1Prise dans son ensemble, la bourgeoisie rennaise évolue légèrement au cours du siècle. La part du commerce s'accroît un peu mais la place globale de la bourgeoisie dans la cité reste assez stable. Pourtant, cette stabilité cache en réalité une multiplicité de déplacements, de déclassements, de mobilités.

2Ce ne sont pas les mêmes familles qu'on retrouve au début et à la fin du siècle. Certaines se sont hissées jusqu'à la noblesse ; d'autres ont conservé les mêmes activités et, apparemment, les mêmes niveaux sociaux ; d'autres enfin ont disparu de notre champ d'observation, soit parce qu'elles ont glissé vers les catégories inférieures et n'appartiennent plus à la bourgeoisie, soit parce qu'elles ont quitté la ville. Ces processus de reproduction sociale passent généralement par des stratégies familiales particulières ; stratégies matrimoniales d'endo - ou d'exogamie sociale et spatiale, stratégies professionnelles ou économiques, stratégies juridiques ou politiques.

3Ce sont ces mouvements qu'il faut tenter de reconstituer pour comprendre comment se structure et évolue le monde bourgeois. À ce titre, trois points éclairent particulièrement bien le fonctionnement interne de la bourgeoisie : les accessions à la noblesse, les choix des conjoints et des professions des enfants et enfin, l'ouverture géographique sur l'extérieur, les alliances avec les autres villes, les départs ou, au contraire, l'assimilation, l'intégration des nouveaux arrivants à Rennes. Leur importance provient du fait qu'ils marquent des ruptures, des tournants dans des destins individuels ou familiaux très variés. La façon d'envisager ces événements importants, l'attitude qu'on adopte face à eux traduisent des visions différentes de la société et renseignent sur le dynamisme ou l'atonie relative du groupe social et, indirectement, de la ville dans son ensemble.

L'anoblissement

Quelques dizaines de familles

4Dans les 100 années précédant la Révolution, 50 familles sont anoblies à Rennes. La ville fournit, à elle seule, 15 % des quelque 300 familles anoblies au xviii^e siècle en Bretagne1, soit probablement autant que Saint-Malo (mais celle-ci est beaucoup moins peuplée) et moitié moins que Nantes.

5Les chiffres globaux coïncident avec ceux qu'indique J. Meyer pour les secrétaires du roi. Dans les trente dernières années de l'Ancien Régime, 48 charges de conseiller-secrétaire du roi sont acquises dans la province, 13 par des Nantais, 6 par des Malouins, 6 par des Rennais. La participation de la bourgeoisie rennaise au processus d'anoblissement est importante ; elle situe incontestablement la ville à sa place dans la hiérarchie urbaine de la province : une place de tout premier plan. Elle marque, certes, la relative faiblesse de la grande bourgeoisie rennaise face aux grands négociants nantais qui entrent en masse dans le second ordre mais aussi, inversement, sa présence dans le monde de la très grande richesse roturière. Les riches Rennais ne sont pas plus pauvres que les Nantais, ils sont simplement un peu moins nombreux. Enfin, au palmarès de l'anoblissement, aucune autre cité n'apparaît derrière Nantes, Rennes et Saint-Malo. Les trois villes rassemblent les deux tiers des anoblis bretons et ne laissent à Morlaix, Brest, Quimper, Lorient ou Vannes que des miettes.

6Les 50 familles anoblies ne sont pas toutes rennaises de vieille souche. Certaines ne le sont même pas du tout et n'apparaissent à Rennes que lors de l'anoblissement ou quelques années plus tard. L'anoblissement, symbole de la réussite sociale et financière d'une lignée, s'accompagne assez souvent en effet, d'un déplacement, d'une véritable « montée » à la capitale, autre symbole, géographique cette fois, de l'ascension sociale. Il est vrai que la ville constitue la plus grande concentration nobiliaire de la province puisque plus de 400 familles nobles y résident plus ou moins régulièrement dans les vingt dernières années de l'Ancien Régime2, et, à ce titre, elle exerce une très forte attraction sur les nouveaux nobles. Les grandes familles malouines du xvii^e siècle s'y retrouvent parfois au xviii^e. Les Magon, puis les Le Fer possèdent ainsi la vicomté du Boschet en Bourg-des-Comptes mais résident à Rennes. Les Danycan dirigent au milieu du siècle la mine de plomb de Pont-Péan. Quelques Nantais suivent la même voie, qu'ils soient du monde de la robe ou du négoce. Pour ceux-ci, Rennes n'est qu'un maillon supplémentaire dans la chaîne de leurs relations familiales et de leurs nombreuses affaires et intérêts. Pour d'autres, c'est bien d'ascension sociale dont il faut parler.

Des itinéraires multiples

7Baillon de Blancpignon, armateur malouin, anobli par une charge de conseiller du roi en 1723 devient magistrat puis maire et lieutenant général de police à Rennes en 1744. La famille Borie, anoblie en 1772, résidait à Vannes où le père était sénéchal ; on le retrouve occupant le même poste à Rennes en 1783. Jean Le Livec de Lanzai est procureur du roi au présidial de Quimper en 1700. Son père a été débouté de la noblesse dans le ressort d'Auray lors de la Réformation de 1668. En 1710, il achète une charge de conseiller-secrétaire du roi ; après 1725, ses fils vivent à Rennes où ils restent cependant avocats. La famille est passée d'une prétendue noblesse à Auray au xvii^e siècle à un anoblissement à Quimper au début du xviii^e siècle, et enfin à une noblesse assurée à Rennes3.

