1La même impression se dégage quand on observe la bourgeoisie dans l'espace urbain. En ville, le bourgeois ne vit pas n'importe où. Il a ses quartiers de prédilection qui ne sont pas toujours ceux du parlementaire ou du menuisier. La hiérarchie sociale des quartiers rennais est très marquée ; elle se structure autour de deux axes, celui de la richesse et celui des activités. Il n'y a pas de quartiers totalement homogènes mais les tendances sont très fortes et certaines rues connaissent une véritable spécialisation professionnelle ou une sélection des milieux sociaux. La rue de la Psalette et la rue Saint-Guillaume fourmillent de chanoines, de prêtres, de clercs et la grande majorité des maisons y sont propriété du Chapitre cathédral ou de l'évêché. À l'opposé, tous les bouchers de la ville vivent dans la rue du Champ-Dolent1. Ils n'y sont pas seuls puisque, au milieu d'eux, on trouve des amidonniers, des tanneurs ou des teinturiers. Il n'y a donc pas une stricte homogénéité professionnelle mais néanmoins une forte spécialisation artisanale. La noblesse, elle, est très présente dans la vieille cité médiévale, dans les rues du Chapitre, Saint-Yves ou surtout dans la rue des Dames. Mais sa présence n'est pas non plus exclusive de toute autre. La bourgeoisie, comme toutes les autres catégories sociales, respecte (ou subit) ce zonage urbain, avant comme après l'incendie de 1720.

Vers une géographie sociale de l'espace urbain : quartiers riches et quartiers pauvres

Avant l'incendie de 1720

2En 1709, le rôle de capitation nous montre une ville où la différenciation spatiale est très marquée. Le cœur bourgeois de la ville est alors le quartier de la Cohue et du Champ-Jacquet. Le Grand et le Petit Bout de Cohue, la rue de la Ferronnerie, le Puits du Mesnil, la rue aux Foulons et la rue des Presses comptent toutes plus de 30 % de cotes de capitation supérieures à 20 livres, c'est-à-dire que la bourgeoisie représente dans ce quartier plus du tiers des familles. Si on descend jusqu'à 15 livres de capitation, ce sont près de la moitié des familles qui sont concernées. C'est le quartier du commerce avec les marchés du Champ-Jacquet et de la Cohue, mais c'est aussi celui du barreau et des officiers avec la présence du présidial, de la prison, de la grosse tour de l'Horloge et la proximité du Parlement. Dans ces petites rues surpeuplées, sales et tortueuses, se pressent les marchands, les procureurs, les rentiers ou les orfèvres.

3Ce quartier central - du point de vue des activités mais pas de la géographie - s'étend à l'est vers le palais du Parlement et les rues Saint-Georges et Corbin. Là dominent les hommes de loi, les robins, même si les commerçants ne sont pas absents. À l'ouest, l'épicentre bourgeois se prolonge dans les rues de la « cité », entre l'église Saint-Sauveur, l'hôpital Saint-Yves et la cathédrale. Nous sommes ici dans le quartier le plus riche de Rennes car, à la forte présence bourgeoise, s'ajoute celle de la noblesse et du haut clergé de la cathédrale.

4Ainsi, partant d'un cœur articulé autour des halles et du présidial, les quartiers bourgeois au début du xviii^e siècle s'étendent globalement sur tout le nord de la ville intra-muros. La bourgeoisie y représente presque toujours plus de 20 % des capités. Elle n'est pas partout majoritaire mais sa proportion y est toujours supérieure à ce qu'elle est dans l'ensemble de la population rennaise.

5Au sud de la ville haute, de l'église Saint-Germain au Cartage et du Pont Neuf à la rue de la Charbonnerie, la présence bourgeoise est moins forte. Elle n'est pas nulle (15 à 20 %) mais les bourgeois côtoient ici plus équitablement des nobles, des artisans moyens ou des pauvres. C'est un quartier moyen, assez semblable à celui qu'on trouve au nord-ouest de la ville, au pied des remparts, de la place Sainte-Anne jusqu'à la rue Nantaise. Ici, nous sommes à nouveau dans l'univers du commerce, du petit commerce souvent, près des marchés (Champ-Jacquet, Lices, place Sainte-Anne), à l'aboutissement des grandes routes de Saint-Malo, Fougères, Brest et Nantes. Ces deux quartiers moyens forment une véritable auréole autour du cœur bourgeois de la ville ; ce sont probablement ceux où la population est socialement la plus mêlée, les grands hôtels des parlementaires sur les Lices côtoyant les petites maisons des boutiquiers ou les misérables taudis des journaliers.

