1Pénétrons d'abord dans la ville pour y observer la population ? Que représente globalement la bourgeoisie à Rennes ? C'est à partir des rôles de capitation que nous avons cherché à le savoir.

« Une pesée globale »

De 10 à 15 % des contribuables

2Telle que nous l'avons définie plus haut par les cotes supérieures à 20 livres, la bourgeoisie représente seulement 375 cotes en 1726 mais 996 personnes en 1758. Ces deux chiffres sont exceptionnels et correspondent à des accidents conjoncturels. Généralement le nombre de bourgeois varie entre 700 et 900, la valeur moyenne des 15 rôles étant de 771 cotes.

Tableau n° 3 : Nombre de cotes supérieures à 20 livres dans la capitation

3Le tableau n° 3 montre bien le caractère particulier de la période qui suit l'incendie de 1720. Les riches rennais ont alors incontestablement bénéficié d'impositions moins lourdes1. Le nombre total des imposés diminue (cela correspond effectivement à une diminution de la population), la valeur totale de la capitation de la ville baisse, la cote moyenne aussi. Elle est de 6.11 L en 1726, de 7.10 L en 1734 contre 12.08 L en 1712. 9.01 L en 1739 et 10 L en 1746. Mais, parmi cette baisse générale qui traduit les difficultés de la ville durant une quinzaine d'années, les plus riches paraissent encore favorisés puisqu'en 1726, ils ne sont que 6,6 % de l'ensemble des imposés payant 42 % de l'impôt. Or, jamais dans une autre période, les cotes supérieures à 20 livres ne représentent moins de 10 % des cotes et moins de 50 % de l'impôt.

Graphique n° 1 : Part totale de la bourgeoisie dans la capitation de Rennes

4À l'opposé, 1758 est aussi une année exceptionnelle où la capitation est très élevée. La cote moyenne payée par les Rennais est de 12.07 L alors qu'elle n'était que de 8.01 L en 1754 et qu'elle retombe à 9.09 L en 1767. La hausse très marquée de 1758 se traduit bien évidemment par un accroissement important du nombre des cotes élevées.

5En dehors de ces années exceptionnelles, le nombre de cotes varie dans une fourchette globale d'environ 20 %, entre 732 et 900 personnes. C'est-à-dire que Rennes regroupe environ 800 familles bourgeoises, et ce, sans grands changements au cours du siècle (si on excepte la période suivant l'incendie de la ville). Les bourgeois représentent de 10 à 15 % des imposés à la capitation (de 10,6 % en 1754 à 15,4 % en 1781) et, avec leurs familles, c'est une population de 3 500 personnes environ qui nous intéresse ici et qui constitue la partie supérieure du Tiers État. Pour être certain de saisir l'ensemble des roturiers riches de la ville, on peut leur ajouter ceux qui paient de 15 à 20 livres de capitation et qui forment de 5 à 7 % des imposés. On obtient alors un total de 5 000 à 5 500 personnes. Si on veut cerner l'ensemble de la population riche, on doit ajouter le haut clergé et surtout la noblesse, très présente dans la ville, et on peut alors conclure que Rennes compte un minimum de 7 000 habitants riches - pour les 3/4 roturiers - soit environ 20 % de la population totale.

620 % de riches - encore avons-nous placé relativement haut la barre de la richesse — la proportion est importante pour une ville d'Ancien Régime. Dans de nombreuses villes moyennes, une enquête semblable ne révélerait pas plus de 10 % de personnes aisées et sans doute la proportion rennaise ne serait-elle pas atteinte dans la majorité des grandes villes du royaume. Rennes apparaît, au vu de sa capitation, comme une ville riche, ou plutôt comme une ville où les riches sont nombreux. Elle le doit à son Parlement et à son rôle politique qui en font le lieu de rencontre de la nombreuse noblesse bretonne mais, malgré cela, sa bourgeoisie est suffisamment nombreuse à elle seule pour situer la ville en bonne position dans la hiérarchie des grandes cités françaises. Rennes n'est pas seulement la ville de la grande noblesse parlementaire, elle possède aussi une bourgeoisie importante qui, quoique n'atteignant pas les fortunes considérables de celles des grands ports voisins (Nantes ou Saint-Malo), se situe nettement au-dessus de celle des villes moyennes de Bretagne et de l'Ouest en général.

Une relative stabilité

7Le nombre de ces bourgeois reste relativement stable tout au long du siècle mais il n'en est pas de même de leur part dans la capitation. Elle varie de 42 % en 1726 à 68 % en 1781 et quatre périodes se distinguent dans le siècle. Avant l'incendie, la bourgeoisie paie plus de la moitié de l'impôt (de 54 à 60 %) puis elle tombe en dessous de 50 % entre 1720 et 1735. Elle se stabilise ensuite pendant 20 ans entre 50 et 60 % puis, à partir de 1758, et dans les trente dernières années de l'Ancien Régime, elle augmente régulièrement pour approcher les 70 % à la veille de la Révolution. Plusieurs hypothèses peuvent être envisagées pour expliquer cette augmentation de la part de la bourgeoisie alors que la capitation globale varie peu et que les cotes moyennes restent stables.

• Une modification des règles de répartition de la capitation qui tiendrait compte réellement des possibilités économiques et qui marquerait la fin d'une sous-imposition des riches.
• Un appauvrissement marqué d'une partie de la population artisanale de la ville.
• Un enrichissement effectif de la bourgeoisie au détriment du reste de la population rennaise et une concentration de la richesse entre ses mains.

8Or, la bourgeoisie n'est pas nettement plus riche à la fin du siècle qu'au début. Les cotes moyennes restent les mêmes (entre 40 et 50 livres avec une baisse notable dans les années 30 et 40), les très riches ne sont pas plus nombreux et la structure interne de la capitation bourgeoise reste identique. Ce sont donc les deux premières hypothèses proposées qu'il faut développer. D'une part, un certain appauvrissement touche les classes populaires. Les artisans ou les veuves trop pauvres pour payer sont rares avant 1720 ; en revanche, de plus en plus nombreux sont ceux qui sont déchargés de la capitation après 1760, alors que les cotes de journaliers ou de portefaix restent toujours autour d'une livre. S'il ne s'agit pas à proprement parler d'un appauvrissement, on assiste à tout le moins à une stagnation de la situation économique des plus défavorisés.

9Cette stagnation se conjugue probablement avec une répartition plus équitable de la capitation. Il semble bien que dans les derniers rôles, après 1760, les égailleurs se soient effectivement penchés sur la situation réelle de chacun des imposables2. Cela explique la plus grande proportion de pauvres exemptés mais aussi la précision des cotes (allant parfois jusqu'au denier) et le nombre croissant de mentions marginales justifiant les décharges et expliquant les difficultés passagères de telle veuve, les charges d'enfant de tel artisan.

10Cette meilleure répartition de l'impôt bénéficie au petit peuple et, inversement, fait apparaître plus nettement la place de la bourgeoisie. Celle-ci possède certainement une part au moins équivalente de la richesse roturière de la ville et, de ce point de vue, les chiffres de la fin du siècle paraissent beaucoup plus sûrs que ceux du début (avant l'incendie).