8La famille Léon de Tréverett offre un autre exemple d'ascension sociale à laquelle on associe un déplacement géographique. Yves Léon, Sieur de Tréverett, est né vers 1600 à Kernilis ; c'est un de ces gros bourgeois ruraux chargé de quelques juridictions seigneuriales, quelque peu cultivé, possesseur de terres et probablement marchand de toiles. Son petit-fils est syndic de landerneau, il a épousé une jeune fille noble et prétend à la noblesse mais il en est débouté en 1668. Claude, à la génération suivante, achète une charge de conseiller-secrétaire du roi et épouse la fille d'un anobli. Leur fils Jean-François quitte Landerneau pour s'établir à Quimper en 1751 et a lui-même deux fils. L'un devient militaire et épouse la fille d'un avocat morlaisien ; l'autre, Jean-Alain, réussit la plus belle ascension. Acquéreur comme son grand-père d'une charge de conseiller du roi, il épouse la fille d'un conseiller au présidial de Vannes, occupe le poste de procureur du roi au présidial de Quimper puis de sénéchal de Cornouaille de 1768 à 1773. Il est directeur du collège, administrateur de l'hospice, colonel de la milice bourgeoise et maire de Quimper. En 1772, il est président du Tiers État aux États de Bretagne qui se tiennent à Morlaix. Dans sa ville de Quimper, Jean-Alain Léon de Tréverett est véritablement parvenu au sommet de la hiérarchie sociale. Pourtant, il part en 1774 et s'installe à Rennes où il occupe le poste de sénéchal au présidial jusqu'à sa mort. Six générations séparent l'ancêtre, gros bourgeois rural à Kernilis, du maire de Quimper et futur sénéchal de Rennes, solidement installé au sommet de la hiérarchie sociale du Tiers État breton et suffisamment établi et reconnu pour s'intégrer à la noblesse. Entre ces deux extrêmes, la famille a lentement gravi les échelons, de Landerneau à Rennes, des basses juridictions seigneuriales aux plus hautes charges des présidiaux, de l'honnête aisance à la richesse certaine.

9Les Béchenec de Bœuvres suivent un itinéraire longtemps semblable. Ils sont, eux aussi, déboutés de la noblesse en 1668 à Châteaubriant. François Béchenec, seigneur de Fougerais, s'installe en 1678 à Rennes où il est lieutenant civil et criminel au présidial. Anobli en 1697, il reste à Rennes jusqu'en 1724, date à laquelle il retourne à Châteaubriant pour y mourir en 1731. Son fils, Louis-Marie est né à Rennes en 1681 ; il succède à son père au présidial et épouse la même année une demoiselle De Bonnefons, fille d'un secrétaire du roi. La progression de la famille reste alors très classique même si elle est lente et difficile. Une solide fortune foncière autour de Châteaubriant, une installation à Rennes et l'entrée dans le monde de la magistrature par le présidial, deux charges de conseillers-secrétaires du roi et un mariage avec une jeune fille dont la famille suit une évolution semblable. Pourtant tout change à la génération suivante. Si les filles de Louis-Marie Béchenec restent à Rennes, le fils aîné, Jean-Louis, quitte la ville et la magistrature et va s'établir... à Cadix comme négociant ! Son fils Louis-Joseph y naît en 1762. Pendant deux générations la famille reste en Andalousie profitant des liens qu'elle a établis à Rennes mais aussi probablement à Nantes et dans d'autres villes bretonnes. Louis-Joseph ne reviendra à Rennes qu'en 1802, à l'âge de 40 ans, pour épouser Jeanne-Marie Sollier de la Touche, fille d'un des plus riches et anciens négociants rennais, d'une famille qui, elle, n'a jamais été tentée par l'anoblissement.

10Les itinéraires des anoblis sont donc variables même si on y retrouve souvent des similitudes. Dans tous les cas, l'ascension est lente, difficile et l'intégration à la noblesse rien moins qu'assurée. Le rythme des anoblissements au cours du siècle ne renseigne guère. On peut juste y remarquer que deux périodes paraissent plus propices aux Rennais, entre 1720 et 1740 et entre 1760 et 1789. Dans la première période, il s'agit assez souvent de familles extérieures à Rennes qui s'y installent lors de leur anoblissement ou quelques années après, alors qu'après 1760, les vieilles familles rennaises sont plus nombreuses. C'est alors que sont anoblies des familles de magistrats ou d'hommes de loi célèbres, tels les Le Chapelier, Poullain du Parc, Robinet ou Gerbier de Vologuer (souvent d'ailleurs pour des considérations politiques), mais aussi de vieilles familles négociantes, comme les Dacosta en 1781.

Les voies de l'anoblissement

11Ce sont essentiellement les offices de la Chancellerie de Bretagne qui permettent à cette haute bourgeoisie rennaise de s'intégrer à la noblesse. 32 de nos 50 anoblis le deviennent par l'acquisition d'une de ces charges. J. Meyer a bien montré combien la ruée vers les charges de conseillers-secrétaires du roi était forte en Bretagne4, étant donnée la très grande fermeture du Parlement et la position marginale de la Chambre des Comptes attirant surtout des Nantais, des Angevins ou des Poitevins. D'après J. Meyer, la Chancellerie représente près de 30 % des anoblissements bretons au xviii^e siècle (86 cas sur 303, soit 28 %) ; à Rennes, la proportion dépasse la moitié (28 cas sur 50), quatre Rennais se faisant de plus anoblir dans des Chancelleries extérieures à la Bretagne (Bordeaux, Clermont, Paris) où les charges sont moins chères. Ces offices ont une incontestable efficacité pour conférer la noblesse, même s'ils sont moqués et raillés, mais ce sont aussi des offices très chers, ce qui manifeste chez l'acquéreur une aisance certaine. La bourgeoisie rennaise montre ainsi sa richesse même s'il est vrai qu'il s'agit souvent de sa seule possibilité d'accéder à la noblesse.

12Outre les offices de conseillers du roi, ce sont principalement les lettres de noblesse qui permettent l'anoblissement des riches Rennais. Ils bénéficient en cela du rôle politique et administratif de Rennes. États de Bretagne, Parlement et Intendance s'efforcent en effet de faire bénéficier leurs soutiens respectifs dans la grande bourgeoisie bretonne de bienfaits, gratifications et anoblissements. L'opposition politique entre l'Intendance et les États se prolonge au sein de la municipalité rennaise, car les représentants de Rennes aux États de Bretagne jouent toujours un rôle important dans les prises de position du Tiers État breton. Nombre d'hommes de loi ou de magistrats rennais bénéficient ou pâtissent de cette lutte politique. On connaît les demandes réitérées des États pour l'octroi de lettres de noblesse à Hévin, l'anoblissement de Duliepvre de la Thébaudais en 1755 lors de l'érection de la statue de Louis XV ou les lettres accordées à Le Chapelier ou Poullain du Parc en récompense de leur activité de juriste. 20 % des Rennais anoblis le sont grâce à des lettres. J. Meyer avait dénombré 60 anoblissements par lettre en Bretagne au cours du siècle, mais 25 de ces anoblissements étaient le résultat d'achats de lettres au début du siècle (avant 1715). Or, à Rennes, seuls deux individus ont acheté de telles lettres et la grande majorité des anoblis par ce moyen l'a été par des lettres de mérite, accordées en fonction de leurs activités, souvent liées à la vie politique de la province.

