses moyens plus réduits et le peuple lui-même n'en est pas totalement absent. Mais les domaines de cette petite bourgeoisie sont presque toujours réduits.

90Dans l'ensemble, le patrimoine moyen de nos bourgeois est nettement supérieur à celui d'un rural ou d'un citadin d'une autre ville. Les exploitations qu'il possède sont un peu plus grandes (même si les très grosses exploitations restent généralement l'apanage de la noblesse), mais elles sont surtout plus nombreuses. Bon nombre de nos Rennais possèdent en effet 2, 3, voire 4 exploitations, rassemblées dans une même région. Dans la plupart des cas, les domaines de nos bourgeois sont ainsi articulés autour de quelques paroisses voisines. Cela donne souvent un caractère plus compact et massif à ces terres citadines. Cela permet aussi au propriétaire citadin d'apparaître localement comme un gros propriétaire.

91Au total, les biens fonciers des Rennais leur confèrent une position particulière dans le monde rural. Sans avoir la solidité des patrimoines nobles (à quelques exceptions près), les bourgeois sont perçus probablement comme de gros propriétaires car les biens qu'ils possèdent sont, de toute façon, hors de portée des paysans et d'une partie de la bourgeoisie rurale. Mais ils ne sont perçus comme Rennais que dans le bassin foncier proche (jusqu'à 15 ou 20 kilomètres de la ville). Dans cette zone où la présence citadine est forte, la très grande majorité des propriétaires bourgeois est, en effet, rennaise. Seules interviennent localement des petites villes aux horizons plus étroits (Hédé, Châteaugiron). Plus loin, les Rennais toujours présents, se mêlent plus complètement aux autres propriétaires bourgeois.

En guise de bilan : l'évolution globale depuis 1735

92En 15 ans, les structures foncières et agraires n'ont pas été fondamentalement bouleversées. Cela eut été étonnant pour une si courte période. Les grandes ruptures régionales mises en évidence en 1735 sont déjà anciennes et elles se maintiennent. Une transformation en profondeur supposerait l'apparition brutale et intense de paramètres et de conditions socio-économiques nouvelles. Or, il n'en est rien. Même si les années 1735-1750 ont une conjoncture particulièrement favorable, les conditions du travail agricole n'ont guère évolué. Ne cherchons donc pas de bouleversements profonds.

L'affirmation de petits « pays » aux comportements propres

93Peut-on tout au moins distinguer des évolutions nuancées, des modifications de détail ? Quelques indices peuvent le laisser penser et les différences locales paraissent s'accroître encore, chacune de nos petites régions pouvant réagir de façon variable à une conjoncture globalement identique. À une moyenne propriété assez stable dans le pays de Vitré, le Nord oppose un émiettement croissant marqué par un nombre encore plus important de propriétaires particulièrement dans le pays de Fougères. À l' opposé, dans le sud-est du diocèse, les propriétaires imposés en 1751 sont presque toujours moins nombreux qu'en 1735, de même qu'au sud-ouest où l'émiettement de la propriété atteignait des proportions très impressionnantes en 1735 et ne pouvait plus guère s'accroître puisque la grande majorité des habitants y était déjà propriétaire. Ce sont là des nuances de détail, mais il est intéressant de constater que ces minces évolutions se produisent dans le cadre de régions délimitées par des différences de structure. Aucune évolution identique ne touche simultanément des régions de structure foncière différente et jamais les évolutions ne semblent pouvoir remettre en cause les grands découpages entrevus en 1735. Il y a donc, du point de vue de la structure foncière, des régions autonomes, régions bien définies même si leurs limites peuvent être localement floues, et qui répondent différemment aux impulsions de la conjoncture. Les quelques évolutions discernables doivent prendre leur source précisément dans la structure agraire puisqu'elles se moulent dans les modèles que celle-ci a mis en évidence.

94Les types et les tailles des exploitations ne varient pas mais il n'en va pas de même pour les propriétaires.