11Au total, 15 % des Rennais concentrent à eux seuls les deux tiers des revenus et, sans doute, des richesses locales. Si on élargit jusqu'à la moyenne bourgeoisie, un quart de la population roturière reçoit les trois quarts des revenus. La pyramide des richesses présente une base très large alors qu'en son sommet, 1 % de très riches bourgeois paient de 15 à 20 % de la capitation. La hiérarchie sociale apparaît donc très marquée : la ville d'Ancien Régime oppose fortement une minorité très riche à une masse misérable et Rennes n'échappe pas à cette règle.

12D'autant plus qu'il n'y a guère d'évolution sensible du schéma général au cours du xviii^e siècle. 1706 n'est pas très différent de 1788. Le grand incendie de 1720 a bouleversé totalement le visage de la cité et les hiérarchies sociales s'en ressentent de façon évidente pendant quinze à vingt ans. Mais, après 1740, le même équilibre que l'on avait discerné au début du siècle revient, comme s'il caractérisait un optimum nécessaire ou inévitable.

La diversité interne

13Mais ce monde de la richesse roturière n'est pas homogène. En son sein, les revenus et les activités délimitent des catégories assez nettement définies.

Graphique n° 2 : Structure interne de la bourgeoisie rennaise (d'après la capitation, en % de la valeur)

Graphique n° 3 : Structure interne de la bourgeoisie rennaise (d'après la capitation, en % du nombre)

La bourgeoisie de robe

14Le monde de la robe domine très largement. Hommes de loi et officiers ne sont pas toujours les plus riches mais ils sont, de loin, les plus nombreux et la bourgeoisie du négoce ou des affaires apparaît toujours en second plan.

1 — Le monde de la justice

15L'extrême importance des robins est d'abord la conséquence du rôle judiciaire de Rennes3. Le Parlement, ce n'est pas seulement quelques dizaines de présidents et de conseillers issus de la meilleure noblesse, c'est aussi plus d'une centaine d'avocats, autant de procureurs et deux à trois dizaines de greffiers, d'huissiers et de petits employés de toutes sortes. Ces derniers ne sont pas très riches mais, à l'inverse, avocats et procureurs comptent parmi l'élite sociale de la ville et forment les groupes socioprofessionnels les plus nombreux, les plus soudés et les plus respectés de la cité. De plus, le Parlement n'est pas seul. Le Présidial, dont le ressort couvre tout le tiers nord de la province, rassemble, lui aussi, une douzaine de conseillers et plus de soixante procureurs. Sa position est inférieure à celle du Parlement mais il est néanmoins le lieu de bien des ascensions sociales ; un passage par le Présidial permet souvent d'aspirer à une promotion et un enrichissement importants. Le Présidial pâtit pourtant de la proximité du Parlement ; dans toute autre cité, ses magistrats et ses procureurs seraient au sommet de l'échelle sociale. Ici, ils ne sont qu'au second plan car le sommet est bien plus élevé encore.

16Rennes compte aussi plus de 20 juridictions seigneuriales4 dont près de la moitié entretiennent un personnel permanent. Les petites juridictions se limitent à employer les services « à temps partiel » de procureurs ou d'avocats au Parlement mais les autres disposent d'un personnel spécialisé. C'est le cas des tribunaux des grandes abbayes (Saint-Georges, Saint-Melaine), du Chapitre cathédral ou des grandes seigneuries laïques des environs telles la Prévalaye, la Martinière ou Bréquigny. Chacune d'entre elles entretient un personnel permanent de 3 ou 4 officiers. Enfin, à côté de ces juridictions ordinaires, Rennes abrite plusieurs cours spécialisées : Cour des Monnaies, Consulat, Table de Marbre, Cour des Eaux et Forêts, Prévôté, Oficialité. Chacune ne compte que quelques officiers mais, au total, elles regroupent encore 40 à 50 personnes.

17La multiplicité des juridictions, l'étendue de leurs ressorts (parfois toute la province) expliquent la présence d'un si grand nombre d'hommes de loi. Rennes vit en partie grâce à eux, grâce aux « chicanes » de toute la Bretagne.

18Cependant, leur part dans la bourgeoisie a tendance à diminuer légèrement au cours du siècle. De 1706 à 1739, le monde de la justice représente de 38 à 43 % des bourgeois puis, au milieu du siècle, un recul rapide le fait descendre autour de 30 %, part qu'il conservera jusqu'à la Révolution. Les hommes de loi restent la catégorie la plus nombreuse de la bourgeoisie mais ils ne sont plus aussi exclusivement dominants qu'au début du siècle. Leur part de l'impôt payé diminue de la même façon, passant d'environ 40 à 30 % (de la capitation de la bourgeoisie).

19Cela ne signifie pas pour autant que les hommes de loi soient moins nombreux dans la ville. En réalité, ce sont les offices subalternes (huissiers, greffiers, sergents et autres) qui disparaissent de nos relevés car leurs capitations tombent souvent au-dessous de 20 livres alors qu'elles étaient nombreuses auparavant entre 20 et 30 livres. En 1706, ils étaient 38 (11 % des hommes de loi) payant 7,6 % de l'impôt ; en 1788, ils ne sont plus que 9 (3,8 % des hommes de loi) payant 2,8 % de l'impôt. Sergents, archers, greffiers et généraux d'armes ont disparu de la bourgeoisie et glissé vers une situation sociale plus médiocre. Dans le même temps, le déclin des justices seigneuriales est évident même si leur nombre reste stable. Les offices de ces juridictions sont presque tous accaparés par des procureurs et des avocats ; la justice seigneuriale n'est plus qu'une occupation complémentaire pour les robins rennais. Soit parce qu'à elle seule, elle ne permet plus de tenir son rang dans la société ; soit, à l'inverse, parce que la fonction d'avocat ou de procureur ne suffit pas à qui veut s'élever plus vite.

20Trois catégories dominent le monde de la justice. Ce sont, d'une part les avocats, de l'autre les procureurs, eux-mêmes divisés en deux groupes, ceux du Parlement et, dans une position inférieure, ceux du Présidial. À eux seuls, ils représentent les trois quarts des hommes de loi et la proportion serait encore supérieure si on y incluait les filles et les veuves. Avocats et procureurs riches représentent tout au long du siècle 200 à 300 familles rennaises ; c'est dire que le reste des hommes de loi (magistrats et officiers subalternes) compte pour peu de chose (en nombre du moins).

21Ces catégories professionnelles restent constamment aussi nombreuses, à l'exception d'accidents conjoncturels. Les avocats et procureurs au Parlement sont de 80 à 100 ; les procureurs au Présidial de 40 à 70 et leurs impositions moyennes situent bien les hiérarchies internes. Les avocats sont un peu plus riches que les procureurs au Parlement qui eux-mêmes précèdent ceux du Présidial. Toutefois, la fin de la période marque une certaine évolution. Si les cotes moyennes augmentent pour les trois professions, les procureurs au Parlement connaissent une hausse plus faible ; ils sont nettement distancés par les avocats (10 livres de différence environ) alors que les procureurs au Présidial ne paient que quelques livres de moins.