Tableau n° 8 : Mode d'anoblissement des Rennais

13Les anoblis rennais sont avant tout des hommes du monde de la robe, des magistrats, des officiers. C'est le cas des deux tiers d'entre eux, commerce, industrie et finance ne représentant guère qu'un quart du total. Cela n'est pas surprenant quand on connaît les activités et les types sociaux de la bourgeoisie rennaise. Mais il faut se garder de toute généralisation ; les riches familles commerçantes, fortement influencées par l'ambiance locale orientent souvent certains de leurs enfants vers la magistrature et les offices ; les filles épousent volontiers des procureurs et des avocats. L'anoblissement lui-même est parfois l'occasion d'une mutation spectaculaire des intérêts familiaux. Les Picquet de la Motte qui réussissent une ascension exemplaire au xviii^e siècle, puisqu'anoblis récents ils s'introduisent au Parlement, sont encore commerçants au milieu du xvii^e siècle et s'allient aux Le Clavier de la Pageotière, eux-mêmes anoblis en 1655 et de vieille tradition de robe. L'exemple de rupture le plus intéressant est celui de la famille Gardin. Ce sont de riches marchands dans la première moitié du xvii^e siècle. Jean Gardin de la Gerberie abandonne le commerce pour devenir banquier et est échevin en 1644 ; ses deux fils acquièrent des charges de conseiller-secrétaire du roi. L'aîné devient receveur général des Devoirs ; son fils sera directeur des Monnaies ; son petit-fils, contrôleur général des Domaines ; son arrière-petit-fils, président à la Chambre des comptes, épouse une demoiselle de Boispéan, fille d'un conseiller au Parlement. Le fils cadet de Gardin de la Gerberie a préféré s'orienter vers l'armée puis la maréchaussée. Pendant quatre générations, les Gardin occuperont la charge de lieutenant général de la maréchaussée en Bretagne. Un siècle et demi après son anoblissement, la famille est totalement intégrée à la grande noblesse bretonne mais elle n'a jamais cessé d'exercer une activité même si le commerce est tout à fait oublié. De ce fait, les deux branches de la famille Gardin continuent d'apparaître jusqu'à la Révolution dans les rôles de capitation des roturiers où elles émargent pour des sommes toujours supérieures à 100 livres. Les familles anoblies d'origine commerçante abandonnent très souvent la marchandise pour se tourner vers les offices ou la robe qui permettent de se fondre plus facilement dans la noblesse. L'exemple inverse des Béchenec de Bœuvres qui passent des magistratures du Présidial au grand commerce avec Cadix est exceptionnel mais prouve cependant que la chose n'est pas impossible.

14Assez rare aussi est l'exemple de familles commerçantes qui, anoblies, quittent toutes leurs activités pour se retirer sur leurs terres. C'est ce que fait la famille Desclos. Le père, Hervé, est marchand de drap de soie en 1654 ; son fils, anobli au début du xviii^e siècle, achète en 1718, le château et la seigneurie de la Molière en Saint-Senoux. Désormais, c'est là que vivra la famille. On reconstruit le château, on surveille de près la seigneurie, on envoie les fils à l'armée pour qu'ils deviennent mousquetaires ou lieutenants de vaisseau avant de revenir eux-mêmes à Saint-Senoux, comme cette moyenne noblesse attachée aux valeurs militaires et à la terre qui l'a vu naître. Les Aubert, dont l'ancêtre était marchand cirier vers 1640, conservent plus longtemps des attaches avec Rennes. Jusque vers 1750, ils occupent des charges au présidial alors qu'ils sont anoblis depuis 1710 mais ils cèderont finalement aux charmes de la vie du gentilhomme campagnard. Marie-Joseph Aubert, seigneur du Lou et de Trégomain, résidera presque toujours dans son vieux château du xvii^e siècle, au Lou-du-Lac.

15Pour ces deux familles, il n'y a plus, au moment de la Révolution, aucun souvenir, aucune trace de l'ancêtre marchand à Rennes, cent cinquante ans auparavant ; leur intégration a été apparemment parfaite et totale même si elle est curieusement passée par une coupure presque totale avec le milieu urbain. Ils sont devenus des nobles campagnards que rien ne distingue plus de leurs voisins dont la généalogie remonte peut-être aux Croisades.

L'intégration à la noblesse

16Le grand problème des anoblis est bien, en effet, l'intégration à la noblesse. Quand, comment et pourquoi un anobli devient-il véritablement noble ? À partir de quel moment est-il considéré comme tel par ses contemporains ? Que fait-il pour y parvenir et y parvient-il toujours ? Les exemples cités montrent autant de cas particuliers et suggèrent autant de réponses différentes et la situation des anoblis reste longtemps ambiguë. L'insistance de Le Chapelier à faire accepter les anoblis parmi la noblesse aux États de Bretagne en est un indice. D'ailleurs Le Chapelier dont le père a pourtant été anobli depuis 20 ans sera lui-même refusé et représentera le Tiers État à Versailles en 1789.

17L'acquisition d'un office anoblissant, l'obtention d'une lettre sont des préalables nécessaires mais en aucun cas suffisants. Le nouveau noble doit ensuite, pendant plusieurs années voire plusieurs générations, faire ses preuves. Le changement d'activité professionnelle facilite l'intégration mais il n'y a pas de règle absolue. Si la plupart des commerçants anoblis abandonne la marchandise, certains ne le font que très progressivement et cela n'engage pas toute la famille. Chez les Dacosta, le fils continue le négoce alors que le père, secrétaire du roi, vit en rentier et s'est complètement retiré des affaires. Dans les familles robines, on voit peu à peu les anoblis arrêter leur activité mais ce retrait demande souvent une génération et il est rarement total. Certains, enfin, gardent une occupation. Les Le Livec, procureurs avant leur anoblissement en 1700, restent avocats pendant tout le xviii^e siècle. On les retrouve toujours dans les rôles de capitation roturière de la ville mais leur noblesse ne fait aucun doute, tant il est vrai que les avocats nobles sont nombreux à Rennes. Les Courtois de la Ville Asselin restent greffiers en chef du Parlement comme ils l'étaient avant leur anoblissement. Les activités professionnelles jouent un rôle dans l'intégration à la noblesse mais il n'est pas prépondérant car la noblesse n'est pas seulement rentière, elle travaille aussi, et dans tous les secteurs d'activité. Mais un avocat, un officier ou un négociant noble ne se distingue pas facilement de ses collègues roturiers5.

