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Les Juloded

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Louis Elégoët

Chapitre VIII. Notices biographiques

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Géographique :

France

Texte intégral

1Pour illustrer l’ensemble de notre propos, nous allons tenter de mettre quelques Juloded en relief.

Sébastien Cadour

  • 1 L’essentiel des informations concernant cet homme sont tirées de Ancêtres et terroirs, op.cit.,p. (...)

2Sébastien Cadour1, le premier marchand-paysan que nous présentons, a vécu à Plouider, c’est-à-dire dans la zone toilière élargie. L’inventaire effectué après son décès, en 1712, est le plus important de cette paroisse au xviiie siècle. Né, en 1660, de Tanguy et de Jacquette Le Grignou à Kervella dans ce même terroir, Sébastien Cadour ne fréquente pas l’école, si l’on en juge par le fait « qu’il déclare ne savoir signer ». Le 6 octobre 1687, il épouse Françoise Pengam du manoir de Rodalvez en Plouider. Née le 18 janvier 1662 des paysans marchands de toile Jacques et Marguerite Fily, elle est baptisée le lendemain, cependant que quatre prêtres entourent les fonts baptismaux.

  • 2 Né en 1652, Tanguy Cadour épouse des filles de paysans-marchands de toile : ce sont Marie Martin ( (...)

3Après son mariage, Sébastien Cadour s’établit chez sa femme. La ferme de Rodalvez, qui appartient à la famille Barbier de Lescoët de Ploudaniel, est grande de 40 journaux, soit 20 hectares. La maison d’habitation est longue de 20,78m, large de 5,18 et haute de 2,43m seulement, si l’on considère « la hauteur réduite », c’est-à-dire celle des murs. Sébastien Cadour perd sa femme en 1703 et ne se remarie pas, à l’inverse de son frère Tanguy qui convole quatre fois2. À cette date, il compte quatre enfants.

4Le maître de Rodalvez meurt le 21 juin 1712, à l’âge de 52 ans. Les scellés sont apposés le jour même. L’inventaire après décès ne débute que le mardi 2 août pour se terminer le 17 : il faut 11 jours pour inventorier les biens meubles de Rodalvez. Il s’effectue sous la direction de deux commis-jurés, qui émanent de la cour royale de Lesneven, assistés de deux estimateurs et de quelques membres de la famille Cadour. Le mobilier est particulièrement abondant. On y inventorie notamment une dizaine d’armoires en bois de chêne, une douzaine de huches, du matériel textile, dont trois métiers à tisser, de l’argenterie, dont deux coupes estimées, l’une, 48 L, l’autre, 36. À cette époque, un domestique ne gagne pas 40 L dans son année.

5Après avoir fait le tour de la maison, les commis-jurés et leurs acolytes pénètrent dans l’écurie : les huit chevaux y valent 772 L. Dans l’étable, huit vaches, cinq génisses et deux taureaux sont estimés 375 L. Le lendemain 12 août, on se rend dans les champs pour donner une valeur aux cultures. Réparties en dix parcelles, les céréales valent 442 L. Elles consistent en froment (100 L), en blé noir (144 L), en seigle (114 L), en avoine (75 L) et en orge (9 L). On estime encore des navets (24 L), des panais et des choux. On n’oublie pas d’attribuer une valeur aux genêts et autres bois qui poussent sur les talus et dans les taillis (425 L). Revenus au hameau de Rodalvez, les estimateurs apprécient le bois de chauffage (60 L), les mulons de foin (90 L), de paille (24 L), trois mulons de fumier (306 L), les réserves de grains (284 L) et le matériel agricole (charrettes, charrues, fourgon, fléaux, faucilles...).

6Ensuite, pendant quatre jours, commis-jurés et estimateurs portent leur attention sur le lin, les fils et les toiles. Le lin vaut 132 L, le fil, 2 234 et les 3 500 aunes de toile (4 270 kilomètres), 2 235. L’ensemble des produits textiles représente une valeur de 4 603 L, cependant que le cheptel, les grains et les cultures sont estimés 2 797 L. La valeur totale des biens meubles (l’argent prêté non compris) s’élève à 9 621 L.

7En 1712, quatorze particuliers doivent 4 763 L à Sébastien Cadour. Les sommes prêtées varient de 5 à 2 400 L. Sur les 17 prêts accordés, 10 le sont en 1704 et 6, après 1707. Un prêt de 1 000 L date de 1682, un autre de 222 L de 1684. Comme le prêt à intérêt est interdit par l’Église, son taux n’est jamais mentionné. Ce qui ne signifie nullement que le prêt est gratuit.

  • 3 Information communiquée par Yvon Kerléguer et Louis Corbé.

8Au total, l’inventaire s’élève à 14 384 L. Il apparaît que la richesse de ce paysan-marchand de Rodalvez ait frappé les esprits. Aujourd’hui encore, quand dans le pays de Plouider quelqu’un se montre prodigue de ses deniers ou paraît vivre au-dessus de ses moyens, il arrive qu’on lui lance : Aman, n’emaout ket e Rodalvez3. « Ici, tu n’es pas à Rodalvez ». Dans la mesure où la ferme de ce lieu a été égalée, voire dépassée, par quelques autres dès la deuxième moitié du xviiie siècle, on peut penser que cette expression procède de l’inventaire de 1712.

9Les enfants de Sébastien Cadour se marient dans leur clan. L’aînée, Marguerite, qui épouse Jean Grall, du Drennec, en 1710, demeure à la ferme parentale. En 1713, Jacquette épouse François Boucher, de Ploudaniel, cependant que huit prêtres et un acolyte assistent à leur mariage. Vers 1720, Jeanne se marie, en premières noces, avec Jacques Grall, de Landivisiau. En 1722, elle convole avec Jean Picquart, natif de Pleyber-Christ, qui venait de « demeurer plusieurs années à Saint-Brieuc ». En 1713, Tanguy Cadour avait épousé Marie-Yvonne Le Béon, de Landerneau. Cas tout à fait particulier, en 1737, ce marchand de toile y est signalé comme négociant. En 1744, il figure au huitième rang sur les 803 capités de l’ensemble de la ville de Landerneau.

Allain Pouliquen

  • 4 Moal (P.) et Carrer (M.-L.), op. cit., p. 119.

10Le deuxième paysan-marchand de toile que nous prenons en filature s’est surtout distingué par le fait qu’il fut grand acquéreur de biens nationaux. Né à Resloas en Plounéour-Ménez, en 1736, d’Hervé et de Marie Cam, Allain Pouliquen appartient à une famille julode de premier rang. En mars 1753, âgé de 17 ans, il épouse une jeune fille de Mescoat en Ploudiry, Marie Croguennec, de deux ans sa cadette. En 1744, lors du décès de Catherine Le Sanquer, épouse de Guillaume Croguennec et mère de Marie, les biens meubles de la ferme de Mescoat représentent une valeur de 15 611 L, dont 10 659 consistent en produits textiles4. Autant dire qu’Allain Pouliquen se marie dans son clan ou dans sa trouc’h.

  • 5 ADQ 177 G6.

11La ferme de Mescoat où cet homme vient s’établir s'étend sur une bonne trentaine d’hectares et est tenue à titre de domaine congéable : le fond appartient à Jean-Jacques de Kersauson, de Brézal en Plounéventer. Les affaires des époux Pouliquen y prospèrent si l’on en juge par le montant de leur capitation : celle-ci qui est de 96 L en 1760 s’élève à 116, en 1787, compte non tenu des 13 livres supplémentaires acquittées pour leurs 10 domestiques5. En cette année 1787, Allain Pouliquen est, de loin, le plus capité de sa paroisse. Aucun autre ne verse plus de 50 L. Sur les 1 131 personnes soumises à la capitation, 33 acquittent plus de 20 L, dont quatre sont dans la tranche des 40-50 L. Ce sont les paysans-marchands de toile Olivier Léon, de Kergoat (46 L), son fils Yves (46 L), Joseph Guillou, de Botlavan (48 L10 s.) et Guillaume Le Bras, de Kerangouac’h (48 L).

  • 6 Roudaut (Fañch), BSAF 1990, Cahiers de doléances et députés, art. cit., p. 258.
  • 7 ADQ 10L 54.

12En avril 1789, Allain Pouliquen et Olivier Léon représentent leur paroisse à l’assemblée de la sénéchaussée de Lesneven6. En mars 1790, le premier est élu officier municipal, cependant que le second devient le premier maire de sa commune7. Le 20 novembre de l’année suivante, le maître de Mescoat est élu premier magistrat par 45 voix sur 50 votants. Après son élection, nous rapporte le secrétaire de séance Tanguy Mocaër, « le sieur Pouliquen a témoigné à ses concitoyens par un petit discours pathétique et touchant combien il était sensible à la confiance dont ils venaient de lui donner une preuve non équivoque.

  • 8 Ibid. On peut penser que ce « petit discours » a été inspiré par Mocaër.