Tableau n° 4 : Imposition moyenne des bourgeois capités à plus de 20 livres

22Tous ces hommes restent apparemment moins riches que les magistrats (conseillers au Présidial ou autres) mais ils constituent, de toute évidence, les gros bataillons de la bourgeoisie rennaise. L'avocat, le procureur sont des personnages omniprésents dans la ville. La fonction judiciaire hypertrophiée de la capitale bretonne le justifie. Sans doute ces individus apparaissent-ils comme les personnifications idéales de la bourgeoisie aux yeux du peuple rennais comme des paysans des alentours. Le bourgeois, ici, est avant tout un homme de loi, homme de plume et de procédure, de beau parler et de revenu discret. Le procureur rennais n'attend pas le retour d'hypothétiques cargaisons miraculeuses, il a l'assurance d'honoraires réguliers que lui versent ses contemporains, toujours engagés dans des querelles judiciaires innombrables.

2 — Officiers et administrateurs

23Les officiers et administrateurs de toutes sortes constituent un autre groupe particulièrement caractéristique de la bourgeoisie locale, reflétant la fonction politique de la ville. L'Intendance, installée définitivement après 1689, entretient un personnel assez réduit - une dizaine de personnes tout au plus - mais au cours du siècle, les États de Bretagne développent peu à peu un embryon d'administration, principalement après la mise en place de la Commission Intermédiaire en 17235. La Municipalité, le Gouvernement militaire, la Chancellerie, l'Hôtel des Monnaies entraînent l'existence de quelques bureaux administratifs, d'employés, de secrétaires. Mais ce sont surtout les impôts, les taxes, les droits divers, les expédients financiers de toutes sortes, l'administration du fisc en bref, qui provoquent l'apparition à Rennes d'une foule d'officiers dont les fonctions ne sont pas toujours bien définies, se chevauchent, se superposent, voire s'annulent. Cette multiplicité des fonctions administratives est évidente au début du siècle. En raison des difficultés financières liées aux guerres, la Monarchie crée des offices pour les supprimer peu après, les remplacer par d'autres bientôt abolis ou rachetés, le tout dans un but fiscal évident mais sans utilité aucune pour l'administration effective du royaume. Les différents bureaux sont sans cesse remaniés, réformés, le personnel s'accroît mais le rôle individuel de chacun est d'autant plus faible que les officiers sont nombreux.

24On trouve ainsi, par exemple, en 1706, un directeur des aulnages, un directeur du 2 sols pour livre, un directeur et un contrôleur du droit de bourgeoisie6 ; un directeur et un contrôleur des faux nobles en 1709 ainsi qu'un directeur des ports et havres de Bretagne7, un directeur des îles et des îlots en 17128, et un « directeur général du contrôle des perruques » ( !) en 17069.

25Ces particularités du début du siècle transparaissent dans les rôles de capitation. Officiers et administrateurs représentent près de 15 % des bourgeois jusqu'en 1734 avant de se réduire à moins de 10 % pour le reste du siècle. Désormais, les principaux bureaux et services administratifs sont fixés et varient peu ; le nombre des officiers fluctue entre 61 en 1777 et 88 en 1767 en fonction de l'évolution de l'impôt plus que des transformations des bureaux.

26Dans son ensemble, le groupe des officiers et administrateurs paraît très riche ainsi qu'en témoigne la valeur moyenne de sa capitation. L'imposition moyenne atteint 100 livres au début et à la fin du siècle et ne descend jamais au-dessous de 60 livres, seuil que les avocats n'atteignent jamais. Ce sont des chiffres très élevés et ces officiers et administrateurs sont très nombreux parmi la très haute bourgeoisie de la ville. Pendant la première partie du siècle, ils représentent plus de la moitié de la très haute bourgeoisie alors qu'ils ne constituent que 15 % de l'ensemble de la bourgeoisie. Leur présence est donc particulièrement forte au sommet ; elle s'amenuise légèrement ensuite mais reste supérieure à 30 %, ce qui est encore considérable.

Tableau n° 5 : Part des officiers et administrateurs parmi la très haute bourgeoisie rennaise (capitation à 100 livres et plus)

27En fait, ce groupe n'a de réelle unité que dans ses activités professionnelles en rapport avec l'État mais il est très diversifié quant à sa situation sociale. Il faut distinguer parmi les officiers et administrateurs deux catégories différentes, d'un côté, ceux pour lesquels l'administration royale ou provinciale est un métier, de l'autre, ceux pour qui elle est le symbole d'une ascension sociale ou le creuset des affaires. Dans le premier groupe, il faut ranger les employés des différents bureaux, de l'Intendance ou des États. Ils perçoivent un salaire ou des gages et ne sont pas parmi les plus riches, fussent-ils directeurs. Le Sr Laurent en est un bon exemple. Directeur de la régie du Vingtième au milieu du siècle, il est connu pour la rigueur de sa gestion au profit du roi et d'ailleurs écarté à cause de cela par les États en 1756 (cf. supra, chap I). En 1754, il réside rue Saint-Guillaume et paie 60 livres de capitation, somme respectable mais nullement exceptionnelle. Son sous-directeur, le Sr Cohan de la Chauvinais, ne paie que 20 livres de capitation.

28Dans le second groupe, on trouve en revanche ceux qui ont acquis des charges anoblissantes, les du roi auprès de la chancellerie de Bretagne ou autres, et tous ceux qui manient les deniers publics, fermiers, contrôleurs, receveurs et trésoriers... Tous disposent, au départ, de solides fortunes et leur entrée dans le monde des offices ne fait que les conforter. Issus du grand négoce ou de la robe, leur fortune peut leur servir de caution au cas où ils devraient rendre compte de leur gestion. C'est elle qui leur a permis d'acquérir ces offices et ils sont très liés à la grande noblesse parlementaire qu'ils intègrent parfois et qu'ils côtoient quotidiennement dans tous les cas. Certains sont imposés pour des sommes colossales. M. Michau de Montaran, trésorier des États, paie 1 500 livres en 1706 et 1709. Le Sr Dubreil-Moy, receveur des fouages extraordinaires, paie 777 livres en 1777 ; le Sr Lacour, receveur des Consignations, 628 livres en 1781 et le Sr Baugeard, trésorier des États, 1812 livres la même année (soit 2,6 % de la capitation totale de la ville !). Au total, ce sont 10 à 20 familles que le niveau de richesse place sur le même plan que de grandes familles nobles. D'ailleurs, leur statut juridique personnel est souvent des plus confus. Anoblis, déjà nobles, toujours roturiers, de noblesse dormante, imposés sur les rôles du Tiers État ou à sa décharge... tous les cas de figure existent mais il n'est pas facile de faire les distinctions précises. Revenus, modes de vie, activités, tous les identifient aux nobles. Les Pinot de la Gaudinais par exemple, anoblis en 1735, paient plus de 300 livres de capitation, possèdent un hôtel particulier rue de Corbin, 6 maisons à Rennes, 1 500 livres de revenus fonciers dans l'évêché de Rennes et plusieurs centaines dans le diocèse voisin de Saint-Malo. En leur hôtel particulier de Rennes, ils emploient en 1734, 11 domestiques...10

29Ce sont ces quelques très riches individus qui font que la catégorie des officiers et administrateurs se distingue du reste de la bourgeoisie mais ils ne constituent qu'une élite restreinte à laquelle pourraient se joindre les magistrats de Présidial et quelques avocats ou procureurs réputés.