6Les remparts délabrés du nord-ouest marquent une légère frontière sociale mais elle est beaucoup moins nette que celle que constitue la Vilaine. L'ensemble de la ville basse ne compte en effet que 48 bourgeois, soit 5,3 % de l'ensemble. Même si on descend jusqu'à 15 livres de capitation, on ne trouvera guère que 7 % des cotes au sud de la Vilaine. C'est dire qu'en 1709, la ville basse est totalement à l'écart de la prospérité et de la richesse.

Carte n° 6 : La bourgeoisie à Rennes en 1709 ( % cotes capitation à 20 liv. et +)

Carte n° 7 : La bourgeoisie à Rennes en 1726 ( % cotes capitation à 20 liv. et +)

7Car, de plus, les nobles et le clergé y sont tout aussi absents. Seul le Pré Botté, au débouché du Pont Neuf, est encore un site commercial important en liaison avec la ville haute et attirant quelques commerçants aisés. Partout ailleurs, le petit peuple des artisans et des journaliers est seul ou presque.

8Il l'est aussi quand on s'éloigne de la ville vers les faubourgs, au nord comme au sud. La rue Saint-Hélier, la rue de la Madeleine, le Faubourg-Lévêque ou la rue Haute sont pauvres, uniformément pauvres. Seuls s'y distinguent quelques aubergistes ou artisans momentanément enrichis.

Les années 20 et 30 et la reconstruction

9Le grand incendie de 1720, malgré toutes ses conséquences sociales, foncières ou économiques, ne change pas fondamentalement le paysage social de la ville2. En 1726, alors que le centre, en pleine reconstruction, n'est pas encore vraiment réoccupé et que la capitation a été sensiblement allégée (pour les plus riches au moins), on distingue bien la présence bourgeoise dans les quartiers épargnés de la ville haute. Trois pôles apparaissent nettement, celui de la vieille ville, du Cartage à la rue de la Cordonnerie, un deuxième autour du Champ-Jacquet et de la rue aux Foulons et un dernier articulé autour de la rue Saint-Georges. La ville basse n'a pas profité de la nouvelle répartition de la population et la bourgeoisie y est toujours aussi rare. En revanche, une partie du monde du commerce s'est déplacée vers les quartiers nord-ouest, autour de la place Sainte-Anne et du boulevard Saint-Michel, autour du Carrefour Jouaust et de la rue Nantaise. Commence aussi à apparaître un faubourg riche entre les abbayes de Saint-Melaine et de Saint-Georges ; la rue de la Quintaine, le contour de la Motte, la rue Hue voient s'élever les premiers hôtels particuliers, attirés par celui de l'Intendance.

10En 1734, la reconstruction du centre est terminée. Quelques baraques subsistent rue de l'Hermine, quelques chantiers se prolongent, les travaux du présidial continuent mais toutes les rues sont réoccupées. Les quartiers ont repris alors des particularités sociales qu'ils garderont presque intactes jusqu'à la fin du siècle.

11Au centre, les riches se pressent dans les belles rues droites, fraîchement reconstruites. Partout ou presque, les bourgeois dépassent 30 % des capités mais pourtant quelques rues se distinguent encore. L'axe le plus riche est celui qui relie le palais du Parlement à l'Hôtel des Monnaies. La rue de la Monnaie, la rue de Toulouse, la rue Dauphine et la rue Royale regorgent d'avocats, de procureurs, de négociants, de marchands de draps et soie, de rentiers, de bijoutiers et d'officiers. À leurs côtés, les rues de Clisson et Du Guesclin qui mènent à l'église Saint-Sauveur sont tout aussi opulentes. C'est là que se rassemble la haute bourgeoisie, côtoyant la noblesse parlementaire (un peu plus dispersée toutefois) et attirant l'artisanat du luxe : libraires, joailliers, orfèvres, pâtissiers, confiseurs ou doreurs.

12Curieusement, c'est exactement à cet endroit que s'élevaient, avant l'incendie, les ensembles les plus riches de la ville. Malgré la modification radicale de l'espace urbain, du tracé de la voirie comme des types architecturaux, la grande richesse rennaise est restée immobilisée, attachée à cette portion du territoire de la ville coincée entre le Parlement et la cathédrale. Quel éclatant symbole de ce qui fait la force et la particularité de Rennes ! Les deux bâtiments qui représentent le mieux les deux ordres privilégiés (clergé et noblesse) n'ont pas été touchés par l'incendie. Entre les deux, le cœur commerçant de la cité a dû être totalement reconstitué, remodelé, transformé ; les halles ont été détruites mais la richesse bourgeoise n'a pas bougé. Elle s'est réinstallée à la même place, même si le pouvoir municipal, symbolisé autrefois par la tour de l'Horloge, s'est déplacé vers le sud. C'est bien ici qu'est le cœur de la ville, à proximité du Parlement, à l'intérieur des antiques murailles mais aussi à proximité des grandes routes qui mènent vers le reste de la province.