« Je sais mes frères, a-t-il ajouté, combien je m’impose d’obligations en acceptant cette place qui exige de grands talents tandis que je n’ai à vous offrir que de faibles moyens mais si une volonté droite et équitable, un désir ardent et infatigable de travailler au bien de tous et de chacun en particulier pouvaient y suppléer, je pourrais me consoler et vous, vous féliciter car je connais mon cœur et en réponds en protestant que dans ma maison la loi aura tout son effet sans exception de personne, ni de riches ni de pauvres, ni de parents ni d’amis, tous ont un égal droit à mon cœur et tous me trouveront occupé à leur procurer la sûreté, la paix, l’union et la tranquillité par tous les moyens dont la place de chef de cette municipalité me rend dépositaire... »8.

  • 9 ADQ 1Q 1209..., 1Q 676-688.
  • 10 ADQ 1Q 676.
  • 11 ADQ 1Q 688.
  • 12 Ici, métairie a le sens de ferme.
  • 13 ADQ 1Q 181.
  • 14 ADQ 1Q 676.

13Réélu en décembre 1792, Allain Pouliquen refuse la charge. Cependant, il acceptera encore la fonction d’agent national en 1796-1797. Nous le voyons, par ailleurs, entretenir de bonnes relations avec le curé constitutionnel Tanguy Mocaër qui demeure treize ans à la tête de la paroisse de Ploudiry qui, manifestement, l’estime. Parmi les Juloded, Allain Pouliquen est, de loin, le plus grand acquéreur de biens nationaux. Il devient propriétaire d’au moins 35 lots. Ses acquisitions portent sur des biens situés à Ploudiryet dans les communes limitrophes : Sizun, Le Tréhou, Loc-Éguiner, La Roche-Maurice, La Martyre, Plounéventer, Saint-Servais, Bodilis9. Le 5 juillet 1796, on le voit se rendre à Quimper en compagnie de Tanguy Mocaër et de trois autres habitants de Ploudiry pour acheter 7 lots10. Parmi ses nombreux achats, on remarque des fermes importantes, dont la sienne acquise pour 24 200 L le 25 avril 179611, la « métairie »12 de Penvern en Saint-Servais achetée 13 409 L en juillet 179613, celle de Goasmoal en Loc-Éguiner obtenue pour 10 131 L au début de ce même mois14.

14Le 11 juin 1807, jour des obsèques de Jacques Pouliquen, fils d’Allain, l’abbé de Troërin, vicaire général établi à Landerneau, évoque le maître de Mescoat dans une lettre à Mgr Dombidau de Crouseilhes, évêque de Quimper :

  • 15 Le Gallo (Yves), Une caste paysanne du Haut-Léon, art. cit., p. 59.

« Ce Pouliquen [Jacques], écrit-il, pensait bien et était un des fabriques que j’avais nommé au nom de Mgr. Il pensait aussi bien que son père pensait mal. C’est le Pouliquen de Ploudiry, si riche paysan avant la Révolution et devenu trois fois plus riche depuis par ses acquets de biens nationaux. C’est ce Pouliquen auquel les Chouants ont enlevé 60 000 livres par la peur qu’ils lui ont faite et qui, dans la crainte qu’on ne lui eût enlevé le reste, est venu demeurer à Landerneau, où il a de temps en temps peur du diable (...). Il a dans le cimetière de Ploudiry les plus beaux sapins possibles et de quoi faire sa châsse et celle de toute sa famille »15.

  • 16 D’après un article d’Yves Branellec dans le Bulletin communal de Ploudiry.

15Dans cette lettre, l’abbé de Troërin fait allusion à l’enlèvement d’Allain Pouliquen intervenu le 8 mai 1802. Ce jour-là, sept habitants de Scrignac, dont six revêtus de l’uniforme des canonniers, se présentent à Mescoat vers 6 heures de l’après-midi. Ils demandent au maître des lieux de les suivre, pour la raison qu’il est, prétendent-ils, convoqué par le sous-préfet de Brest. Allain Pouliquen obtempère et est conduit jusqu’au hameau de Keréon en Guimiliau, où les ravisseurs ont laissé leurs chevaux. De là, ils prennent la direction de Plounéour-Ménez pour atteindre le hameau de Lestrézec en Berrien vers trois heures du matin. Là, sous la dictée des bandits, Allain Pouliquen écrit une lettre à sa famille : sa libération interviendra contre une rançon de 30 000 livres ou ce sera la mort. De Berrien, il est dirigé vers Scrignac, où il a l’idée d’écrire son nom dans un lit-clos. De là, il est conduit vers Carnoët puis Trébrivan, près de Carhaix. Après quelques péripéties, la rançon est déposée dans une auberge de Carnoët le 17 mai et, comme promis, l’otage est libéré. Les ravisseurs seront découverts grâce, entre autres, à l’inscription laissée dans le lit-clos. Trois d’entre eux seront condamnés à mort16.

  • 17 D’après des archives privées communiquées par Yves et Marguerite Pouliquen, de Mescoat.

16Trois des enfants d’Allain Pouliquen (†1807) et de Marie Croguennec atteignent l’âge adulte : Marie-Anne demeure célibataire ; Anne convole avec Jacques Pouliquen, de Kerbolot en Saint-Sauveur ; Jacques épouse Marie Kermarrec à Landerneau en novembre 1790. De ce mariage naissent six enfants qui deviennent tous marchands de toile. Ils se marient à des Boucher, Abgrall et Léon, c’est-à-dire à des membres de leur groupe social. En 1826, lors du partage des biens immobiliers légués par leurs parents, chacun d’entre eux reçoit un lot d’une valeur de 18 230 F17.

Guy Le Guen de Kerangall

17Il convient de faire un sort à ce député natif de Landivisiau, Guy Le Guen de Kerangall, qui s’est rendu célèbre par le discours qu’il prononça dans la nuit du 4 août 1789.

18Ses parents, Guy Le Guen et Anne Kerangall, se sont épousés à Landivisiau le 3 juillet 1724. L’époux est né, vers 1702, au manoir de Larlarc’h, en Plouédern, des paysans-marchands de toile Yves Le Guen († 6/3/1724) et Françoise Rolland († 1/11/1707). Âgée de 17 ans à son mariage, Anne Kerangall est née à Landivisiau, le 30 novembre 1707, des paysans-marchands Yves et Marie Le Hir. René Corentin Allain, sénéchal et subdélégué de Landivisiau, appose sa signature au bas de l’acte de mariage, de même que de nombreux marchands de toile tels que Yves Le Guen, Jean Kerangall, Yves Rolland, Jean Berthou, Jean Grall, Charles Kermarrec...

  • 18 ADQ 3C 36.

19Les jeunes époux demeurent à la ferme de Larlarc’h jusqu’aux environs de 1730 puis s’établissent, rue de l’église, à Landivisiau où ils sont marchands de toile. En 1750, les Le Guen et Kerangall tiennent le haut du pavé dans la trève de Landivisiau : cependant que les capités à plus de 20 L ne représentent que 4 % de la population, Guy Le Guen, père, acquitte 60 L de capitation, sa belle-mère, Marie Le Hir en verse 102 L, son fils aîné, Yves, 80 L, son beau-frère Jean Kerangall, 53 et son neveu Jacques Rannou, 5618 ; tous sont marchands de toile.

  • 19 Six sont signalés en 1783 au moment de l’inventaire effectué après le décès d’Anne Kerangall (ADQ (...)

20Sur les quinze ou seize enfants qui naissent dans la maison Le Guen entre 1725 et 1749, six, au moins, atteignent l’âge adulte19.

  • Né à Plouédern en 1725, Yves, l’aîné, épouse le 29 juillet 1743, Jeanne Miossec elle-même née à Mescouez en Saint-Servais des paysans-marchands de toile Guillaume († 10/6/1743) et Marie Abgrall († 23/6/1743). Accablée par le destin, cette jeune épouse20 perd ses deux parents, quelques semaines avant son mariage. Le jeune couple s’établit au « bourg » de Landivisiau où ses affaires prospèrent, si l’on en juge parla capitation de 80 L qu’il acquitte. À l’automne 1753, Yves Le Guen, qui a perdu sa femme en février de cette même année, recourt aux services d’au moins 87 tisserands21. Mais, à la fin de cette année 1753, ce jeune fabricant toilier – et non son père comme on l’a prétendu – est acculé à la faillite. A-t-il été trop entreprenant ? Vivait-il au-dessus de ses moyens ? Quoi qu’il en soit, il a beaucoup emprunté à des habitants de Landivisiau, Plouédern, Pencran, Lanneufret, Lanhouarneau... et ne parvient pas à les rembourser. Il néglige, par ailleurs, de verser leur dû aux tisserands, blanchisseurs et facteurs qu’il emploie22. La vente de ses biens mobiliers rapporte 44 500 L, dont 41 000 consistent en fil et en toile.
  • Né à Landivisiau le 20 novembre 1739, Jean-Claude Le Guen, frère d’Yves, épouse, le 17 novembre 1766, Mathurine Jacquette Dérien qui est née à Plouédern des marchands Jean et Marie Rannou. Les jeunes époux s’établissent à Landivisiau où ils sont marchands de toile. Il y acquittent 48 L de capitation en 1771 et 80, en 1778. Jean-Claude Le Guen devient maire de sa trève natale de juillet 1782 à juillet 1785 puis de sa commune de novembre 1791 à mai 179323.
  • En juillet 1753, Marie-Françoise Le Guen, née en 1733, épouse un négociant en vin de Morlaix, Jean-Marie Carré de la Reynière. Le couple s’établit en cette ville.
  • De son côté, Jeanne-Augustine Le Guen, née en 1744, épouse en septembre 1766 un avocat de Saint-Pol-de-Léon, Clet-Marie Le Coat de Kernoter, dont les parents Jacques Le Coat et Laurence Le Guen sont originaires de Lesneven.
  • Marie-Rose, la troisième fille de Guy Le Guen et d’Anne Kerangall est religieuse au couvent des Paulines à Tréguier24.
  • Né 25 mars 1748, Guy Gabriel Le Guen, le futur député aux États généraux, fréquente probablement le collège de Léon durant quelques années. Le 18 avril 1774, il épouse sa petite-cousine Marie-Françoise Kermarrec née à Landivisiau, le 8 août 1755, d’Yves et de Marie-Françoise Tanguy. Vingt-quatre beaux paraphes ornent l’acte de mariage. Pour se marier, ces époux durent obtenir une « dispense de deux empêchements de consanguinité en cour de Rome »25. Ils s’établissent au Manoir26, près de l’église de Landivisiau, où ils seront marchands de toile et de vin.
  • 27 Dossier Maires de Landivisiau aimablement communiqué par Jacqueline Goachet-Marc.