Le recul de la noblesse

95La propriété noble a nettement reculé (de 23 à 18 % environ) mais le déclin ne touche pas de façon identique toutes les régions et ne touche pas dans toutes les régions les mêmes catégories nobiliaires. L'Est et le Sud-Est sont plus systématiquement atteints par le recul. Il touche surtout les petites propriétés nobiliaires alors que les grands patrimoines ne sont pas entamés et qu'ils semblent parfois se renforcer. Ailleurs, l'évolution plus contrastée se combine avec une stabilisation, voire une régression du revenu moyen déclaré. Les grands domaines restent presque intacts là encore mais les autres sont fréquemment victimes de dislocation, de division, même s'ils disparaissent rarement. Indice des difficultés d'une petite et moyenne noblesse qui réorienterait ses revenus et ses activités ? On ne peut le dire avec certitude mais le très grand nombre de familles de noblesse médiocre vivant à Rennes en est peut-être une autre manifestation.

Les gains bourgeois

96À qui profite ce recul de la propriété nobiliaire rurale ? Deux catégories semblent se détacher et prennent une place plus importante dans la répartition des biens ruraux ; on discerne nettement un développement d'une moyenne propriété rurale et, parallèlement, une augmentation probable de la propriété citadine.

1-Les lents progrès de la bourgeoisie rurale

97Dans la plupart des paroisses, de 10 à 30 propriétaires roturiers ruraux déclarent plus de 100 livres de revenu. Ils représentent parfois une infime minorité, dans le Sud-Ouest ou autour de Saint-Aubin-du-Cormier, mais ils peuvent aussi former un groupe assez important. On a vu le poids qu'ils atteignent à Saint-Jean-sur-Vilaine et leur présence est tout aussi sensible dans tout le Sud-Est toilier. Dans la grosse paroisse de Bais, ils sont 86 (17 % des propriétaires roturiers ruraux), à Domagné, 44 (27,8 %), à Brielles, 33 (24,4 %). Ils sont également assez présents dans certaines paroisses du pays de Fougères mais restent beaucoup plus rares autour de Rennes ou aux abords immédiats de Vitré.

98Dans tous les cas, un tel revenu signale la possession d'exploitations entières et économiquement viables, permettant à une famille de maintenir son autonomie. Ces propriétaires étaient beaucoup moins nombreux en 1735. Il y a ici une catégorie intermédiaire qui émerge nettement au milieu du siècle et le cas est trop général pour relever du simple hasard documentaire. On voit s'affirmer dans les campagnes des propriétaires aisés qui ne sont ni nobles, ni citadins.

99Ils s'affublent du titre de « Sieur », d'« honorable homme » ou de « Demoiselle » et accolent à leurs noms celui de leurs domaines mais forment en fait deux groupes assez distincts. Ce sont d'une part des propriétaires-exploitants ayant atteint un degré minimum d'autonomie économique. Certains vont même beaucoup plus loin et rassemblent terres, activités commerciales et petites charges seigneuriales. C'est le modèle du laboureur « coq de village » si abondamment décrit dans le Bassin parisien qui apparaît ici. Même s'il n'a pas toujours de très gros domaines et s'il reste très minoritaire, ce groupe de paysans aisés existe bel et bien dans l'est de l'évêché de Rennes et son nombre va croissant. La bonne conjoncture des années 30 et 40 n'y est sans doute pas étrangère. D'autre part, une bourgeoisie rurale, détachée du travail agricole, se dégage aussi. Elle possède des exploitations importantes, très souvent hors de la paroisse où elle réside. Les propriétaires ruraux forains doivent souvent être classés dans cette catégorie. Il s'agit de marchands, de rentiers, de petits officiers, de veuves, qui investissent aussi dans la terre pour former l'élite sociale de nos paroisses et occuper les grandes maisons des bourgs paroissiaux. Cette bourgeoisie rurale ne constitue sans doute pas plus de 5 % des propriétaires mais sa part des revenus est bien plus considérable. C'est un groupe en ascension sociale incontestable, base probable du renouvellement régulier de la bourgeoisie urbaine, et profitant aussi du recul des nobles auxquels elle peut reprendre les exploitations moyennes.