13Autour de ce centre incontestable, la bourgeoisie reste partout présente dans la ville reconstruite. La reconstruction contribue même à étendre la zone bourgeoise. Ainsi, la rue de Bourbon, construite assez tardivement a-t-elle une population nettement plus aisée que les rues voisines plus anciennes. De même pour les rues de Beaumanoir, de Montfort ou de Volvir. Avant l'incendie, ces zones proches de la Vilaine faisaient partie des quartiers moyens où la bourgeoisie, quoique bien représentée, n'était pas totalement dominante. La reconstruction en fait des zones plus riches d'où l'artisanat et le petit commerce sont un peu écartés, à cause du prix des terrains et des maisons. La rupture sociale y est d'ailleurs particulièrement nette. La rue du Cartage, autrefois lieu de résidence aisée, se popularise. Avant 1720, elle comptait plus de 20 % de cotes de capitation supérieures à 20 livres. Après l'incendie, elle a servi momentanément de refuge aux classes aisées et le pourcentage atteint alors 25 % et 33 % pour la rue voisine de la vieille Letterie. Cette dernière, remodelée, devient la rue Beaumanoir et conserve pendant tout le siècle des pourcentages autour de 30 % mais la rue du Cartage est marginalisée. Les vieilles maisons y subsistent et n'attirent plus la bourgeoisie, le pourcentage tombe à 10 % dès les années 40 et diminue encore ensuite. De plus, elle débouche sur la rue de la Poissonnerie, très populeuse, sale et mal odorante. À côté, la rue de Rohan connaît aussi des difficultés ; de nombreuses baraques s'y accrochent jusqu'aux années 40 et seul le haut de la rue relève vraiment des quartiers bourgeois par le paysage comme par la population ; nous sommes ici dans une zone intermédiaire, aux limites des zones reconstruites et de la ville basse. La limite est humaine, sociologique, autant que physique.

14Les deux quartiers anciens qui ont échappé à l'incendie ne connaissent guère d'évolution. Autour de la cathédrale comme dans la rue Saint-Georges, l'habitat ancien, mais de qualité, continue de regrouper la noblesse et une bourgeoisie d'office et de robe plutôt que de commerce. En revanche, quelques rues bénéficient de leur proximité du centre pour passer d'un statut médiocre à une position plus recherchée. C'est le cas du Vau Saint-Germain, de la rue de la Basse-Baudrairie, voire de la rue d'Orléans. La présence bourgeoise n'y a jamais été inexistante mais elle se renforce dans la seconde moitié du siècle ; les classes aisées investissent massivement cette partie de la ville haute autrefois un peu délaissée. Curieusement, le Vau Saint-Germain, pourtant plus excentré et moins modernisé, attire plus volontiers la bourgeoisie.

15Au-delà des remparts, au nord-ouest, les Lices sont toujours envahies par des baraques tout comme la rue Nantaise ou le carrefour Jouaust. Mais ce ne sont pas les plus pauvres ni les plus laides. Les Rennais trouvent même jolies certaines d'entre elles où s'installent d'ailleurs parfois des commerçants et quelques procureurs. La structure sociale de la population n'est pas vraiment modifiée au cours du siècle ; nous sommes toujours dans des quartiers moyens où se côtoient des journaliers sans espoir d'enrichissement, des artisans modestes mais pas misérables, des commerçants moyens mais rarement opulents et une partie de l'élite nobiliaire de la ville.

16Dans la ville basse, on ne constate guère plus d'évolution ; elle reste le domaine de la pauvreté et du petit peuple. Toutefois, on peut encore faire une hiérarchie de la misère. Au centre, Pré Botté, rue de Chalais, rue Vasselot, rue de Toussaint et rue de l'Entonnoir connaissent une relative supériorité. La bourgeoisie n'en est jamais totalement absente. On y trouve des petits rentiers, quelques robins, des commerçants et artisans variés. Certains connaissent même une relative réussite, tels les Trégouet, maçons rue Vasselot. En 1734, le père, Julien, ne paie pas plus de 10 livres de capitation. Trente ans plus tard, son fils, entrepreneur, paie 66 livres alors que la veuve de Julien acquitte encore 36 livres. Jean Léchaudé, un maître pâtissier débute, lui, à 5.10 livres en 1726 mais atteint 31.10 livres après 40 années de labeur en 1767. Dans cette partie de la ville basse qui relie la ville haute au faubourg de la Madeleine, la misère ne semble pas exclusive. À l'ouest, Parcheminerie, rue de l'Isle et Champ-Dolent sont le domaine réservé de l'artisanat des cuirs, des peaux et de la viande, qui permet parfois aussi une honnête aisance. Même si la grande majorité de la population est constituée de compagnons sans le sou, quelques maîtres réussissent à s'élever. À l'est, la rue Saint-Germain connaît la même situation avec les teinturiers et on atteint le plus grand dénuement dans la rue Saint-Thomas et la rue au Duc. Là, journaliers, portefaix, buandiers, compagnons, veuves ou mendiants s'entassent dans des baraques sordides. Les capitations ne dépassent qu'exceptionnellement 3 ou 4 livres, la bourgeoisie est totalement absente même si ses fils parcourent chaque jour ces rues pour suivre, aux côtés des jeunes gentilshommes, des cours de rhétorique ou de physique au Collège des Jésuites.