18Les alliances et les stratégies matrimoniales sont plus déterminantes. Dans ce domaine, on retrouve certaines constantes ou, au moins, des tendances très affirmées. L'anobli lui-même épouse généralement une fille de la bourgeoisie, de milieu social comparable au sien ; son fils choisit plus souvent son épouse parmi les milieux de robe ou les anoblis. À la troisième génération, le mariage avec une noble devient presque systématique, l'idéal étant alors l'alliance avec une famille de la noblesse parlementaire (ce que font les Aubert du Lou, Saget de la Jonchère ou Gardin de Boishamon). Dans la plupart des cas, le mariage noble se généralise après la troisième ou quatrième génération alors qu'il est relativement rare auparavant. Seuls parmi les anoblis suivis depuis le xvii^e siècle, les Léon de Tréverett le recherchent systématiquement mais ils sont alors domiciliés près de Landerneau et cherchent déjà à s'intégrer à la noblesse puisqu'ils en sont déboutés lors de la Réformation de Colbert6.

19Nous tenons avec ces comportements matrimoniaux l'un des points les plus importants aux yeux des anoblis pour leur assimilation à la noblesse. Le mouvement et l'attitude sont en effet très généraux même si les résultats sont lents (plusieurs générations). Le mariage reste le moyen le plus sûr d'intégration. Curieusement pourtant, les anoblis ne recherchent guère l'alliance de familles nobles désargentées mais, au contraire, ils privilégient des familles dont la situation financière est bonne. Les mariages assez fréquents avec d'autres anoblis peuvent être le signe d'une ascension identique de deux familles. Ils sont le préalable à la constitution d'une très solide fortune mais ils présentent aussi un risque certain d'exclusion, de cloisonnement, de constitution d'un groupe distinct d'anobli, aussi distant de la noblesse que de la bourgeoisie. Les anoblis ne les recherchent sans doute guère, même si ce sont souvent de bonnes opérations pécuniaires. Cependant, la communauté d'origine et d'intérêt, parfois aussi des liens professionnels, facilitent de telles alliances. Les stratégies matrimoniales ne sont pas toujours efficaces, il faut compter aussi avec le temps. Rares sont les anoblis qui paraissent totalement intégrés à la première génération. Les de la Motte entrant au Parlement dès la seconde génération sont un cas exceptionnel. Généralement, deux à trois générations sont nécessaires pour une assimilation complète. La rupture n'est pas plus dure pour les familles marchandes qui se fondent dans l'ambiance générale dominée par la robe, elle est seulement plus totale.

Tableau n° 9 : Quelques exemples d'alliances matrimoniales (milieu social des filles épousant des anoblis et leurs descendants)

20Parmi nos 50 familles, on n'en compte pas plus d'une douzaine qui soient complètement intégrées à la noblesse en 1789. Ce sont avant tout les plus anciennement anoblies, celles qui ont acquis des offices à la fin du xvii^e ou au début du xviii^e siècle. Pour les autres, la situation est variable. Ceux qui ont entamé le processus d'anoblissement après 1750 paraissent encore plus bourgeois que nobles. Certains ne seront jamais anoblis, interrompus dans leur tentative par la Révolution. D'autres, après avoir possédé pendant vingt ans leur office de secrétaire du roi, fraîchement sortis de la roture, s'interrogeront et douteront longtemps de la conduite à tenir dans les événements révolutionnaires. Doit-on profiter des troubles politiques pour tenter de forcer l'intégration à la noblesse par une attitude politique extrême ou, au contraire, abandonner ses velléités de noblesse et suivre la marche du siècle, dans lequel le second ordre ne redeviendra jamais ce qu'il a été ? Les anoblis rennais, de ce point de vue, ne se distinguent pas. La prise de position politique peut être perçue comme un reflet du degré d'intégration de l'anobli. Est-il suffisamment noble pour épouser les intérêts de l'ordre jusque dans sa disparition ou reste-t-il assez bourgeois pour pouvoir, au moment opportun, réintégrer le groupe social dont il est issu ?

21Il faut aussi penser aux comportements et aux goûts particuliers des individus pour comprendre leur intégration à la noblesse. Si Charles-Marie Aubert du Lou-Trégomain préfère vivre en gentilhomme campagnard dans son vieux château à l'écart des bruits de la ville, c'est sans doute qu'il a peu de choses en commun avec Le Chapelier, ténor du barreau rennais, au cœur de toutes les luttes et controverses de la brillante société locale. Au total, activités professionnelles, stratégies matrimoniales, ancienneté de l'anoblissement jouent un rôle, mais c'est au cas par cas, en fonction de la mentalité des individus qu'il faut juger de la réalité de l'assimilation à la noblesse.

22Au long du siècle, il faut en fait considérer les anoblis dans un ensemble plus large, un groupe quelque peu informel qui rassemble aussi une partie de la moyenne noblesse active, celle qui travaille dans les bureaux ou les tribunaux, ce qui contribue parfois à faire douter de sa qualité tant il est vrai que la noblesse dormante est sans cesse menacée. À ce groupe, nous ajouterons encore la grande bourgeoisie de robe ; ses activités ne diffèrent pas de celles de la noblesse active et ses richesses sont suffisantes pour lui permettre de posséder métairies et seigneuries ; ses enfants épousent fréquemment des nobles sans pour autant rechercher systématiquement l'anoblissement. Ces grandes familles bourgeoises ont d'ailleurs souvent été déboutées d'une noblesse qu'elles prétendaient posséder lors de la Réformation de 1668.