21Lors du baptême de sa deuxième fille Jeanne Louise, le 25 août 1777, Guy Le Guen est dit maire de Landivisiau. Il apparaît qu’il l’était depuis le 11 août 1776 et qu’il le demeurera jusqu’au 28 mars 177827. C’est à cette époque que Guy Le Guen ajoute le nom de sa mère à son patronyme. En août 1777, à l’occasion du baptême de sa fille, le registre paroissial le mentionne sous la forme Guy Kerangall Le Guen. Quatre ans plus tard, on trouve la forme patronymique Le Guen de Kerangall. Habituellement, c’est le nom de l’une de leurs terres que les bourgeois ajoutaient à leur patronyme. C’est ce que firent, par exemple, les Miorcec de Kerdanet, les Cabon de Kerandraon ou encore Le Coat de Kernoter, beau-frère de Guy Le Guen.

  • 28 ADQ 3C 36.

22Comme vers 1750, les Le Guen et leurs alliés continuent, dans la deuxième moitié du xviiie siècle, de dominer le pays de Landivisiau sur les plans économique et politique. En 1771, la veuve de Guy Le Guen acquitte 60 L de capitation ; son fils Jean-Claude en verse 48 L, son neveu Yves Rannou, 180 L et son autre neveu Goulven Kermarrec, 90 L28. À cette époque, 4 %, seulement, des Landivisiens soumis à la capitation en acquittent plus de 20 L, 8 %, de 10 à 20 L, 11 %, de 5 à 10, 30 % de 2 à 5, cependant que 47 % en versent moins de 2 L.

  • 29 En 1791, un mariage unit les Le Guen et les Le Roux : cette année-là, Guy-Marie Le Guen né en 1770 (...)

23De 1767 à 1788, cinq maires de Landivisiau sur sept appartiennent à la famille Le Guen. Ce sont Goulven Kermarrec (1767-août 1770), qui, comme on vient de le voir, est le cousin de Guy Le Guen de Kerangall ; François-Marie Barbanson (août 1770-août 1773) qui, originaire de Morlaix, a épou-sé Marie-Gabrielle Kermarrec, demi-sœur de Goulven, en juin 1760 ; Guy Le Guen (août 1776-mars 1778) ; Jean-Claude Le Guen (juillet 1782-juillet 1785), frère de Guy et Jacques-Jérôme Kermarrec (juillet 1785-1788), qui est le neveu de Goulven Kermarrec et le beau-frère de Guy Le Guen de Kerangall. Les deux autres maires de Landivisiau sont Louis-François Le Roux (mars 1778-juillet 1782), dont il a été question, et Jean Pouliquen (août 1773-août 1776), qui sont deux beaux-frères. Né à Guimiliau vers 1734, le marchand de toile Jean Pouliquen passe quelques années à Berhet, dans le Trégor, puis s’établit à Landivisiau où, en juillet 1758, il épouse Louise-Jeanne Le Roux, sœur de Louis-François. S’ils ne sont pas apparentés aux Le Guen et Kermarrec, les Le Roux et Pouliquen en sont les amis : on les voit apposer leurs paraphes au bas des actes de mariages et de décès qui concernent les uns et les autres29.

Tableau généalogique simplifié de la famille de Guy Le Guen de Kerangall

Tableau généalogique simplifié de la famille de Guy Le Guen de Kerangall

Légende : – : naissance ; X : mariage ; † : Décès.

  • 30 Jacques Kermarrec est né, le 30 septembre 1756, à Landivisiau, des marchands de toile Yves et Jean (...)

24Les Le Guen et Kermarrec continuent de dominer la bourgade de Landivisiau pendant la Révolution. Jean-Claude Le Guen et Jacques Kermarrec30 sont élus officiers municipaux en février 1790. Le premier sera maire de sa commune de novembre 1791 à mai 1793, cependant que le second lui succédera jusqu’en 1797. Il est à noter qu’en janvier 1792 Jacques Kermarrec a épousé Marie-Jeanne Le Guen et est, ainsi, devenu le gendre de Jean-Claude Le Guen.

  • 31 ADQ 16B (1782-1783).
  • 32 ADQ 16B (1725-1773).

25Il apparaît que les Le Guen et leurs alliés constituent une oligarchie ou une ploutocratie originale dans les rangs julods. Ils renoncent à pratiquer l’agriculture pour mieux s’adonner au commerce. En 1783, lors du décès de la veuve de Guy Le Guen, père, l’inventaire accuse une valeur mobilière de 10 250 L mais les produits agricoles ne valent guère plus de 300 L31. Trente-et-un ans plus tôt lors de la faillite de son fils aîné Yves, les fils et toiles valaient 41 100 L, cependant que les produits agricoles n’atteignaient pas une valeur de 350 L32. En 1787, au décès de Claudine Le Bras, veuve en premières noces de Jacques Rannou et en secondes noces de Goulven Kermarrec – tous deux cousins de Guy Le Guen de Kerangall –, l’inventaire s’élève à 37 600 L. Si les fils et les toiles valent 21 600 L, les produits agricoles ne représentent pas 550 L. De leur côté, Jean-Claude Le Guen et Jacques Kermarrec résident l’un et l’autre au bourg de Landivisiau et ne sont jamais mentionnés qu’en qualité de marchands ou de fabricants toiliers.

  • 33 Quand la toile va.., op. cit., p. 55.

26Ces marchands gardent cependant des liens étroits avec les campagnes, ne serait-ce que dans la mesure où de nombreux paysans-tisserands leur fournissent des toiles : en 1753, 87 « ouvriers », au minimum, travaillent pour Yves Le Guen. Il n’en reste pas moins que ces fabricants toiliers, qui se consacrent uniquement au commerce, tendent à adopter un mode de vie urbain33 et à s’éloigner de leur groupe social ancestral. En 1753, Marie-Françoise Le Guen épouse un bourgeois de Morlaix ; en 1766, sa sœur Jeanne-Augustine convole avec un avocat de Saint-Pol-de-Léon ; en juin 1760, Marie-Gabrielle Kermarrec, cousine de Guy Le Guen de Kerangall et tante de sa femme, Marie-Françoise Kermarrec, épouse le bourgeois morlaisien François-Marie Barbanson ; en 1757, Marguerite Kerangall, cousine du futur député, s’était mariée avec le riche négociant morlaisien Pierre Barrère, qui sera maire de sa ville d’adoption. Guy Le Guen de Kerangall fait donc partie de cette catégorie sociale originale qui se situe à la limite du groupe des Juloded et de la bourgeoisie.

  • 34 BSAF 1989, « Guy Le Guen de Kerangal, le météore de la nuit du 4 août », art. de Gérard Guillerm, (...)
  • 35 Roudaut (Fañch), Les cahiers de doléances..., art. cit., p. 526.

27En février 1789, il est député aux états de Bretagne, si l’on en croit Gérard Guillerm34. Le 1er avril de cette même année, en compagnie de Laurent Le Pivain, mercier, il représente la trève de Landivisiau à l’assemblée de la sénéchaussée de Lesneven qui est formée de 158 délégués35. Il s’agit pour ceux-ci d’élire les commissaires-rédacteurs d’un unique cahier de doléances, qui sera en quelque sorte la synthèse des cahiers de paroisses, et d’élire deux députés qui représenteront la sénéchaussée aux États généraux.

  • 36 Guillerm (Gérard), art. cit., p. 161.
  • 37 Ibid., p. 162.

28Sur les quatorze commissaires-rédacteurs élus, cinq sont des marchands de toile : Paul Inisan, de Plounévez-Lochrist (122 voix), Jacques Quéinnec, de Plounéour-Ménez (104 voix), Allain Pouliquen, de Ploudiry (75 voix), Yves Maguéres, du Tréhou (63 voix) et Guy Le Guen de Kerangall (105 voix)36. Les trois commissaires-scrutateurs élus le 3 avril en vue de l’élection des deux députés sont des marchands de toile : il s’agit de Guy Le Guen de Kerangall (50 voix), Jacques Quéinnec (50 voix) et Bernard Breton, délégué de Saint-Thégonnec (50 voix)37.