17Enfin, les faubourgs se transforment un peu au cours du siècle. Avant 1720, ils paraissent totalement miséreux mais, peu à peu, s'y dégage une petite élite plus aisée. Faite de marchands et d'artisans, elle réussit parfois à s'intégrer véritablement à la bourgeoisie. Les cotes supérieures à 20 livres, inexistantes au début du siècle, constituent presque partout et presque toujours de 5 à 10 % de l'ensemble après 1740. Le faubourg du Contour de la Motte, de la rue Hue, voire de la Barre Saint-Just fait exception et se distingue par une richesse plus sensible mais de provenance particulière. Les très riches Rennais y construisent des hôtels particuliers qui, de résidences temporaires de campagne, se muent de plus en plus fréquemment en résidences permanentes.

Une image générale

18Tentons une synthèse. La bourgeoisie rennaise vit avant tout dans la ville haute. Mais cet ensemble est vaste. Caractéristiques sociologiques, localisation, paysage architectural provoquent bien des nuances, des différences, voire des oppositions entre les diverses parties de la ville haute.

19La zone où la concentration bourgeoise est la plus forte, celle qui constitue le véritable cœur de la ville s'étend de la cathédrale au Parlement. L'incendie de 1720 en a bouleversé totalement le paysage mais n'a pas touché à ses caractéristiques sociologiques. Dans les vieilles bâtisses à pans de bois qui brûlent en 1720 comme dans les nouvelles maisons reconstruites, la meilleure bourgeoisie rennaise s'affaire à son commerce, ses procès, ses loisirs, côtoyant une partie de la noblesse parlementaire et des artisans dont les possibilités d'ascension sociale ne sont pas minces, étant donnée leur clientèle.

20Autour de ce cœur urbain, l'incendie a permis la mise en place de quartiers modernes et aérés qu'investit la bourgeoisie. Ainsi la catastrophe de 1720 permet-elle, de ce point de vue, un indiscutable élargissement du centre de la ville. Sur ses marges, subsistent des quartiers anciens épargnés par les flammes et dont la sociologie est restée stable. Près de la cathédrale, nobles dames et religieux voisinent avec des commerçants aisés et des officiers seigneuriaux ; dans la rue Saint-Georges, parlementaires, officiers et robins de toute sorte se mêlent aux commerçants et aux artisans.

21À mesure qu'on s'éloigne du centre reconstruit, la population change. De la place Sainte-Anne au Carrefour Jouaust, les commerçants dominent, alors qu'au bord de la Vilaine, la bourgeoisie est de plus en plus présente dans des quartiers qui ont diversement profité de la reconstruction.

22Si, au nord, les vieux remparts ne constituent qu'une limite facilement franchissable et ne provoquent pas de véritable coupure sociologique, au sud, la Vilaine est une frontière autrement plus impérieuse. La rupture est ici d'une netteté absolue. Sans doute est-elle même renforcée par la rupture architecturale qui s'établit définitivement après l'incendie. Au xvii^e et au début du xviii^e siècle, les maisons de la ville haute étaient plus riches, plus solides, plus élégantes que celles de la ville basse. Mais toutes ou presque utilisaient les mêmes matériaux, les mêmes modèles, les mêmes formes : un air de famille évident les rassemblait même si les différences de richesse étaient marquées. Après 1720, tout distingue les deux parties de la ville : matériaux, styles, âge, voirie, population... elles ne relèvent plus de la même logique. Les plans d'ailleurs le montrent bien qui opposent une ville haute où la densité des constructions est grande et une ville basse où les terrains vagues, les jardins et les marécages restent nombreux. Oppositions de paysages et différences sociologiques se conjuguent. Nos bourgeois sont absents de la ville basse tout autant que des faubourgs. Certes, quelques habitants de ces quartiers déshérités peuvent s'enrichir et s'intégrer à la bourgeoisie. Mais, très souvent, ils déménagent pour s'installer parmi les riches. Le phénomène inverse est inexistant. Même après l'incendie de 1720, alors que les habitants sinistrés doivent se reloger, on sent des réticences à franchir la Vilaine et on s'entasse plus volontiers dans la rue Saint-Michel ou la rue Saint-Georges que dans la rue Saint-Thomas ou la rue de Toussaint.