Les rentiers

30Par certains aspects, les rentiers sont proches du monde des offices. Ils sont à peu près aussi nombreux que les officiers, variant de 7,4 % à 15,3 % des bourgeois. Mais leurs revenus sont globalement plus faibles, ne dépassant jamais 15 % de l'imposition totale de la bourgeoisie ; leur imposition moyenne les situe au même niveau que les procureurs. Leur place parmi la bourgeoisie semble relativement stable et les fluctuations sont probablement dues aux incertitudes et aux lacunes occasionnelles des sources11. La très grande majorité des rentiers paie moins de 50 livres de capitation et ils ne sont que quelques-uns à s'intégrer à la très grande bourgeoisie.

Tableau n° 6 : Capitation des rentiers

31Mais, en réalité, l'état de rentier est passager : peu de gens sont rentiers de la jeunesse à la mort. Si on se penche sur la sociologie interne du groupe, on constate immédiatement ses caractéristiques extraordinaires. Pour l'exemple, examinons les 80 rentiers du rôle de capitation de 1754. Ce sont d'abord des rentières : 53 femmes (66 %) font face à 27 hommes. Nous sommes donc dans un monde de femmes. Nous sommes aussi dans un monde de vieux. 41 personnes sont présentes depuis plus de 20 ans dans les rôles et certaines le sont depuis 30 ou 40 ans. A l'inverse, seuls un tiers des rentiers sont apparus depuis moins de 10 ans. Encore ne sont-ils pas nécessairement jeunes car certains pouvaient auparavant payer moins de 20 livres. Deux tiers de femmes, presque autant de vieux, voilà une structure singulière pour un groupe social. Les rentiers sont des gens qui terminent leur vie et se retirent des affaires avec une certaine aisance, presque des retraités. Parmi les femmes, 40 veuves sont dans ce cas ; chez les hommes, 16 ont quitté leur profession ancienne. Seuls 11 hommes n'ont apparemment jamais eu de métier dans les années précédentes. C'est le noyau dur de la catégorie, les rentiers « professionnels », ceux qui passent leur vie à profiter de revenus fonciers, immobiliers ou autres. Ils ne représentent que le tiers de l'ensemble, 11 hommes et 13 femmes, l'équilibre des sexes étant alors rétabli.

32Les rentiers forment une catégorie bien hétéroclite, hétérogénéité que traduit l'origine professionnelle de ceux qui, avec l'âge, ont quitté la vie active. Du charpentier au conseiller au Présidial, ce qui unit les rentiers tient avant tout à l'âge avancé, au retrait de la vie active et au patrimoine qui permet de continuer à vivre avec aisance. Chacune des grandes catégories socio-professionnelles participe d'ailleurs à la formation du groupe des rentiers pour une part proche de celle qu'elle constitue dans l'ensemble de la bourgeoisie. Sous cet angle, les rentiers sont un reflet assez exact de la bourgeoisie rennaise.

Tableau n° 7 : Origine professionnelle des rentiers (capités à plus de 20 livres en 1754)

33Note12

Le monde du commerce

34Restent les commerçants. Groupe secondaire, avons-nous dit mais qui n'est pas pour autant négligeable, bien au contraire. Tout au long du siècle, c'est la deuxième catégorie socio-professionnelle (en nombre) parmi la bourgeoisie, représentant généralement de 150 à 200 familles.

35Ils sont même de plus en plus présents, passant de moins de 20 % au début du siècle à 25 % et même 28 % à la fin de notre période. L'évolution est d'autant plus singulière que le monde du commerce est le seul à connaître cet accroissement. Il compense le recul relatif de la justice et des officiers. La bourgeoisie pré-révolutionnaire est ainsi plus équitablement divisée que ne l'était celle du règne de Louis XIV. En 1709, justice et offices représentaient 57,5 % de la bourgeoisie alors que les commerçants et artisans riches n'atteignaient que 27,5 %. En 1788, les deux groupes constituent chacun 42 % du total de la bourgeoisie. Le rééquilibrage au profit du monde de la production et de l'échange est évident depuis le milieu du siècle. Cela traduit vraisemblablement un relatif marasme du monde judiciaire accompagné d'une rationalisation administrative, mais aussi une expansion importante du commerce. II y a sans aucun doute un développement du négoce rennais dans la deuxième partie du siècle, après une période difficile peut-être liée à la reconstruction de la ville. La ville est liée, intégrée en partie aux grands courants commerciaux qui animent le royaume. Les contacts avec Nantes sont nombreux, des Rennais vivent à Saint-Domingue, d'autres ont des agents à Cadix, d'autres encore reviennent des Indes (Pondichéry) ou du Canada après le traité de Paris en 1763. Certains collaborent avec des négociants vitréens pour exporter des toiles, d'autres enfin travaillent avec Lorient et la Compagnie des Indes.

36Rennes constitue un marché intéressant pour les produits de luxe importés des colonies. La noblesse, nombreuse et riche, est un client de choix de même que le monde des officiers et des avocats. Tous ces gens disposent aussi de capitaux qu'ils peuvent injecter dans des opérations commerciales. Rennes ne connaît certes pas les activités trépidantes de Nantes ou de Bordeaux, les fortunes colossales rapidement amassées, mais elle ne reste pas totalement étrangère à ces mouvements ; des liens familiaux, des connaissances personnelles, des relations professionnelles ou de voisinage incitent les commerçants rennais à participer - modestement - au grand commerce. La bourgeoisie locale reste évidemment subordonnée, soumise à celle des grands ports mais elle retire cependant certains profits de ces opérations.

37Dans la ville pourtant, le monde du commerce, s'il croît en nombre, reste moins imposé que celui de la robe. L'imposition des commerçants est inférieure à la moyenne bourgeoise et légèrement inférieure à celle des hommes de loi. En général, elle se situe entre la valeur des avocats et celle des procureurs au Parlement. Ces moyennes recouvrent évidemment des disparités énormes. Il y a peu de marchands payant plus de 100 livres, ils ne sont jamais plus de 15, et ces très riches commerçants sont concentrés dans quelques secteurs particuliers. Les riches marchands plafonnent généralement entre 75 et 100 livres (souvent une trentaine), mais la grande majorité reste au-dessous de 50 livres. La grande bourgeoisie commerçante semble donc dominée en richesse par les officiers et par l'élite des hommes de loi. Les commerçants qui se mêlent vraiment à cette très grande bourgeoisie sont assez peu nombreux, représentant de plus quelques familles qu'on retrouve toujours et dont les affaires sont particulièrement prospères. On doit cependant noter la croissance régulière de l'imposition commerçante dans la seconde moitié du siècle. C'est un signe incontestable de la relative bonne santé du commerce rennais.