2-La confirmation de la propriété citadine

100Parallèlement, la propriété rennaise s'est aussi développée. Dans les 128 paroisses de 1751, elle représente 4,5 % des revenus déclarés. La faiblesse relative du chiffre tient à l'éloignement d'un grand nombre de ces paroisses et à la position excentrée de Rennes. En 1735, pour l'ensemble du diocèse, la propriété rennaise est de 5,5 % du revenu total. Mais, si on n'observe que les paroisses retrouvées en 1751, le pourcentage s'abaisse alors à 3,4 % et c'est ce chiffre qu'il faut comparer avec celui de 4,5 % obtenu en 1751. Une augmentation de 1 % peut paraître modérée mais il faut la replacer dans un ensemble de données pour mieux l'apprécier. D'une part, la période d'observation est courte ; d'autre part, les paroisses concernées sont très majoritairement à plus de 20 kilomètres de Rennes, c'est-à-dire que les Rennais n'y sont que des intervenants secondaires sur le marché foncier (derrière les habitants des villes plus proches). La propriété rennaise progresse donc légèrement dans des paroisses lointaines. Si on observe les paroisses les plus proches de la ville (Bruz, Chantepie, Chartres, Châtillon-sur-Seiche, Domloup, Noyal-sur-Seiche, Noyal-sur-Vilaine), on constate une progression encore plus sensible. Six paroisses présentent une croissance de plus de 5 % et une seule connaît un recul.

101Il apparaît donc que la propriété rennaise a sensiblement augmenté aux environs immédiats de la ville et un peu moins ailleurs. Sur l'ensemble du diocèse, on peut estimer la hausse autour de 2 %. Il n'est pas possible de savoir s'il en va de même pour chacune des autres villes puisque nous ne pouvions pas les repérer en 1735. Mais les données globales nous indiquent, pour les 128 paroisses, une propriété citadine de 15,7 % de l'ensemble alors que nous l'estimions à 12 % en 1735. Il y a donc une bonne concordance globale des chiffres.

102Le recul de la propriété nobiliaire, recul d'environ 5 %, est compensé presque exactement par une progression de la participation bourgeoise. La noblesse tombe de 23 à 18 %, la bourgeoisie s'élève dans une proportion inverse pour atteindre presque un quart des terres. La progression bourgeoise tient avant tout aux gains des citadins. Si les Rennais progressent de quelque 2 %, les autres citadins accroissent aussi, en proportion moindre, leur patrimoine. Mais les citadins ne sont pas seuls à élargir leur position foncière ; à leurs côtés, une bourgeoisie rurale et une paysannerie riche assez entreprenante acquièrent aussi de nouveaux domaines. Bien que dominées en richesse par les citadins, elles confirment ainsi une position charnière, en particulier dans l'est du diocèse.

Les mutations locales de la présence rennaise et de la répartition sociale de la propriété

103Dans cette croissance de la propriété bourgeoise, les Rennais jouent un rôle moteur. Leur part a augmenté dans 71 paroisses et n'a diminué que dans 45. La présence rennaise s'appesantit avant tout dans les régions les plus proches de la ville. Ailleurs, quelques pôles se distinguent dont la situation tranche avec 1735. Autour de Saint-Aubin-du-Cormier, au-delà du bassin de Rennes et dans des régions souvent assez pauvres, certaines paroisses voient une nette progression de la propriété rennaise. De même, le nord du pays de Fougères voit apparaître quelques propriétaires rennais alors que cela semblait presque exceptionnel en 1735. Au sud, la situation est plus contrastée et ne permet pas de définir une évolution franche. À l'opposé, les Rennais semblent presque se retirer de certaines régions. De Vitré à Retiers et au Theil, la grande majorité des paroisses voient un recul de la présence rennaise. Cette présence était peu importante autour de Vitré mais plus notable autour de Bais ou La Guerche.

104Il est délicat de trouver des causes et des corrélations à toutes les mutations locales de la présence rennaise. Les Rennais sont plus présents autour de Fougères dans des régions où ils étaient auparavant presque absents mais où la propriété citadine reste faible. Ils connaissent une augmentation plus sensible encore autour de Saint-Aubin-du-Cormier où les terres très pauvres sont pourtant peu susceptibles d'attirer des investissements. À l'inverse, ils délaissent quelque peu les régions plus riches de Vitré ou de Marcillé-Robert où la concurrence est sans doute plus forte car des Vitréens et de riches ruraux peuvent intervenir aussi.