Carte n° 8 : La bourgeoisie à Rennes en 1758 ( % cotes capitation à 20 liv. et +)

Carte n° 9 : Les artisans riches en 1758 (nbre d'individus capités à 20 liv. et plus)

Carte n° 10 : Les hommes de loi à Rennes en 1758 (nbre d’avocats et procureurs capités à 20 liv. et plus)

Un espace différencié au sein même de la bourgeoisie

La très grande bourgeoisie

23Ces oppositions sont encore plus nettes si on observe les structures internes de la bourgeoisie. La très grande bourgeoisie, celle qui paie plus de 100 livres de capitation, vit exclusivement dans la ville haute aussi bien au début du siècle qu'à la fin. Plus encore, ces grands bourgeois sont généralement dans la ville intra-muros et - ce n'est pas surprenant - dans la partie centrale, entre cathédrale et Parlement : 43 cas sur 79 en 1709, 24 cas sur 39 en 1758, 41 sur 67 en 1777. En dehors de cette zone centrale, les très riches ne sont guère présents que dans la rue d'Orléans ou dans la rue Saint-Georges. Mais dans ce dernier cas, leur nombre a beaucoup diminué après l'incendie. Tout se passe comme si la rue avait perdu une partie de son prestige face aux nouveaux quartiers reconstruits.

24À l'inverse, dans les faubourgs et la ville basse, la bourgeoisie, déjà peu nombreuse, est aussi modeste. En 1709, la ville basse ne compte que 6 cotes de capitation supérieures à 50 livres et le Faubourg-Lévêque n'en a qu'une seule. Il y a donc une double différenciation ; la bourgeoisie est rare mais elle est, en plus, moins riche.

25Elle n'a pas non plus les mêmes activités. Si on observe le domicile des artisans capités à plus de 20 livres, on peut les séparer en deux groupes. Au centre, certains d'entre eux vivent dans des quartiers bourgeois et pratiquent des métiers rares souvent liés au luxe. Dans la ville basse et les faubourgs émergent au contraire, des teinturiers, des tanneurs ou des bouchers, professions sales, mal odorantes, repoussées aux limites de la ville et surtout mal considérées. En revanche, la localisation des hommes de loi — archétype de la bourgeoisie rennaise - est tout à fait caractéristique de la domiciliation de la bourgeoisie en général : les quartiers centraux de la ville haute dominent.

26Au total, une petite bourgeoisie, issue de l'artisanat, émerge peu à peu de la ville basse et des faubourgs mais la véritable bourgeoisie, celle de la robe, de l'office et du négoce, la plus riche et la plus nombreuse, reste confinée, concentrée au cœur de la ville haute.

La petite bourgeoisie

27Les quartiers où réside la petite bourgeoisie sont assez généralement semblables à ceux de la bourgeoisie dans son ensemble. En 1709, on trouve cette petite bourgeoisie (capité de 15 à 20 livres) très présente autour des halles de la ville entre l'église Saint-Sauveur et le Champ-Jacquet. Elle est aussi très nombreuse à l'extérieur des remparts depuis la petite rue Saint-Michel jusqu'à la rue Saint-Louis, dans un quartier au contraire peu fréquenté par les plus riches. Un deuxième noyau se situe autour de la rue Saint-Georges et un troisième, moins important, des Portes Mordelaises à la cathédrale Saint-Pierre. Cette répartition ne se distingue guère de celle des plus riches et elle renforce même la prédominance des quartiers commerçants du nord-ouest de la ville intra-muros. Par l'effet inverse, elle accentue le vide de la ville basse.

28En 1726, au lendemain de l'incendie, la petite bourgeoisie est apparemment peu touchée. Elle était assez peu nombreuse dans les quartiers brûlés et elle reste concentrée du Haut des Lices jusqu'aux environs du Parlement. Profitant ensuite de la reconstruction, elle s'installe progressivement dans les quartiers centraux. En 1734, elle est presque uniformément présente dans toute la partie nord de la ville intra-muros, de la cathédrale à l'abbaye Saint-Georges. Les quartiers très commerçants du début du siècle, autour de la rue Saint-Michel et du Champ-Jacquet, semblent, en revanche, momentanément appauvris. La bourgeoisie moyenne se précipite sur les quartiers neufs, délaissant pour un temps les rues où elle s'était massivement réfugiée après l'incendie.

29Mais cette désertion du quartier Saint-Michel semble oubliée au milieu du siècle. Le pourcentage de la petite bourgeoisie y redevient semblable à ce qu'il est dans le reste de la ville haute. Jusqu'à la fin du siècle, il n'y a plus guère de variations importantes et la petite bourgeoisie reste présente de façon assez homogène dans la moitié nord de la ville.