38La richesse relative des commerçants est aussi fonction de leur secteur d'activité et du type de commerce exercé. Les rôles de capitation sont, de ce point de vue, délicats à manier. La spécialisation éventuelle du commerçant n'y est pas toujours indiquée, certains étant simplement qualifiés de marchands ou « marchands jurés ». Au début du siècle, de telles mentions ne concernent guère plus de 5 % de l'ensemble mais, après 1770, elles atteignent plus du tiers de la catégorie. Ces marchands trafiquent tantôt des tissus, tantôt du blé ; d'autres font un commerce de bétail ou de matériaux de construction ; d'autres encore ont des activités très variées touchant aussi bien au textile qu'aux produits agricoles ou aux matériaux. Un autre problème vient des glissements sémantiques, de changements de dénomination recouvrant en fait les mêmes activités. Ainsi dans le textile. Du Moyen Âge au xvii^e siècle, le terme de marchand mercier est employé à Rennes pour qualifier ceux qui s'occupent de tissus de valeur. Or, ce terme disparaît presque totalement au début du xviii^e siècle ; les merciers deviennent alors des marchands de draps de soie ; ils réapparaissent au milieu du siècle puis s'effacent à nouveau, englobés sous le terme générique de marchands ou intégrés parmi les négociants. Un même individu peut donc être qualifié successivement de marchand, marchand mercier, marchand de draps de soie, voire marchand magasinier ou négociant. Parallèlement, l'apparition du mot négociant à partir de 174613 est symétrique de la disparition progressive des marchands magasiniers et des marchands de draps de soie, particulièrement évidente après 1770. Dans le secteur alimentaire, la distinction entre buvetier, débitant, aubergiste et hôte est aussi des plus floues, d'autant plus que des marchands de vin ou de cidre vendent parfois au détail.

39Ces réserves faites, on peut cependant esquisser un tableau des grandes activités commerciales de Rennes, de celles du moins qui enrichissent ceux qui les pratiquent. Le secteur alimentaire représente plus de la moitié de l'ensemble et distance très nettement le textile. Mais il est lui-même dominé très largement par les débitants, aubergistes et hôteliers, qui ne sont pas considérés comme des marchands et n'ont pas accès à la communauté des marchands jurés. Même en incluant au secteur textile les magasiniers et les négociants qui trafiquent aussi des toiles et des tissus, celui-ci n'atteint jamais 40 % du total. Les autres secteurs restent très secondaires, métaux et matériaux divers n'occupent jamais plus de 15 % de nos marchands. Il est vrai qu'il est plus difficile de faire fortune avec un stock de bois qu'avec des magasins pleins de soie ou des caves remplies de vin de Bordeaux. Selon les secteurs d'activité, les niveaux de richesse varient sensiblement. Négociants et magasiniers paient des capitations comparables à celles des officiers et toujours supérieures à celles de l'ensemble des commerçants. À l'inverse, épiciers ou marchands de vin se situent légèrement en dessous de cette moyenne. Le textile est bien plus aisé que l'alimentation où quelques cotes très élevées voisinent avec une majorité de cotes entre 20 et 30 livres. La situation est identique ailleurs ; seuls quelques commerçants émergent vraiment pour chaque type de produit.

Graphique n° 4 : Capitation moyenne des commerçants riches

Aux sommets de l'artisanat

40La frange supérieure de l'artisanat se hisse également au niveau de la bourgeoisie par ses revenus. Elle représente de 10 à 15 % des capités au-dessus de 20 livres mais son imposition moyenne étant moins forte, elle ne paie que de 4 à 12 % de l'impôt versé par les bourgeois.

41Là encore, on doit distinguer parmi les artisans plusieurs catégories. Les métiers du luxe, bijoutiers, joailliers, orfèvres, imprimeurs ou autres, sont assez peu nombreux mais riches et totalement mêlés au reste de la bourgeoisie bien que leur activité manuelle leur attire sans doute quelque mépris. Les quelques industries rennaises, teinturerie et tannerie surtout, permettent aussi un enrichissement. Les plus chanceux, les plus entreprenants, les plus dynamiques de ces artisans réussissent à rassembler jusqu'à une douzaine d'ouvriers dans des ateliers plus importants et sont imposés parfois à des sommes très élevées. Il existe dans la ville basse quelques dynasties de teinturiers qui traversent le siècle dans l'aisance, sans pour autant, abandonner l'atelier. Enfin, dans la plupart des professions artisanales, deux ou trois maîtres se distinguent. Mérite professionnel, qualité du travail, sûreté de la clientèle, bonne réputation leur assurent des revenus plus solides. Ils sont presque tous imposés entre 20 et 40 livres mais ne parviennent pas tous à s'y maintenir. Seuls quelques-uns réussiront à intégrer vraiment leurs enfants à la bourgeoisie. Ainsi le Sieur de la Chauvinaye, sous-directeur au Vingtième dont nous avons parlé plus haut. Il est le fils du plus riche teinturier de la ville.

La petite bourgeoisie

Les comportements variés de l'artisanat riche

42Avec les artisans on touche aux limites inférieures, mal définies et floues, de la bourgeoisie. Leur capitation ne peut les intégrer véritablement à la bourgeoisie que si elle se maintient un certain temps. Il faut donc observer précisément le sort de quelques groupes. Nous avons extrait pour cela quatre types d'artisans selon des critères professionnels et spatiaux : les bouchers du Champ Dolent, les teinturiers de la rue Saint-Germain, les orfèvres et enfin, les artisans de la rue Saint-Georges.

43Tous les bouchers de la ville sont regroupés au Champ Dolent, ce qui permet de saisir un groupe professionnel entier. Ils sont généralement une cinquantaine mais on n'en trouve jamais plus de 11 au-dessus de 20 livres de capitation. C'est dire que la minorité de bouchers riches ne dépasse jamais 20 % de l'ensemble de la profession. Au cours du siècle, 27 individus parviennent au niveau de capitation requis mais 14 d'entre eux ne sont présents qu'une seule fois et trois autres n'y restent pas plus de 5 ans. Plus de la moitié des bouchers aisés ne peuvent donc se maintenir dans la bourgeoisie, signe indéniable de la difficulté de l'enrichissement véritable. Nos 27 bouchers représentent 20 familles différentes et 5 familles seulement réussissent à placer plusieurs des leurs, sur plusieurs générations, parmi les plus riches. L'exemple le plus caractéristique est celui de la famille Lemée. Jacques, le père, lui-même fils de boucher, est présent de 1749 à 1767 ; son frère, Pierre, paie 20 livres en 1758, et son fils apparaît dans les rôles à partir de 1777. La famille Bigot est aussi présente sur trois générations, mais à des niveaux plus modestes, tombant jusqu'à 13 et 14 livres. Au total, il y a parmi les bouchers riches une forte endogamie professionnelle, qu'on remarque par les patronymes des femmes ou des veuves, une forte stabilité géographique et professionnelle (les changements de domicile ou de profession sont rares) mais une faible capacité d'ascension sociale. 5 familles sur 20 sont durablement riches et 3 autres individus restent présents pendant 19, 24 et 33 ans. Un tiers environ des riches bouchers peut être considéré comme stabilisé socialement. Ils ne sont pas pour autant intégrés à la bourgeoisie, étant donnée la spécificité de leur métier.