105Dans l'espace, il n'y a pas toujours concordance géographique entre l'évolution des biens rennais et ceux de la noblesse mais certaines correspondances s'esquissent cependant. Au sud de Rennes et vers la vallée de la Vilaine, le faible recul nobiliaire est presque compensé par la légère progression rennaise et le passage des biens des uns aux autres semble presque assuré. De même, vers Janzé, Saint-Jean-sur-Vilaine et surtout au nord, de Hédé à Saint-Aubin-du-Cormier, reculs nobiliaires et gains rennais se combinent. Y a-t-il effectivement un lien de cause à effet ? Rien ne permet de l'affirmer car il faudrait pour cela relever précisément les opérations foncières qui ont eu lieu. Tout juste peut-on supposer un tel phénomène dans certains cas. Mais il n'est pas systématique. Il n'y a pas volonté délibérée de la noblesse de se débarrasser de ses terres, ni recherche permanente d'acquisition de la part de la bourgeoisie rennaise. Pour comprendre totalement les mutations sociales de la propriété, il faut faire intervenir les autres catégories d'intervenants éventuels : citadins d'autres villes et bourgeois des campagnes qui peuvent aussi s'intéresser aux domaines nobiliaires. Fougerais, Vitréens et, à plus forte raison, bourgeois des petites villes, s'écartent peu de leurs bassins fonciers proches où il est probable qu'ils ont, comme les Rennais, renforcé leurs positions. Mais dans les autres zones, c'est la bourgeoisie rurale qui acquiert des terres. Elle est assez peu présente à proximité des villes (Rennes, Vitré surtout) car la concurrence des citadins lui ôte tout espoir. En revanche, plus loin, quand les nobles vendent, les ruraux peuvent intervenir. C'est ce qui se passe au nord du bassin de Rennes où malgré la progression rennaise, la part globale des citadins reste faible. Ce sont majoritairement des bourgeois locaux qui ont récupéré les quelques domaines nobiliaires mis en vente. Un même phénomène joue au sud du diocèse et particulièrement au sud-est dans la zone toilière. Ici encore, la spécificité locale est évidente. Autour de Bais, Moulins, Chancé ou Domagné, la situation foncière paraît véritablement exceptionnelle. La présence nobiliaire est relativement modeste ; celle des citadins ne dépasse que rarement 15 %. Les deux groupes privilégiés ne possèdent généralement pas beaucoup plus du tiers des terres. Qui plus est, c'est dans cette zone que le recul nobiliaire est le plus net depuis 1735. Pendant la même période, les Rennais ont aussi vu leur propriété se réduire légèrement. Cause ou conséquence de cette double faiblesse et de ce double recul, la bourgeoisie locale paraît d'autant plus riche et d'autant plus présente. C'est elle qui étend ses domaines. Nulle part ailleurs dans le diocèse, les riches ruraux ne sont plus nombreux, ni plus riches. Dans beaucoup de paroisses de cette région, quelques ruraux déclarent des revenus supérieurs à 500 livres, ce qui est presque exceptionnel ailleurs. Mais c'est déjà ici qu'on avait noté un nombre plus élevé de propriétaires forains ruraux, autre indice de la présence de cette bourgeoisie rurale.

Carte n° 31 : Évolution de la propriété rennaise de 1735 à 1751

Image

106Au total, malgré la stabilité générale de la structure foncière et agraire, des mutations sociales de la propriété se dégagent nettement. La part de la paysannerie reste assez stable et c'est entre les catégories les plus aisées qu'ont lieu les changements. La noblesse cède quelques terres. Cela n'est pas un mouvement général, un abandon, une fuite généralisée vers la ville mais la tendance est nette et le recul est particulièrement sensible dans les régions où sa position était au départ moins assurée. Le recul profite à la bourgeoisie dans son ensemble, et particulièrement à la bourgeoisie urbaine. La présence rennaise s'appesantit là où elle était déjà forte et s'élargit encore dans l'espace alors que les autres villes ne s'éloignent guère de leur bassin foncier proche. Dans les interstices, aux limites des zones d'influence urbaines fortes, c'est la bourgeoisie rurale qui intervient. Quand la terre est riche, quand on y ajoute le travail des toiles, cette bourgeoisie rurale parvient à occuper une place très enviable, sans doute plus importante que celle des nobles ou des citadins.