30Les résidences de la petite bourgeoisie ne modifient pas la structuration sociale générale de l'espace rennais. Elles contribuent cependant à réorienter légèrement la richesse urbaine vers les quartiers du Nord-Ouest. La bourgeoisie plus riche, plus tournée vers la robe, vit majoritairement dans les quartiers reconstruits du centre. Sur les marges, la vieille ville, serrée autour de la cathédrale abrite toujours autant de nobles. Les petits bourgeois, plus volontiers commerçants, complètent l'ensemble en se massant à proximité des Portes Mordelaises ou de la Porte Saint-Michel.

31À l'inverse, les faubourgs et la ville basse sont effectivement désertés par les riches et la petite bourgeoisie se comporte, de ce point de vue, de la même façon que la plus riche : elle fuit les quartiers les plus pauvres et les plus excentrés. Au sud de la Vilaine, seules quelques rues se distinguent régulièrement, îlots de médiocrité au milieu d'un océan de misère. La différence est donc d'autant plus marquée avec la ville haute. Ceux qui restent au sud de la ville ne le font guère que pour des raisons professionnelles (bouchers, teinturiers ou tanneurs qui ont besoin de la proximité des cours d'eau). Mais le déménagement vers des quartiers plus riches conclut presque toujours à plus ou moins longue échéance l'enrichissement.

La mobilité interne à la ville

32Au sein de l'espace urbain, le zonage social est donc très net. Il n'est que momentanément remis en cause par l'incendie de 1720 mais il réapparaît assez semblable dans les années 30 et perdure tout au long du siècle. Pourtant, à l'intérieur de ces quartiers, on ne cesse de se déplacer. Si l'image générale de la population des quartiers est assez fixe, les individus ne restent pas immobiles, bien au contraire.

33Pour mesurer ces déplacements, nous avons choisi trois périodes d'une douzaine d'années, de 1706 à 1719, de 1746 à 1758 et de 1777 à 1788 et nous avons examiné les domiciles des individus présents dans les rôles de capitation aux différentes dates. La méthode nous fournit un échantillon qui n'est pas totalement représentatif de la population bourgeoise de Rennes. Elle privilégie la stabilité. Stabilité géographique puisqu'elle exclut les nouveaux arrivants à Rennes et ceux qui quittent la ville ; stabilité sociale également car elle écarte ceux qui se situent aux limites inférieures de la bourgeoisie et dont l'imposition ne permet pas toujours d'apparaître dans nos relevés. Stabilité des classes d'âge enfin car nous saisissons principalement une population adulte moyenne ; les plus jeunes qui commencent leur carrière professionnelle et les plus vieux dont les ressources diminuent ou que la mort frappe pendant la durée de nos coupes se trouvent eux aussi rejetés de l'échantillon. C'est dire que nous mesurons avant tout les déplacements à l'intérieur de la ville du noyau dur de la bourgeoisie rennaise, que nous observons à priori la part la plus stable de la ville. L'importance et la fréquence de ses déménagements n'en sont que plus intéressantes et significatives. Car ce sont bien les déplacements incessants de la population bourgeoise à l'intérieur de la ville qui apparaissent marquants.

Des déménagements incessants

Tableau n° 18 : Déménagements et mobilité interne à la ville

34Pour chacune des trois périodes, de 35 à 45 % de nos bourgeois ont déménagé au moins une fois en une décennie. La proportion est suffisamment forte pour qu'on cherche à préciser les modalités et les formes de cette mobilité extrême d'une population paraissant à priori stable.

35Le phénomène est présent sur toute la durée du xviii^e siècle. Même si les déplacements sont un peu plus forts avant l'incendie de 1720, la différence n'est pas considérable. Tout juste note-t-on une stabilité plus grande au milieu du siècle qui s'explique en partie par la fin de la reconstruction. En effet, les nouveaux immeubles de la ville haute sont achevés depuis moins de deux décennies, les investissements qu'ils ont nécessités ont été très importants, les loyers qu'on y paie sont élevés et il y a alors incontestablement une phase d'amortissement des dépenses engagées. Cette phase se prolonge jusqu'au début des années 60 et elle se marque par une stabilité beaucoup plus grande de la ville reconstruite, après les bouleversements des 30 années précédentes où toute une partie de Rennes est apparue aux yeux des habitants comme à ceux des visiteurs comme un gigantesque chantier.

36Les déménagements nombreux et répétés de nos bourgeois ne se font pas par hasard, sans repères et sans orientations. Leur examen révèle certaines caractéristiques bien précises.