44Les teinturiers constituent une profession bien différente, une des plus importantes de Rennes et une de ses seules spécialités artisanales. Ils sont installés dans les quartiers proches des cours d'eau, Pont Saint-Martin, Bourg-Lévêque, Parcheminerie, rue et vau Saint-Germain, rue Saint-Hélier... Nous avons choisi d'observer ceux de la rue Saint-Germain, une des grandes artères de la ville basse, une des grandes rues artisanales de la ville et, sans doute, celle où les teinturiers sont les plus nombreux. Nous avons retrouvé 22 individus représentant 19 familles. 7 d'entre elles ne sont présentes qu'une fois ; on ne les retrouve pas installées ailleurs dans la ville ou pratiquant d'autres métiers ; leurs enfants n'apparaissent pas non plus dans nos relevés. Ce sont des artisans momentanément et occasionnellement enrichis qui doivent être écartés de la bourgeoisie. En revanche, 8 familles se maintiennent dans la teinturerie pendant plus de 20 ans, sur une ou deux générations. Très souvent, elles sont liées aux autres quartiers de teinturerie de la ville. Les familles Martin et Souffaché viennent du Pont Saint-Martin, Arnoul part vers la rue Saint-Hélier, Texier vers la rue Nantaise...Parfois, la différence de quartier recoupe une différence professionnelle ; le Sieur Pelluet, qui paie de 26 à 36 livres de capitation de 1777 à 1788, vient d'une famille de tanneurs et de marchands de morue de la rue de l'Isle qui paie tout au long du siècle des capitations assez proches. Dans ce cas, il n'y a pas ascension sociale mais translation d'activité et de résidence et maintien d'un niveau économique identique. Les teinturiers sont beaucoup plus intégrés au monde artisanal que ne le sont les bouchers. La mobilité horizontale, mobilité spatiale ou professionnelle, est évidente. On déménage facilement d'un quartier à l'autre ; on passe assez fréquemment d'un métier à l'autre.

45Observant la mobilité verticale, on peut estimer que près de la moitié des teinturiers riches a acquis une situation qui la met à l'abri des revers de fortune considérables et la situe dans une honnête aisance. Un tiers d'entre eux ne parviennent que très occasionnellement à la richesse et ne peuvent s'y maintenir. La teinture paraît ainsi plus favorable à la stabilisation sociale que la boucherie. D'autant plus que certains teinturiers réussissent une ascension très spectaculaire. Deux familles (Heuzé et Marion) associent teinturerie et emplois de monnayeurs à l'Hôtel des Monnaies. Or les ouvriers monnayeurs vivent souvent relativement bien. C'est le cas des Heuzé. Ambroise, fils d'un teinturier et monnayeur, est indiqué dans les années 30 comme teinturier, puis exclusivement comme monnayeur. Il s'installe rue d'Estrées, un quartier riche, dans les années 50 et paie 80 livres de capitation. Chez les Marion, le père est teinturier et monnayeur au début du siècle, le fils n'est que teinturier mais paie jusqu'à 55 livres de capitation en 1758, avant de se retirer comme rentier à la Barre Saint-Just. Le petit-fils, teinturier lui aussi, paie 30 livres de capitation en 1781. D'autres membres de la famille se sont tournés plus définitivement vers le commerce et les emplois de l'Hôtel des Monnaies. Dans la deuxième moitié du siècle, ces deux familles sont indiscutablement des familles bourgeoises.

46L'exemple le plus extraordinaire est celui de Pierre Cohan. Fils d'un teinturier, il paie 50 livres en 1734. 75 livres en 1739. Sa femme est aussi fille de teinturier et son beau-frère, René Vaucelle, paie 44 livres en 1758, peu avant sa mort. La veuve de Pierre Cohan déménage après le décès de son époux pour la rue des Francs-Bourgeois où habite sa belle-mère. C'est là que la fortune des Cohan s'épanouit véritablement. Propriétaire de plusieurs baraques et maisons en ville14, disposant de revenus fonciers assez importants dans les campagnes environnantes15, la veuve Cohan paiera jusqu'à 123 livres de capitation en 1746 et se maintient autour de 100 livres jusqu'en 1767. C'est sans aucun doute l'artisan le plus riche de Rennes et l'égal par le revenu de bien des procureurs et des négociants. À la fin du siècle, son petit-fils reprend l'affaire et se réinstalle rue Saint-Germain où il paie 60 livres de capitation. Deux fils ont quitté la teinturerie. L'un est devenu sous-directeur au Vingtième puis commis aux États et paie de 20 à 30 livres de capitation ; l'autre s'est installé comme marchand magasinier puis négociant, rue aux Foulons, et acquitte une imposition d'une cinquantaine de livres. La famille Cohan est le plus bel exemple d'ascension sociale que nous connaissons à Rennes au xviii^e siècle. Partie d'un modeste atelier de teinturier, elle s'est acquis de solides revenus professionnels, a investi dans l'immobilier et la terre, a placé ses enfants dans l'administration et le négoce, sans abandonner pourtant la source initiale de l'enrichissement : la teinture. Mais c'est aussi un cas exceptionnel, lié à l'importance locale et à la réputation de la teinturerie rennaise, qui apporte à une minorité de ses membres une stabilité évidente. La moitié des teinturiers riches le restent un certain temps, quelques-uns se détachent vers une intégration totale avec la bourgeoisie. La différence est très marquée avec les bouchers pour lesquels de tels phénomènes semblent totalement impossibles.

47Cette stabilisation est encore plus massive quand on observe des métiers plus nobles ou des rues plus riches. Dans la rue Saint-Georges, les artisans riches sont peu nombreux : 19 individus au cours du siècle dont 4 qui ne sont présents qu'avant l'incendie de 1720 qui marque une véritable rupture dans ce quartier où beaucoup de « sinistrés » se sont entassés. À partir de 1730, les artisans riches de la rue se réduisent presque à deux boutiques de boulangers, un atelier de menuisier et un de serrurier. La famille Nicolle tient l'atelier de menuisier de 1734 à 1777 avec André, puis son fils Jean. Le frère d'André, François, tient la boulangerie qui fait l'angle avec la rue Derval, des années 40 à 6016. À sa mort, sa veuve tombe momentanément sous les 20 livres de capitation puis remonte à 25 livres en 1777 et s'associe avec un autre boulanger, René Morel, qui reprend ensuite l'établissement tout seul. De 1746 à 1788, la même boutique n'a eu que deux tenanciers, toujours capités entre 20 et 40 livres. L'autre boulangerie est tenue par la famille Le Bastard des années 30 à 60. Un peu moins riches, ils n'apparaissent pas toujours dans nos relevés au-dessus de 20 livres. À partir des années 70, la boutique change de main plus souvent et les tenanciers restent alors au-dessus de 20 livres. Quant à la serrurerie, c'est le « fief » de la famille Desperroirs. Étienne, puis son fils Hyppolite, l'occupent pendant 40 ans. Ces trois familles (Desperroirs, Le Bastard et Nicolle) constituent, pendant la plus grande partie du siècle, l'élite artisanale de la rue, élite aussi solidement installée que le sont les avocats ou les parlementaires voisins, même si les revenus ne les situent pas au sommet des hiérarchies artisanales. Les autres artisans riches de la rue (moins de 10) y passent souvent à la suite d'un déménagement qui ne modifie pas fondamentalement leur situation économique ; ils relèvent plus d'une mobilité géographique que de phénomènes d'ascension sociale.