  • 38 Ibid., p. 164-165.

29Guy Le Guen de Kerangall est élu député dès le premier tour avec 109 voix. Loin derrière lui, Jacques Quéinnec obtient 54 voix, cependant que Prud’homme de Keraugon, avocat à Saint-Pol, en recueille 48. Celui-ci est élu député au second tour avec 96 voix. Gérard Guillerm écrit que l’élu de Landivisiau bénéficie de deux atouts : le premier est sa relative notoriété de député des états de Bretagne, d’autant que les représentants du tiers ont boycotté les délibérations des trois ordres ; le deuxième tient au fait que le Landivisien est plutôt regardé comme un représentant des campagnes que des villes : les délégués ruraux, fortement majoritaires, le considèrent comme l’un des leurs38. Il nous semble qu’on peut y ajouter un troisième atout : sur les 158 délégués présents à Lesneven, 43, au moins, appartiennent au groupe des marchands de toile. Compte tenu de l’esprit de caste des Juloded, cette forte représentation ne peut qu’accroître les chances du fabricant de Landivisiau d’être élu.

  • 39 Ibid., p. 168-169.

30À Versailles, Guy Le Guen de Kerangall fait partie du Club breton fondé le 30 avril, composé d’une centaine de députés et présidé par le député rennais Le Chapelier. Il apparaît que des interventions de la nuit du 4 août y sont minutieusement et secrètement préparées. Le duc d’Aiguillon, y est-il décidé, prendra la parole au nom de la noblesse, cependant que l’élu de la sénéchaussée de Lesneven s’exprimera au nom du tiers état39. C’est vers huit heures du soir que le député de Landivisiau monte à la tribune après le vicomte de Noailles et le duc d’Aiguillon. « Un cultivateur paraît à la tribune, écrit Louis Blanc. Son geste était rude et sa figure austère ; il portait un habit de paysan ; il se nommait Le Guen de Kerangal, on ne l’avait jamais entendu. Tous prêtent l’oreille... »

  • 40 Le discours est intégralement cité par G. Guillerm. Ibid., p. 170-172.

« Messieurs, dit-il, une grande question nous a agités aujourd’hui ; la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen a été jugée nécessaire. L’abus que le peuple fait de ces mêmes droits vous presse de les expliquer et de poser d’une main habile les bornes qu’il ne doit pas franchir ; il se tiendra sûrement en arrière.
« Vous eussiez prévenu l’incendie des châteaux, si vous aviez été plus prompts à déclarer que les armes terribles qu’ils contenaient et qui tourmentent le peuple depuis des siècles allaient être anéanties par le rachat forcé que vous eussiez ordonné.
« Le peuple, impatient d’obtenir justice et las de l’oppression, s’empresse de détruire ces titres, monuments de la barbarie de nos pères.
« Soyons justes, Messieurs, qu’on nous apporte ici ces titres qui humilient l’espèce humaine, en exigeant que les hommes soient attelés à une charette comme les animaux de labourage. Qu’on nous apporte ces titres, qui obligent les hommes à passer les nuits à battre les étangs, pour empêcher les grenouilles de troubler le sommeil de leurs voluptueux seigneurs.
« Qui de nous, Messieurs, dans ce siècle de Lumières, ne ferait un bûcher expiatoire de ces infâmes parchemins et ne porterait pas le flambeau pour en faire un sacrifice sur l’autel du bien public ?
« Vous ne ramènerez, Messieurs, le calme dans la France agitée que quand vous aurez promis au peuple que vous allez convertir en prestation, en argent, rachetable à volonté, tous les droits féodaux quelconques, que les lois que vous allez promulguer anéantiront jusqu’aux moindres traces dont il se plaint justement. Dites-lui que vous reconnaissez l’injustice de ces droits acquis dans des temps d’ignorance et de ténèbres !
« Pour le bien de la paix, hâtez-vous de donner ces promesses à la France ! Un cri général se fait entendre ; vous n’avez pas un moment à perdre ! Un jour de délai occasionne de nouveaux embrasements. La chute des empires s’est annoncée avec moins de fracas. Ne voulez-vous donner des lois qu’à la France dévastée ?... »40

  • 41 Redevance annuelle due au seigneur direct : c’est la rente féodale par excellence qui pèse sur un (...)

31Après cette première partie du discours, qui comprend des lignes pathétiques, l’orateur se fait plus précis : il réclame le rachat des droits féodaux tels que le champart, les chefs-rentes41, les droits de moute puis il dénonce les agissements des agents seigneuriaux qui, en multipliant les « exploits », dépossèdent les petits propriétaires de leurs biens.

32Une ovation salue la fin du discours qui a demandé environ un quart d’heure. On ne sait si Guy Le Guen de Kerangall a rédigé, seul, son texte ou si des députés, comme Le Chapelier, lui ont rédigé quelques phrases ou soufflé des idées. Quoi qu’il en soit, il apparaît que son intervention a produit une grosse impression.

« C’était le 4 août, écrira l’historien Jules Michelet, à huit heures du soir, heure solennelle où la féodalité, au bout d’un règne de mille ans, abdique, abjure, se maudit.
« La féodalité a parlé. Le peuple prend la parole. Un bas-breton, en costume de bas-breton, député inconnu, qui ne parla jamais, ni avant, ni après, M. Le Guen de Kerangal, monte à la tribune et lit environ vingt lignes (...) accusatrices et menaçantes. Il reprochait à l’Assemblée, avec une force, une autorité singulière de n’avoir pas prévenu l’incendie des châteaux... L’impression fut profonde ».

  • 42 Le marquis de Ferrières qui est présent à la séance du 4 août écrit à ce propos : « Le Sieur Le Gu (...)
  • 43 Ibid., p. 154-155.

33Des documents de l’époque reconnaissent également l’importance du discours de Le Guen de Kerangall. C’est le cas du Courrier français qui fait cependant remarquer que le député « ne s’est pas exprimé avec la facilité qui caractérise les « élèves » de la capitale »42. Le Journal des débats et des décrets indique que l’orateur « a été souvent interrompu par des applaudissements ». Le Point du jour, journal du député Barère, publie intégralement le discours du député de Landivisiau43.

  • 44 Ibid., p. 176.

34Après la nuit du 4 août, Guy Le Guen de Kerangall ne se manifeste plus à la tribune. Il correspond avec les « membres des directoires des quatre districts de la partie nord du département du Finistère » et se préoccupe de savoir comment s’opèrent les transformations politiques et sociales en sa région natale. En janvier 1790, lors de la discussion à l’Assemblée sur le choix des chefs-lieux départementaux, il plaide en faveur de Landerneau44.

  • 45 Thomas (G.-M.), Chroniques du vieux Landivisiau, op. cit., p. 133-134.
  • 46 Né à Plouédern, en 1766, des marchands Jean et Marie-Jeanne Cam, François-Marie Dérien est le neve (...)
  • 47 Né à Morlaix d’Ollivier, notaire, et de Marie-Jacquette Le Cerff.

35Revenu à Landivisiau, il est élu maire le 13 novembre 1791, mais il refuse d’occuper ce poste. Il est arrêté et incarcéré une première fois en avril 1793, cependant qu’il est procureur, puis le 1er décembre de cette même année. On lui reproche « sa froideur à l’égard du régime »45. Il lui faudra attendre le 18 novembre 1794 pour être libéré. Deux de ses filles se marient l’année suivante : le 29 septembre, Marie-Claudine, âgée de 15 ans, épouse François-Marie Dérien46, commerçant à Landivisiau ; un mois et demi plus tard, le 9 novembre, Jeanne-Louise convole avec Jacques Le Gall47, commerçant à Morlaix.

  • 48 À partir de 1792, Guy Le Guen renonce à la forme patronymique Kerangal.
  • 49 BSAF 1989, « La famille Le Guen de Kerangall », art. de Georges-Michel Thomas, p. 183.
  • 50 Ibid.

36Vers 1800, Guy Le Guen48 confie son commerce de Landivisiau à son gendre Jacques Le Gall et devient banquier à Paris. C’est ce que l’on apprend quand, « concurremment avec son gendre », il dépose son bilan devant le tribunal de commerce de Morlaix, le 10 juin 1802 : ce bilan accuse un déficit de 29 731 F49. À partir de 1803, l’ancien député est percepteur à Morlaix50 Il meurt à Landivisiau chez sa fille et son gendre F.-M. Dérien le 16 avril 1817, à l’âge de 69 ans.

Jacques Quéinnec

  • 51 Nous tirons de nombreuses informations d’un article de P. HÉMON intitulé « Quéinnec (Jacques), Dép (...)

37Le quatrième Julod que nous allons considérer a également été député pendant la Révolution. Né, le 23 mars 1755, à Kerbolot-vras en Guimiliau, de Jacques et de Marie-Jeanne Le Roux, Jacques Quéinnec fréquente, probablement quelques années, le collège de Léon, si l’on en juge par son niveau d’instruction : il écrit correctement et l’on trouve sous sa plume des allusions à Solon, à Lycurgue ou encore au nocher des Enfers, Caron51. Comme de nombreux jeunes de sa condition, il séjourne quelques années dans le Trégor : juste avant son mariage, il est à Berhet, près de La Roche-Derrien. Le 15 novembre 1779, il épouse Louise Madec, du hameau de Kermorvan en Plounéour-Ménez, qui y est née en 1758 de Guillaume et d’Anne Pouliquen.