La propriété rennaise : une croissance socialement différenciée

107Si on observe les propriétaires rennais, quelques changements d'allure du groupe social apparaissent également. La croissance globale de la propriété rennaise est due pour une part à la participation d'un plus grand nombre de bourgeois. En 15 ans, le nombre des propriétaires fonciers a augmenté à Rennes. En 1735, nous avions relevé 516 propriétaires pour la quasi-totalité du diocèse. En 1751, ils sont 498 alors qu'une quarantaine de paroisses nous manquent. Or, près du tiers des déclarations de 1735 était situé dans ces paroisses et, selon toute logique, doit s'y trouver encore 15 ans plus tard. La progression du nombre de propriétaires bourgeois est donc sensible. La bourgeoisie rennaise acquiert des terres et la terre est un élément essentiel de la reconnaissance bourgeoise puisqu'un nombre croissant d'individus s'y intéressent.

108Le phénomène est d'autant plus net qu'il s'accompagne d'un recul parallèle de la petite et moyenne bourgeoisie. En 1735, la petite bourgeoisie et les catégories populaires comptaient pour près de 40 % du nombre des propriétaires ; en 1751, elle n'en représente que 23 %. On peut considérer qu'en 1735, une partie de la bourgeoisie est encore sous-imposée ou appauvrie à la suite de l'incendie de 1720 et apparaît alors dans les catégories plus basses de la capitation. Cela peut diminuer l'intensité du recul de cette catégorie dans la propriété foncière mais ne remet pas en cause le recul lui-même qui doit être proche de 10 %. Petite et moyenne bourgeoisies passent du tiers au quart des propriétaires rennais.

109En contrepartie, l'augmentation de la présence de la bourgeoisie est d'autant plus forte, en nombre comme en valeur. Rennes compte plus de propriétaires et les propriétaires rennais sont de plus en plus des hommes riches puisque la petite et moyenne bourgeoisie est quelque peu marginalisée dans le jeu foncier. Cette marginalisation relative tient peut-être au fait que les fluctuations essentielles du marché foncier pendant ces 15 ans ont été dues aux ventes nobiliaires. Or, nombre de ces transactions n'étaient pas accessibles aux richesses modestes et les gains ont été réservés aux plus fortunés.

110Une autre hypothèse peut être retenue pour expliquer la croissance, socialement différenciée, de la propriété rennaise : il s'agit des conséquences à long terme de l'incendie de 1720. Pendant une dizaine d'années, la reconstruction de la ville a immobilisé une part importante des revenus des citadins aisés. Soit parce qu'il fallait rétablir une situation très dégradée à cause des pertes matérielles subies dans les flammes de la ville. Soit, pour les plus fortunés, parce qu'on a voulu profiter de la restructuration et de l'élargissement du marché locatif urbain, source éventuelle de profit. Passée cette période de reconstruction intensive de la ville, les capitaux peuvent à nouveau se déployer dans les campagnes puisque les pertes ont pu être comblées et que les opportunités d'opérations immobilières très fructueuses vont se raréfier avec la stabilisation du marché urbain. La terre redevient alors intéressante puisque, de plus, la conjoncture agricole est favorable. La hausse des prix de la terre est encore modérée mais les bonnes récoltes peuvent permettre aux fermiers de payer régulièrement leurs loyers et aux propriétaires d'envisager, à terme, de les augmenter.

111Cette attirance de la propriété foncière semble en tout cas générale dans la bourgeoisie. Les découpages socio-professionnels des propriétaires bourgeois montrent en effet une très grande stabilité entre 1735 et 1751. Dans les deux cas, les robins représentent un peu plus de la moitié des propriétaires mais ils reculent très légèrement alors que commerçants et artisans passent de 28 à 32 %. La propriété est toujours une affaire d'hommes de loi et d'officiers mais les commerçants ont participé tout aussi intensément à l'accroissement total du patrimoine rennais. Dans le cas contraire, le pourcentage qu'ils représentent en 1751 eut été amoindri. Puisque ce n'est pas le cas, il faut en conclure que, pour les 15 années qui nous intéressent ici, les commerçants et artisans riches ont acquis individuellement autant de biens que les hommes de loi. Ces derniers conservent un patrimoine plus ancien et plus important mais la différence ne s'accroît pas. Il y a une convergence des attitudes des deux groupes. Convergence qu'on peut analyser de deux façons. Soit les robins déjà amplement possessionnés limitent leurs acquisitions ; soit, à l'inverse, une catégorie commerçante plus solide et plus riche se tourne plus systématiquement vers la terre. L'évolution de la capitation que nous avons étudiée plus haut nous incite à pencher plutôt pour la deuxième solution. C'est entre 1730 et 1750 que le nombre et la part des officiers et des hommes de loi dans la bourgeoisie rennaise commencent à diminuer alors que s'élève parallèlement la position des commerçants. Le rééquilibrage interne de la bourgeoisie locale se traduit aussi apparemment dans sa participation au marché foncier.