Une tentative de typologie : la perception du quartier

Tableau n° 19 : Typologie spatiale des déplacements des bourgeois3

37On se déplace dans un cadre restreint de quelques centaines de mètres qu'on peut assimiler au quartier. De 65 à 80 % des déménagements sont opérés dans cet espace limité et bien connu. Il ne correspond pas du tout au cadre paroissial totalement ignoré ici4. Seul le quart des déménagements se fait à l'intérieur d'une même paroisse (24,3 % en 1746-58 ; 26,1 % en 1777-88) et ce cadre est ici largement inopérant dans la mesure où il coupe très souvent arbitrairement les deux bords d'une rue. Bien au contraire, on s'aperçoit que les déménagements recouvrent souvent les espaces sociaux définis par les analyses de la capitation. Il y a ainsi des habitudes de déménagements qui traduisent (trahissent ?) des solidarités locales effectives. La ville haute peut, de ce point de vue, se découper. Au centre, les quartiers nouveaux assez homogènes ; à l'ouest, la vieille cité médiévale reste nettement séparée d'un ensemble qui s'étend des Lices à la place Sainte-Anne. Au nord, les rues Reverdiais, Saint-Melaine et quelques autres sont le seul quartier qui recouvre assez bien le territoire d'une paroisse, celle de Saint-Jean. À l'est, un autre ensemble se dessine autour de la rue Saint-Georges et de la rue de Corbin alors qu'au sud, les zones les plus proches de la Vilaine, du Vau Saint-Germain jusqu'à la rue de Rohan sont aussi bien personnalisées. Très fréquemment, c'est à l'intérieur de ces quartiers qu'on se déplace. Les déménagements plus lointains à l'intérieur de la ville haute se multiplient au cours du siècle mais ils ne constituent encore qu'une minorité à la fin de notre période.

38À l'échelle de la ville entière, les déménagements ne tenant pas compte des grandes coupures de l'espace sont beaucoup plus rares. Moins de 10 % des déménagements entre la ville et les faubourgs, autour de 5 % entre la ville haute et la ville basse, moins encore entre les différents faubourgs. Ce sont des chiffres bien faibles qui peuvent s'expliquer de deux manières. D'une part, parce que la bourgeoisie est peu nombreuse dans la ville basse et dans les faubourgs. Même si les riches habitants de ces quartiers déménageaient aussi souvent que ceux de la ville haute, la proportion resterait peu élevée au regard de l'ensemble. D'autre part, les riches de ces quartiers ont des activités professionnelles particulières qui leur imposent des servitudes et des contraintes de logement. Bouchers ou teinturiers ne peuvent pas s'établir au centre ville ; ils ont besoin d'espace, d'ateliers, de réserves d'eau ; ils sont aussi très fréquemment propriétaires de leurs ateliers et ne peuvent donc pas se déplacer. Le plus souvent, ce sont les enfants qui quittent le métier qui vont s'établir dans la ville haute alors que ceux qui reprennent l'atelier ou l'échoppe familiale restent vivre à proximité.

39Au total, si les déplacements sont très nombreux, les déménagements lointains à l'intérieur de la ville relativement rares. On quitte difficilement son quartier et cette structure de voisinage, de connaissance, de solidarité effective juridiquement constituée dans le cadre de la milice bourgeoise, a une existence réelle et elle est incontestablement fortement ressentie par la population. Plus qu'à une paroisse, c'est sans doute à un quartier que l'on s'identifie et cela est probablement beaucoup plus net encore pour les catégories populaires5. Cette solidité du tissu des quartiers rend possible leur pérennité socio-professionnelle au cours du siècle. Il semble même que l'incendie de 1720, en modifiant totalement le visage de la ville ait contribué à accentuer cette perception des quartiers, socialement et architecturalement plus distincts, et à les figer pour la plus grande partie du siècle.

À la recherche d'une explication : contraintes professionnelles et propriété immobilière

40Parmi les 30 à 40 % des riches Rennais qui se déplacent, qui déménagent souvent à l'intérieur de la ville, on ne peut pas vraiment établir de hiérarchie en fonction des revenus. Quels que soient les niveaux d'imposition, la proportion de ceux qui déménagent est à peu près équivalente à la part qu'ils représentent effectivement dans la bourgeoisie. En revanche, il est possible d'établir une distinction en fonction des secteurs d'activité. Ce sont les officiers et les hommes de loi qui se déplacent le plus volontiers. Les hommes de loi représentent 48 % des déménagements en 1706-1719 alors qu'ils ne constituent que 40 % de la bourgeoisie, 51 % en 1746-1758 (pour une part réelle de 33 %) et 37 % en 1777-1788 (pour 30 % des bourgeois). La part des rentiers équivaut à peu près à leur place réelle alors que les commerçants et artisans sont beaucoup moins représentés. La part des artisans est deux fois moins importante que leur part réelle ; celle des commerçants culmine à 21 % en 1746-1758 alors qu'ils comptent pour 25 % de la bourgeoisie et les différences sont encore plus importantes au début et à la fin du siècle.