  • 52 Moal (P.) et Carrer (M.-L.), op. cit., p. 123.
  • 53 Ibid.
  • 54 Ibid., p. 124.

38Les deux conjoints appartiennent à des familles de la kentan trouc’h, de la « première coupe ». En 1773, les biens mobiliers des parents de Louise Madec représentent une valeur de 33 973 L, dont 29 756 consistent en fils et en toiles52. En 1742, les parents de Marie-Jeanne Le Roux – Yves et Catherine Mazé –, la mère de Jacques Quéinnec, laissent en biens meubles une valeur de près de 24 000 L dont plus de 18 000 consistent en produits textiles53. En 1782, l’inventaire effectué à Kerbolot-vras après le décès d’Yves Quéinnec, frère de Jacques, s’élève à 43 000 L, dont 30 611 consistent en fils et en toiles54. Notons encore que par sa mère, Jacques Quéinnec est le neveu de Louis-François Le Roux, de Landivisiau, qui laisse en 1786 un mobilier d’une valeur de 111 444 L. De son côté, Louise Madec est, par sa mère, la nièce d’Allain Pouliquen que nous venons d’évoquer.

39Jacques Quéinnec s’établit chez sa femme à Kermorvan, où la ferme, tenue à titre de domaine congéable, s'étend sur une bonne quinzaine d’hectares. Le linteau de la maison comporte gravée cette inscription :

40JACQUES QUEINNEC – LOUISE MADEC 1781

41Sur les huit enfants qui naissent aux époux Quéinnec en cette demeure, entre juin 1782 et juin 1799, sept atteignent l’âge adulte.

  • 55 Roudaut (F.), BSAF 1990, op. cit.,p. 258.
  • 56 Guillerm (G.), art. cit., p.161.
  • 57 Roudaut (F.), Les cahiers de doléances, art. cit., p.527.

42Peu après son installation à Plounéour-Ménez, Jacques Quéinnec est choisi comme fabrique. Avec le notaire Yves Coat, il représente sa paroisse à l’assemblée de la sénéchaussée de Lesneven, en avril 178955. Il y attire, du reste, l’attention des délégués de cette circonscription, puisqu’il fait partie des quatorze commissaires chargés de la rédaction du cahier réduit de doléances56. Par ailleurs, le 4 avril, lors du premier tour de scrutin en vue de l’élection de deux députés aux États généraux, il obtient 54 voix et arrive en deuxième position derrière Guy Le Guen de Kerangall, qui est élu avec 109 suffrages. L’avocat François Prud’homme de Keraugon, de Saint-Pol, l’emporte au second tour avec 93 voix57.

  • 58 Stofft (H.) et Ségalen (Jean), op. cit.,p. 148.

43En mars 1790, le paysan-marchand de toile de Kermorvan est élu procureur de sa commune. En juin de la même année, il est élu administrateur du département mais il refuse le poste. À partir du mois suivant, il fait partie des 13 administrateurs du district de Morlaix58. Dès lors, il cumule plusieurs fonctions. C’est ainsi qu’il est appelé, en mars 1791, à « suivre et diri-ger les opérations des municipalités de Pleyber-Christ, Plounéour-Ménez et Le Cloître ».

  • 59 Miossec (Y.), op. cit., p. 149.
  • 60 Il est contenu dans l’article de P. Hémon dans les Annales de Bretagne.

44Il est élu député à la Convention, avec 268 voix sur 441 votants, par l’assemblée électorale qui se réunit à Quimper du 5 au 10 septembre 179259. Lors du procès de Louis XVI, il ne vote pas la mort du roi déchu mais la réclusion en temps de guerre et le bannissement en temps de paix. Arrêté le 3 octobre 1793, il est enfermé à la prison de la Force avec neuf autres Conventionnels, dont les deux Finistériens, Blad et Bohan : on lui reproche d’avoir protesté contre la suppression de la Commission des Douze qui enquêtait sur les actes de la Commune de Paris. Libéré le 8 décembre 1794, il reprend sa place à la Convention. Au cours de sa longue incarcération, il tient une sorte de journal à l’intention de sa femme60.

  • 61 Miossec (Y.), op. cit., p. 149.
  • 62 Hémon (P.), art. cit., p. 247.
  • 63 Ibid., p. 244.

45En octobre 1795, Jacques Quéinnec est élu au Conseil des Cinq-Cents. Il siège jusqu’au terme de son mandat qui s’achève le 20 mai 179861. Si l’on en croit une lettre qu’il adresse à sa femme en février 1798, il travaille à améliorer le sort des domaniers, tout en regrettant que nombre de députés bretons « soient enclins au maintien de la domination seigneuriale »62. Par une autre lettre datée du 19 décembre 1797, il annonce à sa femme qu’un banquet – fest ar goadeguennou, note-t-il, « la fête des boudins » – doit réunir les députés, les membres du Directoire, le général Bonaparte, les ministres, les ambassadeurs... pour célébrer la paix63 : il s’agit très probablement de la paix instaurée par le traité de Campo-Formio.

  • 64 Ibid., p. 245.

« Jamais de ma vie, écrit-il quatre jours plus tard, je n’ai assisté et je n’assisterai à un banquet pareil à celui du 30 du mois dernier [30 frimaire = 20 décembre]. Je vis et je mangeai avec le plus grand homme dont les annales aient fait mention ; je nomme Bonaparte... »64.

  • 65 ADQ 1Q 676.

46En juillet 1796, cependant qu’il est membre du Conseil des Cinq-Cents, Jacques Quéinnec acquiert quelques biens nationaux. Le 4 de ce mois, il se rend à Quimper pour acheter la ferme du Bailleguen, en Saint-Thégonnec, confisquée à Jean Magloire de Coatlosquet65. Douze jours plus tard, il reprend la route du chef-lieu départemental pour acquérir trois autres biens nationaux :

  • — un lieu à Botcaerel, en Pencran, confisqué à Fontaine Mervé, qui lui revient à 2 075 L ;
  • — le lieu de la Fontaine Blanche à Saint-Pol, qui consiste en « logements et terres », lui coûte 8 954 L ;
  • — la ferme de Kermorvan, en Guiclan, confisquée à la famille La Bourdonnaye de Montluc, devient sa propriété pour 20 325 L. Le bail de 1787 stipule que le loyer de cette exploitation doit être de 800 L66.
  • 67 ADQ 3M 15.

47En 1803, Jacques Quéinnec décide de s’établir dans cette ferme où il continue de pratiquer le commerce des toiles. En 1816, il y est imposé à 412,10 F67. Il meurt, à l’âge de 62 ans, le 27 avril 1817. Sur les sept enfants de Louise Madec et de Jacques Quéinnec qui atteignent l’âge adulte, une, Marie-Yvonne née en 1790, devient Carmélite à Morlaix. Les autres épou-sent des personnes de leur condition (des Rannou, Pouliquen, Caroff, Perrot, Grall) et continuent de pratiquer le commerce des toiles, tout en s’adonnant quelquefois à d’autres activités. Jean-Louis est juge de paix ; Yves, qui est expert, devient, en 1838, le premier associé d’Yves Prigent, entrepreneur de travaux publics, de Plounéventer ; l’année suivante, François suit son frère dans cette même voie.

Maurice Abgrall

48Il convient de faire un sort au plus riche Julod du xixe siècle, Maurice Abgrall. En 1822, il est imposé à 1 872 F et arrive au 9e rang des éligibles du Finistère. Aucun autre Julod n’a acquitté 1 000 F d’impôts directs entre 1815 et 1848.

  • 68 ADQ 3C 85.

49Né, en 1758, à Roc’haouren en Lampaul-Guimiliau, de Jean et de Barbe Bodros, le tanneur Maurice Abgrall appartient, à coup sûr, à une famille de kentan trouc’h. En 1780, son père marchand de toile et, surtout, tanneur est capité à 103 L, compte-tenu des 13 L 10 s versés pour les six domestiques qu’il emploie68. Son oncle paternel Yves, qui est tanneur à Traon-ar-vilin dans le même terroir, acquitte une capitation qui s’élève à 133 L 10 s. En cette même année 1780, sur les 521 personnes assujetties à cet impôt dans la trève de Lampaul, 27 seulement dépassent les 20 L.

  • 69 Moal (P.) et Carrer (M.-L.), op. cit., p. 124.

50Barbe Bodros, mère de Maurice Abgrall, appartient également à une riche famille de tanneurs. Né en 1746, son frère Milliau (X Ursule Pouliquen) est également établi à Traon-ar-vilin, où sa capitation est de 79 L 10 s en 1780. Il arrive immédiatement derrière les deux frères Abgrall, qui sont les plus fortement capités de leur trève. En 1786, ses biens meubles valent 24 248 L, dont 19 618 consistent en produits de tannerie69. Par ailleurs, Milliau Bodros est maire de sa commune de 1790 à 1792.

  • 70 Ibid., p. 124.