23À côté des 50 familles anoblies, 25 familles ont été déboutées au xvii^e siècle. 8 d'entre elles figurent pourtant parmi les anoblis du xviii^e siècle, ce qui montre combien leur origine est proche. On retrouve chez elles les mêmes caractéristiques, les mêmes niveaux de richesse, sans doute les mêmes modes de vie, et les alliances entre les uns et les autres ne sont pas rares.

24Il reste encore pour compléter notre groupe quelques familles nobles qui n'ont pas réussi à faire reconnaître leur noblesse lors de la Réformation et bataillent pendant tout le siècle pour la récupérer. Les Morice du Lerain obtiennent une lettre recognitoire en 1817 pour une noblesse attestée en 1536 ! Les Le Bastard de Villeneuve, d'abord déboutés, sont rétablis dans la noblesse au début du xviii^e siècle avant d'être renvoyés dans le Tiers État pour ne revenir dans le second ordre que vers 1750.

25Il existe ainsi à Rennes une centaine de familles qui présentent les mêmes caractéristiques. Les anoblis y voisinent avec la grande bourgeoisie, la noblesse dormante y côtoie quelques déboutés de la Réformation colbertienne. Il s'agit en quelque sorte d'un groupe intermédiaire entre la noblesse que personne ne conteste et la bourgeoisie qui n'a pas encore les moyens de prétendre à l'anoblissement. Si l'ascension des anoblis est lente et difficile, ce groupe intermédiaire, important dans la ville, leur permet de ne jamais apparaître comme isolés au sein de la société locale, une société où les frontières juridiques et sociales entre les groupes restent floues et mouvantes.

La mesure de l'enracinement familial

Méthodes de mesure

26Au-delà de ces quelques dizaines de familles qui visent l'intégration à la noblesse et sont, de ce fait, assez bien connues, c'est à partir du fichier général réalisé grâce à la capitation qu'on peut observer les familles bourgeoises et les stabilités ou discordances dans leur évolution. L'entrée initiale dans le fichier, fournie par la présence des individus dans les rôles de capitation de Rennes, nous assure seulement de leur domiciliation rennaise et de leur niveau de richesse globale ou de leur appartenance à la bourgeoisie (cf. chap. I). Mais cela reste incomplet7. Pour retrouver les successions de tous les individus, il faut utiliser d'autres sources. Pour les uns, le fichier établi aux archives municipales de Rennes à partir des actes paroissiaux nous offre une vision très complète des familles uniquement rennaises. Pour les autres, nos renseignements sont hélas plus partiels8.

27La méthode a bien des lacunes. Elle tient peu compte des alliances matrimoniales car elles n'apparaissent qu'imparfaitement dans nos sources. Il faut alors utiliser directement les registres paroissiaux, ce que nous avons fait pour trois années tests en 1710, 1750 et 17889. Malgré cela, les successions que nous établissons sont des successions directes et patrilinéaires. Les filles et beaucoup de fils cadets nous échappent souvent. Or, leurs destinées viendraient sans doute modifier quelque peu les tableaux que nous pouvons dresser. Une véritable reconstitution des familles eût sans doute été plus efficace mais le grand nombre de familles concernées la rendait impossible et nous incite à penser que les déformations induites par la méthode restent limitées.

Un noyau stable et des marges fluctuantes

28Notre fichier rassemble au total 3 955 individus qui émargent au moins une fois au-delà de 20 livres dans un des 15 rôles de capitation analysés. 1 717 d'entre eux (43,4 % de l'ensemble) sont des individus isolés, c'est-à-dire qu'ils sont les seuls de leurs familles à atteindre ce niveau. Les 2 243 autres (56,5 % du total) se répartissent en 778 familles dont 553 sont présentes pendant plus de 40 ans ; 169 d'entre elles étant représentées par un minimum de 4 individus.

29Nous avons là les deux positions extrêmes possibles. D'un côté, 169 familles et 789 individus (soit environ 20 % du total), présentes pendant presque tout le siècle, intégrées à des parentèles nombreuses, d'une richesse toujours importante même si leurs activités changent, jouissent d'une stabilité et d'un prestige reconnu dans la ville. Elles constituent le noyau dur, immuable, de la bourgeoisie rennaise, noyau que l'on pourrait sans doute élargir un peu. De l'autre, 642 individus (16,2 % du total) qui, isolés de leurs familles, n'apparaissent, de plus, qu'une seule fois. Ils sont aux marges de la bourgeoisie rennaise. Marges spatiales quand il s'agit d'individus qui ne passent que quelques années à Rennes10 ou marges économiques quand ce sont des artisans ou des commerçants récemment et brusquement enrichis. Marge aussi quand il s'agit d'officiers pour lesquels Rennes n'est qu'une étape momentanée. La répartition socio-professionnelle de ces bourgeois de passage est d'ailleurs très significative :

30Elle ne correspond pas du tout à la structure générale de la bourgeoisie. Commerçants et artisans y sont beaucoup plus nombreux, souvent aux limites inférieures de la bourgeoisie ; officiers et administrateurs ne faisant qu'un bref passage à Rennes représentant, eux, un cinquième de l'ensemble. Ces hommes ne nous intéressent guère puisqu'ils se situent aux limites de la bourgeoisie mais leur présence est en elle-même symptomatique. Il n'est pas excessif de considérer qu'un cinquième environ des riches Rennais n'est pas effectivement stabilisé socialement ou géographiquement. Ces gens ne sont ni totalement rennais, ni totalement bourgeois.

31Une cinquantaine de familles échappent à la bourgeoisie par une ascension qui les mène à la noblesse. Beaucoup plus, sans doute, disparaissent par des déclassements, des départs, une instabilité économique ou une évolution en dents de scie de leurs revenus. Entre les deux, autour d'un noyau très stable et largement ramifié de 150 à 200 familles, on peut considérer que le chiffre de 550 familles (553 suivies pendant plus de 40 ans) représente effectivement la masse globale de la bourgeoisie locale. Mais le renouvellement reste assez important, même s'il est difficile à mesurer précisément. Si le but de la famille est, au minimum, la reproduction d'une génération à l'autre, d'un niveau social et d'un niveau de revenu au moins équivalents, il faut bien conclure que cette reproduction est loin d'être assurée pour 15 à 25 % d'entre elles. Pourtant, à cet effet, des stratégies évidentes sont mises en œuvre.

les stratégies matrimoniales

32Tout comme pour les familles visant l'anoblissement, les choix matrimoniaux occupent une place considérable. Pour les analyser, nous avons étudié les registres paroissiaux de 9 des 10 paroisses rennaises en 1710, 1750 et 178811. En ces trois années, nous avons relevé 946 mariages dont 171 où interviennent des bourgeois, ce qui représente 18 % de l'ensemble des mariages et correspond approximativement à ce que l'on sait de la présence bourgeoise dans la ville grâce à l'étude de la capitation. Si les chiffres paraissent un peu plus élevés, c'est surtout parce que dans ces 171 mariages, les deux conjoints ne sont pas nécessairement bourgeois12.