Notes de bas de page

1 Les exemples paroissiaux sont tous issus des documents du Vingtième et principalement des déclarations de 1751-1753 (voir liste des sources). Nous n'avons pas jugé utile de les indiquer à chaque fois de nouveau et seules les autres sources font l'objet de notes infra-paginales.

2 Pour Beaucé, le chiffre de 41 % correspond à la part des Fougerais ; la part totale des citadins étant de 53 %.

3 De plus, dans le cas de Vitré, nous n'avons pas tenu compte des parties rurales des paroisses de Saint-Martin et Sainte-Croix où les citadins possèdent encore plusieurs milliers de livres de revenu.

4 Voir les mémoires de maîtrise menés sous la direction de BOIS (P.), à Nantes.

5 henrio (R.), La propriété foncière de la bourgeoisie vannetaise au xviiie siècle, mémoire de DEA, Rennes 11,1990.

6 guillemet (D.), « Les paysans de Belle-Isle-en-mer et la Révolution de... 1766 », La Bretagne, une province à l'aube de la Révolution », Brest-Quimper, 1989, p. 266-280, et AD I.-&-V., C 5 182 et C 5 183.

7 On voit des Nantais apparaître dans les déclarations de Vingtième de 1751 à Essé, Fercé, Moutiers, Le Sel, La Guerche, Messac et Pléchâtel.

8 Cela serait encore plus évident si on rassemblait les différentes déclarations d'un propriétaire dans toutes les paroisses où il a des biens.

9 Il déclare 200 livres à Saint-Hélier, 100 à Vern, 82.10 à Châteaugiron, 65 à Nouvoitou, 50 à Dom-loup, 30 à Châtillon-sur-Sciche, 10 à Saint-Armel, 4 à Chantepie.

10 59 livres à Thourie, 55 à Nouvoitou, 44 à Noyal-sur-Vilaine, 19 à Domloup, 15 à Janzé, 13 à Amanlis, 10 à Brie, 4.10 à Gévtzé.

11 80 livres à Domagné, 34.10 à Pacé, 30 à Noyal-sur-Vilaine, 30 à Cesson, 27 à Montgermont, 15 à la Chapelle-des-Fougeretz, 5 au Rheu.

12 La mention inconnu correspond à deux situations ; soit des individus capités à plus de 20 livres dont on ignore la profession ; soit, et c'est le cas le plus fréquent, des individus capités en dessous de 20 livres. Cela explique qu'ils soient beaucoup plus nombreux parmi les petits propriétaires.

13 Ils dépassent très rarement une quinzaine de livres par an. Somme presque insignifiante pour le propriétaire, mais pas toujours pour le locataire.

14 AD I.-&-V., C 5 249.

15 Exemple typique, celui de Jean Jouannin, un boulanger dont la famille est probablement originaire du sud-est du diocèse. Son patrimoine lui rapporte 22 livres. Il comprend une maison et un jardin, affermés verbalement 8 livres, une quantité de labour et une quantité de pré affermés 7 livres à La Touche en Lalleu. Il a aussi un champ et deux prés affermés 7 livres dans la paroisse voisine de Thourie, « sans scavoir au juste la consistance », dit-il. AD I.-&-V., C 4 536 et C 4 574.

16 Quatre retenues sont, en réalité, de simples maisons et dépendances en dehors de toute exploitation agricole.

17 13 déclarations fournissent une estimation de la valeur des retenues : 4, 8, 10, 15, 25, 30, 33, 50, 50, 50, 54, 60 et 64 livres.

18 Les comparaisons avec les jardins nobles sont très significatives (cf. meyer (J.), La noblesse bretonne au xxiiie siècle, p ; 471-474.). De même, avec la description en 1636, des domaines de l'évêque de Rennes à Bruz par dubuisson-aubenay, Itinéraires de Bretagne, p. 19.

19 AD I.-&-V., C 5 240.

Précédent Suivant

Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.