51Jean Abgrall perd sa première femme en 1764 et se remarie deux fois par la suite. En 1779, lors du décès de Jeanne Madec, sa deuxième femme, son mobilier représente une valeur de 23 675 L, dont 165 consistent en toiles et 15 050, en produits de tannerie70. Cinq, au moins, des enfants nés des mariages de Jean Abgrall survivent et se marient dans leur caste. Jean, né en février 1755, est baptisé le jour du mariage de ses parents, le 16 mai de cette même année, en présence de son oncle paternel, le R. P. Grégoire, capucin de Landivisiau. Il épousera Barbe Breton, de Tromathiou en Locmélar. Marguerite se marie avec François Abgrall († 1824), tanneur au bourg de Lampaul. Françoise convole avec son cousin Jean Bodros (1770-1815), né de Milliau et d’Ursule Pouliquen et Marie avec François Lagadec, paysan-marchand de toile à Cazuguel en Landivisiau.

52C’est Maurice Abgrall qui est appelé à assurer la succession à Roc’haou-ren. Agé de 18 ans, il s’unit à Anne Breton († 1782), qui est du même groupe social que lui. En janvier 1786, il convole avec Jeanne Rannou († mars 1796) née à Landivisiau des tanneurs Jean et Marie Abgrall. Les enfants qui lui naissent du premier mariage meurent en bas-âge. Les deux qui survivent du second se marient. Il s’agit d’Yves et de Marie-Françoise qui épousent tous deux des petits-enfants d’Allain Pouliquen, de Mescoat. Vers 1810, Yves s’unit à Marie-Gabrielle Pouliquen née de Jacques, de Kerbolot en Guimiliau et d’Anne Pouliquen, native de Mescoat en Ploudiry. En mai 1818, Marie-Françoise Abgrall épouse Jean-Marie Pouliquen, de Mescoat, fils de Jacques et de Marie Kermarrec.

  • 71 ADQ 6M 369.

53Maurice Abgrall est cruellement frappé par le destin : en 1822, il perd son fils âgé de 34 ans ; en 1824, c’est sa fille, qui compte 32 ans. De plus, sa bru meurt en 1823 et son gendre en 1826. En conséquence de quoi, le patriarche de Roc’haouren se charge d’élever ses nombreux petits-enfants. Sept, âgés de 12 à 25 ans, vivent à Roc’haouren au recensement de 183671. Maurice Abgrall se soucie de leur donner une certaine instruction ; on voit deux d’entre eux fréquenter le collège de Léon dans les années 1830 : Jacques Abgrall y est élève de la septième à la troisième incluse et Yves Pouliquen de la huitième à la cinquième. Par ailleurs, comme de nombreux Juloded, Maurice Abgrall exerce des fonctions municipales : il est maire de sa commune de 1804 à 1813.

Tableau généalogique simplifié de la famille de Maurice Abgrall

Tableau généalogique simplifié de la famille de Maurice Abgrall

Légende : – : naissance ; X : mariage ; † : décès.

  • 72 Après le décès de Marie-Françoise.
  • 73 Cet inventaire m’a été communiqué par Me Emmanuel Pouliquen, de Landivisiau.

54Un inventaire effectué à Roc’haouren en août 182472 révèle que le mobilier y représente une valeur de 70 709 F73. La ferme comprend cinq chevaux qui sont estimés 696 F, quinze bovins (1 002 F), dont une paire de bœufs qui valent 330 F. Le linge est abondant (88 draps de lit), les réserves de céréales importantes, le mobilier luxueux (10 couverts en argent, 8 chandeliers en cuivre) mais on ne mentionne pas de bibliothèque. Dans une grange, on apprécie quatre charrettes, dont deux à bœufs et deux voitures de route.

55L’essentiel du mobilier consiste en matériel et, surtout, en produits de tannerie dont l’ensemble dépasse les 43 000 F. Les outils (marteaux et lissoirs en cuivre, limettes, couteaux à tanneur, tenailles, cuves...), les barriques de tan moulu ou à moudre, celles de chaux vive représentent une valeur de 621 F. Le reste consiste en quelque 1 700 peaux qui sont à différents stades de traitement. La grande tannerie comporte 11 fosses doubles et 59 fosses simples. En 1836, la ferme-tannerie de Roc’haouren emploie sept domestiques. Les créances correspondent à une valeur de 14 236 F. Ce sont des fermages impayés, 3 000 F prêtés à J.-M. Pouliquen, 700 F dus par des cordonniers de Brest... C’est encore la dot de 6 000 F accordée à Marie-Françoise Abgrall qui, comme le prévoit le contrat de mariage, est à restituer en cas de décès.

56À ces biens meubles s’ajoutent d’importantes propriétés immobilières. En 1818, le maître de Roc’haouren est imposé à 1 398 F, dont 1 272 consistent en taxes foncières ; en 1829, celles-ci dépassent les 1 600 F. Ce qui signifie qu’il possède quelque 450 hectares répartis en une bonne quarantaine de fermes. Il n’est pas surprenant que son nom revienne très fréquemment dans les registres de baux et de propriétés relatifs à la région de Landivisiau. Une tradition rapporte qu’il pouvait accomplir plus de quatre lieues dans le pays de Lampaul-Guimiliau avec la satisfaction d’être toujours sur ses terres.

  • 74 ADQ 3M 29. Les listes d’électeurs censitaires communaux ne prennent en compte que les impôts acqui (...)

57Pour mieux mesurer l’opulence de ce personnage, il convient de signaler que sur les quelque 410 familles représentées à Lampaul, en 1831, il n’y a pas plus de sept à être imposés à plus de 100 F, si l’on tient compte du fait qu’outre ces trois impôts : taxe personnelle et mobilière, patente, taxe sur les portes et fenêtres, on ne considère ici que les taxes foncières acquittées dans la commune74. Ainsi, à cette date, Maurice Abgrall est imposé à près de 700 F, cependant que deux habitants se situent dans la tranche des 300-500 F, un dans celle des 200-300 F et trois dans celle des 100-200 F. Dix-huit Lampaulais acquittent de 50 à 100 F ; 28, de 20 à 50 ; 49, de 10 à 20 F ; 53, de 5 à 10 F et 255, moins de 5 F.

  • 75 ADQ 1Q 1209.
  • 76 ADQ 1Q 1119.

58Il reste à expliquer l’exceptionnel enrichissement de Maurice Abgrall. Le fait qu’il émane d’une famille riche n’y suffit pas. Autant qu’on peut les voir, ses frères, sœurs et cousins sont imposés à moins de 600 F. Une tradition rapporte que sa richesse résulte de ses nombreux achats de biens nationaux. Il est vrai qu’il a acquis 15 lots. Ceux-ci paraissent de taille diverse comme ceux des autres acquéreurs julods. Ils sont situés à Lampaul, à Bodilis, à Guiclan75 et à Landivisiau76. Aucun n’est très important. Nous avons vu d’autres paysans-marchands, comme Jean Bodériou ou Allain Pouliquen (35 lots), acquérir autant de lots ou nettement plus, sans atteindre, loin s’en faut, le degré de richesse de Maurice Abgrall. Force est donc de se tourner vers d’autres explications. Jusqu’à preuve du contraire, on peut supposer que le riche paysan-tanneur de Roc’haouren s’est montré plus entreprenant et plus avisé en affaires que la plupart de ses homologues.

  • 77 ADQ 3M 24.
  • 78 Derrien (D.), op. cit., p. 143.
  • 79 Informations communiquées par Daniel Collet.

59Maurice Abgrall meurt en 1838, à l’âge de 80 ans. Ses sept petits-enfants héritent de biens importants. En 1840, Maurice Abgrall, né en 1811, est imposé à 465 F. En 1845, son frère, Jacques, né en février 1818, acquitte 910,90 F d’impôts directs, dont 676 F de taxes foncières77. Il apparaît que cet homme se contente de vivre en rentier78, au lieu de procéder à des investissements industriels ou commerciaux. Il se consacre à la politique cependant. Il est maire de Lampaul-Guimiliau de 1846 à 1869 et conseiller général du canton de Landivisiau de 1852 à 1868. Lors de sa première élection au Conseil général, il l’emporte sur le candidat sortant Guillaume Le Roux avec 76 % des suffrages. Dans sa commune, il obtient toutes les voix sauf une79

Jean-Marie Le Bras

  • 80 Au sujet de cet homme on pourra se reporter à l’article Elégoët (L.) « Un des derniers paysans-mar (...)

60Le 15 mars 1847, âgé de 72 ans, meurt à Guerjean en Guiclan, Jean-Marie Le Bras, l’un des derniers grands paysans-marchands de toile du Léon80. Il laisse près de 50 000 F en biens meubles et plus de 150 000 F en biens immobiliers. Lors de son décès, il figure parmi les 300 habitants les plus riches du Finistère.

61Né à Guerjean, en mars 1775, de Jean et de Marie-Anne Breton, Jean-Marie Le Bras est toujours demeuré en sa maison natale, hormis les quelques années qu’il a passées au collège de Léon et à l’armée. Construite en 1664, sa demeure est de dimensions relativement réduites : sa longueur est de l’ordre de 9 mètres, sa largeur de 6 et sa hauteur d’autant. L’étage, auquel on accède par un escalier extérieur placé à l’arrière de la maison, se prolonge au-dessus de l’écurie.