33Par l'intermédiaire de ces alliances et en observant le type d'activité exercée et le niveau de richesse, on peut tenter de définir des modèles de stratégies matrimoniales et - plus largement - sociales de la bourgeoisie. Endo - ou exogamie géographiques et socio-professionnelles fournissent une grille d'analyse des comportements bourgeois et des ambitions des uns et des autres.

Une endogamie socio-professionnelle relative

34L'endogamie socio-professionnelle n'est que partielle. Seuls 36 % des conjoints épousent quelqu'un qui exerce (ou dont la famille exerce) les mêmes activités. Le résultat n'a qu'une valeur indicative car la distinction entre un commerçant et un riche artisan, entre un homme de loi et un officier est parfois bien ténue, voire arbitraire. Si on observe plus précisément les résultats, on s'aperçoit que les comportements varient selon la catégorie socio-professionnelle. Les hommes de loi sont incontestablement plus endogames. Cela s'explique facilement car ils sont nombreux dans la ville et occupent souvent la position la plus élevée dans la bourgeoisie locale. Un avocat n'a aucune difficulté à trouver pour sa fille un époux dans le même milieu. Malgré cela, près du tiers des hommes de loi épousent des filles de commerçants. Ceux-ci ont d'ailleurs un comportement assez proche puisque 30 % de leurs fils épousent des filles d'hommes de loi. Cependant, ils sont plus ouverts aux couches supérieures de l'artisanat, aux professions libérales et aux officiers. Il est vrai que pour bon nombre de commerçants, l'achat d'un office ou l'occupation d'une charge administrative est souvent une étape vers l'intégration définitive à la bourgeoisie de robe.

35Les autres catégories socio-professionnelles présentent des attitudes contrastées. On ne peut, à cause du petit nombre de cas, établir de règles précises pour les rentiers ou les professions libérales. La catégorie des officiers et administrateurs est souvent une catégorie transitoire, une étape dans laquelle on ne reste pas. C'est de plus un groupe très disparate. Les employés subalternes se tournent encore fréquemment vers l'artisanat ou le petit commerce alors que les détenteurs des charges les plus importantes sont plus attirés par le monde de la justice, voire la noblesse.

Tableau n° 10 : Origine professionnelle des conjoints bourgeois

36Quant aux artisans (du moins à la frange supérieure de l'artisanat), leur situation est intéressante. L'éventail des possibilités qui leur est ouvert est très large puisqu'ils sont aussi nombreux à épouser des filles d'artisans que de marchands ou d'hommes de loi13.

37Ainsi, si l'endogamie socio-professionnelle reste dominante, elle n'est pas exclusive. On circule facilement entre les mondes du commerce et de la robe puisque près du tiers des enfants s'allient. De même, ces milieux ne sont pas totalement fermés au monde artisanal. Chacun conserve dans ses stratégies matrimoniales une marge de manœuvre relativement importante, permettant sans doute bien des ascensions, bien des ambitions. Par ses mariages, la bourgeoisie rennaise n'est pas un monde cloisonné14.

La concordance des niveaux de richesse

38Au-delà des appartenances socio-professionnelles, il faut s'interroger aussi sur les niveaux de richesse respective des conjoints. L'indicateur de la capitation n'en donne qu'une image assez grossière mais néanmoins valable et permet des constatations intéressantes.

3940 % des conjoints ont des cotes de capitation semblables et on peut leur ajouter les 17 % dont les cotes sont assez proches15. Un niveau de richesse comparable se retrouve donc dans plus de la moitié des mariages. Le chiffre est important mais, là non plus, il n'exclut pas totalement les écarts sensibles. Ceux-ci se retrouvent dans 25 % des cas. Pourtant, ils ne marquent pas toujours des différences de milieu ; dans la plupart des cas, ils unissent deux familles de même profession ou de même origine. Le seul cas aberrant (à priori) est celui d'un riche procureur au Parlement qui épouse la fille d'un modeste maître amidonnier. L'explication vient peut-être du fait qu'ils sont voisins, à moins que l'amour n'intervienne... Le plus souvent, les familles recherchent une alliance avantageuse ou, au moins, d'un niveau égal. Le critère de richesse paraît plus important que celui du milieu professionnel mais, dans l'ensemble, les différences n'effraient pas trop, à condition toutefois qu'un écart de richesse ne vienne pas accentuer des distances socio-professionnelles déjà importantes.

Tableau n° 11 : Capitation des conjoints bourgeois (et parents de conjoints)

Une ouverture géographique plus large

40Reste à voir comment les bourgeois non originaires de la ville s'insèrent dans ces jeux matrimoniaux. Constatons tout d'abord de ce point de vue l'homogénéité des catégories socio-professionnelles de la bourgeoisie. La proportion des conjoints originaires de Rennes tourne presque toujours autour des deux tiers, seuls les officiers et administrateurs se distinguent par une mobilité plus grande, en partie liée à leurs occupations.

Tableau n° 12 : Origine géographique des conjoints bourgeois et appartenance socio-professionnelle

41Si on compare l'origine géographique aux cotes de capitation, on s'aperçoit que l'endogamie géographique croît en même temps que la richesse. Au-delà de 50 livres de capitation, les immigrants sont rares et les familles les plus riches sont solidement rennaises. Seuls s'insèrent à ce niveau des anoblis ou des bourgeois en passe de l'être. En revanche, nombreux sont les immigrants bourgeois qui paient de 20 à 50 livres. Toutefois, il faut encore relativiser ces données en prenant en considération un dernier critère : l'âge. Le bourgeois, relativement jeune, qui vient se marier à Rennes n'est pas encore un homme tout à fait installé dans sa carrière et il ne dispose pas encore des revenus qui seront les siens quelques décennies plus tard. Pour lui, le déplacement géographique correspond aussi à une volonté d'ascension sociale qui ne se traduira qu'ultérieurement.