48Le cas des orfèvres enfin combine enracinement spatial et stabilité familiale. Nous avons relevé 68 mentions d'orfèvres représentant 17 familles. 6 familles regroupent à elles seules 51 mentions (75 %). Les Buchet sont présents dans tous les rôles (sauf en 1726) et sont même trois en 1739 (le père et deux fils). Les Letailleur restent également tout au long du siècle alors que les Boisard et les Laffont n'apparaissent qu'en 1739 ; les Caillot et les Boullemer occupent, eux, les premières décennies du siècle. Ces six familles dominent totalement le monde des orfèvres. Les autres n'arrivent pas à se hisser à leur niveau ou ne font que de brefs passages à Rennes. L'orfèvrerie requiert une haute qualification, une haute technicité et cela explique sans doute en partie le peu de changements professionnels que l'on note. Seuls les Boullemer abandonnent la profession pour se tourner vers le monde des procureurs. Mais la caractéristique la plus nette des orfèvres est l'extrême concentration géographique. Quatre rues (rue Royale, aux Foulons, de Toulouse et de Bordeaux) représentent 67 % des mentions. Avant l'incendie, de la même façon, les 3/4 des orfèvres riches sont établis au Puy du Mesnil. Tout au long du siècle, la totalité des orfèvres est rassemblée dans quelques rues, à proximité immédiate de sa clientèle de parlementaires, de négociants et d'officiers.

49On voit bien par ces quelques exemples la diversité des situations de l'artisanat. Le pourcentage d'artisans parmi les riches est assez régulier mais, dans la perception quotidienne de la réalité sociale, la mobilité, l'instabilité dominent. Les individus ont souvent beaucoup de difficultés à se maintenir dans un état constant de revenus. De plus, les conditions ne sont pas du tout les mêmes selon les types de professions et les quartiers envisagés. Les métiers nobles de l'artisanat, comme les orfèvres, connaissent une stabilité beaucoup plus grande que les professions réputées sales et viles comme les bouchers. Pourtant ce sont les deux professions où la concentration géographique est la plus forte. Mais, dans un cas, elle est imposée et perçue comme un isolement ; dans l'autre, elle est délibérément choisie et constitue au contraire une ouverture vers les catégories les plus riches. Le fait de vivre au contact des riches, dans la rue Saint-Georges par exemple, favorise une plus grande régularité des statuts sociaux. On voit ainsi se dessiner de véritables dynasties artisanales ; les fils restent artisans même s'ils ne choisissent pas toujours le métier du père. Ils vivent une cohabitation étroite avec la bourgeoisie de robe et la noblesse et ce n'est peut-être pas un simple voisinage. Des liens de clientèles, à tous les sens du terme, doivent intervenir qui permettent l'entrée, le maintien et la reconnaissance d'une minorité artisanale stable dans les strates inférieures de la bourgeoisie.

Une image fiscale concordante

50Des phénomènes du même type se retrouvent fréquemment quand on observe tous les individus imposés entre 15 et 20 livres et qui forment une « petite bourgeoisie ».

51De 1706 à 1788, cette catégorie regroupe de 164 à 422 individus (en 1781 et 1709) pour des valeurs de 2,8 % à 6,9 % de l'ensemble des imposables rennais. L'évolution du nombre de ces petits bourgeois est très semblable à celle des plus riches. Plus les bourgeois (imposés à plus de 20 livres) sont nombreux dans les rôles, plus la part de cette petite bourgeoisie augmente, elle aussi. Cela est surtout particulièrement net quand on observe le montant des impôts payés. Si on regarde en revanche le nombre des imposés, on constate une relative régularité bourgeoise contrastant avec des pointes plus marquées pour ce qui est du nombre total des capités. C'est dire que c'est sur le petit peuple qu'on cherche parfois à accroître la pression fiscale. La pointe de 1749-1754 est éclairante. On dénombre alors à Rennes un surplus de quelque 1 000 imposés supplémentaires alors que le montant total de la capitation reste dans une situation moyenne. Ces 1 000 nouveaux contribuables sont des gens du peuple qu'on essaie d'imposer. Apparemment, ces tentatives ne donnent pas de très bons résultats et, dans la décennie suivante, c'est en augmentant la capitation moyenne (en particulier celle des riches) qu'on parviendra à élever quelque peu le rendement de l'impôt.

Une structure interne spécifique

52Dans sa structure interne, la petite bourgeoisie se présente différemment de la bourgeoisie véritable17. Le monde de la justice et de l'office qui apporte presque toujours la moitié de l'impôt payé par les plus riches n'atteint plus ce pourcentage que dans le cas particulier de 1726. Au début du siècle, hommes de loi et officiers représentent 40 % de la petite bourgeoisie mais ils tombent ensuite à moins de 30 % et s'abaissent sous les 20 % après 1770. Les robins ne constituent pas la majorité de la petite bourgeoisie et, à mesure qu'on s'approche de la Révolution, ils deviennent de plus en plus minoritaires.

53À l'inverse, le monde des rentiers est beaucoup plus important. Il s'agit très majoritairement, de « Demoiselles », de veuves qui bénéficient de quelques rentes foncières ou immobilières ou des revenus - déclinant régulièrement et rapidement - de l'époux décédé. On retrouve généralement de 30 à 60 rentiers (rentières) capités dans cette catégorie, soit environ un tiers de l'ensemble des rentiers de la ville18. La catégorie se situe donc dans une position de richesse intermédiaire entre bourgeoisie et petite bourgeoisie. Les quelques centaines de rentiers qu'abrite régulièrement Rennes ne sont pas très riches (à l'exception de quelques-uns) mais leur mode de vie les apparente clairement à la bourgeoisie.

54Commerçants et artisans représentent tout au long du siècle le groupe le plus important de la petite bourgeoisie (de 31,6 % en 1726 à 57,1 % en 1788). C'est la caractéristique essentielle de cette petite bourgeoisie que d'être beaucoup plus directement tournée vers le monde de l'échange et de la production. Mais il s'agit souvent ici d'un commerce d'approvisionnement local et de productions destinées à la consommation immédiate de la cité. Il est nécessaire à une ville de 30 ou 40 000 habitants comme Rennes mais il ne traduit pas une quelconque activité économique extérieure. Le commerce de gros, qui n'est pas extrêmement considérable, est entre les mains de négociants et de marchands plus aisés. À ce niveau de capitation, on ne trouve que les moins chanceux des négociants ou les boutiquiers riches. La seule auto-consommation urbaine permet de dégager une minorité de détaillants et d'artisans riches, y compris dans les métiers les plus courants.