62Les ascendants de Jean-Marie Le Bras sont à Guerjean depuis au moins cinq générations. C’est Hervé Cren, « marchand toilier », qui fait construire la maison en 1664 et c’est sa petite-fille qui, en 1692, y attire son mari, Guy Le Bras, natif de Bodilis. Les Le Bras qui se succèdent à Guerjean font tous partie du Conseil de fabrique et figurent parmi les dix familles les plus riches de la paroisse. À la veille de la Révolution, Guiclan compte quelque 3 000 habitants.

  • 81 Ces informations nous ont été communiquées par Pierre-Nicolas Terver, professeur à Paris, qui les (...)

63À peine âgé de 18 ans et demi, Jean-Marie Le Bras est « entré au service comme réquisitionnaire » le 1er septembre 1793. Le 4 janvier 1794, il est incorporé dans l’artillerie de Marine à Brest. À ce moment, il est grand de cinq pieds et quatre pouces, soit 1,73 mètre. « Ses cheveux et sourcils sont châtains, ses yeux roux, son nez relevé et court, sa bouche moyenne, son menton rond, son visage ovale et légérement marqué de petite vérole » (= variole). Le 19 mai 1795, le jeune soldat de Guerjean regagne ses pénates : il est « congédié comme fils d’une veuve sexagénaire »81.

64Le 25 novembre 1800, âgé de 25 ans, Jean-Marie Le Bras épouse Catherine Breton qui en compte 23. Née au Grand-Herlan en Saint-Thégonnec, la jeune épouse appartient également à une famille julode. En août 1832, lors du partage des biens immobiliers de ses parents, il s’avère que la succession s’élève à 7 420 F de revenus annuels. Ces biens sont partagés en quatre lots. La part de Catherine représente donc un revenu de 1 855 F. Bernard Breton, père de Catherine, a occupé plusieurs fonctions électives pendant la Révolution : il est administrateur du directoire du district de Morlaix en 1790-1791 puis maire de Saint-Thégonnec de décembre 1791 à juin 1796.

65La ferme de Guerjean, qui est tenue à titre de domaine congéable, couvre environ 42 hectares. Mais, vers 1810, elle est divisée en deux lots à peu près égaux : l’un est exploité par Jean-Marie Le Bras et sa femme ; l’autre par Marie-Jeanne Le Bras, nièce de J.-M., qui, en 1807, a épousé Yves Abhervé-Guéguen, natif du manoir de Mézarnou en Plounéventer. Les époux Le Bras continuent de résider en la demeure ancestrale ; les époux Abhervé-Guéguen habitent une grande maison voisine construite en 1762.

66Comme les Juloded en général, J.-M. Le Bras tient le haut du pavé dans sa commune. Il est maire en 1806, puis pendant 14 ans de 1816 à 1830. Il fait également partie du conseil de fabrique. Il entretient des relations épistolaires avec le pasteur du diocèse : les archives de l’évêché conservent au moins cinq lettres qu’il a adressées à l’évêque de Quimper entre 1818 et 1822. Jean-Marie Le Bras informe Mgr Dombidau de Crouseilhes de sa santé, des problèmes de la paroisse, de ses relations avec le recteur, du comportement d’un vicaire, de l’idée qu’il se fait de l’autorité, notamment de son autorité de maire... Il n’hésite pas à solliciter une réponse : « P.S. Veuillez bien, Monseigneur, honorer cette supplique d’une réponse ».

67Dans une lettre datée du mois de mars 1821, Jean-Marie Le Bras se mêle de près aux querelles du presbytère. Il dénonce à l’évêque le comportement du vicaire Le Bris qui tracasse et humilie les deux frères Breton, l’un recteur, l’autre vicaire.

« Il [le vicaire] leur manque de respect, écrit-il, dans la sacristie, devant les bedeaux et les enfants de chœur qu’il excite à la désobéissance, dans l’intérieur de la maison, devant les domestiques qu’il chicane et qu’il tracasse jusqu’à ce qu’ils aient quitté ; dans le bourg, il les déprécie par ses médisances... À table, il leur adresse les propos les plus inconvenants et les plus offensants et proteste hautement qu’il n’obéira jamais à un desservant comme M. Breton. Depuis quelques temps, il a même renoncé à leur table (quoi qu’il soit toujours invité) pour manger à la cuisine... »

68L’auteur de cette lettre néglige de préciser que les deux frères Breton sont ses beaux-frères. Le sachant, on peut imaginer que la position du vicaire Le Bris pouvait être bien difficile, pour peu qu’il ait cherché à résister à l’omnipotence julode, dans cette paroisse où ses confrères et le maire étaient unis par des liens familiaux et claniques.

  • 82 Cet inventaire nous a été communiqué par Me Emmanuel Pouliquen.

69En juillet 1843, le statut de la ferme Le Bras change : Bernard, fils et successeur de J.-M. se marie, ce qui a pour effet d’entraîner la création d’une société de ménage. Ceci revient à dire que Bernard et sa femme achètent la moitié du mobilier, du cheptel et des cultures de la ferme de Guerjean, moyennant quoi ils participent à la moitié des bénéfices. Rappelons que la société de ménage ne s’applique pas au commerce des toiles. Le travail agricole est assuré par quatre domestiques auxquels s’ajoutent de nombreux journaliers en période de gros travaux. Lors de l’inventaire effectué en 1847, après le décès de J.-M. Le Bras82, la ferme de Guerjean compte 21 hectares répartis en 55 parcelles. On y pratique surtout des cultures céréalières. Les six chevaux valent 705 F, les huit vaches et sept génisses, 918 F. Le total de l’actif de la société de ménage s’éléve à 8 870 F. La part de chaque partie est donc de 4 435 F.

70La place du commerce est nettement plus grande que celle de l’agriculture. À l’étage de la maison et au-dessus de l’écurie, on estime plus de 2 tonnes de fil blanc qui valent 8 470 F, de même que 621 kg de fil écru d’une valeur de 1 013 F. On y inventorie surtout, 24,238 kilomètres de toiles estimées 22 000 F. Ce qui représente un poids de 4 tonnes. Si l’on se fonde sur l’estimation des chevaux qui hennissent dans les écuries de Guerjean, on peut écrire que les fils ont une valeur équivalente à 80 chevaux et les toiles à près de 200.

  • 83 Miossec (Y.), op. cit., p. 219.

71Compte tenu de l’argent liquide (3 800 F) et des créances actives (8 130 F), dont surtout des arriérés de fermage, le montant de l’inventaire est de 49 887 F. La moitié de cette valeur revient à la veuve Le Bras, l’autre moitié aux enfants. Chacun de ceux-ci aura donc près de 5 000 F. Le contraste entre le montant de cet inventaire et la pauvreté d’un bon tiers de la population guiclanaise est d’autant plus saisissant qu’une disette sévit au moment où il est effectué, c’est-à-dire au printemps 1847. Au plus fort de cette crise des subsistances, 520 habitants de Guiclan, soit le sixième de la population communale, sont reconnus indigents83.

72Il apparaît clairement que Jean-Marie Le Bras s’enrichit régulièrement depuis son mariage jusqu’à sa mort. Il est imposé à 304 F en 1817 et à 684, en 1846. Entre ces deux dates, le montant de ses taxes foncières passe de 220 à 554 F. Le maître de Guerjean investit surtout dans la terre. Il est vrai qu’en 1832, sa femme hérite de biens familiaux qui rapportent 1 855 F annuellement. Mais les papiers inventoriés en 1847 nous apprennent que les époux Le Bras acquièrent régulièrement des biens depuis 1807. Cette année-là, regrettant peut-être d’avoir laissé passer de bonnes occasions, Jean-Marie Le Bras achète quelques petits biens nationaux à Plounéventer, Bodilis et Pleyber-Christ ; à partir de 1830, les acquisitions deviennent plus nombreuses. Il achète à Pencran, Guimiliau, Plouénan, Saint-Thégonnec, Sainte-Sève, Guiclan. Les achats portent sur des fermes entières, des maisons, des champs, des droits convenanciers de domaines congéables.

73En 1847, l’ensemble des loyers représentent 8 356 F. Ce qui, calculé « au denier vingt », équivaut à des biens immobiliers d’une valeur de 167 000 F. La contribution foncière acquittée en 1847 – 554 F – permet de conclure que les propriétés correspondent à quelque 150 hectares et à une quinzaine de corps de ferme. Notons cependant que Jean-Marie Le Bras ne devient pas le maître de sa ferme pour la simple raison que son propriétaire, Fleuriot de Langle, n’éprouve pas le besoin de vendre.

74En 1847, les époux Le Bras ont six enfants vivants sur les dix qui leur sont nés entre 1801 et 1820. Deux sont religieuses au Calvaire de Landerneau. Un autre, prêtre, est recteur de Saint-Sauveur. Il a fréquenté le collège de Saint-Pol-de-Léon de la huitième à la réthorique, classe qu’il a atteinte en 1824, à l’âge de vingt ans. La pension y coûtait 350 F par an. L’une des filles, née en 1810, est célibataire. Les autres enfants sont mariés dans leur caste. Bernard, qui assure la succession à la ferme parentale, a épousé Marie-Jeanne Le Joncour, née des paysans-marchands de toile Claude et Marie-Catherine Madec, de Trévalan en Pleyber-Christ. Marie-Guillemette Le Bras s’est unie à Louis-Vincent Quéinnec de Kermorvan en Guiclan, petit-fils du Conventionnel Jacques Quéinnec. Marie-Françoise Le Bras a épousé le pay-san-marchand de toile Jean-Louis Cloarec, de Gorré-Beuzit en Landerneau.