Tableau n° 13 : Origine géographique des conjoints bourgeois et niveau de revenus

Carte n° 3 : Origine des conjoints à Rennes (France, 1710, 1750, 1788)

Carte n° 3 : Origine des conjoints à Rennes (France, 1710, 1750, 1788)

42Les mariages permettent d'observer précisément la provenance géographique de nos bourgeois et de les intégrer à une analyse globale de l'aire d'attraction démographique rennaise16.

Tableau n° 14 : Origine des conjoints à Rennes (1710/1750/1788)

43La première constatation au regard de l'origine géographique des conjoints rennais dans leur ensemble concerne l'évolution au cours du siècle. En 1710, 81 % des conjoints sont rennais d'origine alors qu'en 1788, ces mêmes Rennais ne représentent plus que 40 % de l'ensemble. La chute est brutale et concerne surtout la deuxième moitié du siècle. Entre 1710 et 1750, le pourcentage de Rennais est tombé de 14 % ; entre 1750 et 1788, il chute de 27 %. Parallèlement, les conjoints originaires des deux diocèses de Rennes et Saint-Malo sont de plus en plus nombreux, passant de 10 % au début du siècle à plus de 40 % à la fin. Ils sont alors plus nombreux que les Rennais d'origine.

44Au cours du siècle, un double mouvement s'affirme. D'une part, la ville s'ouvre de plus en plus massivement aux immigrants ; d'autre part, elle se constitue peu à peu un véritable bassin démographique couvrant la majeure partie des diocèses de Rennes, Saint-Malo et Dol mais débordant aussi sur ceux de Vannes, d'Avranches et du Mans. La part des conjoints venant des deux premiers diocèses fait plus que quadrupler. Les époux venant du reste de la Bretagne et de France progressent moins puisqu'ils passent de 6,8 à 19,1 %. La proportion des diocèses de Rennes et de Saint-Malo parmi les immigrants s'accroît légèrement, passant de 59 à 68 %, mais la part des autres Bretons diminue de 30 à 15 % tandis que les époux venant de France sont proportionnellement de plus en plus nombreux (de 10 à 16 %). Rennes exerce une attirance très marquée sur les régions qui l'entourent immédiatement (dans un rayon de 30 à 40 kilomètres) mais, au-delà, il semble que l'attirance plus lointaine se fasse de plus en plus sentir dans les provinces voisines et non pas en Bretagne même.

45Au total, Rennes se situe comme nombre d'autres grandes villes du royaume. Les arrivants y sont plus nombreux que dans les paroisses rurales, viennent de plus loin et constituent à la fin du siècle une part non négligeable des conjoints. Il est peu de grandes villes françaises dont les conjoints soient d'origine extérieure à plus de 50 % et Rennes se place apparemment en position moyenne. Elle paraît sensiblement plus ouverte que d'autres villes de l'Ouest intérieur (Angers, Poitiers) mais reste très en retrait sur les grandes villes (Lyon) ou surtout sur les ports (Brest, Saint-Malo, Nantes)17.

46Dans cet ensemble, voyons comment se positionnent les mariages bourgeois. Notons tout d'abord qu'ils ne sont pas également répartis dans la ville. La paroisse Saint-Sauveur compte 36,3 % de bourgeois parmi l'ensemble des conjoints alors que Saint-Hélier n'en a aucun et Saint-Martin seulement 7 %. Les paroisses du centre sont les plus bourgeoises comme elles sont aussi les plus ouvertes sur l'extérieur et les plus riches ainsi que le montre la capitation. Les trois quarts des bourgeois se marient dans quatre paroisses du centre (Saint-Aubin, Saint-Germain, Saint-Jean et Saint-Sauveur).

47Les bourgeois sont, dans l'ensemble, un peu plus mobiles que le reste de la population. 47 % des mariages unissent deux Rennais alors qu'ils ne sont que 39,7 % pour la bourgeoisie et, au contraire, 49,4 % pour les classes populaires. Leur origine est également différente.

Tableau n° 15 : Origine des conjoints bourgeois

48Le nombre des conjoints rennais est un peu plus faible dans la bourgeoisie et, à l'intérieur de la ville, les bourgeois hésitent moins à franchir les limites paroissiales. Mais la différence essentielle réside dans la plus forte présence « d'immigrants lointains » parmi la bourgeoisie. Les conjoints originaires des diocèses bretons éloignés et de la France représentent 16 % de l'ensemble et seulement 10 % pour les catégories populaires. Inversement, les deux diocèses de Saint-Malo et de Rennes sont nettement moins présents chez les bourgeois.

49Cette particularité des attitudes bourgeoises se vérifie déjà en 1710 où on trouve 66 % de conjoints rennais parmi les bourgeois (contre 81 % pour l'ensemble des conjoints) et 11 % d'arrivants lointains (contre 6 %). Mais, en 1750, les chiffres de la bourgeoisie sont très semblables à ceux de l'ensemble de la population (67,6 % et 67,2 % ; 8,8 % et 9,8 %). À la veille de la Révolution, les conjoints bourgeois sont encore à 47 % d'origine rennaise mais ils sont 32 % à venir de plus de 40 kilomètres (France et diocèses bretons autres que Rennes et Saint-Malo). Près du tiers des arrivants lointains à Rennes sont alors des bourgeois.

50Autre caractéristique particulière à la bourgeoisie, sa provenance est très souvent urbaine. Les immigrants bourgeois sont citadins à plus de 55 % alors qu'un quart seulement de l'ensemble des immigrants vient d'une ville. Cela n'est guère surprenant puisque le bourgeois est presque par définition un citadin. De ce fait, une carte de l'origine géographique des conjoints bourgeois ne ferait que transcrire une version affaiblie du réseau urbain de la Haute-Bretagne ou, plus largement, de la France de l'Ouest. Nantais, Vitréens, Fougerais, Malouins ou Vannetais sont souvent présents pour s'allier à des familles rennaises.