41Cette mobilité plus grande des robins à l'intérieur de la ville tient surtout aux contraintes professionnelles. Le marchand ou l'artisan doivent avoir magasin, atelier, entrepôt, caves ou autres cours. Ils doivent déplacer des stocks, des outils, des réserves. Même si beaucoup de marchands pourraient s'affranchir de ces contingences matérielles, la plupart préfèrent garder près d'eux leurs réserves de toile, de vin ou de matériaux divers. L'homme de loi n'a pas ces problèmes. Il lui suffit souvent d'un simple cabinet où il pourra aménager un bureau et recevoir ses clients. De même, le déménagement d'une bibliothèque souvent modeste, composée de quelques manuels de droits, d'archives et de papiers, pose moins de problèmes que celui de réserves marchandes. Tout cela contribue à donner une vision différente du domicile, du logement, à ces deux grandes catégories et conduit sans doute les marchands et les artisans à être plus volontiers propriétaires de leur logement et à se sédentariser, se fixer véritablement quand on a trouvé les bâtiments adéquats.

42Mais ces raisons professionnelles, si elles peuvent éclairer les différences entre commerçants et robins, n'expliquent pas fondamentalement l'importance des déménagements à l'intérieur de la ville. On peut tenter de faire intervenir plusieurs éléments pour expliquer ces déplacements. En observant par exemple la coïncidence entre les déménagements et des changements professionnels, des changements de niveau de richesse ou des changements familiaux, en particulier des veuvages.

43Mais ces tentatives ne sont pas très convaincantes. Ces trois séries de causes de déménagement interviennent effectivement dans certains cas. Mais dans l'ensemble, elles ne permettent guère d'expliquer qu'un quart de la totalité des déplacements. De plus, il peut y avoir veuvage, appauvrissement, enrichissement ou changement professionnel sans que cela n'entraîne de changement de domicile. Le rapport entre les éléments mis en relation n'est pas toujours favorable à notre hypothèse. La majorité des veuvages ne se traduit pas, par exemple, par un déménagement. Nos sources n'apportent donc qu'une explication très partielle. Sans doute faudrait-il affiner l'observation familiale ; âge, alliance matrimoniale, lien avec les parents, nombre d'enfants, mariage des enfants... autant de critères qu'il faudrait prendre en compte pour observer précisément le déroulement de ces vies bourgeoises et éclairer la raison de leurs nombreux déplacements. Une observation des biens mobiliers possédés pourrait aussi expliquer la propension à bouger ou, au contraire, à ne pas bouger.

Tableau n° 20 : Les causes des déménagements des bourgeois rennais

44Enfin, il est un dernier élément qu'on doit faire intervenir : c'est l'attitude face à la propriété immobilière. La bourgeoisie possède environ le tiers des maisons rennaises mais seule la moitié des bourgeois est propriétaire6. Parmi ces bourgeois propriétaires immobiliers, la part des artisans et commerçants est effectivement plus forte, ce qui peut expliquer leur plus grande stabilité. Mais tous ces bourgeois propriétaires n'habitent pas nécessairement les maisons qu'ils possèdent. En ville, la propriété n'est pas seulement une question de revenu, c'est aussi une affaire de prestige. N'est-il pas tentant pour qui n'a pas encore de fortune mais déjà de solides revenus, de vivre dans un appartement loué rue de Clisson ou place du Parlement et de tirer quelques dizaines de livres de loyer d'une maison qu'on possède rue Vasselot ou Vau Saint-Germain. En 1735, tous les bourgeois propriétaires d'une maison rue Saint-Georges y habitent mais, dans la rue Baudrairie, ils ne sont plus que 60 % (7 sur 12) et dans la rue Saint-Germain 40 % (10 sur 25). Le cas n'est pas limité à la bourgeoisie ; la noblesse pratique aussi ainsi7.

45En bref, la propriété immobilière n'est pas perçue comme absolument nécessaire. Elle peut être d'un rendement remarquable quand il s'agit des nouveaux quartiers du centre mais on ne paraît pas vraiment attaché sentimentalement à l'occupation personnelle de sa maison. Le bourgeois loue volontiers un appartement, ce qui lui permet d'investir par sa présence des quartiers où il ne peut acquérir les immeubles trop chers. Cela lui permet (ou lui impose) de fréquents déménagements que seuls les marchands et artisans, pour des raisons professionnelles, répugnent à entreprendre. L'image d'une certaine bourgeoisie immobile, de la maison bourgeoise du xix^e siècle, n'est pas encore de mise à Rennes au xviii^e siècle.