75À leur mariage, les filles Le Bras reçoivent une dot de 4 500 F. Les deux fils Bernard et Jean-Marie, prêtre, se voient attribuer la même somme. Marie-Yvonne qui est demeurée célibataire reçoit également 4 500 F qui sont prélevés sur le montant de l’inventaire. On ne sait quelle somme fut versée aux deux religieuses ou, plutôt, à leur communauté. On sait, en revanche, que par acte notarié du 2 juillet 1829, elles renoncèrent à exercer un quelconque « droit de succession mobilière et immobilière ».

Notes

1 L’essentiel des informations concernant cet homme sont tirées de Ancêtres et terroirs, op.cit.,p. 17-39.

2 Né en 1652, Tanguy Cadour épouse des filles de paysans-marchands de toile : ce sont Marie Martin († 31/7/1684), de Plouédern, Marie Chopin († 27/5/1691), Marie Simon et Anne Prigent († 1716), de Ploudaniel. Chaque mariage l’amène à changer de domicile. Il meurt en 1718.

3 Information communiquée par Yvon Kerléguer et Louis Corbé.

4 Moal (P.) et Carrer (M.-L.), op. cit., p. 119.

5 ADQ 177 G6.

6 Roudaut (Fañch), BSAF 1990, Cahiers de doléances et députés, art. cit., p. 258.

7 ADQ 10L 54.

8 Ibid. On peut penser que ce « petit discours » a été inspiré par Mocaër.

9 ADQ 1Q 1209..., 1Q 676-688.

10 ADQ 1Q 676.

11 ADQ 1Q 688.

12 Ici, métairie a le sens de ferme.

13 ADQ 1Q 181.

14 ADQ 1Q 676.

15 Le Gallo (Yves), Une caste paysanne du Haut-Léon, art. cit., p. 59.

16 D’après un article d’Yves Branellec dans le Bulletin communal de Ploudiry.

17 D’après des archives privées communiquées par Yves et Marguerite Pouliquen, de Mescoat.

18 ADQ 3C 36.

19 Six sont signalés en 1783 au moment de l’inventaire effectué après le décès d’Anne Kerangall (ADQ 16B 1782-1783).

20 Jeanne Miossec a un demi-frère, Paul Le Drézen, né à Saint-Servais vers 1718 de Guy et de Marie Abgrall. En septembre 1748, il épouse à Landerneau Marie Kerautret, veuve de René Le Dantec. Il y devient négociant. À son décès survenu le 5 avril 1781, on inventorie en ses magasins du vin de Malaga, du fer provenu de Suède et d’Espagne, des produits métallurgiques et du bois. Les marchandises contenues en ses magasins valent plus de 18 000 L (André Lévy, op. cit., p. 104-105).

21 Tanguy (Jean), Quand la toile va, op. cit., p. 52.

22 ADQ 16B Daoudour-Coatmeur, inventaires (1725-1773).

23 D’après des informations communiquées par Jacqueline Goachet-Marc.

24 D’après l’inventaire effectué après le décès d’Anne Kerangall.

25 D’après le registre paroissial.

26 D’après les registres paroissiaux. Baptême de leur fille Marie-Claudine le 7 octobre 1780.

27 Dossier Maires de Landivisiau aimablement communiqué par Jacqueline Goachet-Marc.

28 ADQ 3C 36.

29 En 1791, un mariage unit les Le Guen et les Le Roux : cette année-là, Guy-Marie Le Guen né en 1770 de Jean-Claude et de Mathurine-Jacquette Derien épouse Jeanne-Andrée Le Roux née en 1770 de Louis-François et de Jeanne Madec.

30 Jacques Kermarrec est né, le 30 septembre 1756, à Landivisiau, des marchands de toile Yves et Jeanne-Françoise Tanguy. Fournissant, en juillet 1806, des renseignements à l’évêché de Quimper au sujet des personnes susceptibles d’être maires à Landivisiau, le vicaire de Sizun, Tabou, écrit que s’il est une « personne capable et très propre à remplir la place de maire : c’est Monsieur Kermarrec Jacques, propriétaire au Vieux-Château. Il a déjà, précise-t-il, rempli cette place avec honneur dans le temps de la Terreur » (AEQ dossier Sizun).

31 ADQ 16B (1782-1783).

32 ADQ 16B (1725-1773).

33 Quand la toile va.., op. cit., p. 55.

34 BSAF 1989, « Guy Le Guen de Kerangal, le météore de la nuit du 4 août », art. de Gérard Guillerm, p. 155.

35 Roudaut (Fañch), Les cahiers de doléances..., art. cit., p. 526.

36 Guillerm (Gérard), art. cit., p. 161.

37 Ibid., p. 162.

38 Ibid., p. 164-165.

39 Ibid., p. 168-169.

40 Le discours est intégralement cité par G. Guillerm. Ibid., p. 170-172.

41 Redevance annuelle due au seigneur direct : c’est la rente féodale par excellence qui pèse sur un bien fonds, la censive.

42 Le marquis de Ferrières qui est présent à la séance du 4 août écrit à ce propos : « Le Sieur Le Guen de Kerangal, propriétaire cultivateur et député de Bretagne, monta en habit de paysan à la tribune et lut, avec peine, un long discours composé pour la circonstance ». Cité par G. Guillerm, art. cit., p. 177, n.36.

43 Ibid., p. 154-155.

44 Ibid., p. 176.

45 Thomas (G.-M.), Chroniques du vieux Landivisiau, op. cit., p. 133-134.

46 Né à Plouédern, en 1766, des marchands Jean et Marie-Jeanne Cam, François-Marie Dérien est le neveu de Mathurine-Jacquette Dérien, épouse de Jean-Claude Le Guen.

47 Né à Morlaix d’Ollivier, notaire, et de Marie-Jacquette Le Cerff.

48 À partir de 1792, Guy Le Guen renonce à la forme patronymique Kerangal.

49 BSAF 1989, « La famille Le Guen de Kerangall », art. de Georges-Michel Thomas, p. 183.

50 Ibid.

51 Nous tirons de nombreuses informations d’un article de P. HÉMON intitulé « Quéinnec (Jacques), Député du Finistère à la Convention et aux Cinq-Cents » paru dans les Annales de Bretagne 1913-1914, p. 1-29 et p. 221-250.

52 Moal (P.) et Carrer (M.-L.), op. cit., p. 123.

53 Ibid.

54 Ibid., p. 124.

55 Roudaut (F.), BSAF 1990, op. cit.,p. 258.

56 Guillerm (G.), art. cit., p.161.

57 Roudaut (F.), Les cahiers de doléances, art. cit., p.527.

58 Stofft (H.) et Ségalen (Jean), op. cit.,p. 148.

59 Miossec (Y.), op. cit., p. 149.

60 Il est contenu dans l’article de P. Hémon dans les Annales de Bretagne.

61 Miossec (Y.), op. cit., p. 149.

62 Hémon (P.), art. cit., p. 247.

63 Ibid., p. 244.

64 Ibid., p. 245.

65 ADQ 1Q 676.

66 ADQ 1Q 180.

67 ADQ 3M 15.

68 ADQ 3C 85.

69 Moal (P.) et Carrer (M.-L.), op. cit., p. 124.

70 Ibid., p. 124.

71 ADQ 6M 369.

72 Après le décès de Marie-Françoise.

73 Cet inventaire m’a été communiqué par Me Emmanuel Pouliquen, de Landivisiau.

74 ADQ 3M 29. Les listes d’électeurs censitaires communaux ne prennent en compte que les impôts acquittés dans la commune considérée.

75 ADQ 1Q 1209.

76 ADQ 1Q 1119.

77 ADQ 3M 24.

78 Derrien (D.), op. cit., p. 143.

79 Informations communiquées par Daniel Collet.

80 Au sujet de cet homme on pourra se reporter à l’article Elégoët (L.) « Un des derniers paysans-marchands de toile du Léon », Kreiz 3, Brest (CRBC), 1994, p. 33-44.

81 Ces informations nous ont été communiquées par Pierre-Nicolas Terver, professeur à Paris, qui les a puisées dans les archives du château de Vincennes (SHAT 43 YC 579) et aux Archives nationales (LH 1520 /26).

82 Cet inventaire nous a été communiqué par Me Emmanuel Pouliquen.

83 Miossec (Y.), op. cit., p. 219.

Table des illustrations

Titre Tableau généalogique simplifié de la famille de Guy Le Guen de Kerangall
Légende Légende : – : naissance ; X : mariage ; † : Décès.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/11561/img-1.png
Fichier image/png, 517k
Titre Tableau généalogique simplifié de la famille de Maurice Abgrall
Légende Légende : – : naissance ; X : mariage ; † : décès.
URL http://books.openedition.org/pur/docannexe/image/11561/img-2.png
Fichier image/png, 534k

© Presses universitaires de Rennes, 1996

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