51Le bourgeois a donc élargi beaucoup plus tôt ses horizons familiaux et matrimoniaux. Dès le début du siècle, il est notablement plus mobile que l'ensemble de la population et sa mobilité le porte aussi à accomplir des distances plus importantes. Souvent citadin, il connaît probablement déjà la ville avant de s'y installer. Peut-être y a-t-il de la famille, des intérêts commerciaux ou professionnels ?

52De vieille famille rennaise ou récemment arrivé, les choix matrimoniaux de notre bourgeois ne sont que partiellement guidés par des habitudes endogamiques. Certes, on se marie de préférence avec quelqu'un de la même profession, du même milieu ou du même niveau de richesse mais la préférence n'est jamais exclusive. Un tiers des jeunes bourgeois prennent un conjoint dans un milieu différent et les critères de notabilité, de revenus ou de liens professionnels ne sont pas totalement efficients pour expliquer les choix matrimoniaux. Sans doute faut-il aussi faire une place aux relations de voisinage, très difficiles à reconstituer, ainsi qu'aux sentiments...

La mobilité professionnelle

53Dernier angle d'observation de ces mobilités internes à la bourgeoisie : celui du choix des professions. Les classifications socio-professionnelles, pour rigides qu'elles puissent parfois paraître, ne sont pas totalement contraignantes. Les alliances matrimoniales entre bourgeoisie de robe et de commerce sont fréquentes et il est souvent excessif de qualifier une famille de robine ou de commerçante. De même, les alliances avec la noblesse ou, à l'inverse, avec la petite bourgeoisie, ne sont pas exceptionnelles. En réalité, une multitude de passerelles existent et les changements de profession ou de milieu au sein d'une même famille, d'une génération à l'autre, sont courants.

54Parmi les 553 familles que nous suivons pendant plus de 40 ans et au moins deux générations, seules 63 % restent dans le même secteur professionnel mais un tiers d'entre elles a une activité différente à la fin de notre observation. Cette mobilité professionnelle de la bourgeoisie est donc relativement forte, d'autant plus qu'elle est mesurée sur son noyau le plus stable. À y regarder de plus près, cette mobilité est cependant à nouveau différenciée selon les secteurs.

Carte n° 4 : Part des mariages bourgeois à Rennes (par paroisse)

Carte n° 5 : Part respective des paroisses de Rennes pour l'ensemble des mariages bourgeois

Tableau n° 16 : Taux de mobilité professionnelle selon les catégories internes à la bourgeoisie

55Les métiers de la justice sont indubitablement plus stables que les autres. Ils apparaissent bien souvent comme l'aboutissement d'une ascension, prélude à une stabilisation définitive. À l'inverse, l'artisanat est la catégorie la plus mobile car il constitue l'occasion de l'enrichissement initial. Rares sont les familles d'artisans qui conservent l'activité productrice longtemps après l'enrichissement. Nous avons déjà cité l'exemple de la famille Cohan où l'atelier de teinturerie est conservé jusqu'à la fin du siècle par un des petits-fils. La rupture n'y est pas complète. Les Corbin, autre famille de teinturiers riches, connaissent une évolution plus brutale à la fin du siècle. Pierre Corbin meurt vers 1735, payant alors 12 livres de capitation. Sa veuve et son fils reprennent l'atelier et paient respectivement en 1758, 51.10 livres et 63 livres. Pierre II Corbin représente la 3^e génération et renforce encore cette belle ascension professionnelle. En 1781, toujours teinturier, rue de l'Entonnoir, il acquitte une capitation de 134 livres. Mais, à cette date, ses deux fils qui résident toujours avec leurs parents dans la ville basse, ont abandonné la teinture. L'un est avocat et l'autre procureur au Parlement ; ils paient tous deux 31 livres de capitation. En 1788, le cordon ombilical est rompu ; les fils se sont installés dans la ville haute.

56La mobilité professionnelle fait partie de stratégies d'enrichissement mais elle ne traduit pas toujours une réussite de cette ambition. Si on observe le rapport entre mobilité socio-professionnelle et ascension des cotes de capitation, il n'y a pas concordance parfaite.

Tableau n° 17 : Mobilité professionnelle et enrichissement dans la bourgeoisie rennaise

57Comme le montre le tableau n° 17, la stabilité absolue n'est le fait que d'une minorité de familles puisque seules 38 % conjuguent stabilité professionnelle et stabilité de l'imposition. À l'inverse, la mobilité se traduit par une ascension notable pour une forte minorité. On peut alors considérer que c'est une réussite même s'il n'est pas certain que l'enrichissement provienne effectivement du choix judicieux d'une profession ou, à l'opposé, que le changement de milieu n'est pas le résultat d'un enrichissement. La mobilité professionnelle peut être aussi parfois le signe d'un affaiblissement financier. Un cinquième des familles qui changent de profession voient leurs capitations diminuer. C'est dire qu'il y a probablement des choix professionnels conscients qui permettent une ascension mais aussi des mutations imposées qui résultent de difficultés financières ou qui ne donnent pas les résultats attendus18.

58À l'issue de ces multiples éclairages, quelle image peut-on garder de la bourgeoisie rennaise ?

59Une image d'ouverture sans doute. Quel que soit le point que l'on observe, un tiers environ des bourgeois ne reproduit pas à l'identique les modèles de la génération précédente. Ils sont plus nombreux à venir de l'extérieur et viennent de plus loin. Ils n'hésitent pas à se marier dans des milieux professionnels et à des niveaux de richesse différents du leur ; les familles disparaissent et apparaissent dans les rangs de la bourgeoisie et de très nombreux individus ne réussissent pas à intégrer durablement leurs familles dans les catégories les plus stables du Tiers État riche. Enfin, un tiers des familles que nous suivons longtemps, c'est-à-dire à priori des familles les plus stables, change d'activité professionnelle sans que cela se traduise toujours par une ascension.

60La bourgeoisie n'est donc pas un monde fixe. S'il existe incontestablement un noyau central particulièrement solide et stable, celui-ci ne dépasse pas la moitié du groupe. En son sein, les mobilités, les déclassements, les ascensions, les mutations paraissent au moins aussi représentatifs que la stricte immobilité de quelques centaines de familles. L'image du groupe social dans son ensemble peut paraître assez fixe mais le sort des individus, le destin des lignages laissent au contraire l'impression d'une prodigieuse mobilité, d'un incessant déplacement.