55Mais, subissant les contrecoups d'une conjoncture économique et sociale très irrégulière, elle ne leur assure pas une stabilité à ce niveau de revenu. L'irrégularité, l'instabilité, sont le lot quotidien de ces hommes, encore plus fortement que pour ceux qui paient plus de 20 livres de capitation. Ils sont petits bourgeois par le revenu ; mais pas par les perspectives d'avenir, probablement pas par le mode de vie, certainement pas par le regard que portent sur eux les autres riches.

Graphique n° 5 : Structure interne de la petite bourgeoisie rennaise (en % de la valeur ; d'après la capitation)

Un bilan contrasté

56Au terme de cette vue d'ensemble, on peut dresser deux images de la bourgeoisie rennaise. Une vision réduite limite la bourgeoisie à ceux qui paient plus de 20 livres de capitation, parmi lesquels on écarte encore un tiers environ des artisans riches. Elle privilégie ainsi les critères de respectabilité et de considération. Une vision élargie englobe tous les Rennais payant à un moment ou un autre plus de 15 livres de capitation, quelle que soit leur activité professionnelle, mettant plus en valeur le niveau de revenu.

57Dans le premier cas, la bourgeoisie est très nettement tournée vers la robe et l'office. Ces deux groupes représentent alors toujours plus de 50 % de l'imposition bourgeoise alors que la bourgeoisie du commerce et de l'atelier n'en atteint jamais le quart. En effet, la bourgeoisie de robe est massivement présente au sommet de la hiérarchie sociale alors que les rangs du commerce et de l'artisanat ne s'épaississent que quand on aborde les catégories intermédiaires de la bourgeoisie. Si le nombre de robins tend à diminuer au cours du siècle au profit des marchands et des artisans, la hiérarchie n'est pas fondamentalement bouleversée. Les riches robins sont moins nombreux mais ils restent plus riches que les commerçants. Situation caractéristique d'une ville où les activités économiques productives cèdent le pas aux fonctions politiques et administratives.

58Pourtant, si on envisage la deuxième hypothèse et qu'on privilégie les revenus des individus, l'image de la bourgeoisie rennaise est beaucoup moins tranchée socialement. La part des commerçants et artisans s'accroît dans les strates intermédiaires et inférieures de la bourgeoisie. Dans cette seconde optique, la bourgeoisie robine reste dominante pour la valeur de l'imposition mais elle ne l'est plus toujours en nombre d'individus. Les commerçants et artisans arrivent même, en fin de siècle, à payer près de 40 % de la capitation totale de la bourgeoisie. Le rapport entre les deux groupes est beaucoup moins déséquilibré et le monde de l'atelier et de l'échoppe joue un rôle bien moins négligeable.

59En fait, le visage de la bourgeoisie rennaise est double. Au sommet, une masse assez réduite de robins riches ou très riches s'impose par sa puissance économique et sans doute aussi par ses liens politiques avec le monde des parlementaires. À la base, un groupe beaucoup plus nombreux est dominé par les marchands et quelques artisans riches. La bourgeoisie rennaise est une bourgeoisie de robe, certes ! Mais le commerce n'en est pas absent. Moins rayonnant, moins prospère que celui des grands ports, il est souvent aussi nombreux mais il reste plus facilement dans l'ombre. Les transactions commerciales sont moins spectaculaires à Rennes, le rayonnement marchand de la ville n'est pas très grand mais le seul commerce d'auto-consommation d'une ville globalement riche (en particulier par sa population nobiliaire) permet l'aisance notable d'un grand nombre de commerçants. Il serait, de plus, illusoire de vouloir réduire la bourgeoisie à des orientations socioprofessionnelles trop strictes. Ce sont des notions utiles à l'historien mais leur perception par les gens de l'époque peut être parfois bien différente. Robe et négoce ne sont pas des mondes clos, ils se côtoient, s'interpénétrent, et la coupure n'est pas toujours étanche. Au sein d'une même famille, les différents types d'activité coexistent parfois, se succèdent souvent.

60Il faut aussi relativiser une vision traditionnelle de la bourgeoisie rennaise totalement écrasée par la puissance nobiliaire locale et par la richesse des grands ports19. En réalité, la bourgeoisie rennaise ne le cède en rien à celle de la plupart des autres villes bretonnes. On ne trouve pas à Rennes de ces rapides et spectaculaires fortunes bâties sur le commerce international, de ces fortunes qui sautent aux yeux des historiens et éblouissent les hommes du xviii^e siècle. Mais la masse de la bourgeoisie locale reste beaucoup plus forte que dans bien des villes. Les bourgeois rennais sont nombreux et souvent prospères. Le sommet de la hiérarchie sociale locale leur échappe au profit de la noblesse parlementaire. Le sommet de la hiérarchie bourgeoise provinciale est ailleurs lui aussi, à Saint-Malo ou surtout à Nantes. Mais, immédiatement derrière ces quelques dizaines de parlementaires et de grands négociants, se pressent en rangs serrés, les bataillons de procureurs et d'avocats rennais, d'officiers et de financiers maniant les deniers des États, de médecins ou de professeurs respectés et prestigieux, de marchands qui prennent parfois des parts dans les sociétés d'armement nantaises et qui contrôlent une partie du trafic des toiles produites dans la région20, voire même d'orfèvres dont les productions rayonnent sur la majeure partie de la Bretagne.

61La bourgeoisie rennaise n'est pas figée dans un passéisme somnolent et la ville participe incontestablement de son siècle et de ses nouveautés. L'image du robin, vêtu de gris, compulsant inlassablement des recueils de jurisprudence du xvi^e siècle, du petit rentier triste amassant quelques sous sur le dos des paysans ou grâce aux rentes de l'Hôtel de Ville de Paris, du marchand hésitant à risquer le moindre capital dans une affaire lointaine est une image fausse ou, à tout le moins, partielle. Rennes n'apparaît jamais au premier plan des mouvements et des nouveautés du siècle21 mais elle en est toujours partie prenante. La modification des structures internes de la bourgeoisie au cours du siècle est significative. D'un côté, le recul relatif du monde de la robe et de l'office témoigne des difficultés juridiques et politiques de l'Ancien Régime finissant mais aussi de la modernisation et de la rationalisation administrative de « l'ère pré-statistique » annonçant le xix^e siècle. De l'autre, le renforcement du monde du commerce, l'intégration relative du négoce rennais aux grands courants marchands du xviii^e siècle, manifestent un dynamisme certain.

62L'explosion des tensions politiques à la veille et au début de la Révolution, leur caractère exacerbé et radical en 1788-1789 est une autre manifestation de cette situation. La riche et nombreuse bourgeoisie rennaise, de par sa situation locale, sa structure particulière et ses liens avec l'ensemble de la Bretagne, perçoit et ressent peut-être mieux que d'autres les tensions et les difficultés qui mènent à la Révolution.